Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va

par Isabelle Lévesque

Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va,
Éditions Folle Avoine, 2016.



Lecture d’Isabelle Lévesque



Parce que tout est devant,
dans le nouveau paysage.

J-F. M.



Le titre ouvre une brèche. Le possible y entre, celui figuré par la périphrase 1 qui laisse imaginer ce qu’elle désigne – et qu’on ignore, « inventé vrai ». Quelque chose retenu, un geste, un mot, rien qui reste cependant, une simple pause. Un effondrement entrevu ?

Jean-François Mathé, par ce participe passé passif, n’indique pas l’origine de ce qui suspend le mouvement. Nous entrons dans le livre par cette énigme : arrêt et poursuite simultanés, paradoxalement. L’épigraphe d’Aragon 2 cependant introduit le temps comme horizon de cette énigme, l’instant qui porte une couleur et change aussitôt. Chez Jean-François Mathé, la dissonance est d’ordre sémantique : on s’attend à rencontrer des associations, or ce qui est habituellement uni semble dissocié. Entre le chemin et les « souliers », on ne sait qui porte les pas. Qui va ?

« Chaque nuit devant ma porte

revient se coucher le même chemin.

Chaque matin il attend

que mes souliers lents

avec eux l’emmènent.

Et derrière moi,

pour me remercier,

je sais qu’à mon ombre

il apprend la danse

et le cloche-pied. »

Bifurcation métonymique et transfert de propriétés, le chemin vivant apprend à celui qui l’emprunte une marche divergente, « la danse » légère qui affranchit et le difficile et joueur « cloche-pied ». La route nous appelle ! comme le chantent certains marcheurs. Mais comment faire quand « la porte s’absente » ? Jean-François Mathé est un poète qui marche 3 comme Philippe Jaccottet, Pierre Chappuis et d’autres. Le chemin est pensé, rêvé, imaginé. Il devient manne intérieure, puis poème. Mais c’est aussi le chemin de la vie. « Danse » de la jeunesse, « cloche-pied » de l’enfance.

On pourrait parler de « celle qui vient à pas légers » 4 (autre périphrase). Jean-François Mathé évoque ce qui demeure, malgré le vent qui pousse toujours dans le même sens, qui emporte, et ces ombres qui gagnent jusqu’à nos ombres intérieures. Elles sont diverses et multiples. Certaines répètent ce qui eut lieu ou en sont l’écho :

« L’ombre du chat passait.

Mais le chat était mort hier. »

Poésie où rien n’est joué car tout se joue en avançant, en écrivant un chemin de patience identique et inédit « [c]haque matin ». Ce qui est requis : l’espace humble et quotidien, lieu de vie où « n’entrera qu’un doigt de lumière », comme s’il fallait en goûtant le jour une présence infime dans un geste simple pour qui attendra « le sang ou le soir, / la blessure ou la paix ». Les sons en allitérations unissent des mots opposés, précisés par un autre groupe nominal en chiasme, de l’un à l’autre s’opère un simple glissement qui doit être accepté malgré la secousse qu’il génère car il est le sens de la vie. Ce qui est attendu : une surprise, même légère, un récit déjoué par le simple accueil de ce qui entre alors que la pâleur, redondante, figure la page vierge encore du moindre :

« toute une journée à pousser

du regard la vitre vers

le bleu du ciel. »

Vers amoindri, ses syllabes se réduisent alors que l’essentiel, minime et nécessaire, est approché. Par touches successives, le poème ne le cerne pas, il l’effleure et rien n’est oublié de ce qui peut périr :

« quelqu’un s’approchera du cœur

pour réclamer un dénouement. »

Les termes empruntés au récit, nombreux, semblent établir une trame. Écrire pour « se souvenir / du monde qui disparaît ». Douceur d’épisodes contés, l’histoire est composée comme une mosaïque où regarder le dessin de la vie dans ses fragments que la lumière caresse, parfois. Or ce récit lacunaire reste dans l’ombre, celle invoquée par les détails allusifs d’une perte :

« Tes cils cloués

au léger cercueil du regard. »

Du tutoiement au vouvoiement et l’espace laissé au lecteur pour imaginer qu’il s’agit d’une crainte posée sur les mots, dont la faillite n’est pas totale, « retenue » par une voix qui la chante comme un songe, comme une image persistante et pourtant fragile.

Battements du cœur, cadence des vers, le temps compte les flocons comme des instants successifs et nous ramène « au même chemin ». La nuit s’avance :

« ses craquements de gel

et d’étoiles font déjà

plus de bruit que mes songes. »

Ombre et lune, appel de nuit dans la ronde, les derniers poèmes font entendre le nom « nuit » et ses variantes infinies en rappels homophoniques : luit, unique, lune, finir, retenir…


Pierre Reverdy nous montrait « Le vent retenu par la main » 5, sans doute la main qui écrit. Il constatait dans un autre poème : « Tu restes là / Tu regardes ce qui s’en va / Quelqu’un chante et tu ne comprends pas / La voix vient de plus haut / L’homme vient de plus loin / Tu voudrais respirer à peine / Et l’autre aspirerait le ciel tout d’une haleine » 6.

Pour Jean-François Mathé, poète marcheur et chanteur 7, le souffle de la voix, de la respiration et du vent est le premier mystère et déjà le poème comme une ombre du souffle :

« Des mots, je n’ai peut-être aimé

que le souffle qui vient aux lèvres

juste avant de les prononcer

et juste avant d’y renoncer,

pour que le poème, muet, rêve

d’y rester rêvé. »



Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes





________________________________________
1. « Périphrase que toute parole », écrit Pierre Chappuis. In La Rumeur de toutes choses (Éditions José Corti, 2007, page 16).
2. « Le temps parfois s’exprime comme un peintre / Il change la couleur ou si vous préférez / Il change de couleur comme un homme pâlit ».
3. Rappelons ce titre d’un important recueil de Jean-François Mathé : Chemin qui me suit précédé de Poèmes choisis 1987-2007 (Éditions Rougerie, 2011).
4. Jacques Réda, Celle qui vient à pas légers (Éditions Fata Morgana, 1985 ; nouvelle édition augmentée, 1999).
5. Pierre Reverdy, « La vitre au cœur », p. 158 – Sources du vent in Œuvres complètes, tome II (Éditions Flammarion, 2010).
6. Pierre Reverdy, « La jetée », p. 189 – Les Ardoises du toit in Œuvres complètes, tome I (Éditions Flammarion, 2010).
7. Pour entendre (et voir) Jean-François Mathé parler de ses poèmes, de la poésie, et pour entendre l’une de ses chansons : https://www.youtube.com/watch?v=N0Zu7VjWqRo.







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JEAN-FRANCOIS MATHÉ


JF-Mathe
Source




■ Jean-François Mathé
sur Terres de femmes

[J’aurais voulu dire | et je n’ai pas dit] (extrait de Prendre et perdre)
Prendre et perdre (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
[Il aurait mieux valu] (extrait de Retenu par ce qui s’en va)
[Ce qui a le moins pesé] (extrait de La Vie atteinte)
[Je me défais des songes] (extrait du Temps par moments)
[Le paysage né de la dernière pluie] (extrait de La Vie atteinte)
Vu, vécu, approuvé. (lecture d’AP)
[J’ai demandé à l’horizon] (extrait de Vu, vécu, approuvé.)



■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur La Pierre et le Sel)
deux autres poèmes extraits de Retenu par ce qui s’en va de Jean-François Mathé
→ (sur Images de la poésie)
une lecture de Retenu par ce qui s’en va de Jean-François Mathé par Laurent Albarracin
→ (sur Recours au poème)
une notice bio-bibliographique (+ un choix de poèmes)
→ (sur le site de la revue Ce Qui Reste)
plusieurs poèmes de Jean-François Mathé
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
une fiche bio-bibliographique sur Jean-François Mathé
→ (sur Terre à ciel)
une page sur Jean-François Mathé
→ (sur YouTube)
un portrait vidéo de Jean-François Mathé




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