Emmanuèle Jawad, Faire le mur

par Angèle Paoli

Emmanuèle Jawad, Faire le mur,
Editions LansKine, 2015.



Lecture d’Angèle Paoli



Wall
Installation de photos de Kai Wiedenhoefer sur le mur de Berlin
© PAUL ZINKEN / DPA / DPA PICTURE-ALLIANCE/AFP
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« UN CADRE ENSERRE, RESTES EN LUMIÈRE »




Tenue pour familière, l’expression « faire le mur » prend, dans l’ouvrage d’Emmanuèle Jawad, Faire le mur (récemment paru aux éditions Lanskine), une tonalité tout à fait différente. Consacrés aux murs qui emmurent le monde, les poèmes à la langue heurtée d’Emmanuèle Jawad s’appuient sur l’écart. Le titre en est le premier exemple et l’exemple premier.

Mur porteur du recueil Faire le mur, « Berlin » en occupe le centre. Non pas tout Berlin mais le Berlin de la RDA et son point focal : l’Alexanderplatz. Quatre autres sections se répartissent deux à deux, de part et d’autre de la ville emblématique de la chute du mur. Captures, Caméras / Faire le mur // Huit plans / Borne-Ligne. C’est pourtant à la seconde section de ce recueil que l’on doit le titre choisi par Emmanuèle Jawad : Faire le mur. Et dans le second poème que l’on en trouve la signification :

« Les murs du monde sur le mur de Berlin »

« Les murs du monde » sont innombrables. Leurs noms s’égrènent à travers le recueil. Sonora Melilla Sebta Nicosie Vaalserberg Belfast Gaza Méditerranée — Sicile Tunisie Malte. Déclinaisons de murs et de leurs variantes qui s’accompagnent de l’appareillage multiple que les caractérise. Clôtures / barrières / frontières / grillages et grilles / rideaux / barbelés / treillis / barrages / barricades / ceintures / borne-ligne / remblais / tranchées… Partout, sur l’ensemble de ces territoires, veillent les miradors. Caméras infrarouge / contrôles / œil satellitaire. L’univers qu’il nous est donné de traverser ici, bouclé du Nord au Sud et d’Est en Ouest dans ses armatures de ciment de béton et d’acier a tout d’un univers concentrationnaire, brutal, bardé de griffes militaires. Tout est mis en place pour dissuader les migrants de « faire le mur ».

« radars l’éclairage arrache aux abords hagards

migrants au mur d’où les caméras hissées

filment l’acier longs cylindres de béton fossés

en plein champ plans de capture gris fronce… »

« Faire le mur » ? C’est pourtant ce que la poète invite le lecteur à faire. Avec elle. Avec les mots. Avec les poèmes de ce recueil dont la forme varie, tout comme varient les murs qui emprisonnent les hommes.

« La poésie doit faire le mur… pour mieux voir — dans la mesure et la démesure », peut-on lire en exergue du montage poétique présenté par Libr’critique à partir d’extraits de Faire le mur.

Qui d’autre qu’un réalisateur ou un caméraman, voire un photographe (professionnel comme Kai Wiedenhöfer) ou amateur est plus à même que quiconque de mieux voir ? Dès la première section « Captures / Caméras », Emmanuèle Jawad fait intervenir un « il » qui « caméra sur l’épaule » ou « caméra minuscule sortie d’une main » — « appareil miniature tient dans la paume » — revisite les murs du monde, les capte et les capture. Il cadre / segmente / rectifie / collecte / articule les images. Pas de mur pourtant dans cette série de poèmes si ce n’est par dissémination des phonèmes [u] et [r], amorce sans doute de ce qui va suivre. Césure / rupture/ couture / usure / mesure / Capture / surface / allures / fur / clôture… La première salve de poèmes s’appuie sur une terminologie précise, technique. Celle de la caméra. Pas de description, pas de pathos, pas d’expression des sentiments. Seulement des gestes pour accompagner le cheminement du « il ». Juste des notations rapides pour rendre compte de ce que l’œil caché derrière l’objectif parvient à capter. Cadrage / Césure filmique / Champ optique / angle de vue / plan large…

La seule fantaisie « hors-champ » de cet ensemble est la « figure » d’Anna, référence probable à l’Anna Karina de Godard.

« il l’eut prise pour Anna d’un film

Nouvelle Vague il tourne rond

une éclosion féconde bullée

épuise le lieu »

Emmanuèle Jawad resserre l’écriture au maximum à la manière dont procède le « il » :

« il emprunte un tracé resserre le mouvement ».

De même dans le poème qui clôt cet ensemble :

« il filme

un resserrement

clôture un champ

dans la fraction d’une focale

frottis d’images claires

il recule au fur que s’étire

une suite lignée de photographies

repousse les angles »

Tout l’émotionnel est évacué. Au profit d’un travail très accentué sur les proximités phoniques. Allitérations en [r] comme dans ce vers :

« une tranchée rapporte rares trouées d’air »

ou assonances nasales en [ã] comme dans ce poème :

« descente

d’éléments

lent courant

de langue

bande-sons

flux d’irrégularité

la voix d’Anna contient une foule

hors-champ rentre s’étend

s’entend plus large se rue… »

Composée de poèmes brefs regroupés par strophes de deux ou trois vers, la seconde section « Faire le mur » évoque avec une grande précision les murs qui enserrent le monde cloisonnent les déserts segmentent les terres érigent leurs fortifications barrent la libre circulation des hommes tranchent ceinturent montent la garde « balisent les quartiers » que l’on soit à Belfast ou à Ceuta, à Gaza aujourd’hui, ou en 1915 dans les Flandres. L’écriture pour décrire ces territoires est heurtée, elliptique, sans déterminants, dépourvue d’adjectifs ; les mots sont autant de murs dressés les uns contre les autres ; les poèmes sont des textes durs qui s’érigent comme des herses dans l’univers extrêmement acéré des zones quadrillées.

Dans ce monde déshumanisé, l’émotion n’a pas sa place ; elle est ici exclue éjectée. Mais sans cesse la poète, sensible au travail de résonance des mots entre eux, travaille sur les sons leurs échos et répercussions d’un vers à l’autre, reprises et redondances. Ainsi de ces vers :

« proche infrarouge irradie poche de roches

que rapproche Cadix îlot Persil fenouil de mer »

ou de ce poème :

« barrière de clôtures coiffées de métal

captures sous terre de bruits et de mouvements

mur où s’ouvre la mer reprend lent les corps

rupture de front à l’endroit d’un mur la frontière

haute barrière frontale la partition ligne

où se prolonge le territoire s’interrompent

les circulations libres »

Le regard du « il » photographe poursuit sa traque des trouées trames tranchées ouvertes par l’histoire. Se saisit à Berlin Est de vues|séquences tirées du roman d’Alfred Döblin, Berlin Alexanderplatz (1929), ou du film de Fassbinder adapté de ce même roman. Suivent les pavés de textes réguliers de la quatrième section. Les « Huit plans » de quatorze ou de seize vers présentent une composition murale serrée, organisée autour de la caméra miniature, juxtaposition de prises de vues et de plans d’où émergent, dans un même souffle, « chutes de câbles », « gaines métalliques », « route-parking », « ligne-mur ». Tout un « fracas dans la déroute ». Enfreignant les interdictions de photographier, la caméra adopte les cassures, « fêlures des focales brutales. »

La poésie d’Emmanuèle Jawad atteint son floruit dans l’avant-dernier poème de cette section qui mêle à la dureté enserrante du mur (mur / peinture / pelures / murale / armure / diurne / mur) la liquidité de l’eau (copeaux / peau / chaussée / eau / fossile / oraison) pour obtenir un ensemble en décomposition (compose / compost / décompose / composante) qui s’effrite se délite « de flétri à défait » d’écailles en copeaux, amorçant avec le phonème [u] la spirale longue d’un enroulement (ourlée / retour / rouge / sourd / lourd / mou / tourbe / s’enroule) qui lui-même se rétracte. « Un cadre enserre, restes en lumière ».

Un très beau poème, que j’aimerais vraiment entendre lire à haute voix par la poète. Cette réflexion vaut sans doute pour l’ensemble des textes qui composent ce recueil. Y compris pour les poèmes de la dernière section : « Borne-ligne ». Il me semble en effet que les poèmes de Faire le mur doivent se prêter plus avantageusement à l’oralité de la performance qu’à la lecture solitaire. Qui, mieux que la poète, peut mettre sa voix à la disposition de textes dont les sonorités rythment le phrasé et martèlent l’élan pour donner à voir d’un seul tenant d’un seul bloc l’ensemble des territoires morcelés ? Qui mieux que la poète peut donner à entendre cette cartographie de cadavres construite sur la démultiplication des emmurements ?

« épouvante danse d’éboulis long tracé des États

borne-ligne sur la longueur myriades de miradors »



Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli






Emmanuèle Jawad, Faire le mur, Lanskine, 2015




EMMANUÈLE JAWAD


Emmanuèle Jawad 3
Ph. d’après Laurence Prat
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Née en 1967 à Vernon, Emmanuèle Jawad vit à Paris. Faire le mur est son troisième livre. Elle a publié précédemment deux ouvrages (Les Faits durables, éditions ixe, 2012, et Plans d’ensemble, propos 2 éditions, 2015 ). Elle a écrit de nombreux textes en revues (boXon, ouste, N47, Sarrazine…) et sur la Toile (remue.net, La vie manifeste, Sitaudis, libr-critique, RoToR). Emmanuèle Jawad rédige également des chroniques et notes de lectures pour les Cahiers critiques de poésie du cipM ainsi que pour les sites Diacritik, libr-critique, Sitaudis et Poezibao.



■ Voir aussi ▼

→ (sur libr-critique)
[Création] Emmanuèle Jawad, Faire le mur (un montage)
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature)
une fiche bibliographique sur Emmanuèle Jawad






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