Image, G.AdC
EXTRAIT DE GENS DES NUAGES
C’ÉTAIENT ELLES QUI ÉTAIENT AU CENTRE DES LÉGENDES
L’âme du désert, ce n’est pas le guerrier armé de sa carabine et montant le chameau (ou maniant la Kalachnikov à bord d’un tout-terrain). C’est cette femme qui garde les lieux, entretient le feu, écarte la terre de ses doigts pour ouvrir le secret de l’eau. La courbe de son corps aux longs voiles qui ondoient épouse le paysage le plus ancien du monde. La lumière du désert brille dans le blanc de ses yeux, l’éclat de ses bijoux, l’ivoire de ses dents. Sa voix et son rire sont la musique de ce pays de silence. La lueur bleue des haïks se mêle au cuivre de sa peau à la manière d’un bronze ancien.
Les femmes du Sahara donnent tout. Elles transmettent aux enfants la leçon du désert, qui n’admet pas l’irrespect ni l’anarchie ; mais la fidélité au lieu, la magie, les prières, les soins, l’endurance, l’échange. Lorsque la civilisation du désert existait encore dans toute sa force (il n’y a pas longtemps, au début de ce siècle), les grandes oasis brillaient du même feu, de la même foi : Tombouctou, Oualata, Atar, Chinguetti. Alors se réunissaient les caravaniers avec leurs chargements de sel, de vivres, d’armes, et leur escorte d’esclaves. Au centre des camps montait la musique, vibraient les paroles épiques, les contes, les chants amoureux.
Mais c’étaient elles qui animaient les guerriers. C’étaient elles qui étaient au centre des légendes. Leurs voix, le tintement de leurs bracelets rythmaient les chants. Leurs parfums enivraient les voyageurs. Dans les flammes, c’étaient les femmes qu’ils voyaient, leurs robes chatoyantes, les gestes de leurs mains, l’ondulation de leurs hanches. Les hommes étaient semblables aux pierres : coupants, usés, brûlés, le regard mince comme le fil de leurs poignards. Mais les femmes du Sahara avaient la douceur des dunes, la couleur des grès érodés par le vent, vagues de la mer, mouvantes collines, et le don de l’eau qu’elles savaient par cœur et gardaient pour leurs enfants.
Devant la maison, nous avons vu la plus jeune fille de Bouha et nous avons pensé à la femme que Sidi Ahmed el Aroussi avait rencontrée, pleurant à côté de sa cruche cassée. La légende ne dit pas son nom ni son âge, mais c’est bien ainsi que nous l’imaginons, treize ans environ, maigre et sombre, l’air sauvage des Berbères, le front têtu. Vêtue d’une robe poussiéreuse, une gardienne de chèvres sans doute. Et lui, le saint que tout le monde vénérait, s’était arrêté, et pour elle il avait fait ce prodige : une eau qui restait prisonnière d’une cruche brisée, comme un arc-en-ciel suspendu au-dessus de sa tête. C’est ici que cela s’est passé, sur cette terre caillouteuse, non loin du ravin, il y a cinq cents ans, et tout à coup il nous a semblé que cela pouvait encore arriver. Car tout était resté identique grâce à la force de ces femmes, à leurs gestes éternels, longs, doux et coupants comme les gestes d’un rituel.
JMG a écouté Jemia et Amy parler et rire avec les femmes. Elles échangeaient des regards, des idées. Elles essayaient les bijoux, les voiles. Dans la chaleur de l’après-midi, le thé amer emplissait les verres. C’est sa musique qui fait rêver, qui abolit le mur du temps, les différences. Non loin, il y a le tombeau de Sidi Ahmed el Aroussi. Le bruit du thé, les mots et les rires des femmes, l’éclat de leur gaieté doivent résonner jusque-là, adoucir le silence. L’odeur de la nourriture emplit l’aire du village. Quand tout est prêt, les hommes partagent cette nourriture. Chacun trempe ses lèvres dans le grand plat de « beurre » — cette crème douce et fine, faite de la graisse fondue de la chèvre, qui inspira un grand dégoût au pauvre Vieuchange.
Et c’est comme si l’on faisait revivre un autre temps, à la fois lointain et si semblable au nôtre.
Ce qui est extraordinaire, c’est la ressemblance. Nous avons rencontré Oum Bouiba, une femme d’une quarantaine d’années. Et quand nous la regardons, il nous semble voir la mère de Jemia, ou plutôt une tante qui aurait vécu autrement. C’est le même visage aux pommettes larges, avec quelque chose de tartare, ou de mongol, le front haut, l’arc parfait des sourcils, le même sourire, l’aigu du regard noir. Les mains aussi, larges, fortes, endurcies, hâlées par le soleil.
La voix, la façon de parler. Cette franchise directe, et en même temps la réserve. La mère de Jemia avait cette sorte d’élégance naturelle, partout où elle se trouvait, et, en voyant Oum Bouiba, nous comprenons que c’était sa part de femme du désert. Oum Bouiba tient Jemia enlacée comme si elle retrouvait quelqu’un qu’elle avait connu autrefois et qui serait revenu, naturellement, parce que c’était écrit.
C’est cela, le vrai retour : quelqu’un qui vous ressemble comme un oncle ou une tante, qu’on ne connaît pas mais qui vous attend dans une vallée au bout du monde.
Jemia et J.M.G. Le Clézio, Gens des nuages, Éditions Stock, 1997, pp. 80-81-82-83. Photographies de Bruno Barbey.
EXTRAIT D’UN ENTRETIEN DE J.M.G. LE CLEZIO AVEC TIRTHANKAR CHANDA (2001)
On vous dit nobélisable. Imaginons que demain vous receviez le prix Nobel de littérature. Qu’auriez-vous envie de dire lors de la cérémonie de la remise de prix ?
C’est une question très hypothétique ! Je ne sais pas pour le prix Nobel, mais je sais ce dont j’aimerais parler publiquement. J’aimerais parler de la guerre qui tue les enfants. C’est, pour moi, la chose la plus terrible de notre époque. La littérature est aussi un moyen de rappeler cette tragédie et de la remettre sur le devant de la scène. A Paris, on a récemment voilé les statues de femmes pour dénoncer le fait qu’en Afghanistan la liberté des femmes est niée. C’est très bien. De la même façon, on devrait marquer toutes les statues d’enfants d’une grosse tache rouge à la place du cœur pour rappeler qu’à chaque instant, quelque part en Palestine, en Amérique latine, en Afrique, un enfant est tué par balles. On ne parle jamais de ça !
Source
Laisser un commentaire