[PAGE DE TITRE]
CAP CORSE//CÔTÉ OUEST
CARNETS DE MARCHE d’une CAP-CORSAIRE
2006-2008
[PAGE D’EXERGUE]
À celle qui fut et que j’ai peut-être inventée.
« Le ravin n’est-il que la nostalgie de la montagne?
L’homme n’est pas seul à tâtonner. »
Hélène Sanguinetti, De la main gauche, exploratrice, Flammarion, 1999, p. 73.
« Che tu ci sia o non ci sia
ormai è la stessa cosa,
comunque sia io
ho la nostalgia »
Patrizia Cavalli, Le mie poesie non cambieranno il mondo, Des Femmes, édition bilingue, 2007, p. 160.
« Que tu sois là ou que tu n’y sois pas
désormais c’est la même chose,
quoi qu’il en soit moi j’ai la nostalgie. »
Patrizia Cavalli, Mes poésies ne changeront pas le monde, Des Femmes, édition bilingue, 2007, p. 161.
« Nous écrivons pour l’absent.
Dans la vastitude de ce lieu, seul l’absent est présent.
Son silence remplit entièrement l’espace. »
Issa Makhlouf, Lettre aux deux sœurs, Librairie José Corti, 2008, p. 25.
[TEXTE COURANT]
2006
18 novembre
Attente de la pluie qui uniformise le temps et les jours. Tout un nuancier de gris vogue au-dessus de l’horizon. Elle laisse vagabonder son esprit au fil des nuages et du vent. La pluie, cinq gouttes à peine, libère la terre de ses parfums. Comment dire l’odeur du sous-bois, mélange de champignons et de feuilles de chêne ? Comment traduire en mots la flamboyance chromatique de l’arbousier ? Une odeur de coquelicot la surprend au détour de la route, qui l’accompagne dans sa marche et la sauve momentanément de la déréliction. Quand tu dis : « odeur de coquelicot », qu’as-tu dit au juste ? Cette sensation que tu reconnais pourtant entre mille échappe à toute tentative de définition. Un coquelicot minuscule surgit, timide et frêle, sur le talus et dore sa corolle dans le soleil. Une forte odeur de bouse chasse soudain l’odeur à peine poivrée de la fleur. Un cercle de lumière se déplace sur la Punta di Minerviu, qui irradie le diamant de la Mugliarese.
Elle bascule soudain dans l’odeur du figuier. Où se situe le seuil d’une odeur à l’autre ? Où se fait le passage ? Par quelles failles et par quels interstices ? Peut-être dans le jacassement des geais. Le figuier maigrelet, défeuillé, jauni, est perdu au milieu des ronciers. Pourtant son parfum rugueux, tenace, envahit l’espace.
La pluie. Quelques gouttes à peine et c’est déjà un tambourinement régulier. Le brouillard d’hier, à la Bocca di Teghime. Une vision précise des Moors. Yorkshire. Même maquis ras, délimité par des murets aux pierres moussues. La brume dense et mobile qui se déplace sur l’arrondi de la montagne. Wuthering Heights. Tant de fois lu et relu. Catherine et Heathcliff, sombres amants ― passion de son adolescence. Les chèvres caracolent, accrochées aux pans des nuages indécis.
Un chien aboie qui troue le gémissement régulier de la vague. Les odeurs à présent se mêlent, indiscernables. Et le bonheur ? A-t-elle renoncé au bonheur, elle qui se croyait douée depuis l’enfance pour un bonheur durable ? Elle ne sait plus.
Soudain ils sont là, cachés parmi les chênes, camouflés dans leurs treillis de maquisards. Hirsutes, ils surgissent des taillis où ils sont embusqués depuis l’aube. Des paquets de cigarettes et des cercles de feu de bois jalonnent les talus. Elle n’y avait pas prêté attention jusqu’alors. La « Roche Tarpéienne » déploie son squelette, inquiétant et nu, au-dessus de la route. La Tour de Linaghje, mystérieuse écorchée, émerge un peu plus loin. Elle cherche des yeux, dans l’embrasure de la fenêtre à ciel ouvert, la Haute Dame en mal d’amour. Le pot de basilic qui renferme le crâne de son amant a disparu depuis longtemps. Et la tour n’offre plus que sa carcasse esseulée. Les hululements des chasseurs la tirent de son univers de rêverie. Les cloches de l’église de Cunchigliu sonnent à toute volée. Quel jour est-on ? Samedi ? Dimanche ? C’est la fin de la battue. La fin de sa promenade. Elle rapporte dans son sac une provision de petit bois. Une fleur. Son carnet. Quelques mots. Elle sait qu’elle va les lui envoyer. Elle sait qu’elle a trouvé. Que peut-être avec eux va se renouer le chemin de leur échange.
Elles parlent. Elles parlent de la jalousie. Chacune la leur. Jalousies tues, passées sous silence. Et les autres, celles qu’elles évoquent, à peine, et qui en cachent tant d’autres ! Et s’il ne restait plus, un jour, que la jalousie nue, la cruelle jalousie, la dure et mortelle jalousie ?
19 novembre
Elle va à sa rencontre. Trouver sur la route un trou d’ondes vives où la rejoindre. Elle roule. Aura-t-elle eu le temps de lui répondre ? La route est belle, mais peu ensoleillée de ce côté-ci de la montagne. Elle ne l’avait jamais remarqué jusqu’alors. L’adret, l’ubac, où est-ce ? Elle ne sait jamais. Tant de choses lui échappent, dont elle a croisé l’existence mais dont elle n’a pas trouvé les clés. Le vallon du Mulinu di Pendente plonge dans un bain de lumière. Miracle de cette beauté du matin.
Trop de chasseurs cachés dans les fourrés. Elle décide de rejoindre le coquillage de verdure de Cunchigliu. Elle commence à prendre ses aises, à s’octroyer quelques libertés, à descendre un peu plus loin. La pancarte tordue du Théâtre de verdure, au milieu d’un champ de cigales. Elle se gare sur la placette, au pied de l’église baroque, et prend l’allée des tombeaux. Paisible, majestueuse. À découvert sur son promontoire de rocailles, elle ne risque rien. Vue d’ici, la Tour d’Amour semble être fendue en deux par la moitié. Elle guette d’invisibles assaillants, depuis longtemps anéantis par la marche des jours. Quelle belle sérénité ! Tout est immobile, mis à part les nuages qui filent au-dessus de la crête. De loin en loin, pourtant, le calme dominical est interrompu par les cris de la battue. Aboiements des chiens. Coups de feu qui se répercutent d’un versant à l’autre. Son œil s’arrête un instant sur la volute torsadée qui orne l’entrée d’un tombeau. Élégante, raffinée, la volute tourne et oblique avec son propre déplacement. Elle ferait bien de regarder où elle pose les pieds. Ne pas oublier qu’elle marche sur un sentier de chèvres. Elle sautille, en route vers son rendez-vous solitaire, secret et silencieux. Son cœur bat comme au temps du premier rendez-vous. Le roulement régulier de la vague, la caresse douce du soleil sur son visage. Elle laisse le bien-être se diluer dans ses veines de lézard avide de chaleur. Elle goutte la plénitude de ce moment qui lui appartient. Qu’elle lui offre. Odeurs têtues de menthe poivrée, de thym et de myrte.
La voix maternelle s’estompe, abandonnée à sa litanie du matin. Elle laisse derrière elle la question obsédante des attaches des volets. Elle tire la porte sur le discours monolithique de la vieille dame. Les coups de feu accompagnés d’aboiements effrénés se répercutent en écho d’un versant de la conque à l’autre. Elle pense à ce fameux trou qui la tire de son sommeil et la fait s’asseoir hébétée au milieu de son lit. Cette sensation de béance sans visage, sans représentation aucune. Cette angoisse qui l’envahit à l’étouffer et la maintient suspendue au bord de l’abîme. La question du trou et de son double, la question récurrente du cri. Elle dit qu’elle est clouée, qu’elle ne parvient pas à mettre en mots cette sensation vide de contours. Le scintillement des 4/4 sur la route, au-dessus d’elle. Le téton du Cucaru dresse sa pointe argentée dans les contours d’un nuage bleu. La température a bien fraîchi. Elle laisse les images venir à elle, la traverser sans ordre ni prétention. Elle pense à toutes ces morts qui jalonnent sa vie, certaines minuscules, lointaines, affadies, d’autres plus vives au contraire. Encore une mosaïque de taches sombres ou plus claires à explorer. Des visages surgissent puis s’effacent dans un même instantané. Un archipel de visages trace des pointillés dans sa mémoire. Qu’y a-t-il de commun entre le hameau de la marine, tapi dans la tiédeur du jour, provisoirement clos sur les souvenirs de l’été, le clocher qui égrène les heures, inlassablement, et d’autres lieux qu’elle a jusqu’alors habités, investis et aimés ? Qu’y a-t-il de commun entre les rues modestes du quartier lillois où habite toujours, sans doute, celle qui fut un temps son amie. La vie affairée dans la grande ville du Nord déjà parée pour les festivités de fin d’année. Elle déroule le ruban de ses souvenirs, ses déambulations le long des vitrines, ses rencontres, ses étonnements. Les « icônes » de l’enfance, de Claude Louis-Combet, découvertes à travers leurs lectures communes, leurs longues discussions sur les textes de la cruauté. Et sur la poésie d’aujourd’hui. Sujets de litiges, souvent. Elle réveille en marchant une couleuvre enroulée sur ses anneaux. L’élégante fuit furtivement dans un buisson de ciste, derrière elle. Le tombeau le plus ancien découpe sa forme parfaite dans un pan de ciel bleu.
Une odeur forte de cyprès enveloppe l’allée entière, relayée sur sa gauche par celle des pins parasols. L’odeur rousse de la résine. Elle respire ces odeurs qui sont aussi celles de son enfance. Mais plus aucune image ne remonte de ce temps lointain. Peut-être les a-t-elle définitivement épuisées, à force de s’en repaître. Elle se promet d’y réfléchir, un jour ou l’autre. Elle cueille un bouquet du maquis. Peut-être parviendront-elles à se parler ?
20 novembre
Vent frais ce matin. De fortes rafales ont balayé la pluie de la nuit. Elle marche vite, s’arrête pour extirper de son sac carnet et crayon. Elle note le vent dans les feuilles. Elle reçoit des gifles d’air par saccades. Elle pense au vent dans les voiles. Ici, plein visage. Le vent enveloppe l’espace. Elle note le mugissement sourd de la mer, celui plus proche du vent dans les feuillages. Moins dense. Des flots d’air froid montent à l’assaut des pentes, puis dévalent en sens inverse, par masses imprévisibles, irrégulières. La mer, lisse hier soir, est hérissée de crêtes blanches. Le miroir paisible de la Loire, là-bas, dans d’autres paysages. Les peupliers blonds, immobiles face au temps qui passe. Un vautour plane qui imite le vent. Le petit coquelicot est toujours là. Frémissant. Pétales retroussées en arrière, sous les harcèlements de l’air. Des tranches de rocaille dénudées opposent leur rigidité immobile aux grands mouvements qui circulent par brassées. Les talus labourés par la battue d’hier. Le sang des sangliers. Les sangliers, marqués jusque dans la chair de leur nom par le goût du massacre. Une famille de cochons croisés traverse la route, tranquillement. Elle suit la frange de lumière qui se déroule en contrebas.
Bardadrac. Elle lit le Bardadrac de Gérard Genette. Bardadrac. Ça roule rond à son oreille. Un croisé entre le Bardamu de Céline et le Patatras de la B.D. de son enfance. Patatras, l’acolyte de Poum. Lequel précède l’autre dans la chute ? Lequel porte en lui l’annonce des désastres ?
La solitude de sa mère. Elle résiste à la nécessaire interrogation : de quoi est faite cette solitude ? Elle ne cherche pas à le savoir. Elle dit. Elle prétend ne pas être concernée. Elle voudrait s’en convaincre.
Les hameaux du versant opposé surgissent dans des masses de lumière. Odeur de bois brûlé. Les rifiuti de la battue d’hier, accrochés aux abords des talus. Elle rebrousse chemin. Elle monte jusqu’à l’enclos à chèvres, plante son nez dans un massif d’euphorbes. Une odeur particulière emplit ses narines. Mais laquelle ? Impossible de le dire. L’enclos est vide. La route, déserte. Une forte odeur d’urine la guide, mélangée aux feuilles de chêne et à la boue. Des crottes rondes et régulières, pareilles à des noyaux d’olives, jalonnent la bourbe du chemin. Elle pénètre dans l’enclos couvert. Il fait noir et il fait chaud. Les chevreaux sont là, serrés les uns contre les autres. Une bonne quinzaine. Toute une classe d’âge. Ils se massent contre le mur du fond. Puis, se ravisant, grimpent d’un seul tenant à l’assaut de la barrière de bois. Ils se hissent, chacun empiète sur le dos de son jumeau. Ils s’agrippent à sa manche, la broutent, dégringolent, piétinent. Trois minuscules têtes la lèchent, tètent la toile de sa vareuse de marin. Blanc et noir, blanc et beige. Noir tacheté de brun. Ils s’agglutinent tous ensemble puis d’un mouvement inverse et dans un même élan grimpent jusqu’à elle. Certains sautent en hauteur. Ils sont craintifs et curieux. Ils bondissent sur les dés de leurs sabots. Elle caresse leurs fronts. Elle sent les petites cornes de lait qui percent sous le dru de la toison. Ils la reniflent, éternuent, se grattent, se bousculent. Ils sont agités de toute une petite frénésie mystérieuse. Insaisissable. Une vie fébrile de chevreaux dérangés de l’ennui de leur incarcération. Ils la tirent par la manche. Elle sourit. Ils grignotent hardiment la toile. Coups de museaux plus forts et plus tenaces. Quelle obstination ! Le bout humide de leur nez, pareil au sien planté dans l’euphorbe. Leurs yeux larmoyants. La tendresse l’étreint. Elle quitte l’enclos. Elle reviendra demain.
Variations sur le même. Couleurs, odeurs, formes. Variations, oui, mais introduire chaque jour quelque chose de nouveau. L’enclos à chevreaux : un espace temps alvéolaire de sa marche d’aujourd’hui.
Elle accélère le pas en direction de la Tour d’Amour. L’écrin sombre de la marine assiégé par les vagues. Leur roulement régulier. Le vrombissement croissant décroissant d’un avion absorbé par les nuages. La Tour d’Amour est là, en partie masquée par d’énormes châtaigniers. La Dame a déserté sa haute fenêtre. Le chevalier inexistant est mort dans d’inextricables combats. Les nuages aujourd’hui courent en sens inverse. Il lui faut rebrousser chemin, tourner le dos au soleil. Elle remet les pas dans ses pas. À rebours. L’agitation sauvage des geais, toujours à la même hauteur. Elle accélère le rythme de sa marche. Elle rapporte avec elle un nid de mousse, un rameau d’arbouses, un plein sac de rondins de bois abandonnés le long de la route.
Elle pense aux bois flottés qui l’attendent, peut-être, à l’autre bout du ciel.
21 novembre
Beauté des feuilles mortes, ce matin. Platanes, châtaigniers, figuiers. Détail étonnant : toutes étaient à l’envers. À cause du grand vent d’hier, sans doute.
Elle marche jusqu’à la Tour de Linaghje ― la Tour d’Amour ― et se faufile dans le maquis pour grimper un peu plus haut. Elle découvre, en contrebas de la tour, un véritable hameau avec ses dépendances, ses casemates, son four à pain, ses foyers, et partout des fenêtres à meneaux. Il devait régner ici, aux temps reculés de l’occupation génoise, une animation intense. Elle imagine une tour de guet fourmillante de gens d’armes. Plus tard, bien des années après l’incendie du hameau par Andrea Doria, les villageois se sont servi de la tour et de ses dépendances pour remiser le lin. D’où son nom de Linaghje. Difficile pourtant d’imaginer, dans ces piani étroits et sauvages, des terres cultivées de lin. Ses aïeuls, qui y possédaient quelques terrains, venaient y travailler. Elle fait son plein de petit bois, charge son fardeau sur ses épaules, hâtant le pas vers la maison pour s’en délester au plus vite.
Ce matin, tout comme hier, au même endroit, un épervier plane au-dessus de sa tête, dans le tourbillon du vent. D’un seul coup, il s’est mis à fondre sur une proie invisible, ailes repliées en arrière !
21 novembre, suite,
Météo, météo,
le petit coquelicot n’est plus.
Nulle autre fleur ne l’a remplacé. Les pétales gelés du petit « coqueli » de novembre sont tombés. Roulés, broyés par la tempête. Un vent glacial transit l’espace. La mer semble avoir pris du volume et s’être rapprochée. Elle gagne sur la montagne. Bleu vert foncé.
Elle pense au coquelicot de Zanzotto. Que sait-elle du Papavero ? Elle lui plante le coquelicot de Zanzotto dans le cœur. Météo, météo.
21 novembre (autre version)
Aujourd’hui, rien. Rien qui aille. Rien qui va. Rien lu ni rien fait. Pensé à rien, sinon à attendre la fin du jour. Lumière nocturne toute la journée. Et ce rêve de limaces géantes qui lui donnent la chasse. Tout en repensant à cette course d’angoisse, elle cherche des yeux le petit sac à plumes. L’étrange gri-gri qui la nargue, accroché à ses rubans de crasse. Elle note la marche inversée des arbres. Pareils à l’armée de Duncinan, ils viennent à sa rencontre, au rythme de ses pas.
Un noir intense descend sur la mer. Les eaux brouillées du ciel rejoignent la ligne de crête des vagues, s’y plongent. Le triangle de lumière a encore rétréci. Ciel et mer, immergés l’un dans l’autre, broient du noir.
Le petit coquelicot de novembre n’est plus. Il est mort ce matin, broyé par les vents d’hiver. Ses pétales gisent, recroquevillés dans les trous de rocaille. Nulle autre fleur tardive ne l’a remplacé. Météo, météo, météo. Le coquelicot de Zanzotto bat de l’aile dans sa tête. Elle rumine son refrain. Lallation de douleur. Un stylet planté dans le cœur. Rouge sang. Météo, météo, météo.
Elle cherche des yeux le petit sac à plumes cra-cra. Le voilà, toujours accroché à sa branche, rubans et ficelles luisants de goudron.
Un vautour plane au-dessus de la route, grisé par le vent. Elle marche vite, les dents serrées sur ses mauvaises pensées.
Ton regard posé sur les feuillages tavelés par le froid. Frilosité. Tremblements minuscules, à peine perceptibles. L’odeur âcre des cendres mouillées. Les sonnailles des chèvres concentrées dans un coin du maquis, cachées dans un réseau d’épineux. Invisibles. Et l’enclos à chevreaux, toujours fermé.
Linaghje. La Tour d’Amour, dressée sur ses contreforts enchevêtrés de ronces. Les nuages filent, impassibles au-dessus des casemates abandonnées, cheminées et lucarnes, amoncellements de lauzes masqués par les broussailles. Elle rejoint la route par la pâture à chevaux, passe devant la roulotte patinée de noir, trébuche sur les bogues fendues des châtaignes. Tu te sens en territoire interdit. Tu as l’air coupable de celui qui viole un espace qui ne lui appartient plus.
Au-delà de Linaghje, un chemin de terre grimpe raide vers l’inconnu de la montagne. Le vent apporte à tes narines une odeur de cochon et de lisier. Une odeur reconnaissable entre mille. Odeur chaude d’enfance. Un premier enclos, un second. Tout un bric-à-brac invraisemblable de planches, de claies, de bidons, de ferrailles et de montures de lit. La porte de ta salle de bain est là, elle aussi, au milieu des encastrements de chaises en plastique. Le Club des cinq resurgit des lointains de ton enfance. Des voix arrivent jusqu’à toi. Tu te retournes, tu cherches, prête déjà à trouver refuge derrière un amas de branchages. Des cyclistes sur la route. De là où tu es, tu découvres d’autres toits de tôle, d’autres baraquements construits à la va-vite. Tu comprends les raisons du déboisage systématique du maquis. Tu grimpes encore, jusqu’au gargouillis de cette fontaine de fortune. Un tuyau de caoutchouc déverse son jet dans un cul de tonneau.
À continuer ainsi, tu vas arriver aux bergeries, tout là-haut du côté de Pedricaghjola. Un nouveau frisson de vent, plus vif, t’incite à rebrousser chemin. Tu quittes le sentier bourbeux. Tu te sens vue, épiée. Tu accélères le pas. L’armée des arbres roule à ta rencontre. Le jet d’eau vive. Envie très forte d’uriner. Tu repenses aux culottes en coton tricotées par sa mère, « Canada Dry », cette autre mère dont ils s’apprêtent à fêter les quatre-vingts ans. Tabula rasa de ses souvenirs.
23 novembre
Le figuier se déplume à vue d’œil, ses feuilles d’or s’accumulent dans le jardin. Elle ne l’avait jamais vu ainsi, aussi nu et dépecé.
Elle s’interroge sur le « faire ». Elle reprend appui sur la réflexion de ce matin. La marche suscite en elle des questions imprévues. Peut-être étaient-elles là, enfouies en elle, comme des gisants, dans l’attente du réveil. Elle ne sait pas.
Le faire précède-t-il l’être ? Faut-il attendre d’avoir accumulé tant de « faire » pour accéder enfin à l’être ? Saura-t-elle jamais quel être la constitue vraiment ? Y en a-t-il un seul, ou une multiplicité, une myriade de molécules différenciées qui finissent par former un gros noyau. La multiplicité précède-t-elle l’unité ? Ou bien est-ce l’inverse ?
Le braiement douloureux de l’âne la tire de sa réflexion. Saccadé, bref, secoué de sanglots, il retombe du néant d’où il s’est extirpé un instant. Un autre braiement lui répond, qui déchire l’air, plus douloureux encore. Cette étrange déchirure qui précède le braiement de l’âne. Elle se souvient d’une discussion sur le langage des animaux, la vision égocentrique de l’homme qui ramène tout à sa propre subjectivité. Le moyen de faire autrement ? Limite de l’homme qui ne parvient pas à décentrer son point de vue.
Un frétillement d’ailes dans la tonsure du figuier. Et pourtant, les oiseaux demeurent invisibles.
Elle voudrait reprendre le fil interrompu de sa réflexion. Elle n’y parvient pas. Tant de choses qui attendent le rappel impérieux du « faire ». Tout en accomplissant, sans trop y réfléchir, les gestes nécessaires, elle se demande si le « faire », sa tyrannie, n’est pas une façon de se libérer de soi. L’esprit vide, occupé à ses rituels ordinaires, n’a pas besoin de réfléchir. Elle a tant de choses à faire qu’elle ne fait rien de ce qui lui est essentiel. S’asseoir à son bureau et écrire. Noter ce qui la traverse, sans intervention intempestive de sa part. Est-ce possible ? Elle n’y croit pas vraiment. Elle écrit telle chose, et non telle autre parce qu’elle a choisi d’emprunter telle voie plutôt que telle autre. Sa pensée est orientée par mille choses qui l’entourent, mille lectures dont les mots la traversent à un moment donné de sa journée. Leur échange de ce matin sur Antonin Artaud, par exemple. La folie Artaud. Le « con » de la mère. Insoutenable d’en parler. Pour elles comme pour Artaud. Qui y parvient pourtant au plein de sa folie. Insoutenable d’avoir à être confrontée à son existence tangible. Qu’y a-t-il derrière cette résistance, ce presque dégoût, cet effroi ? La peur d’être castrée à nouveau. De perdre tout ce qui a été gagné. Où se trouve la frontière entre le « con » abhorré de la mère et celui de l’autre, le sexe aimé, désiré, attendu, espéré ? Comment s’effectue le passage de l’un à l’autre ? À peine imaginé, ébauché, caressé, le sexe de l’autre efface le souvenir du sexe abhorré de la mère. Sexe qui l’a fait naître. Qu’elle ne connaît pourtant qu’indirectement et se refuse à vouloir connaître davantage. Le sexe de l’autre la réconcilie avec elle-même. Indispensable à son être ― il l’aide à oublier la mère ―, il lui est consubstantiel.
Un marcassin opiniâtre traverse la route, indifférent à ses élucubrations et jusqu’à sa présence. Il fouille la terre déjà labourée par le passage de sa harde. Il disparaît soudain dans le maquis avec une incroyable agilité. Sans faire de bruit.
Elle passe devant la « pierre à palabres ». Tant de mots échangés dont il ne reste rien. L’épisode des « Paroles gelées » lui revient en mémoire. Elle rit du génie de Rabelais qui fait fondre sur le tillac, sous les yeux ébahis de Panurge, tous les mots lancés par les hommes au cœur de la bataille. Mots coincés en suspension dans l’air, dans leur gangue de glace. Elle voudrait voir tomber du ciel tous ces mots, ces milliers de mots échangés ici de génération en génération, sur cette pierre entourée d’arbres. Mots de colère et mots secrets, mots de promesses et mots d’amour. Sans parler de tous les souhaits adressés en silence à chaque passage d’étoile filante. Mais rien de tel ne se produit. Tout ce qui s’est dit a été absorbé par la nature sourde. Indifférente par nature à son souci.
Le passage bruyant des geais l’arrache à sa rêverie. Il doit y avoir une famille qui niche dans les parages. Elle accélère le pas. Des crottes de chèvres fraîches signalent la présence du troupeau. Une vache solitaire fait son apparition. Elle la regarde passer sans prendre le temps d’arrêter sa mastication d’herbes sèches.
L’odeur fortement ammoniaquée du bercail la saisit. La lourde porte est fermée. Le bleu délavé de la mer à travers le gris vert délavé des feuillages. A-t-elle dépassé la croix ? Elle est bien incapable de le dire. Et ces touffes d’herbes fines, chaque jour un peu plus hautes, quelles promesses de fleurs pour le printemps ? La marche efface ses mauvaises pensées. Davantage que noter ce qu’elle fait tout au long de la journée, elle préfère noter ses « traversées » de pensées. La croix est là, nimbée de lumière. C’est de là qu’elle découvre l’autre versant, celui des hameaux de Conchigliu, baignés de soleil. Elle n’avait pas remarqué ce buisson de baies rouges autour de la croix. Buisson ardent. Aujourd’hui, l’écrin de la marine est rendu à sa belle couleur d’émeraude. Odeur dominante de fougères.
Elle reprend la route en sens inverse. Toujours le bleu gris de la mer. La beauté hercynienne de la Balagne. Des langues de nuages sculptent des reliefs nouveaux sur les reliefs de toujours.
Elle s’installe sur la terrasse, face au soleil. Le figuier égraine pour elle ses feuilles d’or.
24 novembre
Elle marche vite. Se défaire de sa violence. Elle en appelle à La Déraison du Louvre. Les ânes lui quémandent au passage un peu d’attention, un peu d’affection. Elle pense aux animaux et à leur nom. Le sang du sanglier ; les « loches » de Louis XI. Les limaces. Elle n’a pas la moindre idée. Aucune piste étymologique ; ne pas oublier de chercher.
Elle note le bel agencement des murs. Leur arrondi régulier, dans une courbe puis dans la courbe inverse. La Déraison du Louvre. Visite nocturne et solitaire de Laetitia Casta. Visite onirique. Du côté du sublime. Les caissons du Louvre, filmés par la caméra poétique d’Ange Leccia. Les plafonds du Louvre peints par Poussin. Ou ceux de la basilique Giulia à Rome. Le visage seicentesco de Laetitia. Ange Leccia brise l’icône du top model. Il la rend à son essence première. Beauté qui s’inscrit dans la continuité parfaite des beautés italiennes du Rinascimento. Elle l’avait toujours pensé en silence. Personne ne l’avait exprimé jusqu’ici. La Renaissance italienne comme expression parfaite de la beauté. Mêmes ovales, mêmes lignes pures, mêmes regards tournés vers l’intérieur, même mélancolie dans le sourire à peine esquissé. Fusion parfaite. Dialogue intense. Rendre les œuvres du passé à la vie. Même éphémère. Qui ranime l’autre. Le regard de l’actrice effleure les regards croisés dans les galeries. Certains l’arrêtent qui l’interrogent, la scrutent, la percent. L’hypnotisent. Où est la limite entre rêve et réalité ?
Un arbousier planté à vif entre des excavations de roches. Où trouve-t-il de quoi prendre racine ? L’enclos à chevreaux est encore fermé. À leur enfermement s’ajoute la nuit dans laquelle ils sont maintenus. Elle se demande si le propriétaire n’a pas perçu sa visite d’intruse.
Les journées passent trop vite. Elle n’a le temps de rien. Encore moins d’être. Brouiller les pistes pour retrouver son centre, le cœur d’elle-même, est-ce possible ?
Son regard d’eau limpide. La masse mouvante émouvante de sa chevelure flottant autour du visage de Laetitia. Des bulles montent de l’aquarium, qui brouillent ses traits, les déforment provisoirement. L’éphémère de la vie, prise entre liquide amniotique et mort. Où se situe la frontière entre les deux extrêmes ? Le clignement des yeux, régulier, à peine perceptible. Les oreilles, finement ourlées, comme au moment de la naissance. Ophélienne Laetitia. Et cette masse de cheveux qui flotte dans le vide. Le miracle de la beauté contenu dans la perfection de cet ourlet. Ce silence d’aquarium. Angoissant, entend-elle dire. Non, pas pour elle. Le silence de la mort ne l’angoisse pas. Pas elle.
Le vide est dans le trop-plein du faire. Au-delà gît l’être, inaccessible, indésiré.
Le menu piaillement des oiseaux. Elle ne sait pas les reconnaître. Elle reconnaît le vrombissement lointain du vol Bastia-Paris. Les grincements persistants de la pelleteuse. Le feulement de la mer est noyé. L’écrin rose émeraude de la marine. Elle marche jusqu’au croissant de lune du soleil.
Absence. Son portable ne répond pas à l’appel des ondes vives. Le soleil cligne dans les arbres. Son œil ébloui. Linaghje. La Tour d’Amour est déserte. Davantage encore que les autres jours. Le M majuscule, c’est moi. Le Moi de notre dialogue. Il y a des « p’tits » ponts épatants. C’est ce qu’elle fredonne en marchant.
26 novembre
26 novembre 1812, passage de la Bérézina par les armées napoléoniennes. Tolstoï, Guerre et Paix. Moscou en feu. La déroute de l’empereur. Les blocs de glace emportent la Grande Armée. L’incompréhensible débâcle. Elle se penche vers le jardin des Hespérides. L’exceptionnelle douceur de l’air la surprend. Elle descend les marches du jardin de la Stalla di Pinella et fait provision de fruits. C’est la première fois qu’elle cueille des oranges. De belles oranges, rondes et parfumées, pas tout à fait assez mûres. Elle comprend pour la première fois l’expression « oranges de Noël ». Elle pense à son père. Il évoquait pour elle les oranges de son enfance modeste de petit corse, des oranges enrubannées dans du papier de soie. Il évoquait aussi le jouet en bois qu’il recevait parfois en cadeau. Elle poursuit dans le jardin minuscule les images de son rêve. Elle avance dans l’allée d’un très beau jardin et ramasse les fruits et légumes qui s’y trouvent. Les artichauts violets de Vescovato ; les châtaignes de Felce ; les mandarines de Borgo ; les aubergines de Pietranera ; les rattes de Luri ; les câpres de Minerviu…Chemin faisant, elle la croise qui vient à sa rencontre. Elle n’est pas seule. Elle est accompagnée d’un homme. Qui peut-il être ? Elle ne le connaît pas, elle lui en parle souvent, mais elle ne l’a jamais vu. Elle s’enregistre, elle enregistre ses poèmes, elle reconnaît sa voix ; elle est concentrée sur elle-même, absorbée en elle. Elle ne la voit pas qui passe à deux pas d’elle. Simultanéité de leur présence. Intraduisible. Peut-être parce qu’elles ne se voient pas. Un écran de réel les sépare, qui les rend transparentes l’une à l’autre.
Elle s’installe sur la terrasse, petit déjeuner au soleil. Le jus d’orange est succulent. Elle savoure ce plaisir-là en regardant la mer.
Elle se hâte sur la route. Elle a hâte de marcher. Odeurs de chêne mouillé, mélange subtil de terre, d’eau, de feuilles. Tout en marchant, elle pense à ses mots, à ses doutes. Elle s’interroge. Elle pense aussi à ses fugues. C’est ce qu’elle dit. Qui fuit-elle ? Est-ce elle-même ? Quelle vérité, qu’elle refuse de voir, lui impose le silence ?
Les geais sont remontés un peu plus haut ce matin. Elle revoit la passante. Elles se sont saluées au passage sur la route. Elle s’est arrêtée, lui a tendu la main. Elle aurait voulu l’embrasser, puis s’est reprise. Elle s’en étonne. Elle n’ose pas, dit-elle. Puis ajoute : « Et en plus, je me sens mal saine ». Elle ne comprend pas ce qu’elle veut dire. Elle lui dit qu’il ne faut pas. Elle lit le désarroi dans son regard, comme une résignation définitive.
Elle est dans le soleil presque chaud ce matin. La mer pourtant se fripe par endroits. De petites vagues latérales filent vers le large. Elle a oublié la scène primitive. Cette scène qu’elle lui a racontée l’autre jour et qui est peut-être à l’origine de ses angoisses. Celle des amours de ses parents. Scène tabou, frappée d’interdit. De part et d’autre. L’impossibilité pour les enfants d’imaginer les copulations parentales. Le rejet, le dégoût. Chaque génération depuis les origines du monde en fait l’expérience à son tour, à son tour se pose les mêmes questions. Rien n’y fait. Chacun à tour de rôle se trouve confronté à cette incompréhension. Ivresse de Noé.
Un mamelon rocheux émerge d’un bosquet touffu. Mélange harmonieux de minéral et de végétal. Elle imagine Hanging Rock (Australie). La jungle. Anne-Marie Schwarzenbach, la jungle où elle s’est enfoncée. Pour se perdre ? Pour se fuir ? Pour se trouver enfin ? Des pans humides de fraîcheur tombent sur ses épaules. Elle accélère le pas. Elle fait défiler devant elle les sinuosités de la route. Il faut qu’elle mette de l’ordre dans ses fragments, elle est déjà perdue ! En contrebas de la route, la crique couleur émeraude. Un rocher affleure de l’eau, léché par une vague.
La forte odeur ammoniaquée de l’enclos la prend de plein fouet. Est-il fermé aujourd’hui encore ? Le moutonnement du troupeau de chèvres, hier, sur la route de la corniche. L’enclos est fermé, oui, à double tour. Elle entend les coups des sabots qui cognent contre les planches de bois. Et le petit sac à duvet, l’a-t-elle déjà dépassé ? Non, il est là qui flotte au bout de ses rubans. Toujours cra-cra l’étrange gri-gri ! Un vautour sillonne l’espace, toujours traçant les mêmes cercles. Elle passe l’arrondi d’un petit pont chenu, mangé de lierres. Un autre petit pont épatant plonge dans la chênaie.
Une odeur de thym monte du vallon. Le jacassement des geais l’assaille, l’enveloppe, qui efface le bruit des vagues. La marine à travers les arbres. Son écrin émeraude. Une nappe de nuages roule sur la crête, enveloppe l’alpage de Pedricaghjola. Mystère des nuages, vibratiles, insaisissables, filandreux, pareils à ses pensées. Qui s’effilochent à la moindre aspérité. Se défilent à la moindre tentative d’exploration du moi.
Les premiers murets de Linaghje. Un tourbillon de vent tiède traverse la route. Un wasserfall blond s’égaille au-dessus des châtaigniers. Le soleil glisse derrière la tour. Odeur de feu. Une fumée âcre danse dans le soleil. Un tronc achève de se consumer. Elle se sent étrange. Étrange étrangère. Le téton musculeux du Cucaru s’est dégagé de sa gangue de nuages. Tandis qu’elle accélère le pas, l’armée des arbres court à sa rencontre. Dans le creux d’un châtaignier, une araignée rouge a tendu sa toile. Elle imagine les culottes de coton tricotées par sa mère, « Canada Dry ». Terre brûlée des souvenirs. Tabula rasa. À ses pieds, un Helleborus corsicus arbore sa première fleur.
29 novembre
Aujourd’hui Rien.
Et ce rêve en fin de nuit.
Tu te regardes en train de te dissoudre dans les interstices du sol. Te voilà absorbée entière. Seule t’appartient encore ton invisibilité.
Un noir intense descend sur la mer. Brouillard dense qui engloutit la marine prise dans un entonnoir. L’étau des rochers se resserre. Les eaux du ciel absorbent les flux de la mer. Ensemble elles se rejoignent, progressivement se fondent les unes dans les autres. Nappes de gris uniformément gris sur nappes lisses plus foncées. La bande de mer rétrécit à vue d’œil. Seule persiste encore la blancheur des crêtes émergeant des flots. Ultime gangue de lumière.
30 novembre
Aujourd’hui rien ne va. Pas davantage qu’hier ou que tant d’autres jours identiques. Elle se sent d’humeur maussade, triste, presque désespérée par moments. Elle émerge pourtant de rêves érotiques réjouissants, les premiers depuis tant de semaines d’abstinence. Dans le premier rêve, elle était avec une inconnue, toison fournie d’abondance, ouverte à son désir. Elle n’a gardé de l’éphémère rencontre que la sensation fugace d’effleurements furtifs. Dans le second rêve, très étrange et très attachant, elle fait la rencontre, dans les rues de la vieille ville, de son ancien dentiste, un drag queen facétieux arborant une jupette blanche dont la quasi-transparence révélait un string en dentelles de Valenciennes, très échancré. Ses fesses haut perchées sur ses jambes maigrichonnes d’athlète imberbe invitaient à la poursuite de secrètes réjouissances. Mais les rêves s’effacent et cèdent la place à la mélancolie qui la gagne.
Trois jours déjà qu’elle est privée de liaison internet. Elle se sent désœuvrée, abandonnée, coupée des autres et de son centre. Elle se lance sur la route, sans conviction. Elle a peur d’avoir déjà épuisé tous les bonheurs de cette marche, ses surprises, ses attentes.
Elle marche vite. Elle est en retard sur son horaire habituel. La mort d’Anne-Marie Schwarzenbach la hante. Une mort lente survenue au bout de deux ans d’amnésie totale, si profonde qu’elle n’avait plus conscience ni d’elle ni des autres. Deux ans d’enfermement léthargique dans une chambre de chalet suisse, après les rudes mois d’enfermement conscients et terriblement douloureux des États-Unis. Elle est bouleversée par le récit de cette mort. Elle marche et elle pleure. Heureusement, le froid qui picote ses joues lui tire les larmes des yeux. Un bon alibi aux larmes qu’elle verse sur Anne-Marie. Et peut-être aussi sur elle-même. Elle a en mémoire la dernière lettre d’Erika Mann à Anne-Marie. Une lettre conventionnelle où il n’est question que de son travail à elle, de ses créations, de ses succès. En lisant la lettre de son amie, Anne-Marie ne retrouve rien de ce qui faisait la densité de leur relation. Attentes déçues. Espoirs manqués. Toujours ce terrible hiatus, insurpassable, entre le rêve et la réalité.
Elle passe sous Hanging Rock (Australie). Elle se sent attirée par le mont Chauve, sommet arrondi, creusé de tafoni, qui émerge des bosquets denses du maquis. Il faudra qu’elle grimpe là-haut. Au printemps.
Des feuilles mortes roulent sur la route, poussées par le vent. Des feuilles de hêtres, minuscules, résignées. Elle pense aux plates-formes du Sénégal. Au temps qu’il faudra pour rétablir la ligne. Odeur âcre de bois brûlé détrempé par la pluie. Juste avant l’odeur ammoniaquée de l’enclos. Toujours fermé. Toutes les bûchettes ont disparu. Elle ne remplira pas son sac à dos. Et le petit sac à duvet ? Elle l’aperçoit qui se balance au bout de ses rubans. Il la regarde de ses yeux de clown et sa bouche tordue lui grimace un sourire amical. Coutures ouvertes, il perd son duvet fin. Le petit sac à duvet gri-gri cra-cra la distrait momentanément de ses chagrins. Un animal blessé geint, invisible sous les feuillées. Peut-être une chèvre égorgée par un renard. Peut-être un geai qui traîne sa blessure secrète sous les grands arbres. La borsetta nera perd ses plumes. Étrange petite chose incongrue, inclassable, abandonnée au vent. Par qui, pourquoi ? Dans quelle rubrique la faire rentrer ? Elle tourne autour de la borsetta. Rien à voir ou si peu avec les bourses renflées des paysans de Brueghel, dans les fêtes villageoises. Symboles sexuels arborés avec une inconsciente satisfaction. Une odeur tenace de charogne envahit la route. Le sexe et la mort, à quelques mètres de distance. Elle hâte le pas. Sentiers désertés, vie suspendue, réduite à quelques mots : la terre, les talus, les arbres, les nuages. Quoi d’autre ? Rien. Il n’y a pas âme qui vive. L’écran noir de la marine. La trouée d’ondes vives. Elle entend sa voix qui lui parle des problèmes de réseau. Leur échange. Informatif. Sa voix lui parle de « santons ». C’est bientôt Noël.
Dimanche 3 décembre
Elle s’est réveillée tard ce matin. Elle déboule sur la terrasse dans la lumière du matin. Un bourdon s’active sur les dernières grappes de la treille. Une belle journée s’annonce qu’elle ne peut mettre à profit pour sa marche quotidienne. Son oncle l’attend, qui l’a demandée hier au téléphone. Elle se dépêche de se préparer. Elle prend par le bas du village, du côté de la fontaine ; au passage, sous les vieilles demeures en ruine, elle remarque des rosiers en fleurs et toute une rangée d’iris mauves. Elle n’en revient pas. Peut-être s’est-elle trompée de saison ? Pourtant, les tilleuls sont déplumés et les larges mains des figuiers, jaunis. Étrange contraste entre un printemps inédit et un hiver qui tarde à se manifester!
Elle rejoint la route, et en passant devant la maison de l’Ortu, elle aperçoit ses cousines qui lui font signe de la main. Elle va à leur rencontre, embrasse Chjara, la dernière descendante de la famille, la dernière née de la lignée. Elles papotent un moment ensemble. Elle admire la vue que l’on a de la terrasse. Vignale, sertie de son nuancier de vert et la côte, qui s’étire bien au-delà de Salaghja, la crique sauvage de ses vingt ans.
Elle reprend sa route et, à la Croix, bifurque vers le clocher ; le sentier qui grimpe jusqu’à l’amer est rude et escarpé. Elle s’arrête de temps à autre pour regarder les toits de Marinca, blottis dans le soleil. Et, sur la gauche, ceux plus rustiques de la marine de Scala, encore plongés dans l’ombre. Elle se demande pourquoi deux lieux si proches, situés sur un même niveau, ne sont pas pareillement éclairés. Le paysage est un mystérieux damier, où alternent le clair et l’obscur.
Elle arrive sur la place du clocher, se précipite sur la cabine téléphonique. Elle a reçu un message de sa fille, mais l’absence de réseau ne lui a pas permis d’entrer en liaison avec elle. Au bout du fil, son gendre, calme et serein, lui confirme que tout va bien et qu’il n’y a rien de nouveau. Elle en profite pour lui annoncer sa venue prochaine. « Parfait », dit-il.
L’heure tourne. Elle file chez son oncle qui l’attend. Il est allongé sur son divan. Il lui offre un ficatellu. Il la fait s’asseoir à son bureau. Il a un papier administratif à lui faire rédiger. Une plainte adressée au tribunal. Une plainte pour « divagations » de vaches. C’est ainsi que l’on appelle les vagabondages des vaches qui errent de jour et de nuit, endommagent jardins et terrasses. Elle est très surprise de constater qu’elle sait rédiger ce type de courrier. Elle se dit qu’elle sait faire une multitude de choses dont elle n’a même pas idée. Son oncle est content. Elle aussi. Il viendra dîner ce soir. Il lui apportera du vin.
Déjeuner sur la terrasse au soleil. Lupinu, planqué dans le tilleul, a quelques difficultés pour en redescendre; il faut aller chercher l’échelle, le balai ; le repas est mouvementé. Lupinu crée la diversion. L’après-midi se passe à chercher partout les œuvres de Mario Luzi, introuvables. Pour tenter de se calmer, elle feuillette Hiver au Proche -Orient d’Anne-Marie Schwarzenbach. Elle tombe sur la date du 3 décembre 1933. Konya. Visite du musée des derviches tourneurs. Dehors, il neige. C’est la Turquie et on a du mal à imaginer qu’il puisse y faire un froid glacial. Elle se souvient pourtant d’avoir eu froid sur le Bosphore en plein été. Elle vient de finir la biographie que Melania Mazzucco a consacrée à la tant aimée, Anne-Marie Schwarzenbach. Le texte est beau et bien enlevé. Sans aucun temps mort. Il faut dire que la vie de « l’héroïne » est une vie dense, follement passionnée et inquiète, qui ne laisse aucun répit ; il faut qu’elle rédige un papier. Mais elle retarde le moment de s’y mettre, comme elle avait retardé le moment de se plonger dans les ouvrages de l’aventurière. Quelque chose la retient mais elle ne sait pas quoi.
Ce soir, ils allument la première flambée. Le premier feu de bois qui réchauffe et anime la maison. Le chat ronronne au coin du feu, enroulé sur ses coussins. Le premier ficatellu grésille sur les braises du fucone.
La soirée se prolonge davantage que prévu. Elle n’a pas encore mis le nez dans ses courriers. La bataille du net continue. Il faut s’armer de patience, ne pas céder à la colère. Ne pas s’énerver.
Elle se sent soudain d’humeur morose. Les menues contrariétés du jour prennent en s’accumulant des proportions inattendues. Les obstacles matériels à la bonne marche du quotidien se changent en obstacles psychologiques incontrôlables. La disparition inexplicable de Luzi, le parcours du combattant du web, les plaintes de sa mère (« rien va »), tout cela lui fait sentir durement à quel point elle est hors de sa vie. Oui, c’est ça, elle se sent « hors de sa vie ». À côté. Sans doute en a-t-il toujours été ainsi. Elle ne sait pas. Comment savoir, du reste ? Une part d’elle-même est ici, mais est-ce la meilleure part ? L’essentiel n’est-il pas ailleurs ? Toujours ailleurs ! Elle essaie de ne pas donner prise à ces traversées de pensée ; elle sait qu’à la longue, elles peuvent lui être fatales. Mieux vaut ne pas s’attarder. Et puis, elle sait qu’elle est là, qu’elles vont se revoir, bientôt, qu’elles vont se retrouver dans l’ivresse de la tendresse partagée. Il faut qu’elle envisage une navette aérienne régulière. La perspective d’une rencontre la comble et chasse son désarroi. Elle ferme les yeux. Quinze jours à peine et elles seront à nouveau l’une contre l’autre. Elle attend. Ce sera ce lundi-là.
4 décembre
Qu’a-t-elle fait ce matin ? Voilà qu’à son tour elle s’inscrit dans le faire. Le factuel, comme le dit Sol. Ce matin, elle a vaqué à ses activités de ménagère. Elle a nettoyé la treille, toujours grondante d’abeilles et de bourdons avides de faire leur miel du suc des derniers raisins. Elle attend la couturière pour voir avec elle comment régler la question des rideaux restés pliés dans les malles. Elle a reçu sa carte Vitale et La Quinzaine littéraire. Un dossier Verlaine/Rimbaud. Un mot de Muriel la remerciant du papier mis en lignes récemment sur sa revue littéraire et cap-corsaire. Le rendez-vous avec le vétérinaire, mercredi. Vaccins et antibiotiques pour Lupinu qui a attrapé un rhume au cours de ses vagabondages nocturnes. Du bricolage dans le jardin. Cet après-midi, elle ira chercher du bois. Il fait un temps superbe, un grand vent tiède a chassé les nuages. La route vers la Tour d’Amour est sûrement ensoleillée…
Elle part, sac à dos, chercher du petit bois. Elle marche vite dans le grand vent. La route est en effet ensoleillée. Elle respire la douceur du jour. Les frondaisons argentées, flux et reflux des feuilles. Penser à ramasser des ferlucci pour alimenter le feu. Le mugissement sombre des vagues. Un épervier plane au-dessus de la route ; un avion file dans le ciel. Hanging Rock (Australie) découpe sa courbe sur le bleu cru du ciel. Les rochers mis à nu par les feux de leurs propriétaires (mêmes).
L’accouchement va être provoqué le treize décembre. Derniers jours pour sa fille du statut de jeune femme sans enfant ; pour elle, derniers jours avant d’affronter le statut, tout nouveau, de grand-mère. Quel effet cela fait-il ? Elle ne sait pas. Pas encore.
Elle a dépassé le sac à gri-gri sans s’en rendre compte. Un bruit de sonnailles troue le maquis, en contrebas. Divagations de vaches ? Divagations de chèvres ? La ligne de crête de la montagne est totalement dégagée. Le grincement des chenilles sur la route. Elle bifurque sur le sentier de Ghjottani. Sur sa gauche, un petit écriteau dissuasif : « Pièges à loups ». Elle l’avait oublié. Elle pense: « Piège à cons » ! Le sentier est impraticable ; elle revient sur ses pas. L’écrin noir et blanc de la marine. Ses eaux travaillées par le vent et par les vagues. Le mamelon du Cucaru, auréolé de lumière. Elle est à Linaghje. Elle pénètre dans l’enceinte inextricable de la Tour d’Amour. Elle se sent en infraction. Elle ramasse son butin de bûches et de rondins. Charge le sac sur ses épaules, s’extirpe de l’enclos où elle est enfermée, reprend sa route en sens inverse.
Au retour, les sonnailles en contrebas de la route se sont rapprochées. Une chèvre majestueuse surgit, puis une autre, puis un troupeau entier, en partie camouflé par les arbres ; les chèvres se bousculent à son approche, s’immobilisent dans le même cercle de soleil, la dévisagent et l’observent. Un appel roule sur la route : « ouai, ouai, ouai ». Le jeune pâtre, un dieu grec, arpente les talus à la recherche de ses bêtes. Elle le reconnaît et lui indique le maquis, quelques mètres plus bas. Il lui sourit. Elle s’installe sur un rocher, attend le retour des bêtes. Le chien jappe allègrement, qui vient s’installer sur ses genoux. Elle est adoptée. Il la suit jusqu’à la Pierre Plate, la pierre à palabres. Les bêtes rentrent dans l’enclos, sans elle. Elle reprend sa route vers le village. Elle est saoule de grand air. Sereine, ce soir, presque heureuse.
5 décembre
La contrariété du jour. Fermeture de la boucherie. La vie difficile. Elle prend la route à la Leccia. Marcher pour oublier. Le vent violent d’hier est tombé. Le ciel est presque uniformément gris. Mais le fond de l’air est doux. Le râle sourd de la mer rythme sa marche. Elle s’efforce de couler ses pas dans le roulement de la houle. Elle repense à ce qui se dit au village : « Quand un animal les dérange, ils le pendent ! Dans le meilleur des cas, ils lui flanquent une balle dans le crâne ! » Elle ne peut plus voir une corde se balancer à un arbre sans frémir. Il y en a tout au long de la route. Elle se dit qu’un chien a dû finir au bout de la bleue, qui pendouille, vide, au bout d’une branche. La montagne ronde d’Hanging Rock (Australie) a des allures inquiétantes aujourd’hui. Les tonalités gris-bleu du ciel et de la mer. Un oiseau mort, plumé sur la route. Nid de mouches grouillant dans la chair convulsée. Une forte odeur de charogne se répand alentour. Plumes éparpillées tout au long des talus. Plumes de pigeon, grises et noires. Un semis de duvets plus fins, le long du talus. Un gros tas indistinct signale le lieu du forfait. Petit théâtre de la cruauté ordinaire. Elle passe devant l’enclos à chèvres, toujours obstinément fermé. Le brûlis gagne du terrain. Dévastation. Elle se sent impuissante face à la loi invisible d’ici.
Elle croise la dame à la toyota décapotable. Qui passe et repasse toujours à la même heure, le col de son mouton relevé. Elle ignore qui elle est. Parfois, elle est accompagnée d’un homme façon cow-boy. Elle est revêche et ne desserre pas les dents. Elle quitte la route avec l’idée de retrouver le sentier de Ghjottani. Elle tombe à nouveau sur le panneau « piège à loups ». Il n’y a jamais eu de loups par ici. Elle sifflote à nouveau « piège à cons ». Les piani sont cultivés. Il doit y avoir un bassin quelque part. Le sentier est introuvable. Il se perd dans d’inextricables broussailles. Les alentours sont impraticables. Inutile d’insister. Elle rebrousse chemin. L’écrin vert-de-gris de la marine, balayé par des vagues longues, longues, infatigables.
Elle lui parle de sa tristesse du jour. Le sentier introuvable, métaphore de sa vie. Elle commence par dire non, puis se ravise. Oui, c’est vrai. Elle a raison.
Par moments, elle ne se sent pas dans sa vie. Elle est dans une vie qui lui a été imposée de l’extérieur. Par les circonstances cruelles dans lesquelles elle a été embarquée malgré elle. Elle croyait avoir fait un parcours sans faute. Un métier mené jusqu’au bout sans faillir. Des enfants élevés et capables de se débrouiller, de mener leur barque. Un mari avec une belle situation, de l’argent, des voyages. Et puis tout a chaviré. Elle n’a pas choisi. Elle a été « embarquée ». Salement embarquée. Mais elle n’ira pas au-delà de 2008. En 2008, il faudra que quelque chose change. Elle ne sait pas encore comment. Elle se promet d’y réfléchir.
Ce soir la scène a éclaté. À propos de la coupure d’électricité du lendemain. Toute la matinée, sa mère lui a dit qu’elle allait donner son congé à l’infirmière. Elle n’a nullement besoin d’elle. Elle, elle lui dit qu’elle ne comprend pas pourquoi. Elle insiste. Elle de même. De fil en aiguille, le ton monte. L’exaspération aussi. Elle lui dit qu’on ne peut plus rien lui dire. C’est vrai, elle ne supporte plus qu’elle lui parle. Pour lui dire quoi ? Pour se plaindre, de tout, de rien. Elle parle pour se parler, pour combler son vide intérieur. Elle s’ennuie. Sa solitude lui pèse. Son angoisse de la mort la mine. Le seul moyen d’échapper à elle-même est d’empêcher les autres de vivre. C’est ce qu’elle lui dit. Elle lui dit qu’elle ne la supporte plus, que si elle est ici, c’est pour des raisons extérieures, indépendantes de sa volonté. Elle lui dit qu’elle est incapable d’être heureuse. Qu’elle a vampirisé son père. Qu’elle ne lui laissera pas le loisir de faire de même avec elle. Elle lui dit : « Tu verras quand tu auras mon âge ». Non, elle ne verra rien. Elle n’empêchera pas ses enfants de vivre leur vie. Elle a pris son assiette. Elle est allée manger à la cuisine, toute seule, pour ne plus être dans le tête-à-tête. Elle rejoue la scène de Miranda-Amarcord. Lui fait le go-between. Il est parfait, parfaitement calme et gentil avec l’une et avec l’autre. Après le repas, elle revient vers son ordinateur. Anne-Marie Schwarzenbach. Son papier est venu tout seul. Elle était inspirée. Elle a travaillé un bon moment. Puis elle a joué avec les textes de Sol, dont certains sont beaux. Elle s’est couchée très tard, comme beaucoup de ces derniers soirs.
Ce matin, 6 décembre.
Elle s’est levée aux aurores. Elle n’arrive pas à distinguer la couleur du ciel, mais elle croit qu’il va faire beau. Elle se prépare à recevoir le vétérinaire qui va vacciner Lupinu. Il arrive à huit heures précises. Il est très sympathique. Iil reviendra le mois prochain pour faire le rappel. Il en profitera pour enlever les « petites couilles » du garçon. Elle, elle les aime bien et elle trouve ça cruel. C’est ça ou risquer de le voir se faire avaler tout cru par des plus forts que lui. Et puis, lui dit-il, « elle peut toujours commander des couillettes en plastique, comme ça se fait aux États-Unis ». Après le départ du vétérinaire, elle se dépêche. Elle a mille choses à faire, dont le gratin pour midi.
À la poste, elle rencontre « Monsieur le maire ». Elle lui parle de leurs problèmes d’ADSL. Ça le contrarie beaucoup. C’est promis, il va s’en occuper sur-le-champ et faire intervenir une personne compétente. Elle monte ensuite à l’épicerie. Pas de boucherie en vue. Mais le bûcheron-berger est là, barbu, jovial. Est-ce lui qui fait la pluie et le beau temps dans le village ? Elle se pose la question, le croit un moment, puis plus du tout.
Il fait un temps vraiment sublime. Elle a envie d’essayer le sentier qui descend sur Abro. Elle se dit qu’elle a le temps. Elle prend le sentier derrière les pâtures, passe devant un enclos à vaches, puis un autre à ânes. Elle longe la bergerie de sa cousine. Le sentier continue dans la chênaie. Le golfe de Saint-Florent est baigné d’un halo de lumière douce qui donne aux découpes de la côte un air irréel. Elle longe les chenils. Il y a bien là une cinquantaine de chiens, tenus enfermés pour les battues. Ils jappent et hurlent et saluent son passage en sautant le long des grillages. Elle frémit en pensant qu’ils pourraient être lancés à sa poursuite. Les Chasses du comte Tzarof. Et ne faire d’elle qu’une bouchée. Elle passe au large sans broncher. Peu à peu, le calme revient. Le maquis est superbe, le sentier muletier est encore assez large. Progressivement il devient plus caillouteux, moins aisé. Elle n’est jamais venue jusque là, mais ne regrette pas son escapade dans ce décor incroyablement beau. Les lieux, déserts en apparence, semblent habités d’une vie secrète qui lui est totalement inconnue. Une fourgonnette quatre ailes est arrêtée au bout du chemin muletier qui se change en sentier à chèvres. Elle hasarde un coup d’œil à l’intérieur de la fourgonnette. Elle est vide. Elle ne se sent pas très rassurée, elle se dit que quelqu’un doit monter la garde quelque part dans les feuillus. Qu’elle est une cible visible. Elle décide pourtant de continuer sa route. Ce sentier exerce sur elle une vraie fascination. Des balises indiquent le chemin principal. Mais de nombreux sentiers annexes s’entrecroisent, apparemment entretenus. La vue sur le golfe est superbe. La mer est d’un bleu éclatant et il fait chaud. Il fait très chaud. Elle transpire et enlève sa polaire. Elle aurait dû prendre de l’eau. Par moments, elle se retourne pour voir si personne ne la suit. Il n’y a en apparence pas âme qui vive. Sauf un feulement étrange d’animal, un râle de mort qu’elle ne parvient pas à identifier. Elle essaie d’accélérer le pas car la mer est encore loin. Elle se demande combien de temps encore la sépare de la route. Le sentier n’en finit plus. Elle regarde sa montre. Il est presque onze heures. Déjà une heure qu’elle a quitté le village. Il faudrait peut-être qu’elle prévienne quelqu’un de l’endroit où elle se trouve, mais avec la coupure de courant aujourd’hui et les travaux sur les lignes téléphoniques, elle n’a pas grand chance de joindre qui que ce soit. Elle redouble d’attention et regarde où et comment elle pose les pieds sur les marches usées du sentier et sur les cailloux qui l’encombrent. Elle aperçoit enfin, un peu en contrebas, la maisonnette du berger, bercée par son palmier. Elle est soulagée. La route n’est plus très loin. Malgré tout, elle n’y est pas encore. Elle continue de marcher dans les éboulis. Elle entend un moteur. La route est là, à deux pas. Elle débouche plus haut que l’endroit prévu. Tant mieux, elle aura moins de chemin à faire. Elle se demande combien de temps encore la sépare du clocher. Elle regarde sa montre. Il faudrait qu’à midi elle soit sur la place. Elle accélère le pas. Elle est fière d’elle et heureuse. Elle tourne le dos au golfe et fixe maintenant le Cap, sévère mais ensoleillé. Elle est au-dessus de la marine de Cannelle. Les toits de Marinca sont après le virage. Bientôt le clocher fait son apparition. Elle sera dans les temps à la maison. Nul ne saura rien de sa balade. Elle a passé deux heures extraordinaires. Elle tombe de fatigue et de sommeil. Elle se sent bien.
8 décembre
Le vent de la nuit est tombé. Le désir la prend d’aller marcher sur la route, côté ombre. De reprendre le fil de son écriture. L’air est vif et pur. Elle marche d’un bon pas. Le premier feu de talus l’attend juste dans la première ligne droite.
Elle pense à la question du « elle », abordée l’autre jour avec Sol. Ce « elle » qui la dépersonnalise. C’est ce que lui dit Sol. Cette distanciation, toujours, qui l’empêche d’assumer son « moi ». Elle, elle hésite. Le « je » qui se met sans cesse en avant, ça la contrarie. Elle le trouve trop exclusif, trop égocentré. Elle lui préférerait le « tu », qui ouvre le dialogue avec cette autre part d’elle-même, instaure le va-et vient entre une forme de regard et une autre, un angle de vue et un autre.
Cette manie qu’ils ont de faire des feux le long des talus. Et ces pans entiers de verdure qui peu à peu finissent en branchages calcinés, renversés dans le vallon !
Elle pense à son « moi dévitalisé », à cette mémoire du jour qui s’enfuit sans laisser de trace. Elle entre dans le soleil. La caresse douce dans son dos. Ses pensées fuient, sans laisser de signe tangible de leur passage. Elle voudrait les retenir, un peu, pas toutes, seulement certaines. Pourquoi au juste, elle ne sait pas. Elle croise le pêcheur sur sa vespa, une grande brassée de bruyère posée devant lui. Tu t’interroges jour après jour sur la vie étrange des gens d’ici. Rituels auxquels tu n’as pas accès, dont le sens t’échappe. Et ces petits buissons têtus, chaque jour plus hauts, plus touffus. Tu viens de comprendre que ce sont les buissons d’asphodèles. Les touffes neuves émergent autour des tiges anciennes. Les ferlucci desséchés ploient sous le vent. Une odeur de charogne persiste encore autour de la chênaie. Toute trace d’oiseau a pourtant disparu. Les choses ainsi surgissent, puis disparaissent sans que l’on comprenne pourquoi.
Tu envies à ton amie ce souffle, cette inspiration qui l’habite et l’enlève vers un au-delà des mots, inaccessible. Elle porte en elle d’autres forces vitales qui la font s’extasier vers cette « autre lumière ». Hanging Rock (Australie) étire son dôme grêlé de cratères. Partie dans le soleil, partie dans l’ombre. Un oiseau lance son pépiement. Rythme binaire, syncopé 2/2 ; 2/2; 2/2…Tiens, il a changé de côté. Il t’a contournée sans que tu t’en aperçoives. Elle croise l’inconnue de Barrettali, dans sa Toyota décapotable. Le friselis léger de la mer, bleu turquoise ce matin. Tu frissonnes comme si tu mettais un pied dans l’eau. Elle doit vraiment avoir fraîchi. Les premières maisons de Barrettali dans un triangle de lumière douce. L’enclos est toujours fermé. Tu ne dis plus où tu vas, dans quelle direction ni jusqu’où. Ainsi tu te réappropries l’espace et, avec lui, le temps, son compagnon indissociable. Ici, l’espace anéantit le temps. Provisoirement. L’heure tourne et tu ne t’en aperçois pas. Les sonnailles timides des chèvres, en contrebas. Un petit avion pointe son museau bruyant au-dessus de la Punta. Une nappe onctueuse de nuages mauves étire ses filaments. La mer en un instant est devenue violine, le temps de grimper vérifier si l’enclos est ouvert ou fermé et de redescendre. Des flammèches plus claires s’épanouissent en gerbes dans le ciel. Le petit sac à gri-gri duvet cra-cra oscille, suspendu à la clé de fa d’une liane. Le cliquetis des sonnailles se rapproche. Elles ne sont plus loin maintenant.
Une tache mouvante bouge dans la lumière. Le troupeau est là, tapi à l’affût dans les feuillages, disséminé de part et d’autre de la route. Les chèvres t’observent, intriguées, immobiles, figées presque. Un grand bouc brun surgit des hauteurs, derrière un arbousier. Une petite courtaude te fixe de son air incrédule. Elle te rappelle quelqu’un, mais qui ? Les buissons tremblent, secoués ici et là par les mâchoires qui tirent sur les branches. Une autre descend, qui s’agrippe aux bruyères. Le maquis crépite. Tu voudrais bien continuer ta route. Tu reprends le rythme de ta marche. Les cabrettes s’éclipsent aussitôt et se faufilent entre les branches. Elles soulèvent en cavalant des odeurs de champignons et de musc. Barrettali étire ses hameaux dans la pleine lumière. L’écrin vert émeraude de la marine dans le déploiement des cloches de midi. Les ondes vives sont silencieuses aujourd’hui.
10 décembre
Elle glisse, glisse entre les immeubles de verre jusqu’à l’infini du ciel. Arrimée sur sa planche de vitre biseautée à sa taille, elle file, file dans le vent qui lui caresse la joue au passage. Elle descend, descend à travers la ville blanche. Elle ne sait si elle pourra refaire la route en sens inverse. Pour le moment, grisée, elle se laisse emporter par la vitesse. Au détour d’un virage, elle aperçoit la patte miniature d’un animal. Un éléphant grandeur nature qui l’observe de son regard liquide, embué de lumière. Elle frôle un grand lion ténébreux qui lui cède le passage puis rejoint la silhouette de ses enfants, elle, minuscule et lui, immense. Elle se retourne et lui fait signe. Ils vont à la plage, de ce côté-ci de la mer. Elle a beau faire, elle ne peut les rejoindre. Le sentier lui échappe et le temps a déjà changé. D’énormes vagues battent le rivage. La petite crique, à l’abri des regards indiscrets, conviendrait mieux à son attente. Elle glisse, glisse comme le petit bonhomme de « Jean Mineur publicités » sur son ruban filmique.
Tu t’es réveillée tard ce matin, au-delà de dix heures. Il te faut une heure pour te préparer. Il est trop tard pour te lancer dans ta marche matinale. Tu as juste le temps de porter le pain sec aux ânes, en prenant garde de tailler des quignons pour chacun d’eux. Avec quelle violence ils se battent, donnent des coups de croupe à l’autre pour l’empêcher de s’emparer du croûton ! Un troisième survient qui fait de même et c’est la guerre. Les trois sont au bord du précipice, le muret risque à tout moment de s’effondrer. Toi, tu regardes impuissante les étapes d’un drame dont te voilà responsable !
Douceur de l’air ce matin. Étrange calme après la tempête d’hier. Des vents à couper le souffle, des gouffres blancs d’écume jusqu’à l’extrême horizon. Tu penses qu’il y a quelque chose de surnaturel à être ici, dans ce lieu de ton enfance, décor de pierre et de mer. Dans quinze jours, c’est Noël. Pourquoi es-tu là et non plus là-haut, dans les brumes où tu as vécu si longtemps ? Le marché couvert illuminé regorge de victuailles. Ici, tu as juste ta petite épicerie de village. Tu regardes avec tristesse les sapins de la supérette, blêmes de neige artificielle. Des visages surgissent, qui ont fait partie de ta vie. Tu peux les faire revenir à ta mémoire n’importe quand, tu peux imaginer le sourire de la crémière, ou la gouaille féroce du poissonnier ; tu peux les regarder vivre et travailler, comme si rien n’avait changé. Eux ne savent plus où tu es. Tu es partie sans laisser de trace. Tu t’es portée disparue.
Installée devant la flambée de fin de matinée, tu écoutes Riccardo Cocciante. C’est la musique qu’il a choisie pour toi. Et toi, tu pleures, et tes larmes coulent en gros grains, en gros sanglots irrépressibles sur tes joues. Tu te sens broyée de nostalgie. Le manque de l’Italie se creuse en toi, te prend à l’improviste, te submerge. Tout un pan de ta vie noyé, emporté dans l’abîme. Tu iras, tu iras au printemps. Il le faut !
Être ici, cela te renvoie à tout ce que tu as perdu. Tu sais pourtant que tout ce qui faisait ta vie n’était plus depuis longtemps, bien avant que le choix de l’exil eût été fait. Le passé refait surface par nappes mauves semblables à celles de la mer d’aujourd’hui. Les accents déchirants de la musique de Cocciante te lacèrent le cœur. Un cœur de midinette qui pleure sur elle, sur la vie qu’elle a laissée, sur la part d’elle-même qui n’est plus. Abandonnée où ? Depuis quand et pour combien de temps encore ? Elle ne sait plus. Elle se perd. Elle se sent traversée de méandres aux issues introuvables. Promis à quels ailleurs ?
Le grand vent d’hier est tombé, la violence des rafales qui balayaient la mer s’est estompée. Le mugissement sourd de l’étendue noire s’est apaisé. Étrange cette sensation qu’elle a du rapprochement de la mer, de sa montée, de son inquiétante proximité, chaque fois qu’elle s’enfle et se gonfle. Les étoiles perçantes à travers les grandes embardées de nuages exaltants. Tu envies leur fluctuance, leur extravagance, leur ubiquité inconsolable. Leur force tranquille et décidée que rien n’entrave ni n’arrête. Tu penses à tous les exils. Et au tien, bien moindre que celui de tant d’autres. Sèche tes larmes. Il n’y a vraiment pas de quoi gémir.
12 décembre
Une belette sautillante traverse la route, puis disparaît. Petite vie empanachée qui va son chemin joyeux à travers les fourrés.
Tu as pris la route un peu plus bas ce matin, en quête de davantage de lumière. Il te faut descendre toujours un peu plus pour trouver le soleil. Le gargouillis du ruisseau est plus clair. Plus dense aussi. Les pluies généreuses de ces jours derniers ont enorgueilli son cours. Montagnes et maquis sont immergés dans une immobilité irréelle. Le calme a pris des nuances hivernales, difficiles à définir. Quelque chose a changé en deux jours de temps. Les orages récents ont balayé les ultimes tiédeurs de l’automne et les vents du Rhône, chargés des premières effluves de neige, ont déposé sur les lignes de crête un froid calme et coupant. Tout semble suspendu, jusqu’au moindre souffle d’air. Hors-temps enclos dans un espace unique propice au repli.
Tu t’étais rêvée heureuse ici, dans la conque de tes origines. Tu t’imaginais, écrivant, peignant, méditant sur ton rocher, suspendue à la respiration de l’île dans l’île. Rivée en amoureuse aux caresses des vagues léchant les lèvres du rivage. Rien de cela n’existe. Rien d’autre que les deux versants de la montagne qui se rejoignent, barrant éternellement le passage à la mer. Tu n’es rien, confrontée au vide intérieur qui s’ouvre devant toi. Béance vertigineuse d’un non-être voué à l’insignifiance. Tu n’as ni talent d’écrivain ni capacité à t’abstraire en toi-même. Rien d’autre n’existe que ces quatre nuages pommelés qui ponctuent le ciel au-dessus du triangle féminin de la marine. Tu contemples avec amertume le spectacle désolé de ton chaos intérieur.
13 décembre
Elle est celle…
Elle est en retard pour sa marche quotidienne, retenue au bar et invitée par son ami du carrughju. Elle est la seule femme pour le moment, excepté celui qui sert les cafés. Il y a quelques têtes connues dont elle ignore encore les noms. Peu à peu, les noms rejoignent les visages et le puzzle de son agenda personnel villageois se reconstitue. Ce qui ressort de ces rencontres, c’est qu’elle est connue, elle. Elle est celle qui marche et qui écrit.
Elle annonce qu’elle est mamona, depuis deux jours. Sa petite Colomba est née depuis lundi. La nouvelle ne va pas tarder à se répandre comme un feu de poudre. Ce nouveau statut peut jouer en sa faveur.
Tu te demandais si l’enfant qui allait venir serait vraiment un bébé. C’est vraiment un bébé. Un vrai bébé. Avec des menottes longues et fines, des oreilles bien ourlées, des yeux déjà ouverts sur le monde, un petit nez en trompette. Et une moue volontaire. Tu te sens fondre devant ce tout-petit qui te vient de ta fille. Il te tarde de la prendre dans tes bras, de sentir son odeur de nourrisson nourri au lait maternel, de serrer contre toi ce petit bout de future femme sorti du ventre de ta fille. Ta difficulté à concevoir cette idée-là autrement que par les mots habituels. Impossible d’aller au-delà. Une chose est sûre : l’enfant ne retournera jamais dans les entrailles d’où il est issu. Rebrousser chemin ne se peut. Remonter à la source oui, mais au-delà, le parcours devient improbable.
Elle est en retard. Elle se gare à la Leccia, accueillie par le braiement pitoyable des ânes. Elle marche sur la route, dans une atmosphère douce, à dominante vert-de-gris. Nulle trace de soleil aujourd’hui. Seuls les reflets moirés de la mer signalent des espaces de lumière. Les échancrures de la côte se dessinent d’un trait sûr, sans la moindre ombre d’écume.
Tu penses à Ficajola, le hameau abandonné au-dessus de Minerviu. Tu n’as pas encore réussi à le localiser. C’est un nom de ton enfance, du temps de tes aïeuls. Tu arrives à Linaghje. Le hameau a été détruit au XVIe siècle. Rayé de la carte par les troupes de l’amiral Doria. Tout ce passé meurtri, tombé dans les oubliettes de l’histoire. Tu marches vite. Ton cœur est léger aujourd’hui. Tu es heureuse. Pour la première fois depuis si longtemps. Tu ne penses à rien de précis. Tu te laisses porter par ton propre rythme. Écouter ton pas, sentir la légèreté de tes pieds, la souplesse de tes genoux. La route est déserte. L’enclos est fermé. Tu te diriges vers le chêne. Tu t’appliques à construire ta marche sur de menus rituels. Tu regardes la branche clé de fa sans comprendre. Le sac à duvet a disparu. Il ne reste qu’un ruban. Unique trace de son ancienne présence. Ce matin, le sac à duvet a été coupé, séparé net de sa branche. Cette découverte t’inquiète. Je sais à quoi tu penses. Tu penses ce que tu as toujours pensé. Tu penses que ce sac, confectionné dans un bout de tissu ficelé, est un véritable gri-gri, destiné à attirer le mauvais œil sur la personne qu’il est sensé reproduire. Elle guette la route. Elle se sent vue, surveillée, épiée. Les yeux masqués du maquis, invisibles comme les chèvres qui s’y abritent. Tu cherches des yeux la dépouille du sac à duvet gri-gri cra-cra. Tu ne vois à tes pieds qu’une touffe de duvet, une boule compacte de fils enchevêtrés. Tu ne vas pas la ramasser tout de même ! Tu ne vas pas fourrer ça dans ton sac ! Tu voudrais trouver l’enveloppe, avec ses yeux de clown et sa bouche peinte. Tu tournes autour de l’arbre sans rien voir. Tu te laisses glisser le long du talus. Peut-être en prenant du recul, tu vas trouver ce que tu cherches. Voilà, il est là, caché sous une masse d’épineux. Le voilà, ton sac à duvet gri-gri cra-cra, ce qu’il en reste. Il gît, décapité, éventré au milieu des feuilles de chêne. Tronqué par le geste violent qui l’a arraché à sa branche. Je me baisse, je ramasse ce qu’il reste, nombril entortillé de ficelle, yeux, bouche peinte, ventre ouvert, bout de ruban cra-cra. Tu considères la dépouille avec consternation.
15 décembre
Avion. Vastes étendues enneigées, plissements pliocéniques des montagnes. L’île vue de haut. Disparition. Elle perçoit les limites de ce qui commence, de ce qui finit. D’autres géométries surgissent, organisées avec précision. Mamelons, ravinements, langues d’écoulements, bassins de réception. Elle cherche des yeux la trace minuscule des skieurs, des randonneurs perdus, attirés par le vertige des cimes. Les étendues glacées sont lisses, vierges de toute présence humaine. Un volatile fuselé, blanc de la même blancheur que la neige, déchire le ciel à basse altitude. Elle envie la liberté agile de cet avion miniature qui trace sa route paisible et silencieuse au-dessus des pics.
Tu penses à d’autres paysages, à d’autres voies, à d’autres appels. Aux grandes dunes du désert, à Djanet où d’autres vivent, dans le même temps où toi tu remontes vers le nord. Petits villages endormis au creux des vallées. Le blanc mousseux des nuages, celui de la neige ou des dunes, d’un mousseux tout différent. Les maisons de pisé encastrées dans les murailles de schiste du Tassili Nedjar, aux confins des grands sables. Solitude des espaces où l’on croit pouvoir renaître. Illusoire projection vers un ailleurs inaccessible. À jamais.
Tu revois ton amie aixoise, depuis longtemps perdue de vue, livrée aux silences de ton cimetière intérieur. La voilà rendue à sa jeunesse, le temps d’une nuit. Le temps de la perdre à nouveau au réveil. Pourquoi a-t-elle surgi cette nuit-là, justement ? Le jour de ton départ pour Paris ? Au réveil, tu te grises de calculs : quel âge a sa fille aînée maintenant, celle qu’elle a adoptée après la naissance de la tienne ? Et sa cadette, celle qu’elle a eue, quelque temps à peine après la naissance de la tienne ? Quelle différence d’âge entre la brune et la blonde, tes filles et les siennes ? Ton fils et le sien ? Tu revois les enfants, cet été-là, leurs jeux et leurs espiègleries, leurs farandoles et leurs fâcheries, leurs courses en pneumatiques sur les vagues. Cet été-là. Vous aviez loué une villa en bord de mer, de l’autre côté du Cap. Ultime résurgence de vies partagées dans la communauté aixoise de votre jeunesse. Que reste-t-il de ce temps qui te semblait hier si proche ? Aujourd’hui si lointain. Que reste-t-il, sinon quelques souvenirs qui te laissent insensible ?
Elle se dit qu’elle n’a pas très bien dormi. Sans doute la prise de bec de la veille avec sa mère. Elle est contente de s’éloigner pour quelques jours, de prendre du champ, et plus encore du nombre de jours qui va les séparer en janvier. Elle l’a laissé, lui, sa silhouette lourde et pesante sur la route. Elle en a eu l’âme lourde aussi, et le cœur déchiré. C’est sans doute cette tristesse-là qui l’empêche de goûter la plénitude de ce moment d’intense liberté. Elle se dit qu’il leur faut trouver. Trouver autre chose. Reconquérir ensemble une part de bonheur.
Les villages ce matin, à l’approche de Noël. Les pingouins incongrus d’Albu, maladroits sur leur piste de simili-glace en simili-plastique. Nonza, elle n’a rien remarqué. Le village à lui seul est déjà une crèche. Elle s’efforce de retrouver le décor de Luri. Quelques guirlandes lumineuses en bleu et blanc autour de la fontaine. Le sapin géant de Saint-Florent. Les personnages pains d’épices d’Oletta. Pauvres Noëls de pacotille qui s’obstinent à vouloir ressembler à des Noëls nordiques, réduits à des « chromo » de cartes postales avec traîneaux pailletés et sapins. Une grande tristesse l’envahit, qui lui fait espérer que quelque chose d’autre existe. Quelque chose d’autre, un jour ! Il lui tarde d’être de l’autre côté de ce temps de l’avent qui a perdu son sens.
Les méandres de la Seine se déplient dans le soleil. Il fait beau à Paris. Elle respire du bonheur de se sentir soudain loin des brumes épaisses du Nebbiu, loin des pluies sombres qui balayaient le golfe, lourd de menaces contenues à grand-peine. Elle se demande si les premières neiges sont tombées sur le Cintu. Il ne semble pas. Des rubans de fumée s’étirent le long des pentes des Agriates, qui renforcent encore l’impression de désert de cette région.
Tout ce qui parasite ta pensée vient te distraire de la descente en toi-même, s’interposer entre toi et toi avec tyrannie et finalement te détourner de l’essentiel de ce que tu es. Tu te demandes si tout n’est pas au fond un moyen facile pour faire diversion. L’avion n’en finit plus de tourner au-dessus de la piste. Les ronds-points tournent, tournent en même temps que les automobiles. Combien de temps encore va durer cette ronde monotone et inquiétante qui te sépare de la terre et de la vraie vie ?
22 décembre
Aujourd’hui, veille de fête, lever aux aurores. Matinée informatique prévue depuis plusieurs jours déjà. Le téléphone sonne. Déjà. En même temps que les sonneries réveil des différents portables répartis dans le franghju. Je me suis couchée tard ou tôt, très tard. Je sors sur la treille et scrute le ciel. Il fait doux. Les grands froids annoncés et la neige attendue au-dessus de sept-cents mètres, ce n’est sans doute pas pour aujourd’hui. La maison résonne déjà de mille coups. De la cave au grenier, de haut en bas. Les ouvriers du haut s’acharnent sur le carrelage. Travaux programmés depuis des mois. C’est précisément aujourd’hui que la question du carrelage arrive sur le tapis et que l’équipe se met au travail. Panne d’électricité. Ça vient encore de disjoncter. Pas d’eau chaude non plus. Il faut remettre la douche à plus tard. Je me dépêche. Le temps me rattrape. Faire la chambre, ranger l’espace informatique, trier livres et fringues. Pas assez de place, je fulmine. Il faut que je compresse et que je m’habitue. Je mets la main sur mon dictionnaire de langue corse, introuvable jusqu’alors. La première bonne surprise de la matinée. J’espère qu’elle sera suivie de quelques autres. Je vais pouvoir m’attaquer à la traduction de Manfarinu, mon âne de Noël. Je me suis mis ça en tête ! Je mettrai le temps qu’il faudra mais pour Noël prochain, mon conte sera prêt. En attendant, il sort ces jours-ci dans une revue wallonne spécialisée sur les ânes. Ces incompréhensibles contrastes me font sourire. Tout cela est bien surprenant ! Un bruit de sabots dans la venelle me tire de mes rêveries. Les ânes, ce matin ? Je les attendais demain. Oui, chargé de bûches, l’âne solitaire déboule sur la terrasse. En même temps que l’informaticien qui dépose ses mallettes et son matériel sous le tilleul ; un troisième homme est là qui traverse la terrasse avec la porte vitrée de la cuisine sous le bras. Il me faut une seconde pour le « remettre », comprendre qui il est et ce qu’il est en train de faire. Je n’avais pas prévu sa visite. Il ne s’était pas annoncé. Je le regarde interloquée. « Je viens pour la crémone. » La crémone ? Je pense à « crémaillère », mais ce n’est pas ça. « Oui, la crémone. Je vais aussi changer les cavaliers ». J’avais aussi oublié les fameux cavaliers. Je suis toujours étonnée de la batterie de mots inouïs qui surgissent au détour de la vie. « Très bien, faites donc ». De toutes façons, je n’ai pas le choix, il est là avec ses outils, ses taquets, ses rivets et ses mots bredouillés qui trébuchent sur les lèvres. Je marche dans du verre brisé. Je lève les yeux vers les fenêtres de l’étage. Il ne manquerait plus que ça ! Non rien de cassé dans les hauteurs de la maison. Ma mère surgit au milieu de tout ce tintamarre. Elle ne comprend rien à ce qui se passe de la cave au grenier. Je la fais rentrer dans la maison, les courants d’air ne lui valent rien. Le jeune ânier, beau et racé comme un pâtre grec, échange en corse quelques bribes de mots avec le menuisier. Vagues onomatopées qui suffisent au dialogue. La porte vitrée est allongée sur une table, les perceuses grincent, l’âne brait. Je passe de la terrasse à la treille, de la treille à la cave, de la cave à la cuisine. Je nourris l’âne de tout le pain sec amassé ces jours derniers. Ce n’est pas de refus. Il ingurgite la baguette sans renâcler. Armée de mon balai de sorcière, je nettoie la terrasse couverte de verre et de feuilles. L’assiette du chat y est passée. Les chiens du berger sans doute. Qui folâtraient d’une murette à l’autre. Les pas de l’âne qui va et vient, monte et descend rythment la matinée. EDF appelle pour dire que le rendez-vous de lundi est annulé. Il faut téléphoner à nouveau. Je sens la rage qui monte. Je m’acharne sur les feuilles mortes et le verre pilé. Le balai valse et les feuilles-obus du tilleul aussi. Les bruits de marteaux ont cessé. La boîte à outils du menuisier s’est envolée. L’âne a disparu du carrughju. Seul demeure encore l’informaticien. La maison est retombée dans le silence. La matinée est terminée. Un rayon de soleil illumine mon écran. Vais-je pouvoir enfin travailler ? Cet après-midi, peut-être !
31 décembre
Après-midi
Cet après-midi, ton désir de gagner la route est irrépressible. Tu ne sais trop si c’est du désir de marcher ou celui d’écrire, du désir d’être seule aussi. Sans doute les trois désirs conjugués. Tu quittes la terrasse au tilleul, laisses derrière toi le carrughju. Tu es aussitôt face à l’horizon. Vu d’ici, l’arrondi de la terre est déjà parfaitement perceptible. En face, droit devant toi, Nice, visible ces jours derniers, plongée dans un halo de brume aujourd’hui. Phil le marin dit que c’est une illusion d’optique. Une question de réverbération des montagnes dans la mer. Je le crois volontiers, Phil. J’ai confiance en lui et en son savoir qui tient aussi de sa belle expérience. Tu te laisses bercer par la lumière douce qui glisse sur les vallonnements des chênes et des oliviers. Le temps semble mort, inexistant, suspendu. Seule la beauté rend supportable cette immobilité. Une beauté pourtant excessive, crue, dure. Une beauté qui fait mal ! Les sonnailles des chèvres déjà. Le retour des chasseurs. Ils te saluent au passage, l’un après l’autre.
Tu te penches sur l’à-pic. La mer est là, toute proche, à l’aplomb de la pente. Vert-de- gris, émeraude violine. Sur le muret du premier pont un objet insolite attire ton attention. Posé là sur un angle de pierre, cet arrondi culotté, est-ce un casque de la Grande Guerre ? Que fait-il là, ce casque minuscule, pour tête d’enfant ? Tu le retournes. Ce n’est qu’une casserole, sacrément cabossée. Rongée par l’humidité et la moisissure. Par quel hasard abandonnée là?
Tout un dégradé de violine s’étire sur la mer. Elle goûte sa solitude extrême dans cette extrême douceur. En cet instant précis et en ce point précis du paysage, elle aimerait être un oiseau et se propulser vers l’au-delà des monts. Les vagues montent à l’assaut des rochers, lèchent les écailles dures des écueils, puis retombent en lames farouches selon le même rythme. La Punta di Minerviu dresse ses arrondis et ses pics dans la lumière. Elle revoit les chèvres dispersées à flanc de montagne, chaque chèvre installée dans son trou, dans sa grotte, regards tournés vers le large. Leurs cornes dessinant des croissants de lune dans le ciel du soir. Soir de Nativité dans le dernier soleil.
Hanging Rock (Australie). Pas de changement apparent. Le même persiste ici dans la permanence. Le soleil pourtant s’est éclipsé. Une langue de lumière pâle glisse le long des pentes jusqu’à la route. Tu accélères le pas, tu voudrais aller jusqu’au Mulinu di Pendente. En marchant vite, tu peux y être avant que ne tombe la première fraîcheur du jour.
Elle arrive à hauteur de l’arbre à gri-gri cra-cra. Les dernières ficelles ont disparu et le chêne ne porte plus la trace de la liane clé de fa qui était enroulée à son tronc. La liane a été arrachée à son tour. Elle traîne un peu plus bas au revers du talus.
Le mugissement régulier de la mer. Demain, elle prendra le sentier et descendra jusqu’à l’écrin vert émeraude. Le temps stagne, à l’identique d’un jour à l’autre. Elle se sent en état d’apesanteur. Elle flotte entre les deux versants de la route. De chaque côté, c’est le même entrelacement de lianes, le même fouillis de ronces, les mêmes amoncellements de feuilles desséchées, le même abandon de l’âme. Un coup de fusil troue le silence. Puis un autre. Un troisième encore. Un gazouillis d’oiseaux s’ébat dans la feuillée.
La Tour d’Amour dresse sa silhouette dense, mise à nu par le déboisement. Il y a quelques jours à peine, tu étais là avec ta sœur. Elle n’était jamais montée jusqu’à la tour. C’est ce qu’elle t’a dit. Ensemble, elles prennent les sentiers et grimpent dans les sous-bois, longent les anciennes masures en ruines. Elle lui montre les arcades, les restes de cheminées. Elle lui raconte la mise à sac du hameau au XVIe siècle, par les troupes de l’amiral génois. Andrea Doria. L’incendie qui a fait fuir les familles jusqu’aux hameaux proches de Barrettali. Elle ne savait rien de tout cela. Ni elle non plus, d’ailleurs, avant d’habiter son hameau. Elle la suit partout où elle va. Ensemble, elles pourraient monter jusqu’au sommet de la montagne. Elle lui dit son inquiétude ; elle lui dit qu’elle est une aventurière et qu’elle prend des risques. Elle éprouve à son tour la magie du lieu, son « inquiétante étrangeté ». Elle lui reproche son inconscience et lui demande si elle n’a pas peur. Non elle n’a pas peur. De quoi pourrait-elle bien avoir peur ? Elle lui fait jurer de ne pas commettre d’imprudence, de ne pas attiser la curiosité des esprits du lieu. Elle l’emmène du côté des piani à découvert. Elle fait son plein de rondins de bûches comme d’habitude. Elles franchissent les barbelés, elles reprennent la route, heureuses de leur complicité de maquisardes. Elle essaie de contenir la douleur que crée en elle son absence.
Et cette lumière qui tombe comme une nappe sur le téton du Cucaru, enserre les effleurements de roches ! Arbres défeuillés pris dans le coton de la brume. Ses photos d’Allemagne, prises ces jours derniers. Elle aime leur côté japonisant. Elle entend les explications qu’elle lui a données ; elle s’étonne de ces phénomènes météorologiques qui la subjuguent. Ils lui rappellent des choses vues en Asie, les pains de sucre du Vietnam plongés à mi-parcours dans les nuages, la tête émergeant au-dessus d’une mer floconneuse. Elle pense à elle. Elle sait qu’elle va la voir bientôt. Elle se retient de ne pas souffrir. La nappe de nuages glisse, silencieuse et paisible. Demain sera un autre matin.
Elle se dit qu’elle aimerait être ailleurs, dans d’autres montagnes, d’autres froids. À Barre-des-Cévennes par exemple. Peut-être à cause de cette barre striée de crevasses parallèles, qu’elle n’avait jamais remarquée jusqu’alors, là-haut, sur la ligne de crête.
Une odeur d’humus monte en même temps qu’une vague d’humidité. Elle remarque au passage un sac en plastique qui pendouille, entortillé à une branche. Ce n’est pas un gri-gri. Seulement une marque de chasseur. Un coup de feu troue le mugissement régulier des vagues. La chasse n’est pas terminée. Elle pense aux enfants déguisés dès leur plus jeune âge en chasseurs. Les enfants mâles, bien sûr. Encore un bout de tissus noué dans les branchages. Autant de signes dont le langage lui est inconnu.
Elle s’habitue au bruit de ses pas sur le goudron de la route. Parfois, elle l’oublie. Elle oublie même qu’elle marche. Peut-être ira-t-elle jusqu’à oublier qui elle est.
Elle croise Papo, au volant de son dodge, accompagné de son chien. Il la salue d’un geste de la main. Il va « aux cochons ». Odeur de terre remuée. Odeur de lisier. Il a dû ouvrir l’enclos. Elle l’entend qui lance des « Tchou ou ou ou ! » Un cri identique lui répond, qui monte de la mer. Les chèvres sont là, elles aussi, camouflées quelque part dans les taillis. Tous les jours les cochons à nourrir, tous les jours les chèvres à rentrer, à sortir, à traire ! « Tchou ou ou ou ! ». Elle quitte la route et grimpe le long d’un escalier ancré dans la murette. Elle s’agrippe aux branches des arbres, prend appui tantôt sur une pierre tantôt sur une souche. Elle s’arrime aux branches sèches qui se détachent, se rattrape de justesse, s’enroule dans des ronces invisibles qui s’agrippent à ses vêtements, à ses cheveux. Elle n’en revient pas de leur ténacité. Il faudra qu’elle pense à se munir d’une serpette. Elle finit par se hisser en haut du talus et se cache dans les fourrés, guidée par les sonnailles du troupeau. Elle s’assied sur un lit de feuilles. Elle sent la piqûre des bogues. Il va peut-être pleuvoir. Odeur de silence et d’éternité. Elle pense à Azzana, au village perdu au loin dans les montagnes, sous la neige. Elle est seule, loin de tout elle aussi, loin du monde. Elle attend. Elle attend le retour des chèvres et plus loin encore celui du printemps. Les chèvres prennent le chemin des écoliers, jamais elles ne se pressent. Elles tardent à se montrer au détour du chemin. Elle tend l’oreille. Des froissements d’ailes, des crépitements d’élytres, des pépiements d’oiseaux. Des battements de becs. Elle est encerclée de menus bruits. Un peu plus tard, tapie à nouveau dans d’autres fourrés, à hauteur de la Croix, elle épiera les cris de Papo rameutant son troupeau de chèvres. « Rra, rra ». Un corbeau lui répond. Les cris se précisent et s’enflent. « Tjgoé, oé, oé, oé … Wéa, éja ! Joé, tjoé ! Aië, aïe aïe ! aoj, aoj ! Waoé…» Deux gouttes de pluie tombent sur sa main. Le moteur du dodge s’éloigne. Les chèvres ne passeront plus. Il est temps qu’elle sorte de sa tanière. Il est temps qu’elle prenne la route du retour.
Une belle lumière, tout en retenue, inonde le cirque des montagnes. Au sortir d’une courbe, elle traverse un ballet d’insectes qui dansent dans un dernier rai de soleil. Elle repasse sous Linaghje. Les arrondis des murettes viennent à sa rencontre, découvrent leurs marches moussues. Elle marche pour oublier que chaque jour ici ressemble à un dimanche. Elle marche pour oublier l’absence, toutes les absences. Le rythme de ses pas comme une lallation. Une odeur de feu de bois enjambe la route. Il n’y a plus que cela. La lumière, les bruits, les odeurs. Plus rien d’autre ne semble exister. Tout semble loin, comme effacé de l’horizon. Ou enfoui quelque part dans l’invisible de sa chair, sous sa peau, sous ses muscles. Elle se rapproche du ciel et des nuages, parfois, le soir, de la nuit étoilée. Toutes ces étoiles, ces milliers de minuscules lumières qui clignotent impassibles au-dessus de sa tête ! Elle frissonne, d’effroi et d’admiration. Tout tient, à longueur de jour, dans cette beauté insaisissable.
Elle ne cotillonnera pas ce soir !
2007
19 janvier, 14 heures
Première marche dans le maquis depuis le retour de Paris. Première rencontre au sortir du hameau, le berger et son fils, chacun dans son véhicule. Échange de paroles, sourires. « Alors, on profite ? » Oui, on profite. De la douceur de l’air, de sa tiédeur. De l’éclat jaune or des belles-de-jour en fleurs dans les talus. La mer est grosse encore de sa tempête de la veille. La clarté du ciel m’incite à pousser jusqu’aux Petrelle, esplanade naturelle d’où le regard embrasse le paysage. Je ne me sens disciple de personne. Je me laisse porter par la première sensation de pierre chaude sous le frisson argenté des chênes. Les troncs des arbres grincent. Une page a été tournée qui m’emmène vers d’autres saisons et, au-delà, vers un univers de sensations dont je ne parviens pas à soupçonner la teneur. Mon état d’esprit a changé sans que je puisse vraiment dire en quoi. Le temps de novembre me semble loin derrière. La mer d’un vert pétrole aujourd’hui ne m’apporte pas de réponse sur l’élasticité du temps.
Plein soleil sur Hanging Rock (Australie), pris dans la houle mouvante de la chênaie. Des trouées de lumière filtrent au travers du maquis. Les cris des bergers venus rassembler leurs chèvres roulent d’une pente à l’autre. Seuil. La chasse est fermée depuis quelques jours déjà. Le temps a basculé vers d’autres rives. Absence de sensations propres à ressentir l’absence. Bonheur d’être là, dans la lumière et dans le vent. Tourbillons d’air qui giclent et virevoltent, et m’enveloppent de leur présence invisible et pourtant palpable. Promontoire d’où je domine l’anse de la marine. Turbulences des flots qui s’engouffrent dans le resserrement des roches. Les mugissements du vent enflent dans le labyrinthe de mes oreilles, camouflant provisoirement le grondement des vagues en contrebas. Je savoure ma solitude ― illusoire solitude ― au milieu des pics et de la rocaille. Les pierres oscillent sous mon pied. Mes cheveux volent en tous sens. J’aspire le soleil, sa douceur, les effluves de lumière caressante.
Tu t’allonges sur un rocher plat grêlé de trous. Surtout, ne jamais décider à l’avance de ce que « tu-vas-faire » ni de « jusqu’où-tu-iras ». Suivre ton penchant du moment.
Elle a emporté un roman, offert par son frère à Noël. Retrouvé ce matin au milieu de la pile des ouvrages en attente de lecteur. Elle ne connaît pas l’auteur, son nom ne lui dit rien. Il est corse, pourtant. Sur quelle phrase s’ouvre cet autrefois féminin ?
Elle surveille du coin de l’œil les ondulations des arbres, masses festives mouvantes, signe tangible de la présence du vent.
En exergue, une phrase de Faulkner, en anglais. « Parce que la mémoire, le souvenir était sur le point de s’amorcer et de claquer ». C’est quelque chose comme ça. Le Bruit et la Fureur peut-être. Penser à vérifier, penser à chercher.
Pas de table des matières mais des chapitres numérotés en toutes lettres. De un à ? Neuf ! Pas dix, non ! Un à neuf, peut-être à cause de 1959, année de naissance de l’auteur. 1959, n’est-ce pas aussi l’année de naissance de son frère ? À moins que ce ne soit 58. Elle ne sait jamais. Est-ce elle qui bouge ou le rocher grêlé de trous sur lequel elle est allongée ? Une histoire de bibliothèque ancienne à ranger. Un récit autour d’une femme corse, noble et célèbre. Diana Petri. Une discussion houleuse entre mère et fils.
Les bergers lancent leurs hululements à travers la montagne, insensibles à sa présence et à ce qui l’occupe, elle. Ignorants de sa lecture, de sa présence insolite dans le paysage. En est-elle bien sûre ? De là- haut, ils dominent et ils l’ont sans doute vue, allongée sur la roche plate grêlée de toutes parts, ou accroupie derrière un buisson de ciste. « Aou, aou, aië ». Modulations étranges, indistinctes, imprévisibles. Le vent souffle par rafales qui la bousculent et la refroidissent. Elle change de place, abandonne un instant ses feuillets au vent. Les pages claquent comme de petits drapeaux. Elle se cale dans un creux de roche, plus à l’abri. De là, à travers ce trou de rocaille, « il y a une photo à faire ». Le tintement plus clair des sonnailles lui dit que le troupeau se rapproche. Hululements et mélopées des bergers. Le silence existe-t-il vraiment, un silence en soi ? Quel silence au moment de mourir ? Un silence glacial ? De ce même froid que celui qui fige la peau du cadavre que l’on effleure pour la dernière fois. Des sifflements aigus, de plus en plus intenses et rapprochés, lui font lever la tête. Ils sont là-haut, sur les pentes arrondies de la montagne. Sur l’autre versant de Hanging Rock (Australie). Tout un mouvement de houle lumineuse s’étire à l’aplomb de la montagne. Sur la ligne de crête, une silhouette en ombre chinoise s’affaire au rabattage des bêtes. Sifflements. Variations, hululements. « Aou, aïe, aou ». Sur combien de notes ? Combien de temps pour faire dégringoler le troupeau jusqu’à la route ? Les taches moutonnantes s’échelonnent, lumineuses sur le vert sombre. Modulations, stridulations. « Ffff, ffff ». La silhouette ombre chinoise a disparu, happée sans doute par un pan de rocaille, invisible de l’endroit où elle se trouve. Elle lit quelques pages encore sur Diana. Son esprit est ailleurs, tourné vers ces pâtres d’un autre temps qui continuent à mener leur vie ancestrale avec leurs bêtes. Elle songe à Virgile, aux Bucoliques dont enfant, elle récitait des chants entiers. Elle pense à la Méditerranée qui conserve encore des modes de vie antiques, invisibles et insoupçonnables l’été, en pleine période de bains de mer et d’effervescence factice. Elle voit en surimpression du visage tanné et hirsute du berger qui lui livre son bois à dos d’âne, le visage de cet autre pâtre grec, annoncé salle Cortot pour interpréter au piano Images de Claude Debussy. Un Ulysse barbu et noir, qu’elle s’était plu à imaginer tombé des Météores ou droit sorti d’un combat en lointaine Colchide. Un jeune pâtre qui n’avait de pâtre que l’apparence rustique. Mais un faune raffiné qui aurait assimilé au plus profond et au plus juste l’élégance très française de la musique de Claude Debussy. Un pianiste et un virtuose, mais aussi un artiste, capable de sentir la musique de l’intérieur. L’élégance d’un pâtre grec, nommé Styros.
Il serait temps que tu sortes de ta tanière et que tu reprennes la route du village. C’est ce qu’elle se dit tout en rassemblant ses affaires, sac à dos, livre et carnet. Elle saute d’un caillou sur l’autre, en s’agrippant aux branches dégarnies des genêts. Heureusement, la croix n’est pas loin et la bergerie non plus. Elle se dit aussi qu’il lui faut rapporter du bois. Elle sait où s’approvisionner en rondins mais elle ignore s’il en reste encore. Elle grimpe le long d’un talus de terre meuble, recouvert de sciure fraîche. Elle fait sa collecte, emplit son sac à dos à ras bord, le charge sur ses épaules, se laisse glisser dans la sciure et rebondit sur la route. Elle rapporte ses notes de l’après-midi, ses rondins, ses photos. Elle s’arrête et se penche sur le premier hellébore en fleurs. Helleborus corsicus.
20 janvier
Et ce vallon qui descend jusqu’à la mer, peut-être pourrais-tu le rendre à sa poésie des origines ? Toi qui sais le pouvoir des images, peut-être pourrais-tu délier par tes mots le Muragellu enfermé au creux de la terre. Invisible. À moins que de mémoire d’homme, il ne soit englouti ― pour toujours ― sous les monceaux de détritus que chacun persiste à déverser dans sa gorge éventrée. Par dessus le muret qui ceinture le pont du Muragellu, gravats, crachats des maçons lâchés en trombe de poussière du haut des bennes hyper-mobiles.
Poussière de briques et de ciments carreaux dépareillés machines à laver telluriques téléviseurs implosés matelas vermoulus sommiers et gazinières Delux pourrissantes dans leur gaze de rouille literies défoncées maculées d’urines d’ancêtres, sommiers sommiers encore ondulés décatis épaves de ménageries humaines déménagées jusqu’ici balancées par-dessus le muret du Muragellu maquis dévasté envahi alentour à profusion de déjections diverses quincaillerie en tous genres postes de radio TSF vélos et moteurs armatures de mobylettes carrosseries de voitures chaises dépareillées divans de salons couverture marron à fleurs de chez « Tati corse » tout le mauvais goût du quotidien dévale dans le vallon le quotidien réduit à cette ruine des arbres du maquis dépenaillés effilochés détruits terre à vif décapitée de sa vie.
Une brume grise, légère et cotonneuse descend des hauteurs, flotte au-dessus du recreux qui m’abrite, franchit la route, recouvre le vallon en contrebas, enveloppe la ferraillerie délestée de son usage quotidien tout terrain vie domestique et convivialité, loisirs pour tous. Les réfrigérateurs évidés s’enfoncent un peu plus dans la terre, rongent les racines des chênes en détresse, sectionnent les branches, émondent les derniers feuillages. Les vallonnements ombreux du Muragellu succombent sous la présence harcelante d’un quotidien défunt, réduit à sa carcasse ferrailleuse et crâne, à sa crasse de gonds disjoints et de verre brisé, roues de bagnoles déjantées pots de chambre, lave-linge et valises, frigidaires encore.
Des genêts maigrichons s’agrippent vaillamment aux fourneaux d’une cuisinière, un ciste solitaire a pris racine dans la laine pourrie d’un matelas pisseux, un ressort de sommier abrite un entrelacement de lianes. La nature reprendra-t-elle un jour ses droits ?
Le brouillard se densifie. Il glisse par nappes successives d’un versant de la route à l’autre. Une chape de brume grise recouvre le maquis étouffe le mugissement régulier de la mer. Des rires et des cris soudain trouent le silence, lacèrent l’atmosphère ouatée. Une planche qui roule écorche la route dans un bruit de ferraille.
Elles sont trois à courir et à s’esclaffer. En noir toutes trois. Pomponnées mode et coiffées dernier cri. Par grandes saccades de rires, elles s’exclament haut et fort, se rapprochent du promontoire que je n’ai pas quitté. Je les vois qui s’agrippent à tour de rôle au plateau d’une table à apéritif version catalogue de Saint-Étienne, montée sur des roulettes, abandonnée à côté de la cahute aux encombrants. Les trois mignonnes hurlent, arrimées dans la descente à leur véhicule de verre. Emballée dans sa course, la table emporte les demoiselles, plus vite, encore plus vite. Et leurs cris percent le silence. Elles s’éloignent toujours davantage et se rapprochent du Muragellu. C’est là, sans doute que la table roulante va finir son premier et ultime parcours de folie. Balancée par dessus bord, désarçonnée. Les roulettes continuent à rouler l’air de roulements imbéciles. Les jeunes filles contemplent, balcon du Muragellu, les armatures brisées. La brume épaisse noie les rumeurs. Les rires se sont dissous dans le vallon. À peine un cri d’oiseau dans les ramées. La mer en contrebas est rendue à son opacité première. Qui, le premier, a jeté la pierre au Muragellu ?
22 janvier
Je pars tard aujourd’hui, malgré la douceur printanière. Les grands froids annoncés pour le début de la semaine se font attendre. Les lauriers sont en fleurs et les mimosas sur le point d’éclore.
Un parfum de résine guide ma marche au-dehors du hameau. Peut-être cette marche va-t-elle adoucir mon angoisse, celle qui m’a prise au milieu de la nuit dernière et m’a tenue longtemps éveillée au bord de la suffocation. Le soleil voilé tient la mer à distance. Il semble qu’elle se soit provisoirement absentée. Son éloignement m’inquiète. Dans cinquante ans peut-être, l’île ne sera plus que dunes de sable. Ou pire, un vaste paysage de détritus encastrés les uns dans les autres. Une décharge généralisée de Muragellu. Le grand vent de dimanche, encore vif sous ma peau, balaie ces images funestes. Le paysage millénaire du Monte Minerviu surgit au détour d’une courbe. Paysage ancestral qui fait surgir en moi le sublime Kaos de Pirandello. Aucun vol de vautour ne vient cependant lanciner dans les airs. Seules de violentes rafales secouent le vaste plateau d’herbes sèches puis s’engouffrent en tourbillons dans les cavernes qui trouent le piton rocheux. Ici et là, une bergerie abandonnée, un enclos, des murets qui délimitent l’espace et parlent d’un passé défunt, encore habité par ceux de ma famille, il n’y a pas si longtemps. Un maquis serré grimpe le long des pentes, qui m’interdit tout accès aux rochers en surplomb. Vus d’en bas, je les croyais pourtant très accessibles. Seule et inexpérimentée, je suis forcée de renoncer. Les ruines de Ficajola me hantent. Je sens tout proche mais invisible le vieux hameau incendié jadis par les lansquenets d’Andrea Doria. Que cherchait le condottiere dans ces lieux inhospitaliers, livrés au maquis et aux vents ?
Une houle légère glisse sur la mer, bleu de nuit sous le soleil. Je revois la longue silhouette sèche de mon grand-oncle, « expert en chasse au veau marin ». Une hulotte toute proche lance au-dessus des toits sa note mystérieuse.
Dépassé Hanging Rock (Australie), l’odeur forte du cochon me saisit tout entière. Je fais halte pour humer pleinement ces effluves. Le petit ruisseau galèje sous le pont. Je me penche au-dessus du muret pour l’entendre. Son murmure d’en bas, assourdi par les lianes, n’a pas la clarté joyeuse qu’il a en bondissant sur la roche rouille. Un coup de feu égaré troue le silence. Une odeur d’humus remué par le passage des bêtes monte de la terre. Le soleil a déserté la route. Je hâte le pas en direction des Petrelle. La Punta de Merchiò émerge dans la lumière, pareille à une dent solitaire. Le mugissement de la mer est effacé par la rumeur grossissante du Furcone, le torrent montueux qui court à la rencontre de la marine écrin d’émeraude. Densité sombre des verts touffus. Le Mulinu di Pendente n’est plus très loin.
De menus frétillements invisibles secouent les frondaisons. Le torrent se rapproche de moi. Les taillis gagnent en épaisseur. Une humidité pétrifiante m’enveloppe. Les arbres mangés de lierres et de lianes donnent au maquis des allures de jungle. De furtifs froissements d’ailes ébrouent les feuillages. Un dernier cercle de lumière auréole le sommet du Cucaru. Je frissonne au-dessus des eaux du Furcone. Et me penche. Superbes massifs d’Helleborus corsicus.
Je reprends ma route en sens inverse. Un rouge-gorge gît dans le fossé. Une minuscule fleur mauve pointe sa corolle fragile au-dessus des feuilles. Les premiers crocus. Les jonquilles sauvages, cœur safrané. Le soir tombe, mais pas encore la fraîcheur qui d’ordinaire l’accompagne. Comment, de la route, retenir le moindre détail ? Chaque jour me réserve une surprise. Une anfractuosité mise à nu, un sentier insoupçonné, à garder en mémoire pour le printemps, d’autres marches dans les murets. Rien n’est jamais tout à fait identique. Une forme en dévoile une autre, qui recèle ses propres secrets. Odeur de branches coupées, bruyère et mousse. Elle passe sous Hanging Rock (Australie). Elle était là lorsque la voix l’a appelée. Elles ont parlé de la douleur. Des formes qu’elle prend pour se manifester. C’est par là, par ce talus, qu’elle grimpera jusque là-haut. Un jour ! Cette douleur cuisante qui assaille sa peau, la nuit. Cette brûlure sur son bras gauche, à vif. Ce prurit sous ses ongles. La perle de sang qu’elle devine sous son doigt, dans le noir. Insomnie. Tenter d’oublier ces démangeaisons qui l’assaillent sans relâche. Faire la sourde oreille à leurs sollicitations. Les réduire au silence. Les annihiler par des pensées agréables. Impossible. Ça reprend ici, puis plus haut, sur le lobe de l’oreille, plus bas, au bas du dos. C’est un feu que le vent éparpille, ouvrant des brasiers insolites qui ne s’éteignent que provisoirement et reprennent de plus belle au moment où elle croit qu’ils sont enfin éteints. Une odeur d’urine poivrée monte du rocher où elle s’est installée. Elle sent son ventre se nouer. Peur d’avoir peur de cette angoisse qui la saisit sans crier gare et la pousse hors de raison. Elle a peur de ses éclats qui la prennent à l’improviste, sans qu’elle puisse les contenir. Est-elle en train de perdre la raison ? Elle sent monter en elle des gerbes de folie. Volcan et eau à la fois cratère en fusion feu de sa peau qui crache son venin lacère les pores de sa peau la brûle de mille aiguilles piquantes la nuit est délestée de ses étoiles la beauté du jour achèvera de la consumer.
Un croissant de lune bleue volette au-dessus d’elle aile d’oiseau blessé lune froide et fidèle qui calme sa brûlure en même temps que l’odeur forte de l’urine des chèvres. Des phosphènes de lumière rousse scintillent à travers les arbres. Une vache blanche broute l’herbe vespérale. Une hulotte lance son cri. L’étoile du berger luit au-dessus de la mer. Il est six heures. Une nuit américaine enveloppe le monde du village. Il fait nuit.
Posé en équilibre parfait sur une absence de nuages, le croissant de lune claire.
24 janvier
Elle s’est endormie devant la cheminée. La bûche crépite d’un feu intime. Crépitement régulier, parfois plus assourdi, qui lui murmure dans son demi-sommeil que la flamme baisse, prête bientôt à s’éteindre. Elle sent le froid qui la gagne, un froid qui s’infiltre par le dos. Elle se secoue sans se réveiller. Elle éprouve le même cheminement du froid que celui de l’autre nuit, quand elle s’était couchée dans la mezzanine du four, enroulée dans les draps de bain de coton, le béret parisien tiré bien au-delà des oreilles. Elle se dit, dans sa tête endolorie, qu’elle ne tiendra pas. Qu’il est impossible qu’elle fasse sa nuit sous la pierre sèche du four. Le froid dur et humide pénètre jusqu’aux os et prend la chair à rebours. Elle sait que la température va encore chuter au cours des heures. Jusqu’au petit matin. Elle est recluse là-haut, sans torche, avec ce glacé qui l’immobilise par à-coups, congestionne ses muscles. Elle sent la dureté du ciel au-dessus d’elle et la proximité sans faille des étoiles. Instinctivement, elle se recroqueville un peu plus sur le matelas bain de soleil bouffi d’humidité, qui lui sert de litière. Elle sent pourtant, dans cet inconfort et cette réclusion glacée où elle tente vaillamment de s’endormir, quelque chose d’exaltant. Peut-être le désir inconscient de se mettre à l’épreuve, de se dépasser elle-même dans l’épreuve qu’elle s’est infligée. Un moment plus tôt, elle était assise sur le muret de la treille, éblouie par la pleine lune. Toutes les portes étaient fermées et la grande maison endormie. Paisible, insouciante de sa situation. Cela avait duré pas mal de temps et ce n’est que tard dans la nuit, qu’elle avait flanché. Autant en raison du froid qui la paralysait maintenant qu’en raison du chagrin qu’elle éprouvait à le voir errer autour de la maison. Elle était sortie par le finestrinu, se tortillant pour parvenir à s’extirper. Il avait refermé sur elle les volets et ensemble, silencieux, ils avaient regagné le lit conjugal. Il lui avait fallu du temps pour se réchauffer et chasser le froid qu’elle avait emmagasiné sous les pierres.
Devant le feu, c’est le même froid insidieux qui la saisit droit dans le dos. Un vrai coup de poignard. Des phrases montent en elle. Des mots surgissent, venus du fond de sa mémoire. « Sa mère, bredouillis d’atomes explosés ». Elle ne s’arrête pas sur les choses. Elles vont leur chemin fluide sans qu’elle puisse les retenir. Sa maison d’alors lui manque, celle qu’elle a quittée pour toujours, après plus de vingt-cinq ans de présence dans ses murs. Elle ne parvient pas à imaginer que d’autres l’habitent. D’autres corps, d’autres présences, un couple et deux enfants, paraît-il. Elle, elle n’y remettra plus les pieds. Elle ne poussera plus jamais la porte tant de fois ouverte fermée, sur elle, sur sa vie. Elle est partie sans dire adieu. Elle se dit que tous ceux qu’elle connaissait et qu’elle ne reverra plus sont comme morts. Ils gisent dans les strates plus ou moins sombres de son cimetière intérieur. Bientôt elle ne pourra plus leur rendre leur visage. Ils n’existent que tant qu’elle garde d’eux un pan de souvenir. En y réfléchissant, elle se dit qu’il en est de même pour elle. Qu’elle n’est plus qu’un petit cadavre mou dans la mémoire des autres. Mais ne l’était-elle pas déjà depuis longtemps ?
Elle aimait le jardin de juin, ses pavots et ses iris, ses araignées, ses escargots, les fenêtres mansardées qui donnaient sur les toits et les feuillages des grands arbres. Il n’est pas certain qu’elle n’ait pas au fond d’elle-même le regret de cet univers familier, riche de sensations et de lumières. Le nez collé à la vitre, le regard perdu par-delà les toits, l’oreille au téléphone, elle passe des heures à dialoguer avec elle. Longues discussions attendues dans l’angoisse et dans le désir de la voix de l’autre. Ce temps aussi est loin. Elle est pourtant sûre qu’il a existé, elle ne peut l’avoir rêvé. Elle somnole, portée entre deux eaux par le crépitement du feu qui feule devant elle et le froid qui la pince par vagues brèves et par secousses. Elle s’égare dans le livre qu’elle est en train de lire. Il l’irrite et l’ennuie. Elle se secoue puis se rendort. Peut-être se produira-t-il quelque chose, enfin ! Les images défilent dans son sommeil, qu’elle ne parvient pas à retenir. Fugitives, elles s’abîment dans le tréfonds de son inconscient d’où un instant plus tôt elles avaient surgi. Visages familiers, silencieux, qui se rappellent modestement, timidement à sa mémoire sans laisser de trace. Théâtre d’ombres qui s’effacent et reviendront la visiter comme bon leur semble. Au gré de leurs fantaisies. Puis s’évanouissent et s’enfoncent dans les brumes vertigineuses du sommeil.
27 janvier
Le vent souffle par grandes rafales. Le maquis ploie sous les à-coups imprévus du libecciu. Je ne vais sans doute pas pouvoir marcher très longtemps sur la route. Je n’ai pourtant pas envie de renoncer. Je vais trouver un abri où pelotonner ma solitude. Il me semble me souvenir qu’en prenant sur ma gauche le sentier un peu large qui conduit jusqu’aux ruches, je vais déboucher sous les grottes qui précèdent la Pierre plate. La Pierre à palabres.
Au détour d’une courbe, je découvre un mur impressionnant. Une muraille plutôt qu’un mur. Une muraille de Chine miniature, qui serpente, large, dans les profondeurs du maquis et se perd, je ne sais où. Une jetée, construite au milieu d’une mer de feuillages. Je m’avance sur les blocs de pierre aux rebords bien équarris. Je me fais funambule hasardant mes pas sur le fil moussu, en équilibre entre les deux pans d’un vallon bordé de chênes. Le vent mugit autour de moi qui secoue le silence par grandes saccades. J’emprunte des marches encastrées dans le mur. Je me hisse avec prudence. Je retrouve le sentier. Sombre, désossé par le passage récent des sangliers. Je dois me trouver aux alentours de la Pierre à palabres qui ancre son ossature rocheuse, trouée de tafoni, quelque part dans les piani, un peu plus loin. Il y a là une grotte. Ses courbes m’attirent. Je me hisse jusqu’à la petite esplanade et me blottis dans l’arrondi qui m’accueille. Je me laisse enivrer par l’odeur de terre humide, feuilles et champignons mélangés. Vais-je m’endormir, ballottée par le flux invisible du vent ? Vais-je m’engouffrer sans résistance dans le ventre de la baleine des airs ? Pour quelle résurrection ? Je me laisse happer par le monstre aérien, passe sans égratignure la rampe épineuse des fanons. Me voilà avalée crue. Engloutie par les flots qui secouent l’énorme caverne feuillue. Je circule à l’aveugle entre boyaux et intestins au milieu d’un plancton épineux. Je me cogne, pieds et jambes drossés contre les parois arides du géant. J’ai peur de ne pas pouvoir me réveiller. J’ai peur de ma solitude. Peur des ombres fourchues des arbres. Peur de ma peur. Je sens l’humidité qui me ronge les os, qui me pénètre jusqu’à la moelle. J’ai conscience pourtant que c’est l’inverse qui se produit. Que le froid gagne progressivement, qui part des os pour innerver la chair. Je me sens minuscule, soumise à l’épreuve du corps disloqué.
Je me secoue, décidée à m’extraire de la torpeur sauvage qui m’enserre. Je remue ciel et terre pour retrouver l’air libre. Je me réveille, dos et membres brisés. Combien de temps ai-je dormi ? Quelques minutes, à peine. La lumière semble inchangée. Il fait tout juste un peu plus froid. Je me sens pantin désarticulé. J’ébauche quelques mouvements pour dégourdir un dos ankylosé. Je m’ébroue et débarrasse ma peau des piquants qui s’y sont agrippés. Des croûtes de terre se détachent, qui s’étaient incrustées dans mes vêtements. Je reprends ma route en sens inverse. Les marches encastrées dans le mur. La muraille de Chine miniature. Le sentier aux ruches. La route. Le soleil a baissé et le vent est moins fort. Je suis heureuse de retrouver la pleine lumière. De renouer avec l’air libre. Je pense à tous les avalés de l’histoire. À tous ceux qui ont fait l’expérience de l’incarcération, depuis Jonas jusqu’à Jean-Paul Kaufman. Le Combat avec l’ange impose ses formes dans la chevelure d’un chêne. Le petit ruisseau galèje sous le pont. Jacob surgit vainqueur au gué de Penuel.
28 janvier
Après plusieurs jours de réclusion forcée, désir de reprendre la marche et de respirer.
Odeur de résine mouillée, à peine franchies les dernières marches qui descendent au carrughju. Mon passage est salué par le braiement hystérique d’un âne, puis d’un autre. Besoin de m’éloigner de l’hystérie qui gagne du terrain et menace ma tranquillité. Odeur de chèvre et de mousse. Une tiédeur douce caresse mes épaules. Un calme étale enveloppe la nature assoupie. Enfin paisible, rassérénée. Un parfum poivré d’immortelles monte par endroits, à hauteur du jacassement des geais. Le Merchione a retrouvé sa dureté schisteuse, son vert-de-gris mat. La mer d’un bleu soutenu et lisse bourdonne en contrebas. Je traverse une zone ombreuse et humide, privée de soleil. Hanging Rock (Australie) domine le vallon de son dôme grêlé de trous.
Un premier tintement de sonnailles m’avertit que les chèvres aujourd’hui sont descendues vers la mer. Je repense à la suggestion de Sol. Ma mise à l’écart du monde ne serait-elle pas une sorte de confrontation à l’épreuve du ventre de la baleine ? Si cela était, j’aimerais qu’il en sorte quelque chose de grand ou de beau. Quelque chose qui me prenne en profondeur. Elle, elle voit plutôt cela comme une sorte de descente dans les entrailles ou comme une nécessaire plongée en moi jusque dans des viscères ordinairement inaccessibles. Paradoxalement, je me sens à la surface des choses, pareille à un bouchon léger qui flotte sur les vagues. Loin, très loin des noires abysses où dort le cœlacanthe.
Odeur brûlante d’urine. Le chien noir du berger surgit, qui me dépasse dans sa course. Je le laisse poursuivre son chemin. Je bifurque sur le sentier qui descend vers la marine émeraude. Ficajola perdu, là-bas, au-dessus des monts encore inexplorés.
Tu retrouves avec bonheur ton poste de vigie. Le bêlement déchirant d’une chèvre emplit la conque où tu te trouves. Tu la cherches des yeux, guidée par son pleur. Elle est perdue quelque part sur un à-plat de rocaille et la couleur de sa toison se confond sans doute avec celle de la pierre. Elle demeure longtemps invisible. Un oiseau de proie trace de grands cercles concentriques. C’est quelque part en dessous de ces cercles qu’elle se trouve, sans doute. Elle appelle au secours. Il te faudrait des jumelles ! Une tache noire mouvante sur un rebord de rocher. Elle est là, tu l’as vue. Tu distingues sa longue houppelande mobile. Que fait-elle seule, isolée du troupeau ? Tu penses à ce papier de Sylvie Germain sur la chèvre de monsieur Seguin. Que disait-il au juste ? Tu n’en as plus aucune idée. Il faudra que tu recherches ce billet du Monde et que tu le relises. Une autre forme bouge aux côtés de la Noire. Elle n’est donc pas seule. Elles sont deux vagabondes à s’être expatriées du troupeau. Calée dans ton fauteuil de pierre, tu reprends ta lecture.
Mais la Mandorle de pierre est là, qui te tire vers d’autres rêveries, déforme ton regard. Le sexe de la montagne t’attire vers elle. De sourds mugissements montent lentement des entrailles de la terre. Une houle te prend, par vagues successives. La chèvre, en équilibre au-dessus du ravin, scrute l’horizon de maquis et de pierre qui se déploie sous elle. Insensible à ta présence. Le désir de retour au ventre des origines, cet appel insensé, c’est par le sexe qu’il t’est donné de le vivre à nouveau. Tu caresses les forages de la roche fissurée, lèvres et ourlets de chair minérale. Palpitations des tendres excavations rythmées par les palpitations de tes paupières. La chair se fend sous l’insistance douce de tes doigts. Elle t’accueille en son centre, ouverte et chaude, haletante et chantante. Elle se gonfle et palpite, fleur avide, éprise de langueurs. Elle libère son suc, t’inonde de ses sources secrètes. Ensemble vous voguez l’âme comble et sans tâche, l’une à l’autre rivées loin des lourdes amarres. Un appel déchirant te lacère.
Que font-elles, là-bas, bientôt abandonnées à la fraîcheur qui tombe ? Qui ira les délivrer de leur solitude apeurée ? Pourquoi ne retrouvent-elles pas leur chemin ? Ont-elles besoin du troupeau pour rentrer au bercail ? La mandorle blonde de ta belle s’offre pour se livrer à ton désir. Se pourrait-il qu’un jour elle puisse s’épanouir sous d’autres caresses que les tiennes ? Les cris du berger soudain déchirent l’air. « Yo, yo, yop-yop, yop,waouu ». Les chèvres dispersées dans le vallon qui descend droit vers la mer, commencent leur remontée. Le maquis s’anime de part en part. Cris et sonnailles se rapprochent de toi. Tu es encerclée par leur écho. Il est là, au-dessus de toi, sur la route. Il tente de rassembler ses bêtes par les ululements qu’il jette à travers la montagne. Les deux chèvres isolées se morfondent, perchées sur leur promontoire désespéré. Le voilà qui déboule non loin de toi. Tu te tapis dans le creux du rocher. Tu te roules en boule pour éviter qu’il ne te surprenne dans ton repère. Il ne faut pas qu’il te voie. Le chien de chasse surgit. Il va te trahir. Tu te replies encore un peu davantage. Tu essaies de ne pas faire de bruit. Les pages de ton cahier crissent, celles de ton livre aussi. Ton sac à dos glisse en éraflant la terre. Tu vas être débusquée. Non. Il te contourne et te tourne le dos. Il est impossible qu’il n’ait pas pressenti ta présence. « You, you, youp-youp, yahé, youp ». Il se retourne, cherche des yeux ses chèvres disparues. Et c’est toi qu’il découvre, rencognée dans ta cachette. « Oh ! On est bien au soleil ». La magie est rompue mais tu lui réponds que oui, que le point de vue, ici, est idéal. Il cherche ses bêtes égarées. Elles sont là, sur l’esplanade. Tu les lui montres du doigt. La Noire vient d’avoir un petit et la brune boite. Il descend à leur rencontre. Il marche à grandes enjambées, le pull jeté sur son épaule. Tu sens les muscles durs sous le tricot de coton. Il est grand et bien bâti. Costaud, mais sans graisse inutile. Elle le perd de vue. Il reparaît un peu plus bas sur l’esplanade. Elle roule dans la paume de sa main une bille d’agate bleue. Le chien de chasse noir bondit à ses côtés, tourne en toupie autour des chèvres. Elle le voit qui leur parle, planté droit au-dessus du ravin, les cheveux au vent. Il rebrousse chemin, sans s’occuper davantage des fugueuses. Elle ne comprend pas pourquoi. Pendant ce temps, le troupeau remonte au creux du vallon. Le maquis sonnaille. Les frondaisons serrées s’agitent. Elle le cherche des yeux mais il a disparu. Il a dû changer son itinéraire, il a coupé à la diagonale en travers du ravin. Des trouées de lumière agitent les frondaisons. Un coup de feu déchire le silence habité du mugissement des flots. « Yop, yop, you-you waouh ! » Il égrène ses syllabes au-dessus de la mer. Il module son cri chantant. Elles surgissent devant toi l’une après l’autre puis ensemble, groupées en un seul corps mouvant de laine chaude. Elles s’arrêtent médusées de découvrir ta présence incongrue. Puis reprennent, arrimées l’une à l’autre, leur remontée vers le bercail. « You you, yo, yo yopyop, waouh ».
31 janvier
Il est à peine un peu plus de deux heures. J’ai préparé mon sac à dos, enregistré les ultimes recommandations. « Ne prends pas les sentiers, c’est trop dangereux ». Je promets. Je vais droit devant moi vers le Mulinu di Pendente.
Le miroir bleu lisse de la mer s’ouvre à perte d’horizon. Je provoque au passage le braiement de l’âne gris qui cesse de geindre, attristé, dès que j’ai le dos tourné. Tout de suite après, à la Leccia, je bifurque et je prends le sentier qui serpente au-dessus des jardins. Je ne me souviens pas l’avoir jamais emprunté, ce sentier étroit et escarpé, ou alors, cela remonte à des années, au temps des excursions de ma jeunesse. Je vais bien voir où il me mène. Dès le début, ça grimpe dur. J’aime ce décor de marches lisses, rabotées par les sabots des ânes et les galoches des bergers. Et ces murets de pierre. Le sentier se faufile entre les chênes-lièges, de plus en plus serrés. Un petit pont de pierre s’arc-boute au-dessus d’un ruisseau à sec. Suis-je déjà à hauteur du Muragellu ? C’est bien possible.
Avant de partir, j’ai vérifié ma messagerie. Pas de mot tendre, pas de « tâton » du soir, pas le moindre signe. Non, tu exagères. M’appellera-t-elle ? Je sens l’absence qui nous gagne, l’éloignement qui nous tend ses pièges. L’indifférence peut-être ? Il y a des signes. Des signes avant-coureurs qui ne trompent pas. Des silences là où j’attendais une réponse. Rien sur la petite phrase glissée au cœur de la « mandorle ». Cet oubli me lacère et c’est sur lui que vient se cristalliser toute ma souffrance. Je ne vois plus que le ver qui me ronge de l’intérieur.
Elle reprend sa marche, attentive à retrouver son souffle. À ses pieds, les premières crottes fraîches. Les chèvres sont passées par là. Devant elle, la première barrière. Elle escalade une première roche plate. Elle découvre la montagne, toute la montagne prise dans son vaste ensemble circulaire. Et aux pieds des monts, qui dévalent jusqu’à elle, les étagements des anciens jardins, ceinturés de murets, sertis de pierres levées de haute taille. Elle en a le souffle coupé. Ce sont les Hauts du village, d’où dévalent, par tempête, les grands vents. Wuthering Heights. Le dernier hameau, le plus haut perché, le plus ancien, le plus délabré, Imiza, est là, à jet de pierres. Un silence majestueux de bout du monde baigne la montagne. Le miroir de la mer semble s’être rapproché d’elle, alors même qu’elle s’en éloigne, et qu’elle se rapproche davantage du ciel. Étrange sensation, étrange phénomène. Il est vrai que mer et ciel semblent fondre leurs bleus, quelque part au-dessus de l’horizon.
Le sentier débouche sur une ancienne bergerie. Elle en admire les formes, les lignes sobres et les belles proportions. Les équilibres antiques. Le lieu, désert et abandonné, est pourtant très fréquenté. D’innombrables cartouches jonchent le sol. Passée l’ancienne bergerie, elle découvre une vaste étendue de maquis et de rocaille entremêlés. Elle reconnait les rochers grêlés d’Hanging Rock (Australie), ses escarpements et ses failles. Elle voudrait s’approcher davantage, trouver le point culminant d’où entrevoir la marine d’émeraude et se pencher vers le vallon. Elle se sent seule au monde dans le silence qui l’enveloppe. À peine audibles, les trois coups répétés du clocher, comme pris dans un lointain inaccessible. Elle s’installe dans la pleine lumière d’un rocher plat. De là, elle surveille la montagne, l’avancée silencieuse des nuages noirs qui stagnent sur les pentes. Ils auraient vite fait de descendre, poussés par les vents d’est et de recouvrir le sentier devenu en un rien de temps invisible. Le téton du Cucaru est pris dans un effilochement de cumulo-nimbus d’un gris inquiétant. Elle reprend sa marche sans tarder. Elle n’ira pas plus loin aujourd’hui. Elle rebrousse sentier en sens inverse. Elle a hâte d’entendre sa voix. De vérifier au son de sa voix si elle occupe toujours la même place dans son cœur.
3 février
Ivresses ivresse des montagnes prises dans les cimes du ciel ivresse des nuages colporteurs
de lumière majestueuse beauté du vent le temps glisse crête du silence dense d’éternité
ivresse moirée de l’épervier qui plane solitudes tremblées jusqu’à épuisement de l’horizon
le grand vaisseau de la montagne fuit
Stèles dressées tout au long du sentier avant-coureur de rêve
murets de pierre ancrés à flanc de ravines ivresse d’Ariane le toit de lauzes court
bel équarrissement de dalles dans les cistes équilibre aérien de lignes et de formes
Franchiras-tu l’enceinte sacrée fouleras-tu silhouette fragile l’aire de terre battue ? Une première porte une autre béant noir au-delà de l’enclos oseras-tu t’avancer ? Tu restes droite sur le seuil tu tournes autour de l’antique demeure tu t’élances éprise d’insolite inquiétude en un vol insensé transport infini de ton être cerf-volant effacé dans la mort douce.
11 février
Gris sur gris en travers du sentier de la Leccia, amandiers en fleurs sur fond de Balagne enneigée.
Je ne monterai pas à Golpani, poussée par le vent de la route et le mugissement des vagues.
Gris sur gris noir sur noir samedi dimanche interchangeables identiques. Dire que j’ai oublié de marcher. Où en sont les asphodèles ? Golpani, trois pierres en équilibre sur un linteau de porte 1870. La terre labourée par les dernières pluies désordre dans les piani pourtant affranchis du piétinement des chasseurs. Quatre coups de feu ce matin ont zébré le silence. Tu cherches sous le vent en rafales les signes avant-coureurs du printemps.
La porte étroite là-haut traversée de nuages, les crottes d’olives fraîches sur le sentier, le paquet de cigarettes en acrobate sur le fil d’un feuillage, Hanging Rock veille.
Là-haut, c’est I Giunchelli, vastes comme l’espace mélange brutal de maquis et de pierre, chaos des origines. Là-haut tu es au bord, le monde antique s’ouvre là dans le silence du temps balayé de bourrasques. Ça brûle toujours davantage sous Hanging Rock, chênaie dévastée et bergerie à nu. Tu voudrais te laisser happer par les malheurs du monde, écrire la souffrance et le déchirement des hommes, tirer de leurs incertitudes un motif d’écriture. Et tu ne peux. Rien d’autre ne te tient que cette emprise ancestrale. Le monde hellène n’est pas loin. Qui fait vibrer en toi sa force souterraine et solaire. Seule la cruauté divine t’habite et t’importe, la vraie vie est ailleurs dans l’indicible de ce temps qui s’est figé un jour lointain sur les terres d’ici.
Toi tu es là minuscule éphémère dans cette grandeur qui te cloue au rivage et au temps. Sismologue du quotidien tu notes les invisibles effervescences qui mènent au printemps. Odeur de terre mouillée mousse et champignons tu ne peux oublier ni l’euphorbe ni l’asphodèle ni l’enclos de Golpani lourd de l’absence du Minotaure.
Pas de soleil aujourd’hui, lumière grise et basse, pas de fleurs. Les rochers sont à vif sous la végétation figée dans son vert uniforme. La marine, écrin noir, scintille sous le vent. Pas une âme qui vive là ou ailleurs. La lumière émouvante, là-haut à Golpani. Le temps s’est arrêté un jour, abandonnant les hommes à leurs sarcasmes.
Tu ne peux la trouver là où elle n’est jamais venue. Tu ne peux la trouver que là-bas, dans cet ailleurs où tu l’as laissée. Qu’as-tu à lui offrir sinon tes rondins ramassés sur la route, ton maquis et ses pierres, sinon le cri du chevrier et les sonnailles du troupeau qui trotte sur la route. Tu regardes tes mains vides. Tu n’as plus que les mots lancés au vent pour lui dire l’absence, les mots que tu cherches au creux des talus, la forme mouvante des nuages pour donner des lignes à son visage, la mandorle d’un rocher pour accueillir ton rêve de chair douce.
Il va pleuvoir sur tes pas, tu le sens à l’odeur qui monte de la terre. Helleborus corsicus. Les premiers crocus mauves dans une anfractuosité de roche. Le ruisseau frisson bleu chatouille les fougères, Iguassu, Iguassu. Une veine blonde court dans le liège sombre d’un chêne en détresse. Un vent annonciateur d’orage court sur la route. Tu hâtes le pas. Tu te laisses traverser par les mots sans chercher à les retenir. Tu frisonnes sous ton pull. La vie la mort qu’en dire de plus ? Oh cette minuscule dentelle rouge racine de corail qui tisse sa toile dans la mousse ! Dimanche assoupi sous la cendre.
Le chat dort.
14 février
Animula vagula blandula perdue dans l’immensité caressante des astres qu’est-ce donc qui te rend aussi misérable et fait de toi cette petite chose inquiète qui vagit et marmonne rumine l’inanité du monde ressasse sans cesse les mêmes obsédantes questions minuscules amas d’incongruités qui hantent ton âme malade aveugle parmi tant d’autres âmes tout aussi solitaires et désolées condamnées à errer sans fin et sans but âmes évidées sans consistance sans formes et sans limites âmes élimées usées réduites à rien âmes rendues que rien ne touche ni ne pénètre âmes que leur cécité aveugle insouciantes d’elles-mêmes et des autres insensibles au brouhaha babélien du monde.
16 février
Soleil premier du printemps, un bourdon tournoie dans les massifs de thym un mulot affairé traverse en hâte la roche brûlante. La Tour d’Amour, irradiée de soleil, guette le large inutilement, depuis longtemps abandonnée au néant de l’histoire. Un papillon traverse l’air, aile furtive, poursuit sa trace devant le massif d’arbousiers immobiles. Le torrent dénoue ses lacets invisibles le long de la pente, là-bas. De menus bruits, frottements d’élytres froissements d’éventails, fruscio du ruisseau se faufilent par-dessus le tintement de chaîne du Caterpillar et le bruissement assourdi de la vague. Nulle pensée, nul désir ne viennent troubler ta présence dans ce creux de rocher d’où tu observes le train ralenti des choses. Toute attente figée dans l’absence. Le silence se noue ici au cœur du maquis immobile extase du soleil.
Je suis rebelle dis-je et tu me veux douce amoureuse guérie de la souffrance qui va son chemin rebelle insatisfaite insatiable dis-tu c’est là dans ce désordre de ton âme que tu gis épuisée d’un mal-être sournois scarabée de la mélancolie qui te grignote tapi noir sous les pores tu me veux calme dis-tu et sereine grandie d’avoir renoué avec les entrailles ancestrales et te voilà languide assoiffée des victuailles abondantes de la vie avide du tournoiement voluptueux du monde que faire d’autre sinon boire le soleil déjà chaud du matin te gorger de la pleine lumière un lézard vert court sur la pierre museau interrogateur effluves douces tressaillements d’ailes frottements de becs la nature entière bruit doucement attentive à ne pas froisser le printemps qui se fraie un passage à travers les dernières résistances de l’hiver Une pleine volée de cloches t’emporte du côté de Ravello temps heureux des découvertes promenades de cabri dans les sentiers senteurs de citronniers de fleurs d’orangers de mandariniers toute une profusion de jaunes sur le coupant du ciel la mer alors te semblait désirable tu attendais dans l’impatience de ton corps le moment de renouer avec elle tes amours de sirène combien de temps encore à attendre le moment de plonger à nouveau dans la masse opulente réserve de sensations de sel et de sable fraîcheur et bien-être des membres dégrossis de l’hiver Ailes de jour papillons safranés beauté.
20 février
Les asphodèles, petites mains rosées repliées dans leur gousse, montent en graine, poings fermés vers le ciel. Air vif et frais, il est trop tard pour monter à Golpani. Monterais-je à Golpani par la route à partir de cet amoncellement de rocaille ? Agglutinées à la glaise gluante, les feuilles de chêne glissent comme planche huilée. La terre des piani se dérobe sous tes pieds. Tu grimpes un moment encore, jusqu’à hauteur de l’enclos. Les chèvres broutent l’herbe nouvelle. Elles sont quatre ou cinq qui te toisent, toi, l’indiscrète, tête et cornes inclinées du même côté, dans une pose hiératique. Un chevreau éternue qui te dévisage, étonné. Est-ce vraiment raisonnable de vouloir prendre Hanging Rock par surprise ? Vu de la route, l’escarpement semble aisé à affronter. Vu de la route, seulement. À peine as-tu commencé ton escalade que les obstacles surgissent les uns après les autres. Branches agressives, roche abrupte enchevêtrée de lianes, sol instable. Tu rebrousses chemin en veillant à ancrer tes pas dans tes pas antérieurs. Les pentes labourées par le burin des sabots. Un bébé lézard file derrière sa mère, puis disparaît à son tour. Le piège mortel de la mère que rien ne pourra résoudre ni personne. Le bleu froid de la mer lavée de ses superstitions. Les premiers grelots de bruyère, les crocus mauves sous la mousse. Je me déleste en marchant du drame dans lequel je m’enfonce, prise en étau, otage à plein temps des passions irréductibles à une équation simple. La châtaigneraie équarrie. La Tour d’Amour mise à nu par ses propriétaires (mêmes). Il y a ceux qui construisent et restaurent. Il y a surtout ceux qui saccagent sans que nul ne se risque à hausser le ton. L’odeur prégnante d’urine de cochon gagne au-dessus de l’à-pic d’Aqua Bona. Me diras-tu, Helleborus corsicus, de quel amour je suis encore capable ? Vie sans défaut !
Elle débouche dans la pleine lumière des Petrelle. Une envie pressante lui fait choisir un buisson de ciste épais, derrière lequel camoufler sa présence. Elle pense à l’expression « pisse-froid » dont elles ont parlé ensemble. Son urine à elle, présence réconfortante, principe de vie et de plaisir, s’écoule chaude et douce entre ses cuisses. Elle savoure cet instant de libre bonheur. Le ruissellement qui chuinte entre les creux de son corps « Palla Ruccelai ». De l’endroit où elle se trouve, son regard embrasse le grand cercle de la conque. « Le voile de la mariée » déploie sa traîne blanche sur les déclinaisons de la roche. Le torrent bruit de son murmure invisible et roule avec le maquis folto folto qui le camoufle jusqu’à l’écrin de lumière de la marine. Bleu-vert calme. Faut-il qu’elle meure pour qu’elle-même puisse vivre ? N’est-ce pas une illusion ? Réfléchir aux « rêveries associatives ». Julien Gracq. Les Eaux étroites de la route. Le cri perçant d’un cochon déchire le silence. Cinq heures sonnent au clocher de Conchiglio. Le maquis s’éveille doucement. Claquement sec d’un bec de corbeau qui trace ses cercles au-dessus du rivage. Qui pourra s’insurger contre les destructions volontaires, les saccages inconscients ? Elle reprend sa route vers le village, une route tout en lacets qui grimpe le long de la montagne. Le chant répétitif d’un oiseau tapi dans l’ombre épaisse d’un feuillage. Andrea Doria et ses mousquets, cris et sang sur Télumé Miracle. Territoire de Linaghje. Il te dit : « Tu es là pour faire surgir ton talent ; c’est là que tu es, c’est là qu’est ta vie. » Un champignon clair hisse sa large corolle au-dessus de la motte de terre où il a pris racine. Une chèvre en équilibre dans un chêne surgit au-delà du pont de pierre. Sac de plastique blanc emberlificoté dans l’arbre. « Andoar, Andoar ! » Quel Robinson de l’île pourrait te faire rendre l’âme dans ton chant ?
22 février
Odeurs de sève fraîche qui montent du sol. Le parfum de la terre est-il toujours le même d’un jour à l’autre ? Pas un bruit. À peine le souffle léger des vagues. Les nuages, absents du ciel ce matin, courent au-dessus d’Hanging Rock. Une fraîcheur coupante gonfle les mousses gorgées d’eau. Il est encore trop tôt pour voir les cistes en fleurs.
Une araignée furtive se balance le long de mon visage. Son fil ténu mêlé à mes cheveux en désordre. Je la sens qui vibre, monte et descend, agitée de menus soubresauts. Je ris de ce manège miniature qui se joue contre ma joue. Je n’ose la déranger mais je la suis du coin de l’œil. Le pépiement têtu d’un oiseau solitaire strie l’air. Il a senti ma présence. Il se replie dans le silence. C’est l’heure des bergers. Le père le fils, chacun vaque à ses propres tâches. Le rituel se met en place. Mais je n’en connais que quelques étapes. Le chassé-croisé des camionnettes, l’ouverture de l’enclos à chèvres, les cris des hommes et les aboiements des chiens. Je quitte la route et me faufile sur le sentier qui descend vers la marine-écrin d’émeraude. Mon pied cherche appui sur les pierres stables, ma main s’agrippe au tronc d’un chêne nain. La terre meuble glisse et se dérobe, mon pied fourche. Je me rattrape de justesse. Je débouche enfin sur l’esplanade. Le rocher mandorle n’est pas loin. Je vais m’y installer, calée dans le creux d’un rocher. Un corbeau choucas lance son cri d’alerte au-dessus de ma tête. Je cherche des yeux les cercles noirs qu’il trace dans le soleil et dans le vent. L’envie me prend de descendre un peu plus bas, en direction de la Punta. La roche plate de la chèvre blessée me semble toute proche. Je contourne le rocher de la mandorle. Je me fraie un chemin parmi les cistes. Il suffit de suivre les crottes de chèvres, leur agglomérat régulier. Je me baisse pour ramasser des pierres et confectionner un cairn. Un peu plus bas, un massif de thym en fleurs. Un peu plus bas encore, un rocher bec d’aigle, grêlé de trous. Trois heures sonnent au clocher de Conchiglio. La marine-écrin d’émeraude frissonne doucement. Les abords de l’esplanade ne doivent plus être bien loin. En contrebas, à flanc de corniche, la route serpente, qui contourne la Punta. Je me rapproche de la mer. Son miroitement m’appelle. Je voudrais être un oiseau. Je longe un sentier qui s’appuie le long d’une muraille. Curieusement, le sentier semble s’élargir. Il s’enfonce sous de grands chênes. Vais-je poursuivre ma route ? Il fait sombre tout d’un coup. Je pense aux sangliers. La terre remuée me dit qu’ils sont passés par là. Je regarde autour de moi. Le face-à-face avec l’animal me semble inéluctable. S’il en surgit un, par où prendre la fuite ? Plusieurs ramifications se présentent. Laquelle est la bonne ? Laquelle prendre ? J’ai peur de me perdre. Il me semble que je devrais être en pleine lumière. Au lieu de cela, l’épaisseur de l’ombre grandit. Je rebrousse chemin. Je retrouve les buissons. Mais ils sont plus hauts que moi et ils m’enserrent dans leurs touffes serrées. Je suis prise dans un étau. Un étau d’épines et de branches qui se refusent à me livrer passage. Je me retourne. La montagne a disparu, le rocher mandorle aussi. Le maquis est plus haut que moi et dérobe à ma vue tout ce qui habite l’espace. Plus rien n’est visible du monde familier que j’habite. Seul, au-dessus de moi, un pan de ciel, mouvant et immobile. Il faut que je retrouve mon chemin et que je sorte de ce maquis épais de houx et d’arbousiers. Je ne retrouve plus mes repères, crottes de chèvres et massif de thym. Je grimpe et m’agrippe. Le rocher bec d’aigle surgit enfin. Il était temps ! Je contourne le rocher et débouche sur une vaste pierre plate. De là, j’embrasse l’ensemble du territoire. J’aperçois le rocher mandorle, la marine-écrin d’émeraude, la forme arrondie d’Hanging Rock. Je pose mon sac à dos sur la roche. Je m’allonge au soleil. Je sors mes jumelles. Je voyage. J’explore pentes hautes et crêtes. Je m’absorbe calme dans le miroir de la mer. Circé, et toi Ulysse, avez-vous pour toujours déserté ces rivages ? Votre absence me hante. Je vous cherche dans l’écume et ne vous trouve pas. J’entends des cris, pourtant, qui montent de la mer. Des cris et des rires moqueurs, qui me font lever la tête en direction de la Punta. Que feraient des enfants sur ce rocher inaccessible en surplomb de la vague ? Des bandes de mouettes gouailleuses tournent et criaillent autour de la montagne. Je les laisse à leur sarabande. À côté de moi, un trou d’eau dans la roche. Un crapaud luit. Ou un crabe peut-être, qui se dore dans le bassin minuscule ! Un crabe ? Impossible ! Tu rêves ! J’approche un bout de tige pour vérifier si le corps visqueux est vivant. Mais il demeure insensible. Je risque la pointe de ma tige sur les cuisses de la bête. Pas de réponse. Je continue d’explorer la cavité. Un gros caillou rond, encerclé de crottes de chèvres plus dodues que d’ordinaire a donné vie à mon crapaud. J’attends le cri des bergers. Ils ne vont pas tarder. Je me laisse caresser par le vent.
23 février
Je suis arbre. Arbre-sensation. Mon corps s’enracine. Mes pieds cherchent appui dans la terre humide et s’enfoncent par-delà les premières couches encore visibles au-dessus du sol. Mes doigts se mêlent aux doigts du chêne, filaments et souches, tressages de végétaux, lianes et branchages invisibles à l’œil égaré dans le vide. Je m’enroule à la sombre intimité végétale. Je m’infiltre. Chemin faisant, je creuse canaux et rigoles nécessaires à ma vie souterraine. Je bois à grands traits l’eau qui gonfle le tronc dont je sens toute la puissance au-dessus de moi. Des ruissellements ténus irriguent les membranes ligneuses et les porosités, alimentent la sève. Je me coule dans l’arbre, me fonds à son corps de silence et de vent. Je m’enivre à son parfum de girolle et de cèpe. Je savoure la mousse de son suc. Je suis la source nourricière qui humecte ses lèvres-feuilles. Et je m’élance. Je monte, silencieuse et sûre, le long de ses veines herbues. Je me dédouble et danse dans l’air du soir. Une lumière dorée filtre entre la ramure. Je suis oiseau et nid. Je me love entre les branches les plus douces dans des courbes tracées par le temps. Je suis nid et oiseau. J’écoute le chant de ceux qui gîtent dans la même ramée. Je me fais silence pour entendre essaimer le vent.
2 mars
Je retrouve la route avec plaisir. Elle me manque, je m’en rends compte, même si, lorsque je suis dans ma Thébaïde et que je recrée sa présence, elle me semble soudain monotone. Aujourd’hui, comme les jours précédents, et comme demain sans doute, elle est balayée par de grandes rafales de vent. Lumière étrange de fin d’après-midi, lumière neutre, presque blanche, insipide. La mer est absence de bleu délavé par le ciel pâle. Autour de moi, la mâture des troncs grince. Les asphodèles, haut perchées sur leur hampe, ont sorti les premières fleurs. « Pie pie pie ! », le pépiement d’un oiseau nouveau-né perdu dans les feuillages d’un chêne. Les rochers glissent à ma rencontre. À quoi bon ces tailles sauvages drossées par le vent ? « Andoar Andoar » de quel dédain blessé vous mourûtes aux bords où vous fûtes livré ! Une vache blonde m’observe tandis que je m’absorbe à livrer au maquis la chaleur or de mes eaux vagabondes. Je reprends la route, allégée et sereine. Un parfum inhabituel monte de la terre, herbes gonflées de leur fraîcheur nouvelle. Les vagues saillent à l’assaut des récifs, je rejoins le soleil. Une présence m’accompagne, étrange et familière à la fois. Je me retourne et regarde par-dessus mon épaule. Une ombre longue, longue me suit, qui s’étire sur les aplats des rochers. J’aspire l’air à grandes bouffées poumons engoulevent. Voilà mon ombre devant moi cette fois ; elle m’a prise par surprise et dépassée. Elle allonge le compas gigantesque de ses jambes. Elle marche à vive allure, silhouette Giacometti qui branle son torse parfaitement ridicule, tant il est disproportionné. Une tête sans visage se penche sur un bouquet de narcisses. Frêles corolles cœur safrané de tendresse balancées dans la fraîcheur du soir. Envie de dormir enroulée dans une bauge de terre. Je me souviens de ce désir-là de dormir à même les feuilles, serrée contre elle dans les fourrés. C’était au temps d’une autre vie, une vie de là-bas qui tend à s’estomper. Elle la laisse monter en elle, affleurer comme bon lui semble et bientôt l’envahir par vagues indolores. Images furtives plutôt que souvenirs ordonnés. Et toujours, au-delà de ces formes vagues, ce désir d’autre chose, de toujours davantage, cette soif. Aujourd’hui elle sait qu’il y aurait eu d’autres contraintes et d’autres lassitudes.
Peut-être iront-ils un jour de l’autre côté. Prendre le bateau et accoster sur d’autres rives. Un soleil rouge sang joue entre les feuillages. Elle ne parvient pas à imaginer que toute cette beauté est appelée à disparaître.
Il est à sa hauteur elle le toise il irradie il embrase les feuillages il la suit parfois se cache reparaît dans un trou de verdure l’éblouit de sa force chaleureuse. Râ le bienveillant qui caresse les flots ! À force de le regarder elle voit des ronds partout autour d’elle cercles de mousse orangée creux de roche rousse lune clouée sur le couchant bleu or. Le voilà qui s’apprête à plonger à l’orient je hâte le pas il a sombré au-delà de Thulé. Je titube grisée d’air vif et de lumière des nuages plumes de geai flottent sur l’horizon le chat court sur le muret à la poursuite du vent revoilà le soleil drapé dans un dernier anneau de Saturne « Andoar Andoar » tu résistes farouche aux rafales mais les angles de ta robe s’enroulent et tu perds de ta force chanteras-tu ce soir la complainte que j’ai susurrée à tes branches une horde de poissons pilotes sillonne le ciel un squale rouge profil effilé court à sa rencontre il engloutit sa proie « soleil cou coupé ».
21 avril
Où est son bien ? Elle le cherche. Il la fuit. Sa nature même lui échappe. Elle s’agrippe aux bouquets d’euphorbes, au chant solitaire d’un oiseau qui appelle sa compagne lointaine. La route est calme, ce matin, déserte. Et les asphodèles presque fanées, déjà ! D’autres vies ont surgi pendant son absence, lézards furtifs et fleurs mauves dont elle ignore toujours le nom. Des sentiers ont été ouverts, des murets mis à nu. Elle pense à ses amies. L’échec de leur histoire d’amour la rend triste, affreusement triste. Cistes blancs, cistes mauves. Fleurs froissées. Éphémères et fragiles beautés. Trois cyclistes maillots abeilles zigzaguent dans le virage. Même chuintement de pédales. Régulier et rassurant. Toute cette beauté ! Pourquoi ne suffit-elle pas à la rendre heureuse ? Bruits d’élytres dans les taillis, petits crépitements insolites ! Elle s’arrête sous un chêne, à l’affût des rouges-queues et des chardonnerets. Il faut rester longtemps immobile. Voir voleter un oiseau d’une frondaison à l’autre n’est pas chose aisée. Toujours les mêmes trilles, les mêmes notes répétées à l’identique : « tsui tsui tsui ! ». De temps à autre, un autre cri, une autre voix, en surimpression sur le leitmotiv dominant. Plus loin encore, en contrebas, le cri perçant des mouettes ! Elle pense à Leonora. Ses amours difficiles. Ses amours en déliquescence. La crise. La mort. Pourquoi ? Quelle réponse possible à la souffrance ? Soleil et beauté. Calme miroir des eaux. D’autres cyclistes, encore, même musique fine des roues lancées à pleine vitesse. Même silence dans l’effort. Les petits coquelicots rouge-feu frissonnent, se défripent. Un bourdon tourne autour d’elle. Mille fleurs étoilent l’herbe du talus.
Quelle vie ? La sienne lui manque. Tout est autre. Hanging Rock. Désir intense de grimper là-haut, tout là-haut, par-delà les nuages. Retrouver l’esprit du vent. Le maquis a doublé sa carène. Genêts en fleurs. Quelle autre vie possible ? Pour quel ailleurs ? Tenir la beauté à distance. La rêver, l’habiter dans les songes. Elle accélère le pas. Elle veut sentir à nouveau ses jambes. Les rendre au rythme de la marche. Sortir de cette déréliction. Respirer. Retrouver son souffle propre. L’odeur de la terre monte, étoffée par le parfum des fleurs nouvelles. Ne penser à rien de plus qu’à la caresse douce du soleil sur ta joue. Quel est ton désir ? Tu l’ignores. Quel contour lui donner ? Tu ne sais plus. Tu ne sais le nommer et son visage se dilue dans l’espace et le vide. Sauras-tu un jour glisser tes pas dans une vie autre ? Est-ce toujours toi ? Es-tu autre ? Cette étrangeté t’étreint et te tire des sanglots. Sur cette petite route que tu aimes tant, le bonheur t’a fui.
21 avril, suite.
Tout ce calme grandiose, émeraude de la marine. Être avec Sol, saurai-je un jour mettre mes pas dans les siens ? La Tour d’Amour brille dans le soleil et moi je pleure. Je pleure sur une vie qui n’est pas vraiment mienne, pas tout à fait ou pas continument. J’ai peur et je pleure de cette peur imbécile qui me taraude par moments. Je suis autre sans savoir qui je suis vraiment. Le torrent roule ses eaux vagabondes dans les contrebas invisibles. La lumière qui irradie la montagne est déjà celle de l’été. « À Kate, malgré tout, en souvenir de ce qu’elle fut pour moi. » Cette petite phrase me déchire. Je pleure sur cet amour que j’ai vu naître, se forger, se détruire. Je pleure sur cet impossible bonheur qui ne me concerne pas. Qui est pourtant aussi le mien. « Détruire, dit-elle ! »
Pourquoi ? L’ébrouement d’un cheval dans la pâture aux châtaigniers me tire de ma sombre rêverie. Forget-me-not. Ce que tu peux être fleur bleue ! Toi qui te croyais dure, tu te découvres prête à fondre en larmes à tout moment. Tu penses à l’émotion que la lecture à haute voix de L’Air libre a déclenchée en toi. Tu ne te reconnais plus. Ce que tu croyais aimer t’indiffère ; ce qui te tenait à cœur t’ennuie. Où es-tu ? Où veux-tu aller ? Appuie-toi sur les draps à étendre sous la treille et laisse monter à toi l’odeur de mousse humide. Petits cyclamens sauvages, premières violettes, plus mauves non plus bleues. Une procession de papillons blancs volète dans les genêts. Mêmes voiles éphémères qui s’éteignent avec le jour. Petites courses de lézards menus sur la pierre verte. Minuscules enchantements du jour.
Un voile de brume dense déchire la montagne en deux, étire son étole au-dessus de la mer. Étrange flottaison. Le petit lézard Mürr s’enfuit parmi la pierre, dans les entrailles sèches du muret. Les iris bleus sont déjà fanés mais les nombrils-de-Vénus élancent leurs grappes rouges hors des interstices qui les ont tenus à l’abri de longs mois. Le printemps vibre de tout son éclat.
26 avril
Il est bientôt cinq heures. Je viens tout juste de rentrer. Je me calfeutre dans mon fienile, à la recherche d’un peu de fraîcheur. J’essaie de retrouver l’état d’esprit qui était le mien au moment où j’ai pris la route, en tout début d’après-midi. Le blanc complet ou bien le noir, c’est pareil. Je me souviens avoir échangé trois mots puis un peu plus loin avoir entendu les cris du berger, les sonnailles pressées venant à ma rencontre. Je me suis embusquée pour prendre le troupeau par surprise, au revers du virage, mais mon appareil photo était déchargé et je me suis contentée de regarder les chèvres grimper docilement vers le bercail ; j’ai embrassé le berger qui remontait tranquillement du maquis. Nous avons échangé quelques propos sur les projets d’aménagement en cours. Un peu plus loin, j’ai quitté la route et pris le sentier qui conduit à la Mandorla. Le temps de trouver un creux de roche où me tapir, les dernières trainardes du troupeau ont surgi, retardataires effarées de n’être point avec les autres. Elles sautent de roche en roche et gagnent la route en bêlant. Les derniers cris du berger descendent à leur rencontre. La montagne mugit d’un vent chaud qui secoue les frondaisons. Une canicule de presque juillet enveloppe toute chose. Je m’installe sur mon rocher promontoire criblé de chaleur. Le vent glisse sur la mer, petites vagues de surface qui ébouriffent en friselis le vert émeraude de la marine. Un motocycliste passe sur la route. Je reconnais le vrombissement particulier de son moteur. À l’arrière, une vieille valise en cuir tannée par le temps, couvercle relevé. Confortablement installé, le chien du motard prend le frais. Langue pendante, la tête hors de l’abattant de la valise, il se laisse porter par le mouvement de la route.
Comment garder la droite ligne lorsque les routes que je fréquente ne sont que virevoltes imprévisibles? La pensée s’adapte-t-elle au cadre géographique dans lequel elle s’inscrit?
Je cherche un siège naturel où appuyer mon dos face au soleil et au vent. Ne penser à rien ni à personne. Laisser à ma pensée le loisir de vagabonder comme bon lui semble, sans schéma préétabli. Laisser venir la vie à moi, sans entrave, hors règles et rails.
Suis-je réellement prisonnière ? Que veut-elle dire au juste et est-elle davantage libre que moi? Je me crois avant tout prisonnière de moi-même, de l’emprise de mes affects sur moi. Il ne tient qu’à moi de m’arranger avec mes prisons.
La nuit dernière, j’ai rêvé d’elle. De l’amour avec elle. Pourquoi ? Cette pensée me préoccupe. Je n’ai jamais pensé à elle comme à une amante possible. Le motocycliste repasse sur la route. Je le reconnais au vrombissement de son moteur. Je vois le chien dans sa valise. Je l’imagine qui hume avec délices les dernières goulées de fraîcheur. Je pense à Sol qui se dit ou se croit absente de mes journées. Peut-être ne suis-je pas assez attentive à elle, peut-être a-t-elle le désir que je lui sois davantage présente. Pourtant, elle m’occupe, tout entière. Dès que je me réveille, ma pensée première va vers elle.
Une fourmi rouge court le long de ma cuisse, se faufile indiscrète jusqu’aux abords de replis secrets. Ça pique! Je la déloge, la curieuse, d’une chiquenaude.
Ma liberté de ce jour passe par le silence. Résister à la tentation de la voix. Me retirer sans faire de bruit. Vivre mes souffrances et mes deuils dans ma seule chair, mes sanglots dans ma seule voix.
Des nuages flottent, rondes bouées lancées dans la pleine lumière.
7 juin
Reprendre la route où je, l’ai laissée. Répondre à l’appel des parfums du dernier printemps vérifier que l’espace d’ici est toujours le même. Qu’est-ce ? Qui a changé depuis ma longue désertion ? Silence tiédeur à ras du sol, joue contre joue avec le soleil lumière calme diffuse douce. Il, me semble avoir perdu le contact avec la terre ses secrets odeur de mousse sèche maintenant qui monte jusqu’à moi, spirales de langueur invisible. Il, me semble que c’était avant mais je ne sais plus lequel. Où en suis-je ? De moi, de quel tissu tressée ? Les coquelicots sont fanés, les asphodèles réduites à tiges sombres. Mon, cœur mis à nu au-dessous des nuages, nu noyé dénoyauté. Les mauves s’accrochent aux talus, les nuages aux gerçures des montagnes. Et moi ? Mon, regard erre le long des sentiers forestiers, monte jusqu’à la ligne de crête redessinée par les brumes. Une fourmi vagabonde sur les arêtes de mon écran. La passerelle Simone de Beauvoir entrecroise son double cerceau dans la lumière ascétique de ce matin de juin acier coupant du ciel sur la Seine à Bercy. Des filins longilignes courent félines beautés courbes. Quai de la Gare dans la fraîcheur, le cœur ample et empli de tant de bonheur. Arthur Rimbaud préside à mon incandescence. Est-ce toujours, moi? Est-ce la même, celle que ses pas guident vers les Grands Moulins de Paris? Les escaliers-pyramides de la Grande Bibliothèque, Entrée Ouest René Char, tout à l’heure, un peu plus tard dans la matinée. La pierre à palabres tendrement effleurée par les volètements d’un papillon d’or. Les tafoni d’Hanging Rock cerclés dans la mobilité du ciel froissements d’ailes dans les feuilles, roulements de becs, piaillements clairs, voix flûtées, grésillements, tout un fruscio de frémissements invisibles. Et autres rumeurs absentes de tout nom. La passerelle de Bercy, passage d’un monde vers un inconnu accessible un autre jour, une autre fois. Quel ailleurs ? De l’autre côté de la Seine. Le temps me, fauche en plein désir. Adam et Ève enlacés nus sur les murs blêmes des Grands Moulins de Paris. Un Cerbère monte la garde du Paradis. Je, nonchalante, passe, longe les palissades, pose un regard bienveillant sur le couple enlacé qui me, tourne le dos sûr de sa force et de son destin. La fourmi noctambule erre sur l’écran blanc de mon travail. J’ai, quitté la route pour le sentier des chèvres, crottes menues noyaux d’olives. La solitude solaire de la Mandorle ne me fait pas peur. J’y, cache et roule mon amour. D’une semaine et puis d’un jour. Un scarabée pousse sa bosse parmi la bouse fraîche le rideau dru d’urine chaude vite asséché visages amis surgis des nuages croisés l’autre matin de frais soleil campanules fragiles corolles balancées sur leurs tiges un choucas plaintif perce le silence de son appel solitaire. Immobilité du temps imprenable dans le même espace cloudy cloudy les nuages gonflent leurs masses boursouflures alizées qui chevauchent l’espace immuable champ d’air illimité à l’abri du comptage des hommes le temps ne compte plus qui se dissout dans la lumière. Je, vais à la rencontre de mes seules images caresses sans oubli rires solubles dans l’anse de l’étreinte soupirs de l’âme nourrie de gorges chaudes fleurs épicées des talus qui chatouillent lèvres et narines bouquet de mauves cueillies à la sauvette dans la chaleur dense de l’été assoupissement des sens. Sieste blanche.
Tant pis si le lyrisme n’a plus cours ! Je, dis-je. De toute poésie beauté de l’au-delà des formes pareil au glissement ténu des feuilles de chênes, éboulements minuscules de terre dérangée par la fuite d’un lézard d’or. Je, me console de la mort à la caresse des fleurs tendres vibrations furtives, 4, pas plus. Un autre lézard court brindille de chair irisée sur la rocaille celui-ci plus dodu a perdu sa queue dans la bataille cet autre lézard Mürr fuyant la mort dans une faille Andoar flétri par les vents se recroqueville sous sa branche un boa béant déroule ses éclisses le long du torrent sec Je, me sens ― ni Lui ni Elle. Je, n’écrirai pas autrement.
13 juin
Dans le soleil fillette peau de mélisse surgie des rehauts de la plage s’étire méroétique dans le soleil frétille cul rebondi sur ses jambes de statue noire ― étrangère au suicide de celui que tu revois ― paupières closes ― enfant balancé au bout de sa corde jusqu’à l’abstraction du ciel grenier refermé sur la douleur dans le bras lourd des contingences la houle de ce jour d’hiver
la montagne pourtant n’a rien perdu de son éclat ni le maquis de son mystère ressassement régulier de la vague liftée drue et longue dans le soleil bercement matinal sous la lumière dense déjà cailloux égrenés en silence le long de la colonne vertébrale du ciel au passage un sourire hypnotique gravé dans la rondeur de la pierre ― visage ― les derniers coquelicots bouquets d’ongles de sang dans le soleil a Punta Murtale je t’aime je ne cherche pas à te fuir j’écoute les grésillements d’élytres affolés au-dessus de la lampe j’exulte dans le soleil pépiement de lumière hors saison polissé par la rondeur des jours le bonheur galet rond roule entre tes lèvres douces baiser
les effluves de midi mordent ta joue et c’est déjà l’été grandi dans le soleil.
18 juin
Nawalghar Saïgon Nawalghar l’univers tangue introuvable en dehors de la page aveuglante saturée de blancheur. Mille pattes farfelues dansent dans l’éblouissement du vent mèches folles agitées dans le grain du papier superpositions de lumières une araignée de mer griffe les pages de Nawalghar.
Derrière moi dans mon dos les rumeurs syncopées de la vague à gauche à droite pas les mêmes chuintements de cylindres déroulés à mes pieds nids d’algues chauds humides et chauds le clocher de Saint-Roch enroulé rose et pâle aux abords de la marine-émeraude s’arrime à l’assaut du ciel.
Le grand lit mousseux tulles douces danse voiles protectrices à l’abri des orages baldaquin bateau ivre où tanguent nos amours au-dehors la pluie bat son plein sur les palmiers manguiers secoués de gifles sombres broderies anglaises vert thé Sandy Gate Farm enlacé à Nurawa féerie cinghalaise le chat du Cheshire me poursuit de son rire vague énigmatique et vague.
Hanging Rock veille là-haut noyé sous la coulée paille des châtaigniers odeur vaguement écœurante repoussée au-delà de l’humeur pénétrante des algues sous mes pieds nids humides chauds et humides l’ombre portée de mes ferveurs sur la page de Nawalghar araignée de mer pattes velues agitées de soubresauts indocilement sages est-ce le vent des globes qui drisse les filaments herbes séléniques de mes cheveux est-ce la vie qui bat son pleinement cosmique accord sans fin au-delà du désordre ordinaire des jours ?
J’aspire l’odeur d’algue molle pourrissante et molle qui gonfle sous les ongles ça bouge et tangue vagues roulantes dans mon dos résidus minuscules sous ma main glisse glisse mortelle araignée qui guide mon crayon sur la page chaude de Nawalghar l’écriture grise s’ensorcelle entrelacs de brisures d’algues ― mordorées ― sous le roulis des vagues longuement sourd le mugissement d’un avion et celui plus sonore d’une lame qui fend la surface à peine mouvante des eaux à peine une pluie de lumière surgit des profondeurs rideau de billes rondes et souples molécules molles souples et rondes mirage de lumière plus loin bulles irisées une nappe moirée miroite à l’aplomb du soleil yeux pairs et vagues langoureuses suivrons-nous jusqu’au lointain des temps le long chevauchement corps nus des blanches amoureuses.
20 juin
Novembre a avalé juin. Juin englouti par un ciel noir, mer grise soulevée de convulsions. Le grondement des vagues submerge tout. Je, file pleins nœuds sur la route. Rongée. M’affronter à tout prix aux éléments déchaînés. Je, lutte pour tracer mon sillon. La chaleur des jours passés rampe à ras du sol, gonfle l’asphalte de boursouflures. Balayée par les vents soufflant rafales, la Mandorle, lèvres ourlées sur le ciel, est inaccessible. Elle, n’est plus là, mon absente de chaque jour. Sous les avancées de la roche, j’avise un abri-chêne protecteur, myrtes et ronces enlacés. Le vent ivre secoue les branches. Des griffes enserrent mes cheveux défaits. Je, lutte pour me frayer un passage. Un avion traverse le silence blanc. C’est le vol de Paris qui file haute voltige dans les airs. Ne plus rien avoir d’autre à faire que d’écouter mugir le vent. Le grand vent d’été tressant novembre. Raffiche di vento. Déplacement horizontal, là, juste dans mon dos, à l’aplomb de la roche. Déplacements par strates, peut-être, un peu plus loin. Des outres énormes s’enflent au-dessus de ma tête. J’imagine des grappes de ballons géants qui roulent leurs mouvements circulaires, masses rondes qui gonflent et s’enflent, se bousculent et se heurtent, s’entrechoquent les unes aux autres. Je, m’endors bercée par les masses invisibles en bataille au-dessus de moi.
Le froid de la terre et le chatouillis d’une brindille me réveillent. Je, sens l’incommodité de ma couche aux crampes qui raidissent mes épaules. Les ramilles et les glands perforent les muscles de mes cuisses, petites boursouflures coniques dans la chair. Je, vois un œil cyclone qui me guette. Les vagues du vent, les rafales de la mer en furie, raffiche del mare giflent la roche qui m’abrite, secouent mon abri-chêne. Convulsions des vagues, convulsions du ciel, œil bleu maintenant, délesté de ses nuages. Ne pas répondre, ne rien dire, garder le silence, acqua in bocca. Un passereau solitaire troue l’air de ses trilles douloureux, là-bas, plus loin, dans un lointain insituable. Le soleil s’est éclipsé dans la lumière noire. Je, reprends ma route dans le vent. « Le Baron » me salue de ses yeux tristes. Il était triste déjà lorsque je l’ai croisé en début d’après midi, enclos dans sa parcelle. Sillons abandonnés là, à la herse rouillée, délaissée par le laboureur inutile. Le berger aveugle a disparu de la toile. Le pêcheur insouciant a déserté la côte et ses moutons ont rejoint les flots. Les haubans des voiliers ne claquent plus au large du Merchjone. La femme du roi, a Mugliarese, indifférente au drame de Dédale est retournée errer au labyrinthe d’eau. La mémoire s’est absentée de l’île. Icare ricanant s’est noyé dans l’écume et nul ne se souvient plus de lui.
30 août
Une étoupe dense monte et danse danse qui enveloppe de sa mousse douce villages et sentes accrochés à l’été finissant. Effacées les traces des soirs meurtris chagrins et pleurs sourires vagues l’étoupe efface volutions lasses les fantaisies moirées de la canne-Opéra. Silhouette effilée fugitive Reynaldo Hahn glisse mince sur fond de décor cinéma palace déchu de l’île princière murs lézardés passés figuiers lourds de fruits mûrs dorés sur épines. Un « méharé » chemises au vent ondule sa danse libre sur la crête de mer une lourde flottaison de nuages noirs défile et s’accroche au tétin lumineux du mont l’haleine chaude brûle ma peau brûle le silence le temps va cœur battant qui court sa fuite sans remords. Lui abandonné à son rire tendre rauque et tendre derrière son halo de brume festive elle bercée par les involutions douces voluptueuses et douces et lui encore qui divague vague-d’abandon Reynaldo Hahn canne-Opéra d’ébène qui roule ensorcelle de ses notes ivres le décor cinéma du palais sicilien abandonné aux ruines infidèles enracinées dans les défis du temps glisse sur la haute face du couvent haut et vaste vaisseau de Morsiglia offert aux vents du large les effluves de feu courent caresses chaudes sur ma peau et j’attends j’attends le temps soufflant novembre aloès desséché ancré aux angles du couvent. Lui abandonné à ses délires-ébène canne-Opéra Reynaldo Hahn et lui encore attentif à l’attente désir brûlant qui court au bord des lèvres étoupe légère des bouffées chaudes aspirées de lui à lui de lui à moi de moi à lui encore. Il rit et rêve de ce moment douceur tendresse rire furtif qui court de l’un à l’autre de lui à elle de lui à lui de elle à lui encore rires heureux sur fond de décor cinéma murs délabrés fenêtre basse ouverte sur les vignes de Morsiglia roulant déroulant leurs crêpelures claires sur la mer. Une étoupe dense danse sur les vagues roule le temps galets changeants moirures vernissées de l’été finissant. Vois le cormoran qui danse à la proue de la barque c’est un singe dit-elle un singe fou du bastingage qui joue des bras à l’avant de Nomade et non un cormoran blanc volutes de fumées douces odorantes et douces bienfait des bouffées chaudes volubiles légères sur leurs lèvres et chaudes le singe fou étire ses ailes bleues et s’envole blanc cormoran au-dessus des eaux. Les vagues montent roulent et montent toujours plus haut à l’assaut du temps roulent leurs ondulations longues et sourdes une étoupe sombre absorbe noire la lumière âpre du plein été. Les lucioles là-bas clignotent autrement ce soir la couleur de la nuit murs lézardés décrépis passés est autre odeur d’automne déjà froide ferveur de la lune pleine qui plane au-dessus des toits. Nos rires arrimés aux larmes des étoiles.
8 septembre
Ni commencement ni fin. La tempête fait rage qui coupe l’île du monde. Plus de lucioles, hier soir, dans la nuit noire. Seule la flamme dansante des bougies et des photophores sur les murs chaulés de la cave donne à l’espace un semblant de couleur et d’âme.
Je marche vite dans le grand vent soufflant novembre. Une automobile me frôle dont je n’avais pas entendu le moteur. J’aime ces temps d’orage qui balaient les passions de l’été et me figent dans le vide. Le vide ou l’infini ? Les deux ensemble, comment savoir ? La mer d’encre mugit, d’acier coupant. Quelques ocelles de lumière trouent la montagne, noire. Je me surprends à rêver de grands froids et de loups dans la neige. Il a neigé déjà sur les contreforts du Cintu. Le Dorsoduro de la Balagne gît, grande baleine bleue. Là-bas, sur l’autre flanc de la conque, les hameaux assoupis attendent. Attendre d’une saison à l’autre les jours qui balayent les jours. Effacement illusoire du désir. Le feu couve sous la cendre froide. Là, sous la chênaie, le désir la prend de rituels sauvages. Attendre que le temps s’arrête. Que la mort gagne du terrain, un jour après l’autre. Une échancrure dans le tronc d’un chêne, blessure qui ronge de sa lèpre l’écorce fine mise à nu. Plus loin, sur un autre tronc, les cœurs croisés d’amours défuntes. Le maquis desséché par les feux de l’été crisse son deuil sous les rafales. Seule l’arbouse d’octobre persiste à arborer ses billes écarlates. Et moi, vieille tige roussie par les brûlures d’août, colportrice de mots sans échos, de mots passés sous silence, comme la voix qui les porte en elle, je marche, seule. Sentir, seulement sentir ce désir-là de marcher à nouveau sur la route sombre, de renouer avec les feuillages argentés du myrte, le frissonnement tendre des bruyères, l’odeur humide des talus déchaussés par les coups des hommes, ressembler à la bogue verte qui déboule soudain devant moi, me faire caméléon du vent, rejoindre Andoar dans ses cimes, laisser le vide prendre place aux abords du non-désir. Je voudrais trouver le temps d’avant le temps de ma préhistoire inconsciente. Eros est mort ici, à la croix. Une vipère gît sous la roche. Nid de fourmis agglutiné dans l’or de sa plaie.
22 septembre
Ils sont là tous les deux dans la lumière du matin. Ils se font face, silencieux, observent, paisibles, la montée du soleil derrière la montagne. Le petit port est désert. Les volets sont clos sur les désordres d’août. Le clocher de Saint-Roch, immobile, s’arrime à son immuable solitude. Que reste-t-il de l’été, se demandent aussi les crabes rendus au ralenti de leur marche ? La lumière fait des ronds dans l’eau. Ils se toisent l’un l’autre, respirent les légèretés de l’air. Ne plus garder que cela, cette clarté originelle, se fondre dans le soleil et la fraîcheur de la vague, se laisser enrouler dans sa paisible profondeur.
23 septembre
Premier dimanche d’automne, retour au promontoire. Que reste-t-il de l’été ? Ni bruit ni fureur. Un silence dense immobile embrase l’île, depuis l’extrémité du Cap jusqu’à L’Île-Rousse. Une même lourdeur argentée baigne le ciel et la mer. L’acier gris miroir des nuages nappe les étendues marines de ses feuilletés lisses. Quelques barques de pêcheurs en pointillés sur la moire de la mer. Un bêlement têtu fait irruption dans le silence. Pourtant les bêtes sont encore à l’alpage et le bêlement vient de très bas, dans la rocaille.
Que reste-t-il de la frénésie des temps passés ? Où sont passés les rires et les cris ? Un rai de lumière blanche lèche la côte des Agriates. Je me pelotonne dans la solitude de mon promontoire, prise entre le désir de renouer avec moi-même et la crainte de l’abandon. Icare s’est noyé au pied de la Mugliarese. Indifférente au sort du malheureux, la femme du roi n’a pas daigné lever les yeux de son ouvrage. À peine si le couple de cormorans qui gîte sur l’écueil solitaire a frémi des ailes. Préoccupé à lisser son plumage et à contempler les cieux, l’oiseau de mer s’est détourné de la noyade. Andoar tout là-haut s’est pendu à son arbre. Seuls les menus cyclamens d’automne poussent leurs corolles au pied des chênes ombrageux. Le maquis « dessiqué » court à sa perte. Je veux renouer avec le lit de la terre dure au pied de la Mandorle. Je veux respirer à nouveau l’odeur d’humus et de mousse tiède, libérer le grand silence gris du jour qui tombe sur les amours de Didon et d’Énée.
4 octobre
Aujourd’hui grand beau temps. Après plusieurs jours de vent fou et de tempête, l’été est de retour. J’ai passé ma journée sous la treille. À travailler, dos au soleil. Le désir me prend soudain de laisser là mes feuillets, mes livres, mon écran et de descendre sous la maison. Le désir me prend de me dégourdir les jambes et de humer l’air. Lupinu somnole dans le jardin de la stalla di Pinella. Je l’appelle. Je le convie à me rejoindre et à m’accompagner dans mon escapade. Il se redresse, se secoue, s’étire. Il hésite, indécis, puis se lance sur mes pas. Ensemble, nous rejoignons les piani aux asphodèles. J’aspire les parfums du maquis et marche entre les cistes grillés. La beauté du lieu est à couper le souffle. Mais Lupinu, n’en a cure. Ses états d’âme filent à ras de terre. Un lézard, une sauterelle, un papillon, des gendarmes qui titubent tête-bêche sur une brindille, une colonne de fourmis en reconnaissance sur le sentier, c’est là ce qui le fascine. Il gambade, s’arrête brusquement, s’interroge. M’interroge. Jusqu’où allons-nous comme ça ? Les buissons se resserrent, nous enveloppent. Lupinu se faufile, rase la terre de son ventre. Je me fraye un passage entre les ronces, tant bien que mal. Le sentier a disparu, et les buissons m’enveloppent et me griffent. Nous ne serons bientôt plus visibles, noyés dans la jungle odoriférante qui m’agrippe. Lupinu furète, revient sur ses pas, renifle, creuse un trou pour y faire ses besoins. Je m’accroupis non loin de là, moi aussi. Il me regarde, surpris du jet qui creuse la terre devant moi. Nous reprenons notre marche, tranquilles et satisfaits l’un et l’autre. Lupinu court droit devant lui. Il doit avoir vu un lézard ou reniflé l’odeur d’un mulot, car soudain son corps s’enfle, ses pattes se tendent. Il prend des allures de chat angora dès qu’il avise le moindre danger. Le cou rentré dans les épaules, il se fige, poil hérissé, dru et fin. Parfois j’hésite. Je me demande en le regardant si c’est vraiment un chat ? Qu’est-ce qui me dit que ce n’est pas un gros rat, luisant et soyeux ? Qu’est-ce qui, dans son aspect extérieur, différencie le chat du rat ? À vrai dire, je n’en sais rien. Pendant ce temps, Lupinu me joue des tours. Il fait semblant de disparaître. Il reparaît un peu plus loin, allongé sur une pierre branlante. Il joue les odalisques et prend des poses langoureuses. Une patte nonchalamment abandonnée dans le vide, il veille et, tout en me narguant de son regard d’or, il réfléchit.
Que faisons-nous là ? Est-ce que je vais continuer longtemps à écrire ? Ça sent le souriceau dans le taillis. L’oreille dressée, l’œil aux aguets, il m’observe tout en hasardant un regard inquiet sur les alentours. Ses prunelles mouchetées d’étoiles, me fixent. Je ne me lasse pas de le regarder. Il est racé, intelligent et tendre. Soudain il s’élance et disparaît de ma vue. Je le laisse s’ébrouer à son aise. Il a trop dormi ces derniers jours. Je regarde autour de moi. Les camaïeux de bleus filtrent à travers les ramures d’oliviers et les chênes. Être assise là, dans ce coin de maquis, me paraît irréel. Enfants, nous passions ici des journées entières à élaborer des jeux de pistes. Aujourd’hui, je trouve incongru de me trouver là, entre ciel et terre, à des années-lumière du monde. Ai-je transformé cet espace jadis accessible au seul temps des grandes vacances, infiniment long et pourtant resserré, en un espace où le temps n’a plus d’importance ? Lupinu vient se frotter contre moi, en quête soudain d’une caresse rassurante. Lequel de nous deux est le plus inquiet ? Il fait sa toilette, une patte tendue derrière l’oreille. J’admire sa souplesse, souris de le voir s’acharner à nouveau sur une touffe de poils. Sans doute perçoit-il mon amusement. Il s’interrompt et lève ses yeux d’or sur moi. Pourquoi toujours ces feuillets, toujours ce crayon qui file sur la page en crissant comme une sauterelle ? Pourquoi mon humeur a-t-elle changé d’un seul coup ? J’étais plus souriante tout à l’heure ! Est-ce que je ne pourrais pas plutôt m’intéresser à lui, lui prêter l’attention qu’il mérite ? Justement, c’est pour cette raison que je lui ai proposé cette course à travers les épineux, pour nous changer, lui, de la terrasse au tilleul, et moi, de ma treille. Mais à quoi bon, puisque le crayon court toujours et que les feuilles s’amoncèlent. À quoi bon, puisque je ne m’occupe pas de lui ?
5 octobre
Elle a très mal dormi cette nuit. Trop de souffrance et de larmes contenues qui se refusaient à jaillir. Ébranlée par de mauvais rêves, des douleurs insidieuses qui l’ont tenue aux abords du réveil sans qu’elle puisse jamais en atteindre les rives. Elle a mal sans pouvoir dire où se situe son mal. Le cou, les tempes, le ventre. Et l’âme. Oui, l’âme, la sienne et la sienne. La leur. Celle qu’elles ont en partage depuis tant de temps. Au réveil, elle est comme battue. Que lui réserve la journée qui commence? Quelle suite lui sera-t-il donné de lire ? L’absente sera-t-elle perdue pour toujours? Elle imagine le pire, cette perte définitive qui la hante et la met au bord du vide. Quel chemin suivre sans elle ? Comment supporter les lieux d’ici qu’elle ne connaît pas mais qui lui parlent d’elle parce qu’elle a pris l’habitude de lui en parler? La Mandorle sans elle ? Le petit bois de chêne, ce refuge où elle s’endort parfois en pensant à elle, dans la souffrance et la presque douleur? Et la route ? Si délaissée déjà, que serait-elle sans elle ? Ariane, elle, lui parle d’Ariane et déjà elle sent l’abandon qui se profile dans son paysage affectif et le deuil infini, ce doler sans fond qui l’étreint et l’entraîne, vers quel désespoir ? Quel sens donner à sa vie si elle doit se séparer d’elle ? Elle ne voit pas, elle ne sait plus. Pourvu qu’il n’en soit rien de tout cela, qu’elle n’ait pas mal interprété ce « menti » qui ne correspond pas vraiment à ce qu’elle voulait dire. Attendre. Attendre que la matinée se soit écoulée, attendre tout ce temps avant de la lire et de savoir dans quel sens ira leur vie. Il faut qu’elle soit calme. Qu’elle garde tout son sang-froid. Qu’elle se prépare aussi. Mais elle ne veut pas. Elle ne veut pas du pire. Pas la perdre. Pourquoi, pour quelle faute ? La sienne, la sienne, la leur ? Laquelle ? Comment savoir ? Elle n’a sans doute pas été assez attentive, elle n’a pas vu venir, et pourtant elle avait senti que quelque chose n’allait pas, quelque chose d’insidieux. De l’innommé qui coule sa noirceur dans les plis du soupçon. Il faudra bien mettre des mots, tenter au moins de clarifier, si c’est encore possible, s’il est encore temps. Elle espère. Il ne peut en être autrement. Autrement, autrement. Quel mensonge dans cet autrement ? Quel est l’autre qui ment ? Ni elle ni moi. Seulement. Moi seule ? Non, elle sourit des incongruités qui se dissimulent derrière le mot. Maudit mot. Mot dit.
7 octobre
De ruptures en réconciliations, de réconciliations en silences, elle se sent ballotée dans un cheminement qui lui échappe. Quelle voie emprunter en effet devant tant de croisements enchevêtrés ? Elle va chercher sur la route des cailloux-réponses éparpillés dans sa mémoire affective.
Il a plu hier, pluies violentes qui ont emporté la terre des ravines, écorché les flancs de la montagne, à vif elle aussi. Aujourd’hui belle lumière d’automne, chaleur douce caresse sur ma peau qui me brûle. Je hâte le pas, attentive aux présences minuscules qui jalonnent mon parcours. L’odeur de terre mouillée, l’or clair des agapanthes, le roulement régulier de la vague, le cri d’un geai qui traverse la route, le vol racé d’un épervier qui prend son virage au-dessus de la mer, le parfum de ciste chaud.
À peine quelques mots ce matin dans ma boite, un viatique léger pour la journée. Elle n’est pas habituée à cet ascétisme. L’envie de pleurer l’étreint à nouveau. Comment marcher l’amble avec elle ? Elle a mille fois raisons. La culpabilité est là depuis le début de leur relation et antérieure à leur histoire. Il va falloir apprendre à vivre avec cette attente mortelle, à se nourrir d’elle ou bien alors mourir. Je ne sais plus si je dois lui parler ou me taire, l’appeler ou laisser s’installer le silence. Rien n’est plus pareil. Elle se sent blessée jusque dans le sens à donner à sa vie. Elle voudrait être forte et ne plus souffrir, être forte pour l’aider. Mais elle sait qu’elle n’y parviendra pas. Écouter du moins et tenter de comprendre. Cela oui, elle le peut. Le maquis est inerte. Il semble qu’il n’ait plus rien à lui dire, plus rien à lui apprendre non plus. Respecter sa souffrance, respecter ses silences. Cela peut-être, elle le peut. Elle, ne se sent pas à même d’absorber le flot des paroles maternelles. Intarissables sur le rien. Elle, quitte la table précipitamment, ravale ses larmes et monte se réfugier au grenier. Elle, se met à la recherche d’ouvrages passés inaperçus ou égarés. Besoin d’entendre sa voix, de se rassurer à ses mots, de savoir qu’elle existe encore pour elle. La peur au creux du ventre. Elle, se réfugie à la Mandorle pour y cacher sa souffrance et ses doutes. Il fait trop chaud pour rester allongée sur la pierre. Elle, descend jusqu’à son abri-chêne. Des branches de myrte ont été coupées dans son refuge. Suffisamment pour éclaircir la voûte d’ombre. C’est une taille fraîche. Les feuilles n’ont pas eu le temps de se dessécher. Ni l’extrémité de la tige de noircir. Quelqu’un l’aurait-il surprise là, cachée sous les ramures à l’affût du silence et du vent, abandonnée au sommeil ? Les cloches de l’église sonnent à pleine volée. Celles de Barrettali ? Non, ce sont celles de son village. Il doit y avoir une messe. Elle était annoncée sur le tronc d’un platane, mais elle a oublié.
Je viens de terminer la lecture de mon livre, Julien Letrouvé colporteur. Une histoire sombre et terrible. Elle, voudrait qu’il se passe quelque chose. Quelque chose de fort qui la saisisse et l’emporte. Que quelqu’un l’emporte qui surgirait de derrière la rocaille. Elle, ne l’appellera pas. Sa voix absence. Le découragement la guette. Comment vivre dans cet abandon ?
Avec cette douleur et ces larmes au coin des cils ?
5 novembre
Aujourd’hui, contre toute attente, je me suis baignée à Ghjottani. Il est des jours où rien de ce que l’on avait prévu n’arrive. Il en a été ainsi aujourd’hui. J’avais pourtant l’intention de travailler, à mes lectures et à mes textes. Mais mon amie Dana, arrivée depuis quelques jours au village, est venue me chercher pour aller à la marine. Comment résister au plaisir de prendre le sentier et de descendre jusqu’à la mer ? J’ai hésité un instant, puis je me suis dit que pareille occasion ne se représenterait sans doute pas de sitôt. La tentation était vraiment trop grande. Le temps, si doux, appelait à l’escapade. La mer, immobile, brillait sous le soleil. J’ai préparé en hâte mon sac à dos, enfourné serviette éponge et maillot de bain, carnets et crayons. Nous avons pris la route en marchant d’un bon pas, commenté les coupes abusives des arbres, la sécheresse inquiétante du maquis dans les vallons, l’absence de champignons cette année. Au passage, nous avons salué les chèvres du berger, rentrées depuis peu au bercail, et admiré, aussi, dans les anfractuosités de roches et le long des talus, la multitude de cyclamens roses, la seule note de couleur avec celle, éclatante, des arbouses. Juste avant la croix, nous avons bifurqué pour prendre le sentier de Ghjottani. Un beau sentier, touffu, ombragé, que les pluies de ces jours derniers ont raviné. La terre, creusée, était encombrée de débris, de pierraille et de branchages. Le sol, glissant, se dérobait sous les pas. Les « filles » ― nous étions cinq femmes ― commentaient la beauté sauvage du lieu tout en s’interrogeant sur l’avenir. Qu’en est-il, au juste, des projets inquiétants qui se profilent à l’horizon tout proche, d’un tourisme effréné ? L’épaisseur protectrice du maquis favorise les confidences. À l’abri des regards et des rencontres, les langues se délient, libérant momentanément de sa chape la célèbre expression acqua in bocca. Bien que n’ayant pas vraiment envie de me mêler à la conversation ― je pensais que Sol allait peut-être m’appeler et que j’allais manquer cet appel ― le premier depuis notre brouille parisienne ― je me disais qu’il fallait que je me joigne aux autres, que je fasse halte pour admirer les hameaux de Barrettali, éclaboussés de lumière, que je hâte le pas ou que je le ralentisse selon le rythme du groupe. Alors que je ne m’y attendais pas, la voix de Sol a surgi, rieuse et détendue, en plein maquis, et nous avons parlé longtemps, de nos lectures du moment, de nos plaisirs, de nos attentes et de nos rêves. La conversation a repris là où nous l’avions laissée, le plus naturellement du monde, avec bonheur. Comme si la crise sévère qui nous avait tant fait souffrir l’une et l’autre n’avait pas eu lieu, comme si rien, aucune mésentente, aucune dissension ne nous avaient l’une et l’autre meurtries.
Je m’étais à ce point absentée que j’ai failli manquer l’embranchement de la marine. Un buisson de myrte enlacé à un chêne. En continuant tout droit, passé le petit pont génois qui enjambe le torrent, je serais arrivée à Conchiglio. Dana ne m’en a pas laissé le temps ni le loisir. Elle m’a montré le myrte enlacé au chêne. Je lui ai emboîté le pas en me moquant de mon étourderie.
La marine était déserte, le bar fermé, les kayaks de mer, habituellement encastrés les uns dans les autres, avaient disparu. Nous étions seules, cinq femmes, installées sur le muret du petit port. Je me suis mise à l’eau sans hésiter le moins du monde. J’ai nagé dans le soleil déjà bas. Jusqu’à ce que la Mugliarese soit en vue. Un pêcheur rentrait au port qui m’a regardée avec étonnement.
Nous avons pris le chemin du retour par l’allée des tombeaux, fait halte devant le plus imposant, ouvert en cette période de Toussaint. Nous nous sommes recueillies, en silence. Arrivées sous les maisons de Conchiglio, il ne nous restait plus qu’à grimper jusqu’à la belle demeure américaine d’en haut.
7 novembre
Je reprends mes marches solitaires sur la route. Aujourd’hui, il pleut de l’or. Quel contraste avec les journées pluvieuses de notre séjour à Lucca. J’ai cru que nous ne pourrions mettre le nez dehors, tant les pluies étaient violentes le jour de notre arrivée. Je revois le caffé antico Di Simo où nous trouvions refuge, à la maussaderie de mon humeur et du temps. Incontournable, le Di Simo, parce que fréquenté jadis par Puccini et par Georges Duhamel ? Les touristes entrent, les uns après les autres, des Anglais, des Allemands, trempés jusqu’aux os, qui cherchent refuge dans cette salle devenue soudain trop étroite, grand piano noir de Puccini. Nous travaillons sur les épreuves de mon conte de Noël. Les signes rouges dansent sur les pages. Cabalistiques. Tout se mélange dans ma tête. Je suis hantée par le vide. Romantisme et révolution ? Aucun titre ne se présente à ma mémoire. Je fais l’état des lieux. Rien. Et la poésie contemporaine ? Guère mieux. Jude Stefan ? Pourquoi me forcerais-je à le lire ? Sa poésie, hermétique, ne me parle en rien ! Cesser de se forcer à, de se plonger dans, de se torturer avec. Et les carnets de Bergounioux ? Tant de pages écrites qui commencent par « je me suis levé à cinq heures. Je n’ai rempli que quatre pages ». Je fulmine. Mi dà fastidiu questu Bergúgnu ! Je l’imagine sec et terne avant l’heure, imperméable mastic qui uniformise les pensées et les hommes. Triste, triste et triste. Triste vie de cet homme sans destin autre que son collège de banlieue, ses copies, son train-train sans émoi, ses fils de fer à tordre, son obstination à consigner dans des pages et des pages un quotidien insipide. Le Bouvard et Pécuchet d’aujourd’hui ! L’ennui me guette. Mon ennemi le plus redoutable. Et cette sensation désagréable de vertige négatif qui colle à ma lecture. Vortice étouffant qui enserre dans le rien. Où se cache son talent ? Ailleurs, mais où ? Peut-être dans la faculté de l’auteur à consigner avec une persévérance acharnée ses menus gestes, actes, pensées, au jour le jour. Un tour de force, en effet. Est-ce cela que l’on nomme le talent ?
Je quitte Bergounioux pour Antonella Anedda. Dal balcone del corpo, son dernier recueil. Là, dans ces phrases brèves, il y a quelque chose que je comprends, que je reconnais, que je peux m’approprier, qui me parle d’une étrangeté qui est aussi un peu la mienne. Tout cela m’oppresse, m’exaspère. Il me tarde de retrouver l’air libre, de me perdre dans le labyrinthe de la vieille cité toscane, de sillonner les remparts à bicyclette. De me griser de vitesse et de lumière d’automne.
Hanging Rock dresse sa muraille végétale. Là-haut, tour Guinigi, j’ai touché aux racines du ciel mille ans d’histoire à mes pieds claires chevelures des chênes tournées vers le soleil nacelles de verdure ondoyant dans les cimes du vent tour piranèse les cloches sonnent à pleine volée des drapés dorés à la feuille traversent la ligne de force des remparts de baluardo en baluardo je cueille du thym en fleurs et du trèfle à quatre feuilles petit ruisseau miroir d’eau claire qui serpente au pied des platanes. Palla Ruccellai.
8 novembre
Allongée à la dure sur les rochers blancs de Scala, je lis François Cheng. Cinq méditations sur la beauté. Dana, allongée un peu plus bas, lit elle aussi. Un roman, dont je n’ai pas retenu le titre. Le soleil décline doucement le long de la ligne de crêtes. Un moutonnement de nuages clairs égrène ses flocons en larges bandes pâles. La mer, que je croyais calme vue d’en haut, est agitée d’une houle qui bat les rochers de plein fouet. Les vagues emplissent l’espace de leur tambour insatiable et se brisent avec fracas. Le roulement de leur gong martèle le temps. Le soleil continue de baisser. La froideur escarpée de la roche ronge les muscles de mes épaules et de mon dos. Curieux de constater que la mer s’enfle et se brise à quelques mètres à peine des rochers. Le soleil se cale un instant dans un arrondi de rocaille, épouse le dénivelé qui sombre dans la mer. Partout alentour, des bruits de voix ― alors même qu’il n’y a personne, hormis nous deux et deux jeunes pêcheurs qui sortent de l’eau ― ricochent d’un pan à l’autre de la crique qui nous abrite. Le déchiqueté de la roche s’accentue sous l’impact du soleil qui vient buter contre elle. La lumière continue de décliner. La fraîcheur gagne les rochers. Au-delà de cet espace, ils sont gagnés par l’ombre. Bientôt ils seront noirs. Les tourbillons, plus violents à mesure que le jour baisse, montent à l’assaut de notre promontoire et viennent crever en écume blanche sur le vert jade des rochers. Le soleil disparaît derrière l’ultime échancrure de la pente qui s’abîme dans les flots. L’humidité s’empare des eaux, de mes os. Une barque esseulée, qu’aucun vent visible n’agite, ondule doucement. Les deux pêcheurs brandissent leur harpon et viennent s’échouer sous nos yeux. La petite barque file bon train vers son port d’attache. Un vol d’oies sauvages traverse l’horizon de part en part, puis disparaît dans la flamboyance du ciel. Dana danse sur les rochers.
9 novembre
Cinq ans bientôt et c’est déjà la fin. Un étau de douleur te tenaille et t’étreint. Tu t’accroches à ces pentes à ces cimes qui ne lui sont rien. Tu as pensé, mais à tort, que tu la bercerais du chant de ces rivages. Elle le rejette avec mépris. Elle le rejette au mépris de la douleur qu’elle t’inflige. Dès lors, la quitter sans bruit et sans fureur, t’éloigner doucement de celle qui fut, au cours de ces années, amie et confidente, aimée. Tendresse et ruptures. Ne plus penser à elle, ne plus l’attendre, ne plus attendre d’écho ni à ta voix ni à ton silence.
Je comprends maintenant que cette rencontre de jadis fut une erreur, une voie empruntée pour me détourner de l’autre à qui j’ai infligé des souffrances pareilles à celles que j’endure aujourd’hui. Panser les cicatrices alors, recoudre les blessures qui s’ouvrent et suintent sans cesse de l’écorchement vif où je les tiens. Construire déconstruire reconstruire, ne plus rien attendre ni parole ni sens, derrière les silences ; faire fi de ce qui a jalonné de vie ta propre vie, fleurs séchées entre les pages, photos blêmies abandonnées au fil des jours, coquillages et cailloux à jamais perdus dans l’oubli qui prend forme dans la douleur. Il n’est plus temps, il faut chercher ailleurs cette voix qui s’absente et t’abandonne au deuil. Pauvre Ariane laissée sur les seuils de la rive rivée au désespoir.
L’autre nuit, nuit de brûlure et d’impatience, nuit de torture sans sommeil, une autre a surgi, agile, empressée de te prendre au creux des reins. Son sexe impubère riait de ton étonnement. Et ses yeux enjôleurs de faunesque divine grimaçaient entre plaisir et douleur. Elle t’emporte au-delà des couloirs d’Anvers, ouvre des cages de bois dans lesquelles elle se glisse, t’entraînant dans l’inévitable corps à corps. D’autres cages plus larges refusent de vous accueillir. L’une à l’autre s’enlace. Dans la griserie de l’ivresse partagée, un doigt glisse qui force la chaleur sombre de l’anus solaire un cri monte vers le ciel qui t’accueille.
J’écoute la chevauchée du vent dans les chênes, doux éclats de lumière entre la trouée des feuilles. J’écoute le renflement des vagues et des houles qui se gonflent puis s’apaisent. Semblable dans ce mouvement de flux et de reflux à la douleur qui sommeille assoupie au cœur des ténèbres puis s’enfle et bondit au débotté. Dans l’abri-chêne, mon refuge, je me laisse bercer par le feulement des branches. Station Anvers ― qui n’a jamais été la sienne ― elle me quitte. Ou plutôt, elle me congédie. D’un geste désinvolte, elle me désigne une silhouette. « Ma mère », me dit-elle. Canada Dry. Je ne sais ce qu’elle fait ici. Mais je dois la rejoindre « à tout prix ». Avant qu’elle ne s’aperçoive de ma présence et de la sienne à mes côtés !
Congédiée ! Je le suis bel et bien ! Renvoyée à mon rocher perdu en pleine mer ! Et me voilà clouée sans dérive au Merchione insensible. Condamnée à attendre. Attendre d’être délivrée ― par quel dieu attentif ? Ou plutôt dévorée par quelque aigle des cimes !
Le vent bruit dans les branches et me prend dans son souffle. De ce bruissement inégal qui enfle puis s’efface, qui se gonfle et coule sur les pentes, il soulève la mer en lames infertiles puis son râle m’emporte, vibrante et chaude, vers le soleil.
« Toute relation est une énigme consentie à l’erreur ». J’ai noté cette phrase mais j’ai omis de noter quel en est l’auteur.
Méprisant les lieux que j’aime, je comprends qu’elle me méprise. Quelle présomption de croire que l’autre entrera de plain-pied dans cet ailleurs dont il ne perçoit pas le moindre signe, ni bruissement ni odeur, ni passé ni présent!
Ma solitude m’appartient, amère et douce à la fois. Plus jamais je ne l’offrirai en partage à quiconque. Le vent balaie ciel et mer par rafales. Les nuages effilochent leurs filaments sur les crêtes. Le soleil brûle ma joue. En d’autres temps caresse bienfaisante. Sans doute ai-je rêvé, sans doute n’était-ce qu’illusion ? Il me semble avoir vécu pendant des mois dans le mensonge. Je me suis laissé croire que nous survivrions à mon éloignement. Il me faut ne plus y songer, fermer la parenthèse du passé, de ce passé-là ; déposer là, dans ce creux de roche, les promesses et les fictions, abandonner aux tas de pierres et d’infortunes, les gestes de la tendresse et la complicité, faire un tas de tous ces oripeaux ― horribles peaux d’orpailleurs ! ― et les laisser aller au vent.
20 novembre
Je reprends la route solitaire. Côté sombre. Dana est partie hier. Adieu nos longues marches sur la route, côté soleil. Le gris lisse de la mer, ce matin, vers Monte Minerviu. Miroir calme, uniformément calme et lisse de la mer et du ciel. Je me laisse reprendre par le rythme de mes pas dans le grand silence clair de l’automne qui s’étire. Odeurs de feu de bois, coups réguliers des haches sur les arbres. « Écoute bûcheron, arrête un peu le bras ». Je nomme en marchant les menues bribes du talus, peur d’oublier jusqu’au nom des brindilles, vies invisibles en sommeil. Oublier la douleur et le manque, les reproches ― sur les silences, les implicites et les non-dits. Le manque d’elle ? Les portes du désert ne sont plus loin et au-delà, une autre lumière, ouverte sur d’autres vies. Il a plu abondamment les jours derniers. Le maquis a retrouvé un peu de sa viridité. Les feuilles luisent d’un éclat neuf. Pour combien de temps ? Les crottes d’olives fraîches, noires et fraîches, jalonnent la route à la hauteur des touffes d’asphodèles. Les jeunes pousses tentent une percée sous la mousse. Surpris par la nuit. Une voix hier soir. Ouverte sur le rien. Monospace vide de sa poésie. Insipide et vide. Une autre voix. Profonde et vraie. Douce et irréelle. Il manque une lettre à l’amour. Deux en français. Je me cogne à l’amertume d’un sentiment mort. Peut-on encore mourir de ne plus être aimé ? Il le faudrait et je n’y parviens pas. Peut-être choisir la mort lente dans ce paysage sublime à perte d’horizon. Abolies toutes les frontières, poésie et prose. S’en remettre au rythme et aux images. Le désir n’est plus. Il s’éteint de mort certaine avec le cours des jours. Quel sens donner à cet abandon qui diffuse ses ondes noires entre larmes et colère, amertume et rage ? La douleur n’a plus de nom.
La route serpente vide et grise, vide et grise surtout. Mon téléphone est vide lui aussi. Autre silence. Les roches affichent leurs dépouilles. Nues. Il ne se passe rien. Pas un bruit, pas un souffle. Pas même la rumeur lointaine des vagues. Immobilité. Éternité ? Penser à ramasser du petit bois au retour. Odeur de bois fumé qui traverse la route. J’arrive à la bergerie. Tout a été coupé, dépecé, détruit. Forte odeur d’urine mélangée à la terre détrempée qui s’évade en tous sens. Je grimpe vers l’enclos béant de la bergerie. J’ai envie de rendre visite aux chevreaux. Ils ne sont plus qu’une dizaine, parqués dans le noir. Ils se précipitent pour me humer, me lécher. L’un d’eux s’est pris d’affection pour mon carnet. Il en grignote les pages. J’aime les petites frénésies de sa truffe et de sa langue. Un autre vient se frotter à son tour. Yeux tendres et doux qui appellent la caresse. Je sens sous mes doigts les dents de lait têtues qui affrontent sans vergogne les spirales et passent sans transition de la feuille blanche à ma main puis de ma main à ma manche. Douceur du pelage, rugosité de la langue. Ils miaulent tous en même temps. Filent se camoufler au fin fond de l’enclos. Ils se terrent les uns contre les autres, puis, sans crier gare, se précipitent à ma rencontre, poussés par un même élan. Les pages de mon carnet sont cornées et humides. Le petit marron et blanc me toise d’un air suspicieux. Je promène ma main sur les corps musculeux, déjà, pelages soyeux et doux. Il grignote ma polaire puis court rejoindre le groupe. Le plus agile d’entre eux saute à cabri-fourchon par dessus le dos de ses frères. Chevauchements de têtes curieuses qui se câlinent et se cherchent. Affinités électives, si jeunes et déjà si près de la mort ? Ensemble ils s’écartent de moi et me tournent le dos. « Bêêêêê, mêêêêê ! » petits cris déchirants et obtus de nouveau-nés livrés à leur obscur destin. Ils me regardent m’éloigner, têtes contre têtes, passées au-dessus de la planche de bois. Je les entends qui tricotent des sabots et salivent encore du suc laineux de ma manche.
Je reprends ma route. Aller jusqu’à la croix, pas plus loin. Le temps me manque. Autrefois, jadis ? Déjà ? Hier, je m’arrêtais pour cueillir des plantes pour elle. Aujourd’hui, je les enfourne dans ma poche, pour moi seule. Je sais que c’est en moi seule qu’il me faut chercher. Mettre de la distance entre nous. Je voudrais m’éclipser de sa vie, sans souffrance et sans déshonneur. L’arbre à gri-gri cra-cra est toujours là. Qu’a-t-il gardé de son mystère d’hier ? Il est arbre parmi les arbres et nul ne sait rien de lui. Qu’ai-je à lui dire de mon désir, de ma tendresse ? Existent-ils encore ? Je descends jusqu’au belvédère. De quelle couleur, aujourd’hui, l’écrin noir de la marine ? Chaque endroit où je passe me ramène à mes marches d’hier et à mon cheminement intérieur ? Quelle différence entre notre hâte de jadis à nous retrouver et la distance d’aujourd’hui ! Que pourrait-il m’arriver d’autre ? Sinon la résignation.
Il fait doux, triste et doux. La trace des chasseurs, sentiers ouverts aux dernières battues. Il faut que j’achète une petite hache ou plutôt une scie pour dame, une scie « erzégovine » pour couper les branches que je trouve en chemin. L’écrin vert de la marine, eaux claires, transparentes et claires. À peine un friselis sur le bord, dentelle blanche qui disparaît sous la bordure d’algues. Il n’y pas âme qui vive, ni là ni ailleurs. Alice me hante et me fascine. Je colle à son personnage. Je suis pareille à elle. Nimu. Elle se recroqueville sur son absence à être. Me manque-t-elle ? Je la manque, je m’y applique, m’y emploie. Relever la tête, reprendre de l’assurance, ne plus me fonder que par moi-même. Un geai bleu sautille dans la clairière puis file se cacher sous les feuillages. Elle a dit : « Être poète pour être soi-même un bon traducteur ». Il a dit : « Il faut s’oublier soi-même, renoncer à sa part d’écriture pour être un bon traducteur. » Lequel des deux est dans le vrai ? Petits crissements dans les arbres, menues prises de bec qui s’arrêtent net en ma présence. Je suis vue et ne vois rien, ni personne. Les cent yeux du maquis me guettent. Écrire. Seulement écrire, sans me préoccuper de la façon qu’ont les autres de le faire. Je traîne derrière moi des branchages, frais coupés. La neige recouvre les sommets qui dominent la Balagne. Le miroir de la mer s’illumine de soleil.
22 novembre
Pommes de pins rousses éclatées gisant sur les aiguilles le vent vorace dans les arbres berce ma fureur de l’horizon diffus monte une odeur ambrée de mousse de résine le torrent vert de gris frissonne soudain proche sous le bois écale pour un peu son cristal sous la roche
le vent le vent carnivore me flagelle me lave de mes forces noires me délivre j’aspire respire aspire la hantise du pire me forge une violence son rire faussement rire mordre tuer mordre cette ardeur-là aussi la taire pourquoi amour emphase vécu dans la destruction inédite de soi de l’autre de soi ne rien demander à ne pas cesser de imaginer sans en finir avec
les chênes-lièges se desquament peau arrachée jusqu’à l’à-vif je rampe rampe m’égratigne et rampe m’insurge heures vides quel est ce rien que je lui envie en veux protégé du vent le petit bois de pins frais bruyère fine et eaux jacassantes mille voix entre les pertuis-feuillages
abri de folie pourquoi vouloir renoncer à Eros est mort de ses blessures corps y es-tu corps y es-tu le vent secoue les grands arbres vaisseaux voilures tressaillent ciel d’eau sous les nuages une vache surgit ascétique Io venue on ne sait d’où offerte au délaissée par le vieux gypaète défroqué des fourrés la marine écrin gris-pluie frissonne sous vents de terre « détruire dit-elle » distruggere.
9 décembre
Vivre sans est-ce si difficile jour après jour avec patience reconstruire l’ordre immuable des choses réapprendre le silence les gestes de l’oubli les paroles apaisées allégées du trop-plein des mots ranger l’autre que l’on a aimée la coucher la plier sans faux plis aux côtés de ceux qui ont déjà place dans ton cimetière intérieur peau contre peau regarder luire le soleil sur le blanc des rouleaux écouter bruire la vague sans souffrance perdre de vue sa voix et pour toujours rêver avec le cormoran blanc qui passe ailes éployées le long du corps puis immobile dans la passe s’arrimer aux branches et au vent être seule à seule avec soi sans témoin mille grains serrés de l’espace seule avec cette éternité-là et le ciel que faire d’autre sinon se taire pour mieux l’entendre respirer rire rêver de toi peut-être l’imaginer levant les yeux de son livre défaire du bout des doigts le papier du cadeau qui attend sur le lit la tendresse peut-elle survivre à la mort de l’amour la vague drosse l’ourlet de la plage chahute les galets roulés infinis une mouette traverse le ciel plonge plus rien à dire après tant de mots échangés plus rien à dire pareil à rien colle ton oreille dans le sable entre cailloux et menus grains écoute la mer mugir pour toi là-bas au fond des abysses d’où elle vient fais-toi cœlacanthe et dors de résignation d’épuisement de chagrin et quand tu seras proche de re-naître monte vers le ciel et la pleine lumière ta terre est là consolatrice qui te berce laisse-toi prendre dans le rayon fou qui t’aveugle de sa blancheur d’hiver les algues les algues te font une litière où la lumière pleut laisse-toi gagner par son sel qui lèche sous ta peau s’insinue sous tes épaules au creux de ton oreille c’est là qu’elle aimait te trouver qui lui rendra vie un jour elle se dit ai-je réussi à tout lui dire comment tout dire quand chaque mot est duperie le mal est fait sèche tes larmes la vraie lumière est sous tes pas.
10 décembre
Les rendez-vous « d’onze heures » au petit bois de pins dans les grands vents bramant décembre chevauchées de nuages noirs ! Un rai passager de lumière irise les toits de Conchiglio maisons absentes d’elles-mêmes volets clos sur le deuil des saisons. La mer est grosse de colères antiques le vent rugit qui soulève les houles et balance les mâts des grands arbres plus noir encore derrière la montagne soleil levant arrampicarsi, arrampicarsi là-haut sur les cimes là où rien ni personne ne peut soupçonner ta présence voyage au bout du ciel ailleurs ailleurs toujours plus loin tes rêves toujours plus haut vers l’au-delà des monts la voix est au vent qui enfle et gonfle secoue et danse et brise tes chimères les feuillages argent se délient de leurs peines secousses et vibrations engoulevent le sel des larmes colle sur tes joues main qui efface d’un revers le souvenir des promesses tues la pluie la pluie arrive à grand trot refuge sous le bois en attendant l’ailleurs demain les flots du ciel émargent dans le jour gris frissonnant de rancunes les chevaux en bataille raclent leur hâte à outrepasser leurs droits la pluie tambourine éclate perles rondes translucides larmes d’Ariane et de ses sœurs déchues les déités boudeuses oublient de tendre leurs doigts d’aurore et de sourires le chant d’amour est loin loin emporté par les ressacs tourbillons de vie et de vents d’ailleurs la pluie grosse de gouttes fouette ta carcasse d’escargot noyé rideau de pluie sous rideau de vent noyé gris dans le gris en abyme des chênes l’eau du ciel cascade et roule rivière sombre qui draine terre et branches rochers miroirs de lumière les nuages masses indistinctes plombent le maquis immobile étau de l’hiver la cascade de la mariée blanche en voile d’amour vif.
12 décembre
Ça piaulemiaule de tous les côtés dans le carrughju. Avec le froid qui s’annonce, est-ce aussi la période des chaleurs pour les chats ?
Malgré les prédictions de Cassandre, il fait un temps superbe qui me pousse à gagner la route. Le fond de l’air est frais dès que l’on s’éloigne du hameau. La mer bleu pétrole est dure, agitée d’un mouvement invisible qui l’emplit de sombres rumeurs. Je hâte le pas pour réfréner le désir qui me taraude de l’appeler. Il faut que j’exorcise ce désir, que je m’en libère, puisqu’il n’a plus lieu d’être. Il est là, pourtant, tenace et vivant, qui me ronge. Désir de renouer avec elle, doucement, d’entendre sa voix, de lui parler. Je sens ma gorge se nouer et l’angoisse m’étreindre. Il ne faut pas, il ne faut pas. Il faut que je résiste et que je tienne ma parole. Nous sommes à quatre jours de notre départ pour New York et demain, jour de Sainte-Lucie, lumière saut de puce. Lorsque je serai à nouveau là, sur cette route, fin décembre, la remontée vers le soleil sera bien amorcée. Il me faut tenir et patienter, il me faut prendre sur moi. Il me faut résister à la petite voix qui me parle d’elle. Un pépiement minuscule troue faiblement la feuillée. Je n’arrive pas à le situer dans l’espace. Je hâte le pas pour me réchauffer et anesthésier la souffrance dans l’effort. Je suis seule, grandes enjambées mobiles dans cet univers immobile. Je caresse le cône d’un eucalyptus enfoui dans ma poche. Je pense à Awa. Le petit « coqueli » du talus s’est absenté pour toujours. Mais les touffes d’asphodèles sont là, déjà hautes et fournies. Partout, dans les anfractuosités de roches, les corolles rondes et bien ourlées des nombrils-de-Vénus. Je hâte à nouveau le pas, attentive au flux et reflux de mon chagrin. Peut-être est-il en train de s’estomper, de prendre le large, de rejoindre des rivages inconnus qui me le déroberaient. Les paroles gelées de nos échanges ne se dissoudront pas dans l’air vif ni plus tard dans la tiédeur du printemps. Hanging Rock dore ses pores au soleil. Elle n’est plus là, à mes côtés, mais l’a-t-elle jamais été ? Les crottes d’olives noires et luisantes me réconfortent, petit poucet rêveur ballotté dans sa tourmente. Un peu plus bas sur la route, les premiers grelots, les premiers bêlements. Cette beauté-là m’appartient, elle ne la connaîtra pas. J’aspire l’odeur forte d’urine chaude mêlée à la terre mouillée. Ce sont les seules odeurs qui résistent à l’hiver. Même les parfums s’éclipsent, retenus endormis par la terre.
« Attention chasse en cours ». Toujours le même panneau planté dans le tronc du vieux chêne. Chasse en cours cour d’amour pendu coupé haut et court chasseresse éperdue maintenant cœur vaincu. Je quitte la route pour le sentier, happée par l’appel de la Mandorle. La terre glisse, lessivée par les pluies récentes et je m’arrime aux branches qui s’offrent sur mon passage. Les rochers plats luisent au soleil. Je m’installe, dos contre le rocher creux. Je ferme les yeux, attentive à ne pas perdre les notes de ma douleur. L’envie de l’appeler me brûle. Je rédige un message, neutre. J’aurais voulu d’autres mots. Je me contente de ceux-là, si peu. Je m’efforce de ne plus penser à elle. Je pense à Awa. Au papier que je rédige en lisant son livre. Elle ne m’appellera pas. J’avance dans ma lecture, je griffonne mes notes, à la hâte. J’ai peur de ne pas arriver à boucler mon papier. Je voudrais qu’elle m’envoie. Un signe, un souffle à peine, une brindille. Rien. Il n’y a plus rien. C’est comme si elle était morte, et pourtant elle continue de respirer, de marcher, d’arpenter. Mon petit moussaillon du pavé parisien. Je range livres et carnets et reprends ma route. Je fais de la place pour les rondins que je ramasse au passage. Je salue les chèvres qui m’observent fières et familières. Je pense aux fleurs d’Awa et je cueille pour elle les premières corolles des nombrils-de-Vénus.
2008
7 janvier
C’est l’hiver. Les talus gorgés d’eau s’épanchent, mille sources jaillies à l’improviste d’on ne sait où. Rien sous la roche. Rien ? Si. Une coulemelle corolle douce tapie sous la mousse. Le vent et le torrent croisent leurs mugissements. Pas de pommes de pins. Ou alors des moignons, rongées jusqu’à la moelle. « Squirrels, squirrels, où êtes-vous ? » Entendre mugir la mer, voir les vagues sombres et blanches déferler sur la plage, Strawberry Fields forever. Et cette femme, silhouette longue, étrange, visage mangé par ses lunettes noires, cheveux cachés sous son turban, noué à la Beauvoir ! Et ce manteau d’Arlequin, luxe de loutre à poil ras, triangulé noir et blanc, marron peut-être, je ne sais plus, quelle importance d’ailleurs ! Et moi, clouée à quelques pas d’elle, cherchant à pénétrer au-delà de l’obstacle qui me sépare d’elle à jamais, j’imagine Jean Harlow, ou mieux encore, une nouvelle Laureen Bacall. Elle reste là, insensible statue, figée dans son personnage, inaccessible. Soudain, elle reprend sa marche vers un ailleurs peuplé d’indifférence. Elle a distrait mon cœur un instant. Un instant seulement j’ai oublié mon désarroi. J’aurais aimé croiser le sien, lui ôter ses lunettes et voir ses yeux. Un instant seulement. Lumière fauve flamboiement fou de flammèches dans le vent.
Mon chagrin mon chagrin m’a fui cette nuit s’en est parti ai entendu senti compris que mon chagrin était enfui Lundi mardi vendredi mon chagrin s’en est parti parti au-delà des jours et des nuits uits uits.
23 janvier
La route. Respirer les premiers effluves du printemps. L’air frais des montagnes fouette ma marche. Je me sens presque heureuse aujourd’hui. Les touffes d’asphodèles se sont étoffées pendant mon absence. Les nombrils-de-Vénus évasent leurs corolles dans la moindre anfractuosité de roche. Je marche vite. Je me laisse porter par le rumorio sombre de la mer en contrebas. Je vais à la recherche des hellébores. Pour Isa ? Pour Awa ? Pour l’une et pour l’autre.
L’autre ? L’autre n’est plus, barricadée qu’elle est dans ses forteresses imprenables, sexe et site cadenassés hautes murailles qui l’enserrent et qui bientôt l’engloutiront, ensevelie sous ses propres décombres et déjections. Écrire dit-elle, oui. Mais écrire avec des mots de chair et d’os. Des mots de sang et de larmes. Des mots trempés aux eaux secrètes qui vagissent au creux du corps ; eaux tapies sous la peau. La mer d’un bleu pétrole, glacé. La « comtesse sanglante » me cherche. Erzébet Bathory. Sa folie m’effleure. Je la caresse doucement. Hanging Rock domine de sa coupole vérolée de buchi. Je me dénoue d’elle, jour après jour. Sa voix sans écho n’est plus qu’une ombre à mon oreille. Bleu froid et coupant de l’air. Une sonnaille soudain cliquète dans le grand silence de la route. Nulle chèvre visible aux alentours. Seules les crottes d’olives fraîches indiquent le passage récent du troupeau. Ne rien attendre de personne. Ne rien demander. Mes pas frissonnent sous l’air frais. Les eaux jaillies de sous la roche se sont effacées entre hier et aujourd’hui. La cascade wasserfall blanc roucoule sur les roches. Le couinement des cochons proche du croassement des corbeaux. Le vent lacère le maquis. Le froid sarcle la montagne. Jusqu’à l’os. La Mandorle indifférente à ma présence offre ses lèvres sans palpitation ni plainte sur la marine vert écrin. Moirures dorées de la mer à contre-courant de mes pensées. Pas âme qui vive, ni de ce côté-ci du vallon, ni de l’autre. Sans doute faut-il chercher ailleurs, au-delà des apparences mortes, enfouies dans les sillons de la terre détrempée ; ou alors, loin, très loin dans l’au-delà du ciel. Invisibles forces silencieuses au travail dans le secret des forges involontaires. Entre boue et cendre eaux noyées et ciel béant les mots vacillent dans la fange introuvables billes de terre incrustées dans le verre vide.
Ni rien ni plus. Ne m’inspire. Ne me porte. De ce que je. Les triture mâchonne ingurgite déglutis recrache déjecte ô mots de nulle part venus vers un ailleurs inexistant désossé des rites liturgies prières et offrandes sexe interdit mots recroquevillés dans la fiente des morts ulcères de peur crachats d’angoisse mots tenus en silence dans leur cage close dans les profondeurs noires de l’insondable indicible mots tués tus.
La première jonquille sauvage grelotte. La buvette lettres noires abandonnée hiver comme été à sa vacance en pure perte. Le froid taille en biseau sous la peau. Marine écrin verglacé. Marine écrin plexiglas. Cueillir des hellébores et puis rien.
24 janvier
Il fait grand beau temps. De printemps et de douceur. Je chauffe mon dos contre la roche, un nid de mousse sous les pieds. La mer, lisse et plane. Trois bandes bleues devant moi. Plus claire vers la plage plus foncée vers le ciel clair. Le murmure entêté du torrent berce le vallon, de l’autre côté du pont génois. Cueilli un hellébore pour Awa. Pour Isa ? Pour l’une pour l’autre. J’ai longuement parlé avec Léna. Elle a sculpté, peinturluré son héros tout cousu rafistolé avant de le mettre en mots dans l’écriture. Le récit de cette aventure me renvoie aux figurines insolites de Bergougnioux. Tout un monde d’animaux et d’objets hétéroclites fabriqués avec de la ferraille, des boulons, des rivets aux noms inconnus. Toute une petite zoologie forgée dans du matériel de récupération « piqué » aux Bohémiens du village.
Je suis sidérée par tout ce qu’il est capable de faire, ce Bergúgnu, dans une seule et même journée. Travailler des heures durant à l’atelier. Écrire. Le matin très tôt, dans le silence et la nuit. S’impliquer dans sa petite vie de famille bien rodée, conduire Paul à la pêche à la truite et Jean chez le dentiste ! Et suspendre ses activités quand la fatigue le terrasse.
Léna. Voix enjouée, rire clair. Nous parlons et blagottons à perte de rire. Comme si nous nous connaissions depuis toujours. Ou encore, comme si nous nous retrouvions après une longue absence. La conversation reprend là où nous l’avons laissée. Mais nous ne l’avons laissée nulle part, puisque la semaine dernière encore, nous ne nous connaissions pas. Je me demande qui est Bessie. Il est trop tôt pour lui parler d’elle. Il est clair pour moi que Bessie est une femme. Bessie sans cesse sous sa plume, au détour d’un paragraphe. Elle me parle de la plage de Nonza. Je lui parle de Piscina, là-bas, verte et sombre sous l’à-pic. Elle me dit son goût immodéré pour la mer. Son besoin de replonger dans les eaux primordiales. Matricielles, même. Elle pense qu’il doit en être de même pour moi. Je lui dis que oui, pour moi aussi, les eaux matricielles, nager longtemps.
Un petit marcassin – poil lisse violine oursin- vient me lécher la main. Me suis demandé :
Que me veut-il ? pourquoiquoiquoi me cherche-t-il ? Court en tous sens. Passe entre jambes et livres. Renifle tout et moi. Bouscule sur son passage. Holà, holà ! Se croit-il dans la rue dans la maison comme en plein maquis ? Il s’entête, pivote sur lui-même, le groin dans la mangeaille ou dans le bas des pantalons, pousse de petits cris ouvre un œil puis l’autre cligne comme clignerait un ours en peluche qui aurait perdu son œil de verre. Le serpent est arrivé. Il enroule ses carreaux rouges sur mon pied, jambes étendues sur la margelle de pierre du moulin. Il pivote avec moi. Je le dis à Léna. Nous rions ensemble de son intrusion. Il fourche vers moi sa langue pointue. Gueule béante bipartite.
La mer bleue bleue bleue. Toujours la même répartition de bleus. Un bleu dur, pareil à celui de ce matin d’hiver où le village avait vu, au réveil, un cadavre flotter, transi, dans le caniveau. Squelette d’ancêtre gisant nu dans la boue des feuilles. Un du hameau donnait de grands coups de balai. Os et ordures mélangés. Stupeur et tremblements ! Arrivé là. Sorti par qui ? Atterri là, dans le ruisseau le patriarche vénérable vétéran nuit sans lune tombeau fermé mais lui gisant nu démantibulé nez cassé dans la pagaille du caniveau Et toi naturellement toujours à l’affût des miracles cueillant au passage libellules et euphorbes tu as saisi au vol l’histoire du cadavre déchaussé de son sarcophage voué à l’errance d’un jour sans repos corps abandonné sans sépulture mais silence acqua in bocca sur la « divagation » du pauvre squelette désossé tombé sous le coup de la vendetta ancestrale d’un sombre parent.
Je reprends l’allée des tombeaux, dos à la mer. Pas d’orchidées sauvages dans la pierre. Parfum entêtants des mimosas en fleurs. Plus loin, bien après le Mulinu di Pendente, croise une chèvre et son chevreau. Moucheté noir et blanc. Houhouyoupwaouwaouyoupyoupohéoh.
27 janvier
Je suis grosse aujourd’hui des larmes qui engorgent ma poitrine. Je me sens hors d’état de supporter davantage la maison et son lot de poids et de plaintes. Il fait gris et doux. Les cerisiers sont en fleurs. Rose tendresse. Je m’en veux de ne pas avoir ouvert mon carnet cette nuit. Il faut que je trouve le moyen d’écrire lorsque les mots m’envahissent au milieu des mes insomnies. Il me semble que dans mon demi-sommeil, je touchais à l’essentiel.
Méthode : lire tous les soirs quelques pages des Carnets de Bergounioux avant de sombrer dans les rêves. Il me semble aussi que Bergounioux « me » travaille, mine de rien, sans en avoir l’air. Il dépose en moi ses sédiments sans que je m’en rende compte. Je me dis : m’atteler à la tache comme lui. Écrire quatre ou cinq pages chaque jour. Tant pis si ce n’est que deux. Je suis des yeux l’arrondi de l’horizon. La terre est bel et bien ronde. Cela se voit d’un seul coup d’œil. Je croise Virginie qui me salue d’un grand sourire. J’ai encore en mémoire les lignes que mon ami romancier lui a consacrées. Le roman de personne et donc de chacun d’entre nous. Les nœuds borroméens de l’écriture joycienne. Entrelacs des enluminures médiévales irlandaises. Consulter les Écrits de Lacan. Bruit de cognée dans le maquis. Ou peut-être de fusil. Le temps est à la pluie et la mer est gonflée d’orages contenus. Relire Les Géorgiques. Les montagnes de Géorgie, les mélopées antiques qui se répondent encore de vallon en vallon. L’écriture est perdue mais pas le sens. Sept femmes assises sur le muret de la chapelle romane, côté soleil. Odeur de mousse tiède dans la pierre. Rires. Elles n’ont plus chanté depuis deux mois. Moi depuis quarante ans. Rires. Je m’efforce de caler ma voix sur la voix de basse. Difficile de la faire louvoyer entre les rugosités de ma rocaille. Je sens les sons qui râpent les parois et accrochent. J’essaie de trouver les passes où elle pourra se frayer un chemin clair. Les syllabes se répètent, formant des sons inconnus, imprononçables presque. S’appuyer sur les seules voyelles qui passent et glissent d’un mot sur l’autre. Suis-je en train de nouer dénouer un mode d’expression ancestral ? Les coups de fusil se renvoient la balle. Le final dans la chapelle, totale improvisation, libération. Les murs de Santa Maria Assunta amplifient les voix, les purifient. Les sons montent haut et clair vers le vaisseau de la nef. Je découvre mes compagnes. Au-delà de ce qu’elles sont dans la vie courante.
Et cette jeune fille, qui est-elle, bonnet à pompons sur la tête, cheveux au vent ? Elle court sur la route et appelle sa mère. Un peu plus bas, je croise un homme que j’ai déjà rencontré au village. Un petit garçon court à ses côtés. Il me salue. Je lui rends son bonjour. Plus bas encore, une femme avec son bébé. Elle peine à pousser son landau dans la montée. Elle passe à côté de moi sans un regard. Nous ne nous saluons pas.
Elle m’a détruite. C’est ce que je pense à l’instant. Qu’y a-t-il d’elle qui me manque et fait obstacle à ma reconstruction ? Je ne suis bien que seule, le visage offert au vent. Le boa du Petit Prince dessine sa silhouette dans un halo de brume nimbé de lumière. Tel m’apparaît le rocher de L’Île-Rousse. Je ressens le besoin de renouer avec d’autres textes. La poésie ne donne-t-elle pas sa pleine mesure ? Envie de descendre plus bas au-delà de la Mandorle, trouver d’autres chemins qui mènent vers la Punta. Touffes de romarin en fleurs, frêles coupes violines, serrées en bouquets menus. J’ai trouvé le sentier qui contourne le rocher de la Mandorle. De l’endroit où je me trouve, je découvre les sommets enneigés du Cintu. Crêtes blanches et noires sur ciel d’orage. Hormis marcher à travers le maquis, tout me semble illusoire et vain. De l’endroit où je me trouve, je domine la route à ciel ouvert et la marine noir écrin. Un crocus mauve tremble à ras de terre parmi les crottes luisantes du jour. L’odeur d’urine de chèvre monte à moi par effluves portés par les bouffées de vent. Un muret de pierre sèche court tout au long à mi-pente. Courbe de niveau qui ondule dans le maquis. Je bifurque vers la pointe qui surplombe la marine. La mer s’enfle dans la rade et fouette l’écueil de la Mugliarese. Les maisons rose tendre dorment, bercées par le mugissement incessant de la vague. Je m’installe sur le plat de la roche. Je coche des expressions : « à tours de passe-passe, hambles hâmes, pétille hors de ses pépites, Finnegans Wake ». Il fait froid soudain. Il est quatre heures. Un nuage gris brouillard camoufle le soleil. Je me hâte de retrouver mon sentier. La remontée est difficile. Je m’égare dans les buissons. Je perds de vue le rocher Mandorle que je pensais pourtant pouvoir reconnaître sans difficulté. Le cri de Papo de l’autre côté de la route. « Waooouuuu, tratratra trrrrr, iwwaahh, yaouhhhh ! » Je m’agrippe à la rocaille, encouragée par la présence du pâtre et de son troupeau. Me voilà à l’aplomb de la mer, lavée pour ce jour de mes rages enfouies. Je retrouve l’odeur d’urine forte. J’aspire à grandes goulées. Les chèvres vagabondes retournent au bercail dans la douceur de ce soir d’hiver. Je vais essayer de les surprendre sur la route sans me faire voir. Vais-je continuer à lui écrire ? Ou bien jouer l’indifférence ? Opter pour la dissimulation. Et si elle aussi ? Jouet entre les mains de l’autre. Laquelle des deux davantage ?
28 janvier
Très beau ciel bleuté veiné de rose ce matin. La lune haute et blanche dans son halo de givre. Une belle journée s’annonce dont je ne profiterai pas. Défaire toutes les rangées de livres, classer, réorganiser la bibliothèque, de A jusqu’à Z. Collection par collection. Le pire, ce sont les exemplaires uniques, les livres qui ne rentrent dans aucune section particulière. Tailles et volumes inadaptés à l’ensemble. Les exceptions. Elles me font penser aux hommes. Ceux qui se coulent dans le moule et les rebelles qui ne se satisfont d’aucune étiquette.
Après tout ce remue-ménage d’un étage à l’autre, d’une bibliothèque à l’autre, je suis épuisée et mon dos me fait mal. Du moulin à huile, je suis passée au four. J’ai été saisie. Forte odeur d’urine carnassière et crottes menues éparses un peu partout, dans les moindres recoins. Tartarin d’occasion, j’ai eu beau épier les poutres et vérifier tous les angles et planchers, je n’ai pu détrousser le moindre mulot. Je pensais jusque là qu’il s’agissait d’une souris. Mais pas du tout. C’est, m’a-t-on dit, un gros mulot gris. Avec une queue « longue comme ça ». Je ne suis pas rassurée. Et l’idée de notre probable tête-à-tête un jour ou l’autre me glace le sang.
Malgré le soleil printanier et l’appel du large, je n’ai rien fait de l’après-midi. J’étais trop fatiguée. Sans doute à cause de l’escapade hors route de la veille. J’ai passé un bon moment allongée sur le lit à lire. Elisabeth Bishop et Marianne Moore. La poésie se doit de créer « une place pour l’authentique ». Ce que le critique traduit par : la poésie « ne peut se trouver que dans le monde, pas dans l’individu ». Je ne suis pas sûre de bien comprendre.
Lupinu s’installe sur mon ventre. Il lance sa patte sur mon livre. Il s’acharne à m’empêcher de tourner les pages. Je me sens vide, dans l’attente d’un indéfinissable qui n’arrive pas. Je « vacote », sans conviction. Je remets à demain. J’attends. Un appel. Un mail. Qui ne viendra pas. Je sais que cette attente est inutile. Que plus rien de ce que j’aimais (en suis-je vraiment sûre ?) n’adviendra. Les mots échangés ces derniers jours sont vains parce que factices. Elle et moi sommes dans le jeu. Un jeu construit sur le mensonge. Il ne me reste que Bergounioux pour me consoler de mes déconvenues.
29 janvier
Levée tôt ce matin. Matinée consacrée à la voiture, à Saint-Florent. Je roule sans réfléchir dans la beauté millénaire du paysage. Je rumine mes mauvaises pensées. Quand me libèrerais-je ? Je roule. Toutes sortes de réflexions parasites me traversent, qui court-circuitent mon plaisir à me déplacer dans la lumière de ce clair matin de printemps. Mimosas et amandiers en fleurs. Un chat tigré, blotti dans les herbes folles, la tête auréolée par l’éblouissement des belles-de-jour.
J’abandonne mon véhicule et gagne à pied la plage toute proche. Je découvre l’arrondi du golfe. Depuis la pointe de Cannelle au nord jusqu’au déroulé de la Balagne au sud. Là-bas, tout au bout du « Dorsoduro », je devine la carcasse de la tour Mortella. Celle qui a inspiré Joyce dans Ulysse. Le frisson de l’eau, les bulles légères qui s’émoussent à peine écloses, le doux mouvement de la vague me ramènent à l’ici et maintenant. Au bien-être fugace de ce moment de solitude face à l’infini du ciel et de la mer. Tout est harmonieux. Le découpage de la côte, la beauté calme des couleurs, celle de la lumière qui joue sur les dégradés de vert et de bleu. Les galets ronds et rouges encore mouillés de l’humidité de la nuit scintillent en longue bordure léchée par un friselis léger. L’eau est claire, transparente. Couverte d’un damier mouvant où se mêlent les couleurs. Pourquoi cette plage n’est-elle pas fréquentée l’été ? Je me suis toujours posé la question. Sans doute à cause du voisinage des morts. Il n’y a qu’à traverser la route et c’est aussitôt le Campu santu. J’ai envie de marcher au bord de l’eau, de sentir les galets sous mes pieds, de me laisser guider par le crissement de mes pas sur la plage. Je hume la douceur de l’air. Il faut que je prenne du champ par rapport à elle, à sa vie où je n’entre plus. Rejoindre en esprit l’ermite qui gitait jadis dans les marmites de géants qui dominent les vignes. Ces grottes creusées par des mers anciennes dans la tendresse de la roche me fascinent depuis toujours. Le soleil s’étire sur la plage. Un courlis d’eau frôle la surface de l’eau en criaillant. Puis plonge et disparaît. Pour ne plus reparaître. Je le cherche des yeux mais il n’est nulle part. Je lis les lettres d’Emily Dickinson. Au maître, au précepteur, à l’amant. Je ne trouve rien là qui me prenne et me fascine. Je trouve ces lettres emplies de bondieuseries surannées. Quand pourrais-je à nouveau me baigner, me laver des scories de l’hiver et renaître à ma vie ?
30 janvier
Je me lève avec le magone. Mauvais signe pour ma journée. Je sais qu’il ne me quittera plus, quoi que je fasse. Il fait un temps printanier. Douceur de l’air et du soleil. Trois amandiers en fleurs à l’ortu. Il faut que je m’occupe de mon herbier. C’est le meilleur moment pour réaliser les cueillettes. Il faut que je dégage du temps et de l’espace. Il faut que je trouve cette disponibilité-là. Mais il me manque le désir.
Je file au village faire de menues courses et acheter le pain à la boulangerie itinérante. Je ne sais jamais d’où vient le klaxon. Je suis obligée de tendre l’oreille et de monter sur la route pour cueillir la voiture au vol.
Cet après-midi, éclipse à la ville. J’attends avec impatience ces escapades qui me tirent provisoirement de mon moulin et de mon apathie. Cela me donne l’impression très illusoire de renouer un temps avec la vraie vie. J’ai envie de pousser jusqu’au petit bois de pins. Je grimpe dans le chêne et m’installe au creux de son grand corps. De là, j’ai vue sur le hameau de Conchiglio. Le chant du torrent me berce et berce mon écriture. Mon crayon file sur la page.
Je reviendrai me caler au creux des branches. Entre ciel et terre, mer et montagne. « Des journées entières dans les arbres ». Midi sonnent à Saint Pantaléon. Il me faut rentrer. Les ânes me saluent au passage, trois de face et deux de dos. Étrange alignement !
3 février
La Balagne là-bas est noyée de nuages cercle de soleil sur la mer. Les amandiers en neige blême frissonnent sur le grand silence hivernal. Un âne lance son brame et pleure, les chiens aboient, au versant opposé les brisants chevauchent les rochers les nuages déclinent sur la mer un autre paysage.
J’ai emporté avec moi Marianne Moore.
5 février
Je me suis couchée avec Bergounioux. Lecture de plusieurs pages des carnets. 1992. Je ris. Le florilège des réflexions de Bilou m’amuse. L’attendrissement du père sur son fils m’attendrit à mon tour. Il m’émeut, Bergounioux. Cette volonté assidue de tout noter du quotidien, dans les moindres détails. Comment fait-il ? J’ai voulu m’y exercer, pensant que c’était un jeu d’enfant ! Je me suis cassé les dents à cet exercice. Il faut croire que je manque totalement d’entrainement. Je lis Bergounioux le soir, dans mon lit, très tard. Quelques pages. Pas plus. À ce rythme, j’en ai pour des mois à me tenir en sa compagnie. Mais sa compagnie me convient. Après une journée remplie par mille choses, m’atteler à la lecture des mille choses auxquelles il s’est attelé lui-même il y a plus de vingt ans, me détend et m’enchante !!!
Ce matin, au réveil, juste avant de me lever, je me suis essayée à reprendre les Carnets. Je n’ai eu qu’à tendre le bras par-dessus le lit pour me saisir du volumineux ouvrage sur lequel je m’endors chaque soir. Je consulte l’imposante bibliographie qui compose l’œuvre de cet homme dont la présence m’accompagne, jour après jour, depuis près de deux mois maintenant. Je suis impressionnée par tout ce qu’il a écrit depuis plus de vingt ans et avec quelle régularité ! Je cède à l’envie soudaine de reprendre les Carnets par la fin. Depuis la toute dernière page. Une fantaisie qui me prend, pour voir. Années 2000. Je remonte le cours du temps, à rebours. Je note au passage que l’esprit et la tonalité des carnets ont changé sur dix-huit ans d’écart. Une tristesse et une nostalgie, plus grandes encore que celles qui imprègne les années 1990, se sont glissées entre les pages. Je soupçonne que le départ des enfants y est pour beaucoup. Le petit Bilou n’a plus besoin de son père pour réviser ses leçons d’allemand ou son piano et le grand Cinge, encore moins, qui travaille dans son laboratoire anglais depuis plusieurs années déjà. Je constate que lire les carnets au rebours m’attriste comme m’attriste le fait de lire Bergounioux le matin. Commencer ma journée avec lui me déprime. Et cela n’a rien à voir avec les pages lues aujourd’hui. Je l’avais déjà constaté en suivant l’ordre chronologique normal. Je ne peux donc pas lire Bergounioux en dehors de la nuit. Mais ce matin, après avoir pris le soin de noter à la hâte ces ébauches de réflexions, je reprends les carnets à la page où je les ai fermés la vieille. Je me demande à quel moment va se produire la fracture. Et quelle forme vont prendre les nouvelles blessures. Je me dis qu’il me faut le quitter là, pour le moment, sinon l’envie de plonger dans ma journée va disparaître ! Surtout qu’aujourd’hui est une journée particulière. Coupure de courant sur le village pour plusieurs heures. Impossible de chauffer la grande maison, sinon avec l’unique cheminée de la « cave ». Nous avons décidé d’embarquer maman avec nous, dès le début de la matinée. Au programme, courses, coiffeur, restaurant. En fait de restaurant, tout est fermé et il nous faut nous rabattre sur l’unique pizzeria du port.
La mer, vert pétrole, agitée de vagues longues longues et de crêtes blanches venues du large. Des nuées d’embruns montent à l’assaut de la montagne jusqu’à hauteur de la route. Rochers et maquis brumisés sont pris dans un tourbillon ascensionnel de particules ensoleillées qui se déposent en retombant sur les cistes. Nuées de nuages. Il a neigé la nuit dernière et les contreforts du Cintu scintillent d’un éclat neuf. Les arrondis du Dorsoduro de la Balagne encerclent la route sur laquelle je roule, se déplacent à mon rythme. Il me semble qu’elles vont bientôt refermer leur boucle sur le Cap Corse. Et m’enserrer de leurs pinces rocheuses. L’air est doux et pur. Les talus sont fleuris, piquetés de l’or des belles-de-jour. Les asphodèles ont monté leurs tiges et sur certaines, déjà, le poing fermé des bourgeons est visible. L’éclosion sera pour mars.
Je pense à la violence. Celle que dénonce Ronde des convers. Violence millénaire, aveugle et absurde. Violence inséparable du sacré. Relire René Girard. La violence en chacun de nous. La mienne, assoupie quelque part au fin fond de mes rêves et qui éclate à l’improviste. Imprévisible, incongrue, « inendiguable ». Dévastatrice. Straripa. Explosion. Sanglots et pleurs me secouent jusqu’à épuisement. Les chênes- liège filtrent la lumière, échancrage des branches sur le bleu du ciel, dentelle sur la mer. Violence et beauté.
15 février
Lullaby Lullaby syllabes clignotantes de mes rêves papillons phosphorescents légers qui ondulent genêts en fleurs la mer lisse ses eaux immobile calme olympienne toujours vert émeraude figée sous le soleil en bordure des à-pics. Là-bas plus loin au-delà de l’autre côté des rivages clair de lune sur les falaises canailles de Cassis amants heureux amants dérobés aux regards par les rets de la nuit opportune impossible d’aller plus avant la nuit trébuche sous nos pas les phares ondulants lancent leurs yeux opaques dans la brume qui monte. Au loin sur les corniches hautes d’autres cercles trouent le silence talons aiguilles échancrures des crêtes la falaise blanche plonge ses racines dans la mer la nuit mobile avance sur les courbes insolites noyées dans l’invisible. Le camion remorqueur s’égare houle imprévue sur les pistes chaos du monde à l’envers du réel. L’Anjoly Total héroïque fantasy déraisonne vide de la ville plantée dans son décor carton pâte panneaux des prix fluorescents cortèges de voitures qui se succèdent dans le noir crissent les pneus sur les ponts les virages descendent en hurlant les jeunes loups assoiffés de puissance d’argent de virilité triomphante criarde sonore exaspérante je surveille du coin de l’œil les rondes incessantes colère rouge contre lui et le monde ses larmes sur sa joue lisse que je lisse d’une caresse la journée se clôt sur son désarroi.
23 février
Ce matin, je me suis réveillée aux aurores. Un moment dans l’incapacité de me rendormir. J’ai tout de même fini par sombrer à nouveau dans le sommeil. Le poids de mon corps ne me quitte pas. Je sens mes jambes peser lourdement contre les draps. Chez la coiffeuse, je m’en prends à l’employée qui ne m’a pas rendu ma monnaie. Je viens d’acheter une épingle barrette en os, garnie d’échancrures susceptibles de retenir dans leurs griffes mes cheveux, toujours très indisciplinés. L’employée s’obstine à ne pas vouloir me rendre mon dû. Elle ne me croit pas. Elle pense que je lui mens. Je l’empoigne violemment jusqu’à ce qu’elle finisse par se rendre à l’évidence et à reconnaître son erreur. Je quitte le salon, furieuse contre elle et contre moi. Je me dépêche de rentrer chez moi. Je suis terriblement en retard. La cérémonie de mariage va commencer sans moi. Je cours me changer. La maison est sans/sens dessus dessous. Un désordre effrayant règne dans les chambres du rez-de- chaussée. Les lits sont défaits, les vêtements d’hiver, d’été, gisent pêle-mêle, éparpillés un peu partout. Je me dirige vers les escaliers pour monter jusqu’à ma chambre. Je ne comprends pas ce qui arrive. Les marches se dérobent sous moi et j’ai beau mettre un pied devant l’autre, l’escalier fuit et je fais du sur-place. Je m’agrippe à la rampe et lève les yeux vers les hauteurs mansardées de l’étage. Il me faut un moment pour comprendre que l’escalier a été inversé. Tout l’appareillage est à l’envers, si bien qu’il m’est impossible de monter. J’essaie à nouveau. Je piétine. Je m’obstine à me suspendre. Je progresse à rebours, lentement, péniblement, ventre contre la tranche des marches. Je ne me souvenais pas que je pouvais être aussi agile que les singes des grands arbres. À ce rythme, je finis par rejoindre le seuil de ma chambre. Je pensais en avoir fini avec les épreuves, mais non. Une nouvelle difficulté se présente, que je n’avais pas perçue jusqu’alors. Il me faut prendre mon courage à deux mains pour franchir l’espace qui sépare l’ultime marche du seuil de ma chambre. L’espace mouvant, instable, ne cesse de s’agrandir. Je dois calculer mon élan pour ne pas tomber. Le vide me guette et il me faut bondir les yeux fermés pour ne pas me laisser saisir par le vertige. Je m’élance hors de mes limites et me relève. La chambre est dans le même état de dévastation que celles du rez-de-chaussée. L’armoire en noyer est tombée à la renverse. Je me penche au-dessus des portes et tire les battants vers moi. L’équilibre me manque et je risque de périr assommée par le vaste vaisseau du meuble. J’en repousse de toutes mes forces les battants. En suspens au-dessus de l’armoire, je fouille les étagères. Je ne trouve ni mon ensemble ni la robe que j’avais pris soin de préparer. Je rugis hors de l’armoire et éventre l’un après l’autre les cartons qui jonchent le sol. J’extirpe de chacun d’eux toutes sortes de vêtements. Mais les toilettes que j’avais prévues de mettre pour le mariage de ma fille ont disparu. Je fouille partout. Je sens l’exaspération m’envahir. L’heure tourne. Les cloches de la cathédrale sonnent à toute volée. Les orgues entonnent le chant nuptial. J’empoigne une jupe et un chemisier que j’enfile en toute hâte. Mon peigne échancré a glissé par terre et mon chignon s’est complètement dénoué. Je n’ai vraiment plus le temps de me recoiffer. J’imagine le minois effaré de ma fille qui sans doute me cherche désespérément parmi la foule. Il est temps que je redescende. Je me laisse glisser hors de la chambre en essayant d’attraper la rampe de l’escalier. Les marches se dérobent à nouveau et la descente s’avère tout aussi périlleuse que la montée. L’escalier oscille sur ses bases et me dépose au rez-de-chaussée, entre le radiateur et la console où se trouvaient, ces jours-ci encore, les statues africaines. J’ai à peine le temps de me rendre compte qu’elles ont quitté leur socle. Elles doivent être quelque part, mais où ? Je me sauve et tire la porte derrière moi, derrière un passé qui est mort d’un seul coup, emporté par une bourrasque qui a tout anéanti sur son passage. Je me précipite, hagarde, hors du lit. Il est tard et je vais manquer mon rendez-vous au petit bois de pins. Je m’habille en vitesse, mets mon ordinateur en route, consulte sans les lire mes courriels. Je croise le regard de mon frère qui vient me proposer une balade sur la route. Nous marchons d’un bon pas jusqu’à Linaghje. Nous escaladons le sentier très encombré qui conduit à la Tour d’Amour. Je lui montre les vestiges de l’ancien hameau. Une famille de cochons troue les enchevêtrements de lianes et de chênes. Leur odeur emplit l’air tout alentour. Ils sont sûrement très nombreux. Ils déboulent l’un après l’autre de la feuillée et traversent la route à la queue leu-leu. Ils fouillent la terre de leur groin, soulèvent feuilles et mousses, triturent et labourent le sol, font débouler les pierres des murets. Ils nous coursent un moment puis retournent à leur affairement. Nous remontons vers la maison. Il fait si beau que nous déjeunons sur la terrasse au tilleul.
6 mars
Tanger, je piétine sur. L’écriture. Tanger. Écrire sur. La « Perle du désert ». Rêvée. Façon Bowles, amour et mort. Appel des sables. Ne peux ni lire ni écrire. Pense aux Récipients d’air te dis-je. Écume les pages hiver fouettard sur le visage. Pluie et vent sur. Foyers d’images.
Je m’installe prends la pause pose mes appâts mes appâts qui nagent sur. Mon inertie sans grand mirage. J’essaie Tanger. Ferme le livre sur. L’inévitable outrage. Rage. Surgit à l’angle du grand Socco la véranda lumière noire chaises serrées en rond dans la pénombre sous les palmes des plantes tristes et vagabondes. Petits fours et tasses à thé circulent dans l’assemblée lance le débat sujet du jour sur. La violence. Je ne me souviens de rien sinon de la présence à mes côtés du suicidé visages éteints sans souvenance vivants plus morts que les morts même quelle différence jour de neige jour de pluie rideau grisaille en continu j’attends le thé la tarte aux fruits moulin fermé sur. Le silence vent du matin qui gifle et grince plein fouet je somnole et survole un livre un autre il y a des jours où. L’esprit ne s’arrête sur. Rien ni ne prend pied dans. Rien laisser couler le temps qui prend le large autour. Au-delà de. Virevolte au-dessus. Des toits.
Toi sans moi
Entrer en moi.