11 février 1996 | Mort d’Amelia Rosselli

Éphéméride culturelle à rebours
Invitée du jour : Marie Fabre



Amelia Rosselli 3
Source








PER AMELIA ROSSELLI


Amelia Rosselli se suicide, dans l’après-midi du dimanche 11 février 1996, du haut d’une mansarde de la via Del Corallo à Rome. Trente-trois ans, jour pour jour, après le suicide de Sylvia Plath (11 février 1963).






« Ce n’est plus le moi qui est dans l’histoire, mais c’est l’histoire qui est maintenant dans le moi. »


On range souvent Amelia Rosselli aux côtés de Sylvia Plath, dont elle fut la traductrice italienne, dans la catégorie de la « poésie confessionnelle » féminine. Cette catégorie est pratique, mais un peu facile, puisqu’elle permet, à la faveur de similitudes thématiques et stylistiques certaines, d’éluder au moins deux éléments qui font toute la spécificité d’Amelia Rosselli dans le paysage poétique italien, et au-delà. Ces deux éléments sont intimement liés dans la vie et dans la poésie de Rosselli : ce sont l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et le plurilinguisme. La portée de l’autobiographisme rossellien, les voix, les déchirements et les obsessions qui le traversent, ne peuvent se comprendre qu’à partir de cette histoire, qui est aussi directement celle de la langue du poète.

Amelia Rosselli est née le 28 mars 1930, à Paris, de Carlo Rosselli, fondateur avec son frère Nello Rosselli du mouvement antifasciste « Giustizia e Libertà », et d’une mère anglaise, Marion Cave. Carlo Rosselli et son frère avaient été obligés de fuir l’Italie fasciste, continuant en France leur activité politique avant de se joindre aux troupes républicaines pendant la guerre d’Espagne, puis de revenir à Paris, Carlo étant blessé. En 1937, les deux frères sont sauvagement assassinés par les fascistes, laissant Marion Cave et ses deux enfants seuls à Paris. C’est le début d’une longue fuite en avant, dans laquelle se passent l’enfance et l’adolescence d’Amelia Rosselli : la famille se réfugie d’abord en Suisse, puis, chassée par l’arrivée des nazis en France, arrive en Angleterre, et va enfin s’installer aux États-Unis en passant par le Canada. De cette naissance en exil et de cette enfance passée sous les bombardements, dans de continuels déplacements, la poésie de Rosselli garde de nombreuses traces – et sa langue en porte définitivement la marque, divisée entre le français, l’anglais et l’italien. Elle récuse ainsi la définition de Pasolini qui parlait à son sujet de cosmopolitisme : « Est cosmopolite qui choisit de l’être. Nous n’étions pas cosmopolites, nous étions des réfugiés », et se définit comme « fille de la Seconde Guerre mondiale ». Comme le dit justement Alessandro Baldacci, « le plurilinguisme rossellien n’est pas le signe d’une festive vitalité de la langue, ce n’est pas un euphorique jeu babélique » : c’est la marque de la persécution, de l’appartenance perdue, dont la poésie d’Amelia Rosselli gardera toujours la trace, la violence et peut-être surtout le rythme.



Traduire une traductrice


Le retour d’Amelia en Italie n’advient qu’au début des années 1950, et c’est à ce moment-là que sa passion pour la musique, dont elle possède la pratique et la théorie à un très haut niveau, cède très progressivement le pas à sa seconde passion, la poésie. Elle commence à écrire dans les trois langues, puis livre avec La Libellula, en 1958, son premier long poème composé entièrement en italien. Ses premières tentatives d’écriture dans les trois langues sont marquées par de nombreuses contaminations, glissements d’une langue à l’autre, autotraductions. Mais ce processus de traduction spontanée ne cesse pas avec le passage à l’italien comme langue poétique unique : Rosselli intègre dans le corps de sa Libellula de nombreuses citations, littérales ou altérées, d’auteurs étrangers et italiens qu’elle connaît dans le texte, avec entre autres Lautréamont, Rimbaud, Shakespeare, Montale, Campana, Rilke ou encore Mallarmé. Les Variazioni Belliche, écrites sous le signe de Kafka, comportent elles aussi de nombreuses citations – par exemple un Français reconnaîtra aisément des expressions, des procédés ou des vers entiers empruntés à Rimbaud et retranscrits en italien. Son éducation et ses influences en font déjà un cas particulier en Italie : alors que les poètes italiens sont en dialogue constant avec leur tradition poétique nationale, on sent qu’Amelia Rosselli puise à des sources multiples (poésie anglo-saxonne et française) et que la tradition italienne n’est pas son unique berceau, même si elle l’étudie avec acharnement dès son retour en Italie.

Ce rapport de semi-étrangère avec la langue italienne est l’une des grandes originalités de sa poésie, où elle conserve volontairement des fautes de grammaire, des éléments de syntaxe française ou anglaise traduits littéralement, ou encore un grand nombre de néologismes – ce qui la rend parfois si difficile à traduire. Mais plus profondément, c’est toute sa poésie qui est marquée par ce travail de la langue italienne comme quelque chose d’« extérieur » : sa manière de saisir et de réutiliser des expressions idiomatiques, d’en court-circuiter le sens, de rapprocher des mots incongrus sur la base de leur sonorité. Pasolini encore, dans son introduction de 1963 à la poésie de Rosselli (dans Il Menabò), avait parlé de « lapsus » à l’intérieur du texte – mais ces altérations des sonorités, ces glissements de sens sont bien un choix poétique conscient.

Ce rapport à la langue fait d’Amelia Rosselli un cas unique dans la poésie italienne, car si la littérature française a été marquée par plusieurs cas d’auteurs étrangers écrivant en français, si bien que Deleuze a pu théoriser cette spécificité avec le « balbutiement » de Ghérasim Luca, Amelia Rosselli est à ma connaissance le seul écrivain à avoir choisi l’italien parmi d’autres langues, et à l’avoir enrichi par cette approche de plurilingue.



Variazioni belliche


Inédits en français*, les poèmes de Variazioni belliche ont probablement été écrits entre 1958 et 1961 ; ils constituent le premier recueil (169 poèmes) complet de l’auteur en italien. Comme dans deux autres de ses recueils, Serie ospedaliera et Impromptu, le titre met en avant un genre musical qui sera exploité comme modèle durant tout le livre. On a déjà dit qu’Amelia Rosselli avait une grande passion pour la musique (surtout pour la musique contemporaine), passion éclatante dans sa poésie, qu’elle semble travailler visuellement et rythmiquement à la manière d’une partition – par ailleurs il suffit d’entendre un enregistrement d’Amelia Rosselli lisant ses poèmes, ou de faire soi-même l’expérience d’une lecture à voix haute, pour savoir à quel point cette poésie se transforme vite en un chant tantôt entraînant, tantôt discordant. N’oublions pas que juste après ce recueil, l’auteur publie Spazi metrici, un article théorique où elle indique la nouvelle méthode de versification et la technique typographique à partir desquelles elle compose ses poèmes. Variazioni belliche est ainsi construit comme une série de « variations » autour de thèmes, expressions, mots, motifs rythmiques qui reviennent de manière récurrente, cyclique, dans tout le livre. Les variations se déploient aussi à l’intérieur même des poèmes, à travers un procédé anaphorique récurrent, dont on pourra se rendre compte dans les traductions. Les thèmes fondamentaux du recueil sont la relation amoureuse, entre méfiance et désir de fusion, la recherche spirituelle et morale, les traces de la guerre. Sa poésie est incroyablement violente, dramatique, parfois mystique, et intègre en même temps des éléments d’ironie, de parodie ou de sarcasme surprenant. Ce mélange de passion torturée, presque innocente, et de distance ironique restera l’un des traits fondamentaux de la poésie de Rosselli.


Marie Fabre
D.R. Texte inédit Marie Fabre
pour Terres de femmes




______________________________________________________
* Note d’AP : depuis la mise en ligne de cet article (février 2009), Marie Fabre a entrepris la traduction en français des Variazioni belliche pour les éditions Ypsilon. Cette traduction est disponible en librairie, sous le titre Variations de guerre, depuis le 3 mai 2012.











EXTRAITS DE VARIAZIONI d’AMELIA ROSSELLI





1  Un rebelle défait par sa propre disposition
Ph., G.AdC





Negli alberi fruttiferi della vita si
dibatteva l’ultima mosca. Un ribelle
disfatto dalla sua propria disposizione
al bene si sorvegliava ansioso di finirla
con il male. Il mondo sorvegliava molto
stanco della prigionia. La sua propria
disposizione al bene lo imprigionava.


Amelia Rosselli, Variazioni (1960-1961) in Variazioni Belliche, Le poesie, Garzanti, 1997 ; ried. collana Gli Elefanti, 2007, p. 254. A cura di Emmanuela Tandello. Prefazione di Giovanni Giudici.


Dans les arbres fruitiers de la vie se
débattait la dernière mouche. Un rebelle
défait par sa propre disposition
au bien se surveillait impatient d’en finir
avec le mal. Le monde surveillait très
las de l’emprisonnement. Sa propre
disposition au bien l’emprisonnait.


Traduction inédite de Marie Fabre










2  amères déceptions
Ph., G.AdC





Se non è noia è amore. L’intero mondo carpiva da me i suoi
sensi cari. Se per la notte che mi porta il tuo oblio
io dimentico di frenarmi, se per le tua evanescenti braccia
io cerco un’altra foresta, un parco, o un avventura: ―
se per le strade che conducono al paradiso io perdo la
tua bellezza : se per i canili ed i vescovadi del prato
della grande città io cerco la tua ombra: ― se per tutto
questo io cerco ancora e ancora: ― non è per la tua fierezza,
non è per la mia povertà: ― è per il tuo sorriso obliquo
è per la tua maniera di amare. Entro della grande città
cadevano oblique ancora e ancora le maniere di amare
le delusioni amare.



Amelia Rosselli, Variazioni, op. cit. supra, p. 292.



Si ce n’est ennui c’est amour. Le monde entier m’arrachait ses
chers sens. Si dans la nuit qui m’apporte ton oubli
j’oublie de me freiner, si dans tes bras évanescents
je cherche une autre forêt, un parc, ou une aventure : ―
si dans les routes qui mènent au paradis je perds
ta beauté : si dans les chenils et les évêchés du pré
de la grande ville je cherche ton ombre : ― si dans tout
cela je cherche encore et encore : ― ce n’est pas pour ta fierté
ce n’est pas pour ma pauvreté : ― c’est pour ton sourire oblique
c’est pour ta manière d’aimer. Dedans la grande ville
tombaient obliques encore et encore les manières d’aimer
les amères déceptions.


Traduction inédite de Marie Fabre










3  tes yeux simulaient le braquage
Ph., G.AdC





Per tutto l’inverno che fu come un gelo tra le
tue braccia io fuggivo desolata per una vasta, grande
pianura color ambra. Non era per gelosia che sfumavano
le grandi ombre dei grattacieli; non era per il
gelo che io disdegnavo l’amico. Disegnavo attentamente
grandi trionfi che sfumavano anch’essi al primo
vano apparire del sole. Il sole forse era la tua
ombra sagace e sadica, la tua mano era piena di ombre
e i tuoi occhi simulavano la rapina, il sale e
i trionfi.

Arrestandomi su dei marciapiedi guardavo attentamente
muoversi il fiume. Non era chiaro se la città
si vendicasse!



Amelia Rosselli, Variazioni, op. cit. supra, p. 321.




Pendant tout l’hiver qui fut comme un gel entre tes
bras je fuyais désolée à travers une vaste, grande
plaine couleur ambre. Ce n’était pas par jalousie que s’estompaient
les grandes ombres des gratte-ciels ; ce n’était pas à cause du
gel que je dédaignais l’ami. Je dépeignais attentivement
de grands triomphes qui s’estompaient eux aussi à la première
vaine apparition du soleil. Le soleil peut-être était ton
ombre sagace et sadique, ta main était pleine d’ombres
et tes yeux simulaient le braquage, le sel et
les triomphes.

En m’arrêtant sur des trottoirs je regardais attentivement
le fleuve se mouvoir. Il n’était pas clair que la ville
se vengeât !


Traduction inédite de Marie Fabre










4  une lanterne pour mes yeux obliques
Ph., G.AdC





         Tutto il mondo è vedovo se è vero che tu cammini ancora
tutto il mondo è vedovo se è vero! Tutto il mondo
è vero se è vero che tu cammini ancora, tutto il
mondo è vedovo se tu non muori! Tutto il mondo
è mio se è vero che tu non sei vivo ma solo
una lanterna per i miei occhi obliqui. Cieca rimasi
dalla tua nascita e l’importanza del nuovo giorno
non è che notte per la tua distanza. Cieca sono
chè tu cammini ancora! Cieca sono che tu cammini
e il mondo è vedovo e il mondo è cieco se tu cammini
ancora aggrappato ai miei occhi celestiali.



Amelia Rosselli, Variazioni, op. cit. supra, p. 333.



         Le monde entier est veuf s’il est vrai que tu marches encore
le monde entier est veuf si c’est vrai ! Le monde entier
est vrai s’il est vrai que tu marches encore, le monde
entier est veuf si tu ne meurs pas ! Le monde entier
est à moi s’il est vrai que tu n’es pas vivant que tu n’es
qu’une lanterne pour mes yeux obliques. Je suis restée aveugle
depuis ta naissance et l’importance d’un jour nouveau
ne m’est que nuit dans ta distance. Je suis aveugle
parce que tu marches encore ! Je suis aveugle parce que tu marches
et le monde est veuf et le monde est aveugle si tu marches
encore agrippé à mes yeux célestiels.


Traduction inédite de Marie Fabre


Photos (4), G.AdC





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NOTE d’AP : ancienne élève de l’École normale supérieure (Lettres et Sciences humaines), agrégée d’italien, Marie Fabre est depuis 2013 maître de conférences en études italiennes à l’ENS de Lyon. Après un « master 2 » à l’université de Bologne sur Italo Calvino et Elio Vittorini, elle a soutenu en décembre 2012 (sous la direction de Christophe Mileschi, à l’Université Stendhal – Grenoble 3) une thèse de doctorat sur les rapports entre utopie et littérature chez ces mêmes auteurs. Marie Fabre a aussi participé à un dossier “Amelia Rosselli” pour la revue littéraire Europe (n° 996 | avril 2012) [pp. 216-223] et traduit en français l’intégralité des Variazioni Belliche d’Amelia Rosselli, traduction disponible aux éditions Ypsilon depuis le 3 mai 2012.







Rosselli






■ Amelia Rosselli
sur Terres de femmes

Adolescenza (+ bio-bibliographie)
[Filtre entre moi et toi dans la sous-marine une clarté] (poème extrait de La libellula)
[La tua debolezza è la mia vittoria] (poème extrait de Variazioni Belliche + traduction française par Marie Fabre)
T’aimer et ne rien pouvoir faire d’autre que t’aimer (poème extrait de “Dialogo con i Poeti”, Serie Ospedaliera 1963-1965)



■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des éditions Ypsilon)
un extrait du Dossier Amelia Rosselli de la Revue Europe (n° 996, avril 2012, pp. 197-201)[PDF]
→ (sur libr-critique)
Amelia Rosselli, Variations de guerre, par Jean-Nicolas Clamanges (7 juin 2013)
→ (sur Imperfetta Ellisse)
la traduction partielle (en italien) de l’article de Marie Fabre, accompagnée des poèmes de Variazioni belliche
→ (sur Imperfetta Ellisse)
deux poèmes d’Amelia Rosselli traduits en corse par Nurbertu Paganelli
→ (sur Poezibao)
un poème d’Amelia Rosselli (extrait de Documento 1966-1973) traduit par AP
→ (sur Les Carnets d’Eucharis)
un poème d’Amelia Rosselli traduit par Nathalie Riera
→ (sur Terres de femmes)
un autre article de Marie Fabre sur L’Art de la joie de Goliarda Sapienza





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Commentaires

  1. Avatar de Christiane
    Christiane

    ô, ces photos…
    Elle s’est bien battue et puis un jour, avec lucidité et courage elle en a eu assez de s’épuiser à vivre. Pour elle (coucou, là-haut !) ces lignes de Camus.
     » Un jour vient… et l’homme constate et… se situe par rapport au temps… Il appartient au temps et à cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout lui-même aurait dû s’y refuser. Cette révolte de la chair, c’est l’absurde… Mourir volontairement suppose qu’on a reconnu, même instinctivement, le caractère dérisoire de cette habitude, l’absence de toute raison profonde de vivre, le caractère insensé de cette agitation quotidienne et l’inutilité de la souffrance… »
    Et pourtant c’est si beau la vie, si beau…

  2. Avatar de Sylvaine Vaucher

    Au gré des vents et accrochée aux gréements
    Voiles ouvertes ou repliées je la découvre grâce à une de vos lectrices.
    Sylvia je connaissais mais Amelia non. Voilà encore une femme palpitante
    bousculée de souffrances et d’itinérances, qui semble échapper aux schémas traditionnels des poètes adorés ou mal aimés. Entre photos, textes et traduction, j’ai vraiment envie de l’approfondir.

  3. Avatar de Angèle Paoli

    Oui, c’est vrai, Christiane, les photos de Guidu sont admirables et admirablement bien choisies. Mais je voudrais remercier ici Marie Fabre pour son travail de traductrice, un travail patient et rigoureux qui cherche à rendre compte au plus près de la langue inventive et foisonnante d’Amelia Rosselli. Peu de traducteurs se sont frottés à cet exercice, aucun recueil d’Amelia Rosselli n’ayant été à ce jour traduit en France.
    Merci à tous deux, Marie et Guidu.

  4. Avatar de Angèle Paoli

    Bienvenue sur mes terres, Sylvaine. Je connais les vôtres depuis quelque temps déjà. Vos nus féminins sont sublimes.

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