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Le 17 février 1921, les représentations de La Ronde (Reigen), d’Arthur Schnitzler (1862-1931), sont interdites à Vienne, au lendemain d’une occupation du théâtre par plusieurs centaines de manifestants. La Ronde était à l’affiche depuis le 1er février 1921. Elle avait été créée au Kleines Schauspielhaus de Berlin le 23 décembre 1920, dans une mise en scène de Hubert Reusch, et avait tourné dans plusieurs grandes villes allemandes (Hambourg, Kiel, Munich, Leipzig,…).
Reigen/La Ronde : Vienne, 16 février 1921 : occupation du théâtre par quelque 600 manifestants. Source : Illustriertes Wiener Extrablatt, 18 février 1921 Collection Gerd K. Schneider. EXTRAIT
V LA JEUNE FEMME ET LE MARI
Il est dix heures et demie
du soir. ― La jeune femme est couchée en train de lire.- Le mari entre, en robe de chambre.
LA JEUNE FEMME, LE MARI
LA JEUNE FEMME, sans lever les yeux. Tu ne travailles plus ? LE MARI. Non ! Je suis trop fatigué. Et puis… LA JEUNE FEMME. Et puis ?… LE MARI. Je me suis senti subitement si seul à ma table de travail… J’ai eu envie de toi. LA JEUNE FEMME, levant les yeux. Vraiment ? LE MARI s’assied près d’elle sur le lit. Ne lis pas au lit. Tu t’abîmes les yeux. LA JEUNE FEMME, fermant le livre. Qu’est-ce que tu as donc ? LE MARI. Rien, mon petit… Je t’aime, tout simplement. LA JEUNE FEMME. Ah ? J’en arrive parfois à l’oublier. LE MARI. Il faut l’oublier parfois. LA JEUNE FEMME. Pourquoi cela ? LE MARI. Parce qu’autrement le mariage serait quelque chose d’imparfait. Il… comment dire… Il y perdrait son caractère sacré. LA JEUNE FEMME. Oh !… LE MARI. Crois-moi … c’est la vérité… Si depuis cinq ans que nous sommes mariés nous n’avions pas oublié de temps en temps que nous sommes amoureux l’un de l’autre, nous ne le serions plus à l’heure qu’il est. LA JEUNE FEMME. C’est trop profond pour moi ! LE MARI. C’est bien simple, cependant ! Nous avons déjà eu, ensemble, une dizaine, une douzaine peut-être de liaisons…Ça ne te fait pas cet effet-là ? LA JEUNE FEMME. Je ne les ai pas comptées. LE MARI. Eh bien, si nous avions savouré goulûment notre première liaison, nous en aurions eu une indigestion ; si, dès le début, je m’étais abandonné corps et âmes, à ma passion pour toi, il nous serait arrivé ce qui arrive à des milliers de couples amoureux… ça serait fini, nous deux ! LA JEUNE FEMME. Ah ! C’est ça que tu voulais dire ? LE MARI. Crois-moi… Emma… dans les premiers jours de notre mariage, j’avais peur que cela n’arrivât. LA JEUNE FEMME. Moi aussi. LE MARI. Tu vois ? Est-ce que je n’ai pas raison ? Voilà pourquoi il faut, parfois, vivre ensemble comme de bons amis. LA JEUNE FEMME. Parfaitement. LE MARI. De cette façon, nous avons le privilège de vivre de temps à autre quelques semaines d’une nouvelle lune de miel, d’autant plus que je veille à ce que ces semaines… LA JEUNE FEMME. …ne deviennent pas des mois. LE MARI. Tu l’as dit. LA JEUNE FEMME. Et je suppose qu’une période de pure amitié est en train de finir ce soir… ? LE MARI, l’attirant à lui, très tendre. Je crois que oui. LA JEUNE FEMME. Mais si, de mon côté… je ne me sentais pas disposée… Arthur Schnitzler, La Ronde. Dix dialogues, Stock, Bibliothèque Cosmopolite, 1984, pp. 71-74. Traduits par M. Remon, W. Bauer et S. Clauser. |
| ARTHUR SCHNITZLER Source ■ Voir aussi ▼ → (sur books.google.com) A Companion to the Works of Arthur Schnitzler, par Dagmar C. G. Lorenz (pour prendre connaissance du contexte historique de la création de La Ronde) → (sur le site de l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique) Jacques De Decker, Chemin de ronde autour du Reigen de Schnitzler |
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