21 février 1821 | Naissance de Rachel

Éphéméride culturelle à rebours



    Le 21 février 1821 naît à l’auberge Soleil d’Or de Mumpf (Argovie, Suisse) Elisabeth Rachel Félix, plus connue sous son seul prénom de Rachel.






Jean-Jacques Scherrer, Un souper chez Mademoiselle Rachel






UN SOUPER CHEZ MADEMOISELLE RACHEL


    Un souper chez Mademoiselle Rachel est une lettre adressée par Alfred de Musset à sa marraine et amie Caroline d’Althon Shée Jaubert le 30 mai 1839, au lendemain d’un souper qui eut lieu chez Rachel, qu’il avait rencontrée à la sortie du Théâtre-Français, dans les galeries du Palais-Royal. Ce texte a été publié dans le Magasin de la Librairie le 25 mars 1859, après un certain nombre de retouches apportées par Paul de Musset, le frère d’Alfred de Musset. C’est cette version qui a été reprise par l’édition Lemerre que j’ai sous la main. J’en ai retranscrit un court extrait ci-dessous.





EXTRAIT D’UN SOUPER CHEZ MADEMOISELLE RACHEL



MOI [Alfred de Musset]

     ― Quel rôle étudiez-vous maintenant ?

RACHEL

     Nous allons jouer, cet été, Marie Stuart ; et puis Polyeucte et peut-être…


MOI

     Eh bien ?

RACHEL, frappant du poing sur la table.

     Eh bien, je veux jouer Phèdre. On me dit que je suis trop jeune, que je suis trop maigre, ce sont des sottises. C’est le plus beau rôle de Racine ; je veux le jouer.


SARAH [sœur de Rachel]

     Ma chère, tu as peut-être tort.

RACHEL

     Laisse-moi donc ! Si on trouve que je suis trop jeune et que le rôle n’est pas convenable, parbleu ! j’en ai dit bien d’autres en jouant Roxane, et qu’est-ce que ça me fait ? Si on trouve que je suis trop maigre, je soutiens que c’est une bêtise. Une femme qui a un amour infâme, mais qui se meurt plutôt que de s’y livrer, une femme qui a séché dans les feux, dans les larmes, cette femme-là n’a pas une poitrine comme celle de madame Paradol. Ce serait un contre-sens. J’ai lu le rôle dix fois, depuis huit jours ; je ne sais pas comment je le jouerai, mais je vous dis que je le sens. Les journaux ont beau faire, ils ne m’en dégoûteront pas. Ils ne savent qu’inventer pour me nuire au lieu de m’aider et de m’encourager ; mais je jouerai, s’il le faut, pour quatre personnes.

Se tournant vers moi.

     Oui, j’ai lu certains articles pleins de franchise, de conscience, et je ne connais rien de meilleur, de plus utile ; mais il y a tant de gens qui se servent de leur plume pour mentir, pour détruire ! Ceux-là sont pires que des voleurs ou des assassins. Ils me tuent l’esprit à coups d’épingle ! Oh ! il me semble que je les empoisonnerais !
     […] M. de Musset, voulez-vous que j’aille chercher le livre ? Nous lirons la pièce ensemble.


MOI

     Si je le veux !… Vous ne pouvez rien me proposer de plus agréable.
     […] Rachel se lève et sort ; au bout d’un moment, elle revient tenant dans ses mains le volume de Racine ; son air et sa démarche ont je ne sais quoi de solennel et de religieux ; on dirait un officiant qui se rend à l’autel, portant les ustensiles sacrés. Elle s’assoit près de moi, et mouche la chandelle […].


RACHEL, ouvrant, le livre avec un respect singulier, et s’inclinant dessus.

     Comme j’aime cet homme-là ! Quand je mets le nez dans ce livre, j’y resterais pendant deux jours sans boire ni manger !
     Rachel et moi, nous commençons à lire Phèdre, le livre posé sur la table entre nous deux. […] D’abord elle récite d’un ton très monotone, comme une litanie. Peu à peu elle s’anime. Nous échangeons nos remarques, nos idées sur chaque passage. Elle arrive enfin à la déclaration. Elle étend alors son bras droit sur la table, le front posé sur la main gauche, appuyée sur son coude, elle s’abandonne entièrement. Cependant elle ne parle encore qu’à demi-voix. Tout à coup ses yeux étincellent ― le génie de Racine éclaire son visage ; elle pâlit, elle rougit. Jamais je ne vis rien de si beau, de si intéressant ; jamais au théâtre elle n’a produit sur moi tant d’effet.
     La fatigue, un peu d’enrouement, le punch, l’heure avancée, une animation presque fiévreuse sur ces petites joues entourées d’un bonnet de nuit, je ne sais quel charme inouï répandu dans tout son être, ces yeux brillants qui me consultent, un sourire enfantin qui trouve moyen de se glisser au milieu de tout cela ; enfin, jusqu’à cette table en désordre, cette chandelle dont la flamme tremblote, cette mère assoupie près de nous, tout cela compose à la fois un tableau digne de Rembrandt, un chapitre de roman digne de Wilhelm Meister et un souvenir de la vie d’artiste qui ne s’effacera jamais de ma mémoire.



Alfred de Musset, Un souper chez Mademoiselle Rachel (1839), in Œuvres posthumes, Alphonse Lemerre, éditeur, s.d. [1911], pp. 66-69.



Note d’AP : Rachel finira par jouer Phèdre le 21 janvier 1843 : « Quand elle s’est amenée, pâle comme son propre fantôme, les yeux rougis dans son masque de marbre, les bras dénoués et morts, le corps inerte sous sa belle draperie à plis droits, il nous a semblé voir non pas Mlle Rachel, mais Phèdre elle-même…, dira Théophile Gautier. Pendant deux heures, elle nous a représenté Phèdre sans que l’illusion cessât une minute. En rentrant dans la coulisse, elle semblait emporter toute la tragédie avec elle. » (Théophile Gautier, 23 janvier 1843, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Hetzel, 1859 ; rééd. Elibron Classics, 2001).






RACHEL


Rachel



■ Voir aussi ▼

→ (sur le site consacré à Jean-Jacques Scherrer)
le texte original de l’intégralité de la lettre de Musset et quelques esquisses de Jean-Jacques Scherrer (1855-1916)
→ (sur 19e.org)
un portrait de Mademoiselle Rachel
Exposition 2004 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme : Rachel (1821-1858). Une vie pour le théâtre (très beau et très documenté dossier de presse en PDF de cette première exposition consacrée à Rachel)
→ (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
Portrait de Rachel dans le rôle de Phèdre (+ Portrait de Mademoiselle Rachel par Alfred de Musset)
→ (sur Terres de femmes)
11 décembre 1810 | Naissance d’Alfred de Musset






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Commentaires

  1. Avatar de Christiane
    Christiane

    Quel bel intermède que ce moment de grâce et d’émotion, volé à la nuit, alors que les convives sont partis, que la mère est endormie, le père pas encore rentré. La flamme de la chandelle vacille comme le coeur du poète. La voix âpre et voilée de la belle comédienne enveloppe Musset, tout absorbé aussi de ce charmant visage enfièvré de… Racine… Un rôle désiré…
    (Et elle triomphera dans ce rôle de Phèdre, en janvier 1843…)
    Une rencontre sous les galeries du Palais-Royal… Un souper improvisé… Une lecture partagée… Un soupçon de sentiment amoureux… Une belle lettre à écrire…

    PS de l’éditeur-webmestre de TdF : … et une liaison d’un soir en perspective (juin 1839)… Musset multiplie les conquêtes…

  2. Avatar de Christiane
    Christiane

    Vous en savez des choses… Ce Musset, quand même ! Ont-ils fermé le livre ?
    Il me prend à rêver de longues soirées à échanger sur tous ces personnages dont les correspondances nous livrent maints secrets… Théâtre dans le théâtre de la vie…
    N’ayant pas de cheminée, je lis celui de Bachelard !
    « L’amour n’est qu’un feu à transmettre. Le feu n’est qu’un amour à surprendre… »
    La Psychanalyse du feu, page 48.
    Merci !

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