24 février 1607 |
Première représentation de l’Orfeo de Monteverdi

Éphéméride culturelle à rebours

Invitée du jour : Fabian Gastellier



Le 24 février 1607 a lieu à Mantoue la première représentation de l’Orfeo de Monteverdi.







Monteverdi
Artiste anonyme de Crémone,
Portrait (récemment identifié) de Monteverdi
(tenant une viole de gambe)
vers l’âge de vingt-cinq ans,
v. 1590
Huile sur toile, 75 x 56 cm
The Ashmolean Museum of Art and Archaeology, Oxford







Les arts dans la main des princes

Au cœur de Mantoue, le palais ducal bruit, en ce jour d’ouverture du Carnaval, du léger froissement des robes de soie, des brocarts et des ors, du souffle des éventails. Vincenzo I Gonzaga reçoit, dans les appartements de sa sœur, Margherita Gonzaga d’Este, duchesse de Ferrare. Sombres et larges salons, vacillantes lueurs de chandeliers. Hommes et femmes de la noblesse italienne, aux visages enchâssés dans des collerettes, prennent place pour assister à ce que l’on nomme alors une favola in musica : l’Orfeo, de Claudio Monteverdi.




Euridice, une « candeur toute primitive » et une « marque de civilisation très raffinée. »*

Le compositeur de Crémone est à trois mois de sa quarantième année ; son protecteur a cinq ans de plus que lui : la pente de la vieillesse pour l’époque. Volontiers excentrique, amoureux des Arts, le fils aîné de Guillaume de Mantoue et d’Éléonore d’Autriche a fait venir le musicien en sa province dès 1590. Le 6 octobre 1600, réunis au palazzo Pitti de Florence à l’occasion du mariage de Marie de Médicis et d’Henri IV de France, tous deux ont assisté à la création d’Euridice de Jacopo Peri : un recitar cantando agrémenté de quelques virtuosités vocales et soutenu par une ligne musicale simple, la « basse continue » sur laquelle se greffent un clavecin, une grande lyre et un chitarrone, sorte de luth. Cette fable est séduisante. La postérité a voulu voir en elle le « premier opéra ». Rien n’est pourtant moins sûr.




L’Orfeo : du melodramma au dramma per musica.

De fait, enthousiaste, Vincenzo ne veut pas voir la maison des Médicis prendre la première place. En 1605, il demande donc à Monteverdi de lui offrir semblable fable pour asseoir la primauté de la maison de Mantoue.
     Monteverdi n’est pas Peri. Il est bien plus que le zazzerino**. Né dans la ville des plus grands luthiers, élève surdoué mais surtout curieux de tout ; remarquable compositeur de madrigaux***, il porte en lui à la fois l’héritage de la Renaissance et la volonté d’appartenir à son temps, l’aube du baroque. Sur un livret du poète Alessandro Striggio fils (1573-1630), nourri de références allant de Pétrarque à Pic de la Mirandole, livret qui reprend — avec bien plus d’intensité dramatique — le canevas du double mythe d’Orphée et Eurydice, Monteverdi compose une musique radicalement neuve, qui transcende le « style récitatif » en vogue pour lui donner de véritables accents de « style dramatique ». Même si la partie instrumentale, comme c’est l’usage, se limite à la « basse chiffrée » pour laisser libre cours à l’improvisation, la grande innovation du compositeur est d’avoir entièrement repensé l’orchestre. La Camerata fiorentina avait réduit ce dernier au minimum afin de ne pas couvrir les voix. Monteverdi pense, lui, que l’orchestre se doit d’épouser le souffle des passions humaines exprimées dans les monodies récitatives, les ariosos, strophes et autres chœurs.

Deux clavecins. Deux contrebasses de viole. Dix violes. Deux « petits violons à la française ». Deux chitarroni. Deux orgues à tuyaux de bois. Trois basses de viole. Quatre trombones. Un orgue régale****. Deux cornets à bouquin*****. Une petite flûte « à la vingt-deuxième****** ». Une trompette aiguë. Trois trompettes avec sourdine : voilà l’orchestre de l’Orfeo tel qu’il est noté en tête de la partition. Une ligne musicale enfin existante ; une musique capable d’expression au même titre que le chant.

Portée, ce jour de février 1607, par le castrat Giovanni Gualberto Magli, la favola drammatica de Monteverdi écrit véritablement une nouvelle page d’histoire de la musique. Ce mariage entre musique et livret, presque à parts égales, sera l’un des secrets permettant à Monteverdi de franchir son siècle, puis les siècles postérieurs pour parvenir jusqu’à nous avec la même intensité.

Sans céder au jeu de mots facile tout en y cédant, force est de constater que Peri aurait péri s’il n’avait été porté, comme référent, par le succès de ce divertissement de cour « fort inhabituel » d’une grande puissance visionnaire. Un divertimento qui donna naissance au véritable premier opéra.

« Ainsi, on peut considérer que cet Orfeo de 1607 illustre pleinement le concept fameux que Richard Wagner forgera deux cent cinquante ans plus tard : l’œuvre d’art totale ! » (Denis Morrier)



Fabian Gastellier
D.R. Texte Fabian Gastellier
pour Terres de femmes.





Frontispice Orfeo
Frontispice de la première édition
du livret d’Orfeo
(Osanna, Mantua, 1607)





_______________________________________
NNOTES :
— Dans la version de 1607, le final est tragique : Orphée se retrouve déchiré par les Bacchantes. Cela déplut quelque peu et, en 1609, Monteverdi lui substitua une fin apollinienne : où l’on voit Orphée s’élever dans les Cieux avec Apollon, son père (on doit une pertinente analyse de cette modification au chef d’orchestre Nikolaus Harnoncourt).
— Avant la représentation du 24 février, l’œuvre fut jouée devant quelques érudits de l’Accademia degli Invaghiti .
* Selon Massimo Mila, critique musical italien (1910-1988) ;
** Zazzerino signifie « chevelu ». Peri était ainsi nommé à cause de son abondante chevelure blond-roux ;
*** Le madrigal : voir Wikipedia ;
**** L’orgue régale : voir Wikipedia ;
***** Le Cornet à bouquin : voir Wikipedia ;
****** La tessiture de ce type de flûte devait ressembler à celle de notre actuelle flûte à bec.






■ Éditions et transcriptions ▼

Première édition : 1609 puis 1615 par Monteverdi alors à Venise. En 1607, seul le livret avait été édité.
Transcriptions : Gian Francesco Malipiero et Vincent d’Indy (1904) ; Carl Orff (1923), Otto Respighi (1935), Paul Hindemith (1954), Bruno Maderna (1967) et Luciano Berio (1984).
Livret bilingue.


■ Discographie coup de cœur ▼

→ CD Orfeo. Cathy Berberian, Nigel Rogers, Max van Egmond, Lajos Kozma et Rotraud Hansmann. Concentus Musicus Wien, direction : Nikolaus Harnoncourt, 1968, réédition 2008 Teldec (ASIN : B00171TE8K). Version présente sur deezer.com ;
→ DVD Orfeo. Philippe Huttenlocher. Ensemble Monteverdi de l’opéra de Zürich, direction : Nikolaus Harnoncourt ; mise en scène : Jean-Pierre Ponnelle (ASIN : B000JJSRMA).


■ Quelques livres sur Monteverdi ▼

→ Roger Tellart, Claudio Monteverdi, Fayard, 1997. ISBN-10: 2213031657
→ Claudio Monteverdi, Correspondance, préfaces, épîtres dédicatoires, Mardaga, 2001. Traduction d’Annonciade Russo. ISBN-10: 2870097433



■ Quelques livres sur l’Orfeo

→ Claudio Monteverdi, L’Orfeo, Editions Premières loges, 2002 (collection : l’Avant-scène Opéra). ISBN-10: 2843851785
→ Philippe Beaussant, Le Chant d’Orphée selon Monteverdi, Fayard, 2002. ISBN-10: 2213611734



■ L’Orfeo de Monteverdi sur la Toile ▼

article Wikipedia France
extrait vidéo de l’Orfeo de Monteverdi, par Jordi Savall



■ Claudio Monteverdi
sur Terres de femmes

15 mai 1567 | Naissance de Claudio Monteverdi





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Commentaires

  1. Avatar de Guidu

    Chère Fabian,
    Ce soir, en vous lisant, je suis devenu producteur et je vous engage pour que vous réalisiez un Claudio Monteverdi aussi fictionnel et aussi bien documenté que celui que j’entrevois dans votre beau scénar.
    J’ai une requête à vous formuler, j’aimerais être votre chef-op … chut ne dites rien à Angèle… quoique je pense qu’elle appréciera aussi…
    MERCI, il est beau, vrai, magnifique, flamboyant, votre Monteverdi !
    Amicizia
    Guidu___

  2. Avatar de Fabian
    Fabian

    Cher Guidu,
    Merci à vous. Pourquoi, d’ailleurs, ne pas imaginer ce film? Ou, plutôt, une série d’images… J’avoue que mes promenades à travers vos photographies (au travers de?)rendent le présent et l’espace dans lequel j’évolue (de macadam en macadam) très intemporels.
    Rendez-vous donc à Mantoue, quelque part entre Orfeo et Rigoletto…
    Da Parigi con
    Amicizia
    Fabian__

  3. Avatar de Sylvaine

    Comme un chant majeur qui s’égare dans le deuil
    Un œil sur les modes avec la grâce des cordes
    Pente mineure d’une âme émue qui refuse de muer
    Pour l’éternité je t’ai entendue, muette sur ton Sol.

  4. Avatar de Detelina Giorgi
    Detelina Giorgi

    A glance at your name, signaled on the Blog of a friend, a casual click and a revelation !
    Plunging in your world is a source of real joy !
    Will be your daily visitor and a grateful one…
    Bien à vous,
    D.J. Giorgi

    P.S. Did you listen to the recent version of Orfeo ed Euridice at the Met with an exceptional soprano? The ‘Che farò senza Euridice’ aria was a triumph!

    PS du Webmestre : la mezzo-soprano Stephanie Blythe ?

  5. Avatar de Fabian
    Fabian

    Oui, cher Webmestre : Stephanie Blythe. Je n’y étais pas, mais une amie de Manhattan y était.

    Amicizia
    Fabian

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