ESCALE
Il y a soixante-quinze ans, à l’automne 1938, « une bourrasque, un vent du large […] entre par « la fenêtre ouverte » [du cabaret] la Vie Parisienne. Suzy Solidor va offrir à son public le plus beau morceau, la plus belle composition, entre chanson et poésie. Cet exact pendant de « Ouvre » ― l’hymne lesbien que l’on sait ― devient désormais le chant de ralliement des homosexuels, « des invertis », comme on disait alors, et sera son plus grand succès aussi, celui dont encore et toujours on se souvient : Escale. On raconte que c’est à son ami Jean qu’elle en doit l’idée, évoquant dit-on Jean Genet. Et Cocteau, on l’a vu, est constamment aux côtés de Suzy ces années-là, travaillant pour les décors de ses films et de ses pièces avec Christian Bérard, dit Bébé à cause des ses grosses joues enfantines.
« C’est Jean Marèze qui m’a apporté cette chanson et il m’a dit c’est pour toi ! C’est collé à ta peau !… Et je l’ai écoutée… »
Elle va la chanter, cette chanson, pleine de frémissements et de tristesse, une belle chanson de marins… pour intellectuels, dont on attend le refrain fameux entre tous, ce refrain dit et non pas chanté, qu’on aime à écouter de cette voix comme voilée par une émotion trop forte :
Le ciel est bleu
La mer est verte
Laisse un peu
La fenêtre ouverte… »
Marie-Hélène Carbonel, Suzy Solidor, Une vie d’amours, Éditions Autres Temps, 2007, pp. 151-152.
ESCALE
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Le ciel est bleu, la mer est verte Laisse un peu la fenêtre ouverte.
Le flot qui roule à l’horizon Me fait penser à un garçon Qui ne croyait ni Dieu ni diable. Je l’ai rencontré vers le nord Un soir d’escale sur un port Dans un bastringue abominable
L’air sentait la sueur et l’alcool Il ne portait pas de faux-col Mais un douteux foulard de soie En entrant je n’ai vu que lui Et mon cœur en fut ébloui De joie.
Le ciel est bleu, la mer est verte Laisse un peu la fenêtre ouverte.
Il me prit la main sans un mot Et m’entraîna hors du bistrot Tout simplement d’un geste tendre Ce n’était pas un compliqué Il demeurait le long du quai Je n’ai pas cherché à comprendre
Sa chambre donnait sur le port Des marins saoûls chantaient dehors Un bec de gaz d’un halo blême Eclairait le triste réduit Il m’écrasait tout contre lui Je t’aime
Le ciel est bleu, la mer est verte Laisse un peu la fenêtre ouverte.
Son baiser me brûle toujours Est-ce là ce qu’on dit l’amour Son bateau mouillait dans la rade Chassant les rêves de la nuit Au jour naissant il s’est enfui Pour rejoindre les camarades
Je l’ai vu monter sur le pont Et si je ne sais pas son nom Je connais celui du navire Un navire qui s’est perdu Quant aux marins nul n’en peut plus Rien dire
Le ciel est bas, la mer est grise Ferme la fenêtre à la brise.
Musique de Marguerite Monnot,
paroles de Jean Marèze [1903-1942],
frère de Francis Carco, et auteur des paroles françaises de Sombre Dimanche.
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