Ilana Shmueli | Éjouissement dans la neige fraîche

« Poésie d’un jour »




De petits doigts brun vert dans l--corce rugueuse
Ph., G.AdC





TOLLEN IM NEUSCHNEE



blendendes Weiß wie nie wieder
und wie’s frostig im Kindermund schmilzt

Flieder von damals
und der Duft verborgener Veilchen

Gras frisch gemäht
glühende Sonne

das Träumen im Nussbaum
kleine grün-braune Finger auf rauher Rinde

das alles — läßt sich’s noch schreiben?

es zieht
es zieht die gute Hand meiner Schwester
die Hand
die so früh wieder losließ




Ilana Shmueli in Ein Kind aus guter Familie. Czernowitz 1924-1944, Rimbaud Verlag, Aachen, 2006.







Shmueli 4






WRESTLING IN FRESH SNOW



blinding white as never again
and the way it melts in a child’s mouth

lilacs from those days
the scent of hidden violets

fresh-mown grass
burning sunshine

dreams in the walnut tree
small green-brown fingers on rough bark

all that — may we name it

it tugs
it tugs at the hand of my sister
thet let go so early




Ilana Shmueli, Let me walk across meadows, in Toward Babel, Poems and a Memoir, The Sheep Meadow Press, Rhinebeck, NY, 2013, p. 61. Translated by Susan H. Gillespie.






ÉJOUISSEMENT DANS LA NEIGE FRAÎCHE



blanc aveuglant comme jamais plus
et comme gel il fond dans la bouche de l’enfant

lilas de jadis
et le parfum de la violette secrète

gazon fraîchement tondu
soleil brûlant

le rêve dans le noisetier
de petits doigts brun vert dans l’écorce rugueuse

tout cela — peut-on le nommer encore ?

il tire
il tire la bonne main de ma sœur
la main
qui si tôt a lâché




Ilana Shmueli in Poèmes de Czernovitz, Douze poètes juifs de langue allemande traduits de l’allemand et présentés par François Mathieu, Éditions Laurence Teper, 2008, page 193.






Laurence-teper






    Ci-après une autre traduction (Lyrikline, 2009) de François Mathieu du poème ci-dessus :




FOL AMUSEMENT DANS LA NEIGE FRAÎCHE



un blanc aveuglant comme jamais plus
et comme il fond glacé dans la bouche des enfants

lilas d’autrefois
et le parfum des violettes secrètes

herbe fraîchement tondue
soleil brûlant

les rêves dans le coudrier
de petits doigts brun-verts sur l’écorce râpeuse

tout cela – ai-je encore le droit de l’écrire ?

tire
tire la bonne main de ma sœur
la main
qui si tôt encore a lâché






Ilana Shmueli (née Liane Schindler) est née à Czernovitz (aujourd’hui Tchernovtsy en Ukraine) le 7 mars 1924. Elle est morte à Jérusalem le 11 novembre 2011. Elle a raconté ses vingt premières années dans un ouvrage paru en 2006, Une enfant de bonne famille. Czernovitz 1924-1944 (Ein Kind aus guter Familie. Czernowitz 1924-1944, Rimbaud Verlag, Aachen), et notamment la période de guerre où (ayant échappé au “transfert” par l’occupant soviétique de plusieurs milliers d’habitants de Czernovitz vers la Sibérie), elle fréquenta Paul Antschel (Paul Celan) et Rose Ausländer, un « monde parallèle magique » où l’on étudiait Spinoza, Nietzsche, Rilke, Trakl, George, Kraus, et, avec Paul Antschel, « qui savait si excellemment le français », lisait Villon, Verlaine, Baudelaire et Rimbaud.

Ilana Shmueli est venue tardivement à l’écriture :

« Étrangère inquiète entre l’allemand et l’hébreu — j’ai commencé sur le tard à écrire des poèmes, en allemand et en hébreu ; des poèmes qui ont presque attendu toute une vie pour finalement prendre la parole », écrit-elle dans la préface à son unique recueil de poèmes en allemand (Zwischen dem Jetzt und dem Jetzt. Gedichte [Entre l’à-présent et l’à-présent. Poèmes]. Rimbaud Verlag, Aachen, 2007, page 5).

« Ma rencontre avec Paul Celan m’a fait énormément comprendre sa poésie, devenue au cours des années une partie essentielle de ma pensée et de ma sensibilité. J’ai essayé de traduire quelques-uns de ses derniers poèmes en hébreu [Sag, daß Jerusalem ist. Über Paul Celan. Oktober 1969 – April 1970, * Isele, 2001 ; reed. Rimbaud Verlag, 2010]. En dépit de mes incertitudes, de mes doutes, d’une profonde appréhension, je me suis mise moi-même à écrire. Dans mon dialogue avec la poésie de Celan, son influence s’exprime souvent clairement et consciemment. En revanche, parfois, sa voix sonne fortuitement, très inconsciemment dans mon écriture. Mais mes poèmes ont suivi leur propre chemin, un étroit chemin. » (Zwischen dem Jetzt und dem Jetzt, id.). Poèmes aussi lapidaires que les derniers poèmes de Paul Celan.

Une édition française de la Correspondance 1965-1970 Paul Celan | Ilana Shmueli (Paul Celan | Ilana Shmueli Briefwechsel, Suhrkamp Verlag KG, Frankfurt am Main, 2004, édition établie par Ilana Shmueli et Thomas Sparr) a été publiée aux éditions du Seuil (Collection La Librairie du XXIe siècle) en 2006, dans une traduction de Bertrand Badiou (avec le concours de Martin Ziegler pour la traduction des poèmes inclus dans cette correspondance). L’édition américaine de cette correspondance, établie par Norman Manea (The Sheep Meadow Press, Riverdale, NY), est disponible depuis le 15 février 2011.

Une édition américaine des poèmes d’Ilana Shmueli (Toward Babel. Poems and a Memoir) a paru en décembre 2013 dans une traduction de Susan H. Gillespie (The Sheep Meadow Press, Rhinebeck, NY 12572).



* Une traduction en français de cet ouvrage (dans une traduction de Martin Ziegler) a bien été annoncée en 2006 par les éditions Galaade, mais il ne semble pas que l’éditeur ait donné suite à son projet.





Correspondance Celan Shmueli





■ Ilana Shmueli
sur Terres de femmes

[Écoute et regarde]
Incline-toi sur tes morts
Jeudi 11 décembre 1969 | Lettre de Paul Celan à Ilana Shmueli



■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur Lyrikline)
plusieurs poèmes d’Ilana Shmueli (dont le poème ci-dessus) dits par l’auteure
→ (sur Agonia.net)
un entretien d’Ilana Shmueli avec Marlena Braester (Source : revue Continuum, Revue des écrivains israéliens de langue française, No. 6, « Hommage à Paul Celan »)
→ (sur Wikipedia.de)
une notice sur Ilana Shmueli
→ (sur Ritesinstitutes.org)
un entretien (en allemand) avec Ilana Shmueli au lendemain de la remise du Prix Theodor Kramer (2009)
→ (sur remue.net)
32. La nuit sous les ordres du sable, un article de Jean-Marie Barnaud (30 novembre 2006) sur la Correspondance (1965-1970) de Paul Celan et Ilana Shmueli
→ (sur érudit)
« Presque une prière muette », un article de Ginette Michaud sur la Correspondance (1965-1970) de Paul Celan et Ilana Shmueli






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Commentaires

  1. Avatar de christiane
    christiane

    Dans Le Monde des livres de ce 10 novembre 2006, un article remarquable de Patrick Kéchichian : «Celan, lettres de l’ultime combat».
    Il y évoque à propos du livre : Correspondance (1965-1970) de Paul Celan et Iliana Shmueli cette amitié qui les a liés jusqu’au suicide de Celan et les bourrasques noires de l’Histoire et de leur histoire qui ont dévasté leur vie. Cet article donne encore plus de prix à ce poème bouleversant que vous avez mis en ligne, Angèle, à cette petite main qui « si tôt a lâché »…

  2. Avatar de Martine

    Poème de rêve, nouveau monde pour moi que cette poète-là, et véracité de l’écho qui résonne en moi aux mots sa correspondance citée, tout ce que tu offres là, Angèle, me parle. Que j’aime venir déguster le monde sur Terres de femmes

  3. Avatar de Angèle Paoli

    @ Christiane
    Merci, Christiane, pour votre vigilance généreuse. Ce papier de Patrick Kéchichian est très éclairant et fondamental pour une approche et une lecture renouvelée du poète. Oui, le poème d’Ilana Shmueli est bouleversant, qui tient en quelques mots et suggère davantage qu’il dit.

    @ Martine
    Martine, je suis heureuse, vraiment, de partager avec mes lectrices mes propres découvertes.

  4. Avatar de Mahdia Benguesmia
    Mahdia Benguesmia

    Entre EJOUISSEMENT et FOL AMUSEMENT, le traducteur passe du jouisseur adulte au guilleret(ette) de l’enfance et nous fait jouer à la marelle dans cet espace aveuglant de blancheur du (de la) poète.
    Mais n’est-ce pas pour restituer au poème, en plus de sa féminité, son enfance (féminine d’abord, puis mixte) qu’il vient redessiner à la craie son dessin, poser les a priori du calcul et lancer sa pierre.
    Ce jeu d’enfance est magnifique et celui que réinvente pour nous le traducteur l’est plus !
    La marelle ici n’est pas que jouée mais aussi chantée, et elle n’est pas uniquement chantée individuellement mais collectivement du moment que le parfum de la violette devient pluriel en relançant le caillou. Les violettes secrètes nous rappellent tout de suite, mais au sens le plus distrait,  » A l’ombre des jeunes filles en fleurs » de Proust, mais le traducteur des Grimm n’est pas venu jusqu’à Ilana Shmueli pour lancer ses dés au hasard, comme nous le fait croire dans un amusement pourtant très cartésien Mallarmé.
    En passant du noisetier au coudrier, il nous restitue, à travers le rêve devenu pluriel, les légendes endormies dans les mots et fait rejaillir cette belle image de l’arbre magique dont il choisit les »baguettes magiques » au lieu des « bâtons des sorciers » à travers « les petits doigts brun-verts sur l’écorce râpeuse ». C’est pourtant le poète qui crée tout ceci, le traducteur n’y est que le joueur à la marelle.

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