Pierre-Albert Jourdan, Le Fil du courant

« Poésie d’un jour »


Albert_jourdan
Pierre-Albert Jourdan à Caromb (Vaucluse) en 1973
Ph. © Gilles Jourdan
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LE FIL DU COURANT


(extraits)


Tout juste si, aujourd’hui, en fait d’anachorèse, nous sommes capables de mener une vie quelque peu cachée. Dans ce recoin de l’âme désertique (désertée) où brûle une maigre bougie que deux doigts mouillés suffisent à éteindre, si ce n’est déjà fait. Observez que cette vie quelque peu cachée est tout ce qui nous resterait de dignité si nous ne consentions à y faire quelques stations journalières. Ce recoin ne serait pas lieu de prières mais de massacres. On en sortirait, battu, un peu plus défiant envers soi-même, un peu plus conciliant sans doute, un peu lavé, sachant qu’il faut toujours recommencer car la crasse est journalière elle aussi. Petit recoin, petit désert d’homme naissant, fragile, épouvanté. Petit désert (déserté) pour s’éprouver homme. Un tout petit peu.
Et cachez tout cela, ne le dites pas, vous soulèveriez des tempêtes de sable. La mauvaise haleine (ou conscience) vous entoure. Restez cachés ! Travaillez avec les pierres, en harmonie. Faites des montagnes. Quand tout sera bien au point…

Parfois en lisant Évagre le Pontique, on entend Lin-tsi ou Chen-houei. Toute une masse d’écrits ou de paroles s’engouffre dans le même goulot et ressort, fleuve paisible. Dommage que l’on manque de barques.

Le pinceau gelé que le peintre, voulant le réchauffer, laissait brûler à la flamme, tout saisi qu’il est soudain par le silence nocturne. Correction par le gel de ce silence. Puissance qui vient battre à la porte, qui enserre cette tête et, parfois, la délivre de ces pensées scintillantes où, si tu poses le pied, tu t’enfonces et te noies.

[…]

« Herbe errante » désignait métaphoriquement dans l’ancienne Chine un homme en exil. Une bien belle expression. Un titre enviable.

Nous ne viendrons pas à bout de l’espace, c’est lui qui, par mépris, nous fait gémir dans nos espaces clôturés.

Un peu de santé comme un brin de thym fleuri. Que de piétineurs l’ignorent qui vivent en « bonne santé » sans jamais fleurir.

Il y a peut-être un moyen de retrouver des gestes simples : c’est, d’abord, de ne pas les oublier.



Pierre-Albert Jourdan, Le Fil du courant (fragments inédits extraits d’un ensemble de feuillets dactylographiés présentés par Yves Leclair), in Revue Europe, n° 990, octobre 2011, pp. 223-224.




PIERRE-ALBERT JOURDAN


Jourdan portrait
Ph. Gilles Jourdan
Source




     « Pierre-Albert Jourdan (1924-1981), après dix ans d’une recherche plus strictement poétique, a essayé à partir de 1970, dans des fragments surtout, d’utiliser l’écriture pour se transformer intérieurement, et se rendre capable de rencontrer pleinement le réel. Il a alors multiplié les procédés pour agir sur soi, sur sa volonté, sa sensibilité, son intellect ou son affectivité. Des sentences, des injonctions à soi-même, lui servaient à se dissocier de comportements, de pensées, grâce à la vivacité ou à la violence de l’expression, et à l’ironie. Dans des passages d’aspect plus poétique, le travail sur la langue creusait un état de dépossession et d’accueil face au monde, et à l’invisible ou permettait de se mettre à l’école de la nature pour intérioriser ses suggestions éthiques. Jourdan usait aussi de l’écriture, à la façon du koan zen, pour se défaire des représentations mentales, faire vaciller l’intellect, et se précipiter dans l’épreuve des choses telles qu’elles sont. Ou, enfin, il s’appuyait sur elle pour se déprendre, par l’humour et le retrait, des émotions liées à l’échec et à la mort, et parvenir à l’accueil amoureux même de sa propre perte. Une tentative qui, même s’il a souvent répété son insuffisance, semble avoir permis la lumière, la sérénité de plus en plus sensibles dans ses derniers écrits, leur beauté, et leur utilité profonde pour le lecteur qui accepte de s’ouvrir à une expérience d’être. » (Élodie Meunier*)




■ Pierre-Albert Jourdan
sur Terres de femmes


[L’inquiétude devant la mort] (extrait de L’Angle mort)
La source (extrait du Bonjour et l’Adieu)
[Ceci est ma forêt]
Chute (extrait de L’Espace de la perte)
L’Entrée dans le jardin
Les nuages parfois s’enlisent
3 février 1924 | Naissance de Pierre-Albert Jourdan (+ un extrait du Bonjour et l’Adieu)




■ Voir aussi ▼


le site d’Élodie Meunier* consacré à Pierre-Albert Jourdan
→ (sur The Arts Fuse)
Fuse Poetry Review: Pierre-Albert Jourdan — Writing that Wagers on Beauty (recension [en anglais] autour de la publication, en juillet 2011, de l’édition bilingue (anglais-français) de The Straw Sandals [Les Sandales de paille]: Selected Prose and Poetry by Pierre-Albert Jourdan. Edited, introduced, and translated by John Taylor. New York, Chelsea Editions)
→ (sur Imperfetta Ellisse)
Pierre-Albert Jourdan poeta sconosciuto (+ plusieurs poèmes traduits en collaboration, du français vers l’italien, par Valérie Brantôme et Giacomo Cerrai)
→ (sur le site de Cerise Press)
une note (en français) de John Taylor (le traducteur américain de Pierre-Albert Jourdan) sur Pierre-Albert Jourdan



*
En 2006, Élodie Lefaure-Meunier a soutenu (sous la direction de Claude Burgelin – Université Lumière Lyon 2) une thèse de doctorat sur Pierre-Albert Jourdan : Pierre-Albert Jourdan : l’écriture comme ascèse spirituelle.



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Commentaires

  1. Avatar de christiane
    christiane

    Quelque chose s’en vient de ces mots qui apaise le coeur. Ce n’est pas dans la tourmente de l’introspection, ce ressassement de nos pauvres misères. Cela vient au peintre « tout saisi qu’il est soudain par le silence nocturne » ou plus loin devant ce brin de thym fleuri » qu’il ne faut pas piétiner. Cela vient des gestes simples de la vie… « travailler avec les pierres, en harmonie ».
    J’ai beaucoup aimé le site d’Elodie Meunier consacré à Pierre-Albert Jourdan (que vous avez mis en lien).
    Puis j’ai oublié pour me retrouver face à ce poème, en attente… jusqu’à ce qu’il fasse le clair et la douceur dans mes pensées.
    Ecriture limpide et silencieuse, d’elle « coule fleuve paisible »…

  2. Avatar de ChG
    ChG

    A recommander : le Cahier Pierre-Albert Jourdan paru au Temps qu’il fait, avec photos et textes inédits, ainsi que diverses contributions dont, entre autres, celles de Richard Blin, Lorand Gaspar, Philippe Jaccottet, Yves Leclair, Roger Munier, ou Jean-Michel Maulpoix.

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