Georges de La Tour
Job raillé par sa femme, v. 1650
Huile sur toile, 145 cm x 97 cm
Musée départemental d’Art ancien et contemporain, Épinal
Né le 19 mars 1593 à Vic-sur-Seille (évêché de Metz), le peintre Georges de La Tour meurt le 30 janvier 1652, probablement à Lunéville.
Célébré dans son temps, puis totalement oublié, Georges de La Tour a été redécouvert en France à partir de 1915. Mais c’est à la grande exposition de 1934, au musée de l’Orangerie à Paris, consacrée aux Peintres de la réalité en France au XVIIe siècle, que Georges de La Tour doit sa notoriété retrouvée. Notoriété encore confirmée par l’achat, en 1960, de la Diseuse de bonne aventure par le Metropolitan Museum de New York.
Une rétrospective de l’œuvre de Georges de La Tour s’est tenue aux Galeries nationales du Grand Palais, à Paris, du 3 octobre 1997 au 26 janvier 1998.
*
* *
Peintre provincial, marié à Diane le Nerf, fille de l’argentier du duc de Lorraine, Georges de La Tour se fixe à Lunéville dans le pays de sa femme. Il est cependant signalé à Paris en 1639. Et apprécié du roi Louis XIII. Influencé par son séjour en Italie entre 1610 et 1616, Georges de La Tour semble d’abord marqué par le « réalisme sarcastique », qui pourrait être hérité de Caravage (une filiation toutefois contestée par certains, dont Max Milner, dans L’Envers du visible, Essai sur l’ombre, septembre 2005). Cette influence apparaît pourtant dans le choix des sujets – les scènes de tripots que fréquentent pouilleux et tricheurs – et peut-être dans le traitement de la lumière. Tradition caravagesque qui se lit aussi dans les toiles au sujet religieux. Saint Jérôme (1620), La Madeleine repentante, Le Reniement de saint Pierre (1650). Ou encore : Job raillé par sa femme (vers 1650 ?).
JOB RAILLÉ PAR SA FEMME
Propriété du musée d’Art ancien et contemporain d’Épinal, cette toile d’inspiration biblique (Livre de Job) a appartenu au duc de Choiseul. Elle est sujette à de multiples interprétations, le plus souvent contradictoires. Pour certains, elle illustre la raillerie cynique de l’épouse de Job confrontée à la déchéance du malheureux. Pour d’autres, au contraire, le visage qui se penche sur Job est synonyme de compassion. Et les paroles dispensées par l’épouse du vieillard déchu sont salvatrices.
Ce qui surprend dans cette toile tout en verticalité (145 cm), c’est le décalage qui oppose les deux époux. Assis dans la pénombre de son cachot, nu et implorant, Job reçoit la visite de son épouse qui dresse sa stature démesurée devant le vieillard décharné. La femme tient à la main une bougie allumée qui l’éclaire en contre-plongée, vêtement et visage, et fait ressortir par contraste l’éclat de son ample drapé et la blancheur mortelle du corps émacié de Job. L’un se trouve plongé dans le plus total dénuement, l’autre dans l’opulence. L’un dans la détresse et l’abandon, l’autre dans la puissance de la vie. L’un croupit dans la noirceur d’un cachot, l’autre jouit de la lumière.
Symbole de la détresse humaine que rien ne peut justifier, la figure de Job évolue au cours des siècles. Au XVIIe s., chez des auteurs tels que Pascal, Racine ou Bossuet, Job garde son visage tragique. Au XXe s., ce visage tragique atteint sa dimension moderne d’homme abandonné dans un monde absurde. Chez les écrivains juifs (Elie Wiesel, Adorno), Job devient une figure emblématique et obsessionnelle. Les juifs assimilent leur propre destin à celui de Job. Les uns concluant à la mort de Dieu, les autres, moins nombreux, y puisant au contraire un renouveau de l’espérance messianique.
René Char, que l’exposition de 1934 a beaucoup marqué, a consacré à la toile de Georges de La Tour, le texte 178 des Feuillets d’Hypnos (1945). Texte dans lequel le poète dit quel secours la toile de Georges de La Tour (intitulée à l’époque le Prisonnier) lui a apporté :
178
« La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour que j’ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère ! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l’homme assis. Sa maigreur d’ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains. »
René Char, Fureur et mystère, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, page 218.
________________________________________________
NOTE : Georges de La Tour est également présent dans deux autres poèmes de René Char : « Sur un même axe » et « Contre une maison sèche » (recueil Le Nu perdu).
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli