Isabelle Lévesque, Va-tout

par Jean-Louis Giovannoni

Isabelle Lévesque, Va-tout,
éditions Les Vanneaux, 2013.




Lecture de Jean-Louis Giovannoni







Mot







CE QUI DISSOCIE RECOMPOSE AUSSI



« Mot.
    Seul.

Soir signe. »


Cette concision est-elle au bord du cri, de la frayeur ? Comme si la séparation initiale, celle qui donne autonomie aux corps, n’était pas seulement une chance, mais bien la trace inexorable de cette coupure fondamentale, ineffaçable que toute chose porte en elle (matrice, pour nous, sûrement de toute forme de déréliction).
Au mot, rien ne répond ou plus exactement, rien ne répond à son nom. On a beau articuler, s’agiter devant les choses, les prendre à témoin, aucune ne se sent concernée par cette affaire, ne manifeste un quelconque intérêt pour nos prurits verbaux.



Les mots sont une production interne jetée à la face du monde. Autour, ça reste de marbre.

« Où tout espace blanc laisse un mot / (arrière) il faut cheminer sur la pente ».

Monter ou descendre est un choix linguistique avant de devenir une direction.
Que dire alors sur le vide ? Qu’il est inconcevable hors du mouvement de notre langue. Le vide est un principe nécessaire pour que nos mots se succèdent sans encombre, pour qu’il y ait assez de jeu entre eux, pour qu’ils se prononcent les uns vis-à-vis des autres.
Arrière ou avant, nous peuplons notre champ visuel aussi vite que notre regard le peut. L’adhérence de nos mots ne convient pas aux situations extrêmes. Les accidents, les catastrophes, la mort de proches… les mots viennent à manquer, et plus rien ne nous sépare alors de la violence du réel. Nous sommes alors en prise directe, sans plus aucune lisière verbale. Menacés d’envahissement, ouverts à tout vent. Sans production de mots, sans leur sécrétion immédiate… nous succomberions aussitôt dans l’irrespirable.



On ne tient en ce monde que par la barrière de nos mots. Comment ? Aucune réponse, si ce n’est que ça suppure par les mains, la bouche (nous en sommes sûrement totalement infestés), et cette production remplit ce vide, nous fait entrevoir ce que seraient nos corps sans la venue des mots.
Le monde est toujours derrière une paroi. Écrire est une façon de tenter un passage dans l’entre-deux. Dans l’épaisseur même de ce qui sépare. Nous ne pouvons guère aller plus loin.
Notre vision traite, recouvre le réel avant même que notre regard ne se pose. Il le corrige instantanément, le traite pour le rendre compatible avec notre physique interne qui ne conçoit le monde qu’en différé.



La réalité est avant tout une production de mots, et l’on ne peut appréhender ce monde qu’à travers eux. Ce qui se tait autour de nous, doit être recouvert d’une fine couche de prononçable, même si ces mots ne peuvent être épelés qu’avec nos mains. Car tout doit être à la mesure de notre matière verbale, matière aussi précieuse pour nous que l’oxygène et l’eau.



« Quelques traces ont disparu / (ombre de l’instant). / Tu t’affaires et secoues la toile vide / (il fut un temps de fruits, de couleurs écrasées, nous étions). »

Le présent est aussi un passé, un contenant idéal que l’on agite souvent comme un futur éloigné ; un futur d’horizon dont on ne connaît pas les contours. Le flou sied si bien à nos mesures.



Ce livre oscille entre deux instances : la terreur d’un constat et le rapatriement dans l’accord des temps où rien ne se prononce, hormis la douceur répétée du vent.
Les mots de ce livre chantent contre le séparé, sa fêlure initiale. Chez Isabelle Lévesque, c’est une exposition volontaire. D’entrée de jeu : elle fait front, ne s’épargne aucun tiraillement, aucune angoisse.

« Naisse le disparu foisonne. […]
Quelle adresse face ? Poème assone et cesse / (effacé) ? Où le destin, c’est noir aussi devant, […] »

Cet extrait de poème, montre, s’il le fallait encore, qu’aucun angélisme ne traverse cette expérience poétique. Isabelle Lévesque, lucide, tient dans ses mains, dans un même temps, l’horreur et la joie que comporte toute séparation.
Naître, c’est se séparer.



« (Commencement – ne s’achève à force, ne pas finir.) »

En fait, nous sommes autant séparés que tenus par ce qui nous sépare. C’est dans cette disjonction et liaison à la fois que se situe cette aventure poétique. Avec, tout au long de ce livre, la jouissance de se sentir en vie.
« En vocation serait / un flacon d’ivresse où les os sonnent un constat. / Je les rejoins pourtant. »
[…]
« Si seul à croire résiste au pire – j’ai plus à perdre »
Ce passage n’est pas à prendre comme perte, soustraction, mais comme gain se nourrissant de son manque tout en ne l’épuisant jamais.
Le contraire est aussi vrai : « Si sans fin s’use alors […] N’effraie pas la chute ».
Même l’usure a ses seuils. Sa façon de se rejoindre. De se calculer.



Pourtant, quelque chose attend. Quelque chose en nous, nous tient lieu de fond. De sol.
Pas question de céder. Cette poésie reste entière, jusque dans ses contradictions



« Boire à même ». D’une certaine façon, ce qui se tient séparé est toujours avec ; c’est toujours dedans que l’on entre, qu’importe l’issue. Dehors est un dedans qui s’inverse au premier pas. Être au monde, c’est être parmi les choses, même si celles-ci restent pour nous incompréhensibles. Peut-être que leur tessiture ne nous est pas audible ? Pourtant, ça parle, ça s’inscrit, mais hors de nous. Toujours hors de portée.
Ne nous reste qu’une possibilité : traduire. Traduire tout cela dans une langue compatible avec nos respirations, nos corps. Une langue faite à nos mouvements.
Babel n’est rien à côté du gouffre qui nous sépare de ces langues enfouies dans le réel. De ces langues qui ne s’articulent pas, qui ne peuvent pas être prononcées
La vraisemblance est encore ce qui peut nous arriver de moins pire.



Bouge ce que rien ne laissait soupçonner : « Fixons l’avancée de nos membres », nous les verrons grandir ou rapetisser. Mouvement en toute chose. Certains appelleront cela vie, amour. D’autres choisiront de s’anesthésier pour ne pas se sentir traversés.



Ce qui dissocie recompose aussi. Rien ne se tient hors, tout fait partie de. Couture imperceptible. Points si fins.
« Tout ensemble égaré recompose     la jonction »
Rien n’égare ce mouvement. L’interne répondant aussi présent. Dissemblables sont les places, mais pas la jonction. Aucune chose ne reste à quai.
L’abîme est un sommet renversé. La pente une montée qui s’ignore. Frayeurs siamoises des jouissances, s’extrayant l’une de l’autre. Se tenant y compris dans leur désaccord. Leur exclusion.
Aveugle ou pas, il nous appartient de prononcer ce qui li(e)t le séparé.
Isabelle Lévesque tient ce pari dans Va-tout. La brèche devenant chemin, corps possible, jubilation de se sentir en vie.

« Pour toi j’aime moitié asymétrique ».



Jean-Louis Giovannoni
août 2013






ISABELLE  LÉVESQUE


Isabelle Lévesque
Source



■ Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes

C’est tout c’est blanc
[Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
[Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
Chemin des centaurées (lecture de Pierre Dhainaut)
Chemin des centaurées (lecture d’AP)
Mai | La Ronde (extrait de Chemin des centaurées)
[Les feuilles envolées du peuplier] (extrait d’ En découdre)
[Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
Nous le temps l’oubli (note de lecture d’AP)
[Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l’oubli)
Ossature du silence (note de lecture d’AP)
[Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
Le Fil de givre (lecture d’AP)
Le Fil de givre (lecture de Jean Marc Sourdillon)
[Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
Voltige ! (note de lecture d’AP)
Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
Territoire
→ (dans la galerie Visages de femmes)
le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un autre poème extrait de Va-tout)



■ Voir aussi ▼

→ (sur La Pierre et le Sel)
Isabelle Lévesque, de la terre à la lumière, par Pierre Kobel
le site de la revue Diérèse et des éditions Les Deux-Siciles
→ (sur Recours au poème)
une notice bio-bibliographique sur Isabelle Lévesque




■ Notes de lecture (55) d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes


Max Alhau, Les Mots en blanc
Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
Gabrielle Althen, Soleil patient
Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
Edith Azam, Décembre m’a ciguë
Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
Mathieu Bénézet, Premier crayon
Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
Claudine Bohi, Mère la seule
Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
Fabrice Caravaca, La Falaise
Jean-Pierre Chambon, Zélia
Françoise Clédat, A ore, Oradour
Colette Deblé, La même aussi
Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
Pierre Dhainaut, Après
Pierre Dhainaut, Ici
Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
Pierre Dhainaut, Voix entre voix
Armand Dupuy, Mieux taire
Armand Dupuy, Présent faible
Estelle Fenzy, Rouge vive
Bruno Fern, reverbs    phrases simples
Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
Aurélie Foglia, Gens de peine
Laure Gauthier, kaspar de pierre
Raphaële George, Double intérieur
Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
Sabine Huynh, Kvar lo
Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
Mélanie Leblanc, Des falaises
Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
Dominique Maurizi, Fly
Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
Nathalie Michel, Veille
Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
Jacques Moulin, L’Épine blanche
Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
Hervé Planquois, Ô futur
Sofia Queiros, Normale saisonnière
Jacques Roman, Proférations
Pauline Von Aesch, Nu compris





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