Armand Dupuy, Mieux taire

par Isabelle Lévesque

Armand Dupuy, Mieux taire,
Æncrages & Co, 2012.
Avec 5 linogravures de Jean-Michel Marchetti.
Préface de Bernard Noël.



Lecture d’Isabelle Lévesque



JMM5
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[UN TEMPS ÉCOULÉ RIVÉ AU SILENCE]



« Le ciel est tombé noir et j’attends par les yeux presque aussi loin qu’attendre peut. »



Une spirale ouvre le recueil, celle dessinée par Jean-Michel Marchetti. Elle est double, deux gris s’emportent vers le centre ou le quittent — la couleur même utilisée pour le titre — à moins qu’il ne s’efface. Quels degrés ? Peut-on supposer que dans l’infinitif « taire » existe une gradation, comme deux gris conjoints (et disjoints) s’assembleraient pour un mouvement improbable ? Écrivant, fait-on mieux que « taire » et rejoindre un silence qui existe sans nous ?

La quatrième de couverture signée du poète tourne autour du silence, ce centre-là, et le livre s’ouvre sur un titre et une linogravure de Jean-Michel Marchetti qui donnent le tournis :

« Une forme d’aveuglement reste — restera. »

Double assertion : les images, métaphores, « ne tiennent pas ». Vertige en source : « langue absentée ». Alors fines touches, esquisses ; des phrases (des vers) se lancent et définissent, par la négation (grammaticale) ou l’absence, le texte. Il y a bien des pronoms, un « tu » qui existe, mais il est hors du paysage ou des choses, collé à la vitre des mots. Il résiste, apparaît en fin de strophe sous sa forme pronominale (« la seule peur d’être / sans toi ») ou dans un déterminant (« [t]a nuque à l’abandon »). Chaque page, sauf une, présente deux sizains ponctués, des vers aussi bien que des morceaux cousus/décousus d’un patchwork alliant l’observation (paysage, mouches, murs, ampoules, vaches, merles, plantes, sapins…) à la réflexion elle-même arrêtée lorsqu’elle commence puis reprend.

Pointillés des lignes avec en fin de parcours (pages) des appels à ce « tu » identitaire et nécessaire. Des mots, paronymes, se rencontrent (« taire » / « raie » — « serre » / « septembre » — « pelles » / « peine ») et des syntagmes s’attendent dans la phrase pour être reprécisés avec la lenteur d’un report :

« […] fouler fort dans / sa langue, les pieds le savent devant. »

Voilà pourtant la métaphore, concrète, douloureuse, « le jour en boule dans la gorge », car taire c’est aussi prononcer le « peu » : attente, rien, un passage vers « avale ».

La réalité que le mot pourrait porter est absorbée dans sa prononciation, le temps d’aligner les syllabes au rythme du passage des mouches. Elles traversent le texte, restent et se posent dans deux linogravures de Jean-Michel Marchetti dont celle de couverture : gris sur noir, surimpression d’insectes minuscules en un plus grand tautologique parfaitement découpé sur la page. On peut au passage souligner la qualité des reproductions signées de la maison Æncrages and Co : reproductions couleurs, pleine page, criantes comme le texte (pas asservi, le dessin happe autant que les mots, bourdonne autant que les mouches).

Quatre parties composent le livre et la première s’achève par un simple constat, on est près de la phrase minimale :

« […] Tout me laisse plus seul ici. »

La syntaxe pourtant réserve quelques surprises, menues surprises glissées dans les coupes inattendues d’un vers qui repousse un mot court sur le suivant :

« ce que fait dehors sans savoir, un vert

tu qu’il faudrait presser, fouler fort dans

sa langue […] »

Participe passé du titre à l’infinitif en rejet, qu’il faut entendre et bousculer comme un silence (le vers tue, la vertu…).

Déséquilibres rattrapés ou non, les surprises, les allitérations ou assonances (« Faire les corvées puis laisser / pour chaque chose ma bouche se taire. ») coexistent et se répondent. Paronymes ou homonymes suggérés :

« Le dire / n’y peut rien tout freine ici, morts et terre avec. »

Taire et terre se répondant en écho du titre comme on s’approche du quiproquo, théâtre du silence que l’on frôle :

« silence neuf dont la tête est l’œuf ou la poule »

La scène (la strophe) intègre le calembour ou l’ambiguïté qui alimentent le texte surtout pour celui qui en entendrait la lecture. On joue les mots, ils se heurtent, se bousculent avec une certaine allégresse qui pourrait contrebalancer le poids d’un silence ontologique et fatal. Le titre, Mieux taire, oriente vers le silence de Samuel Beckett, on peut aussi sourire au fil du texte de l’humour qui désamorce le possible tragique : « ma tête sans temps dans la vitre » (la vitre comme un miroir sans tain / sans temps, homophonique trouble des sons : cent ans, s’entend…).

Les négations prolifèrent (de la plus simple, « ne…pas », à ses variantes, ou le privatif, « sans toits ni ciel »), ce qui est perçu révèle une béance, un trou dans la langue, une absence. Existent plus peut-être les éléments rendus à la personnification, « [t]out l’air debout ». Alors le rêve, qu’un processus s’amorce, non « un oiseau posé » mais « mieux [qui] se pose » à l’inverse du « temps plié ». Les participes passés employés ou non comme adjectifs s’accumulent (« ciel tombé », air et dehors « balayés », « ce tas privé de tout ») ; ils gardent une valeur accomplie, malheureusement accomplie. C’est ce temps écoulé rivé au silence qui s’exprime dans Mieux taire.

Seule résistance : « laisser » ? Mots écrits à peine, suggestion du manque. Quelques actions peut-être laissées aux verbes suspendus, intemporels, infinitifs comme une absence d’ancrage : « couper, fendre et couper le bois, le ranger, balayer le silence moins vite de chaque chose s’impose. »

« Si langue effeuille » : déplie ? Une fois les corvées accomplies, les participes passés énoncés, « [o]n cherche la seule impression de chercher », poème entrepris, petites notes du merle ou vol des oiseaux, les signes si peu marqués pour « mieux taire ».



Isabelle Lévesque
D.R. Texte Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes







Dupuy




ARMAND DUPUY


Armand Dupuy Denim
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■ Armand Dupuy
sur Terres de femmes


[l’eau fermée] (extrait de Ce doigt qui manque à ma vue)
[On cherche avec les yeux] (extrait de Par mottes froides)
Présent faible (lecture d’Isabelle Lévesque)
Une première fin des questions
8-12 février [2017] | Armand Dupuy | [je m’entends parler du temps qu’on serre] (extrait de Selfie lent)




■ Voir aussi ▼

le blog d’Armand Dupuy
→ (sur le site d’Æncrages & Co)
une page de l’éditeur sur Mieux taire



■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes


Max Alhau, Les Mots en blanc
Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
Gabrielle Althen, Soleil patient
Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
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Commentaires

  1. Avatar de Roland Chopard

    Belle analyse, par Isabelle Lévesque, du texte d’Armand Dupuy. C’est bien de l’avoir mis en rapport direct avec les linogravures de Jean-Michel Marchetti (les mouches, l’oiseau, la spirale si énigmatique). L’insistance sur « taire » et le silence est aussi discrètement évoquée par une superposition de gravures qui peut passer un peu inaperçue parce que moins « réaliste », qui est un hommage de l’artiste à un autre artiste « taiseux » jusqu’à ce qu’un autre taiseux (le poète Charles Juliet) le fasse sortir de son silence : Bram Van Velde. Cette superposition de 3 linogravures vient donc renforcer, par allusion, ce « taire » qui est la stimulation essentielle à l’écriture pour Armand Dupuy comme pour d’autres poètes.Il y a ainsi de belles rencontres et connivences qu’il est intéressant de mettre ainsi en valeur.

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