Michaël Glück, Tournant le dos à

par Angèle Paoli


Michaël Glück, Tournant le dos à,
LansKine, 2013.




Lecture d’Angèle Paoli




Une parole impersonnelle, en apparence délestée d’affects
Image, G.AdC








POUR UN « USAGE INDOCILE » DE LA POÉSIE




Cela commence par un titre tronqué qu’on lit sur le dos du livre et qui s’arrête net devant le vide : Tournant le dos à. Tronqué du côté de son sujet, tronqué aussi du côté de l’action. Pas d’avantage que le titre, les poèmes de ce nouveau recueil de Michaël Glück ne précisent l’identité de la personne dont l’action est annoncée par la forme verbale. À l’intérieur du recueil, des poèmes brefs, de même structure et de même calibrage. Et cinq dates. Qui inscrivent un ensemble de poèmes dans cinq journées d’été. Du 20 août au 24 août. Jours de colère imagine-t-on, même si la voix qui parle dément cette supposition :


ni clameur ni émeute […] / ni révolte ni colère.


Journées tristes. Incolores et insipides. Vides, en apparence. Qui se teintent progressivement, au cours des pages, de refus et d’un rejet virulent. Ainsi, tout au long de ces courtes pièces, exaspéré par le monde tel qu’il est et comme il va, le poète prête sa voix à. À l’« impersonnage* » qui tourne « le dos à ».


14.

( […] tourne le dos à

tout ce ressac d’images

ce fatras d’illusions

qu’attendre de ces berceuses […])


ou encore


19.

(tourne le dos à la

philosophie s’exile

dit que le vieux Platon […]

fait choix de l’inutile […])


Numérotés de 1 à 52, les poèmes, des douzains, font entendre une voix privée de sujet. Une parole impersonnelle, en apparence délestée d’affects, court de page en page. Parole blanche d’un sujet absent à lui-même. Un automate. Étranger aux autres et aux choses.


1.

dit renonce

et pourtant recommence

salue le matin

salue le soir […]


ou plus loin, comme en écho :


23.

dit renonce

et pourtant

quelque chose

résiste […]


Dépossédée d’elle-même, la voix énonce, en des vers brefs, ce qui revient à tout un chacun. Lieux communs sur le temps qu’il fait ou sur le temps qui passe, sur la monotonie des jours voués à la répétition, à l’effritement des sensations, à la vacuité du dire. À quoi s’oppose la parole du poète, qui va son chemin d’un bout à l’autre du recueil et poursuit son propos.

Quant à faire parler une voix neutre, sans qu’aucun pronom personnel — en dehors du « on » — n’intervienne, cela semble relever du tour de force. Une seule fois, dans un vers interrogatif qui ouvre sur une injonction, apparaît la première personne, dans le premier poème entre parenthèses et en italiques [il y en a deux dans tout le recueil qui s’éclipsent et tournent le dos à la romanité martiale de la police de caractères] :


14.

(que m’est-il permis d’espérer

renonce à la philosophie

à cause de cette question

tourne le dos […])


Parfois, c’est au pronom indéfini « chaque » que revient l’action ou la non-action, la pensée ou la non-pensée :


4.

bien sûr chaque aura cru

qu’il y eut échange

conversation ou deal

marchandises les mots

chaque aura pensé

une adresse ou bien

mots jetés dans le vide […]


D’autres fois, ce sont les tournures impersonnelles qui prennent en charge le récit dans ce qu’il présente d’anecdotique, d’insaisissable ou d’insipide. Quelque chose s’insinue pourtant qui relève du doute. Rien n’est jamais sûr. Les mots de la « langue commune » sont des leurres et la parole est vacance, qui parle pour ne rien dire :


6.

[…] on sourit on dit ce fut

une belle journée

on dit ce fut

on ne sait ce qui fut


ou encore :


5.

[…] on dira que ce fut

une belle journée

que tout s’est bien passé

on ne sait rien du tout


Peu à peu, en cours d’écriture, la parole inexistante est relayée par la violence. « Lèvres scellées / paupières aussi », sang et bâillon, douleur qui « noue dans le ventre ». Parler « pour offenser obliger ou soumettre au silence ». La censure menace. Surviennent les coups en lieu et place de la parole. La colère, jusqu’alors sous-jacente, prend de la vigueur et s’enfle. Dénonce « l’assujettissement » à la norme et à la « soumission cathodique ». Pour reconnaître, finalement, que « chacun est libre de se soumettre ». De se soumettre à l’empire de qui bat la monnaie et fournit les armes. De qui se glorifie de mener la danse de la relance. De qui « ment infiniment ».

Et la poésie ? Quelle place a-t-elle dans ce monde ? Quel pouvoir est le sien ?

Bridée dans son univers de formes, dans son travail de labour, de va-et-vient de la navette, elle est assujettie aux rejets. Elle s’inscrit dans les reprises anaphoriques, répétitions, glissements de sons et de sens — « se taire pour se terrer ». Elle s’arrime à la rime. Suffisante ou riche. En « rime » puis en « ime ». Ou en « ance/ense »… Sans doute par dérision. Elle cabriole sur des vers aux rimes croisées :


21.

pas un mot

pas un geste

trop c’est trop

trop funeste

petit saut

d’un pas leste

dans les flots

pas un reste

plus un zeste

plus de peau

nul n’empeste

au tombeau


Et même si la poésie est « insolence », le poème ne se prend surtout pas au sérieux. D’ailleurs « le poème n’empêche pas / le poème n’empêche rien ». Mais si le poème est impuissant à remédier aux maux du monde, il ne peut ni ne doit se soumettre : il «  ne peut servir les rois », il se doit de faire « usage indocile ».

Avec un humour grinçant, le poète se gausse de toutes les béquilles vaniteuses du moment dont les humains se sont affublés. Tournant le dos à tout ce que ses semblables approuvent, il se désolidarise de la masse moutonnière qui s’en va droit à l’abattoir :


52.

[…] moutons moutons

jetez-vous tous sur le couteau

cochons cochons

allez tous seuls à l’abattoir

cochons cochons

donnez aux dieux votre sang noir […]


Apparemment attachée à suivre la pente d’une forme de nihilisme, la poésie de Tournant le dos à évolue vers une poésie dénonciatrice des illusions dans lesquelles nous sommes tous englués. Pessimisme, alors ? Réalisme aussi. Affuté et dérangeant, le regard du poète se charge d’une parole crue qui ne mâche pas ses mots. Une manière de provoquer et d’inciter à ouvrir les yeux. Libre à chacun de poursuivre sans tourner le dos à.




Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli






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* « Impersonnage » : un néologisme que l’on doit au poète Philippe Beck.








Tournant le dos à





MICHAËL GLÜCK


Gluck Portrait
Source




■ Michaël Glück
sur Terres de femmes


« cette chose-là, ma mère… »
Choral des Septantes, 6 (extrait de Ciel déchiré, après la pluie)
…Commence une phrase (lecture d’AP)
L’Enceinte (lecture d’AP)
Matières du temps (extrait de D’après nature)
[le ciel emporte le reflet des îles](extrait d’Errances célestes)
[nous sommes venus d’un ciel à l’envers] (extrait d’Un livre des morts)
[où de vivants piliers] (extrait de Poser la voix dans les mains)
Passion Canavesio | Passion-Judas (lecture d’AP)
[Certains matins les mots] (extrait de Tenir debout dans le grand silence)
[toujours avoir à se justifier devant la norme] (extrait de Tournant le dos à)
Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (lecture de Sylvie Fabre G.)
Jean-Pierre Chambon | Michaël Glück, Une motte de terre (extraits)




■ Voir | écouter aussi ▼


→ (sur YouTube)
Michaël Glück – portrait d’un poète (Portrait réalisé par Sonia Viel. Propos recueillis par Thierry Renard. Production Espace Pandora. Festival Voix de la Méditerranée, de Lodève, juillet 2011)





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