Isabelle Lévesque, Nous le temps l’oubli

par Angèle Paoli

Isabelle Lévesque, Nous le temps l’oubli,
Éditions L’herbe qui tremble, 2015.



Lecture d’Angèle Paoli



Ce défaut de paraître… (1)
Ph., G.AdC







UN VACILLEMENT ENTRE RENAISSANCE ET RE-CRÉATION




Le poème. Quelque chose sourd sur la page. Une exclamation jetée au centre, livrée à sa propre soudaineté. Étonnement. Davantage encore. Sidération. « Ah ! » Est-ce plaisir ou souffrance ? L’arbre survient à son tour. Son sang lié aux mots qui adviennent. Et prennent corps.


« Ah !       

Tout à coup
des mots nouveaux.


Sidère


à rompre
le sang
de l’arbre. »



Ainsi s’ouvre le dernier recueil d’Isabelle Lévesque. Nous le temps l’oubli. Sur une sidération. Qui prend le lecteur dans l’étau serré de ses mots. Passée la première sidérante surprise survient en nous le questionnement. Le poème parvient-il à nouer le « nous » à l’oubli et au temps ? Ou au contraire cherche-t-il à dénouer ? Singulier, disloqué à force de désossement, le poème retient en lui-même son énigme. Il garde, au cœur de la page, dans la tension des mots qui s’affrontent, le mystère de son surgissement. Seuls les mots. Posés là. Sans lien apparent. Liaison brisée. Le liant grammatical s’abstient. « Mots courts alignés. » Phrases nominales. Verbes absents. Le point, comme hache qui tombe. Couperet. Les mots sont impuissants à retrouver à relier à recréer ce qui fut. Ici, dans ce recueil où se cherche la trinité du « nous », de l’oubli et du temps, ce qui renoue raccommode répare, ce sont les peintures de Christian Gardair. Cinq peintures colorées (six avec celle de la première de couverture), vibratiles, aériennes ; traversées de folioles de follicules d’envols de signes qui soudent les poèmes à l’image, confèrent à l’ouvrage sa respiration ; lui octroient une légèreté. Entre les pages, le « nous » qui jadis faisait corps est détruit. Réduit à son démembrement. « Je » et « tu », obstinément séparés. Les mots qui prennent place sont ceux de la rupture ; du désarroi de la défaite. Le « je » obéit à l’arme du vainqueur :

« Il raye. Il rit. Il supprime. Je laisse à sac,

Je replie.

Corps sans chair. Sensations

armées d’absence.

Au pied, le reliquat. »

Le temps et l’oubli peuvent-ils remédier à la condamnation ? Du naguère affleure tout un tissé d’images. Une perfection tout entière enclose dans le murmure d’un blason, forme et frémissement. Un amour scellé dans le fusionnement, dans l’invention d’un monde qui renoue avec la création.

« Nous fûmes Adam et Ève. »


« Tu t’approchais

Les mois : blason fut fait

de nos dix doigts.

Lent   le fruit   le seuil.

Tu fis forêt du murmure,

une feuille un son.


Tout fut

frisson. »

Il y a désormais un présent qui se vit dans l’oubli des saisons. La braise ardente de l’été, ce « bouton d’or », a fait place au manque. Imprévisible, le vide s’installe ; puis, tour à tour, la violence, le repli et le renoncement.

« À fibre d’os,

tu squamanbules et je forcepse.


À quoi bon ? »


Le poème disloqué s’écrit dans la négation. Seuls les mots posés sans lien. Liaison brisée.


« Ne.        


Seul au bord hagard.

Toi.


Avant la vie. »



Écorce / écorche / mettre à vif. Le poème cherche sa voix pour dire la perte, lambeaux à rassembler pour affronter ce « deux » dissous disparu séparé écalé. « Perdue, la traîne des nuages. »

Au-delà des meurtrissures survient pourtant la volonté de guérir de la plaie qui saigne. De « recommencer » ; de « diriger la faille vers la lumière » ; nécessité survient de renaître.

« Quel silence traverser

pour renaître ? »

ou, plus loin, cette affirmation :

« Or je veux.

(Naître.) »

Le poème « intente » / « invente ». Déplace les termes par dérivation. Les bouscule les tire hors de leur forme habituelle :

« Où naître ?

Je tentacule, tu monstres court. »

Un « je » affronte les mots à coudre à rassembler pour que quelque chose perdure de cet amour perdu. Quelque chose qui garderait trace de ce qui fut, qui laisserait son empreinte et résisterait encore à l’effondrement.

« J’avais l’or.

Vue perdue, miracle, tu.

La nuit n’avait plus. Or

le jour revenu de tout.

Blason, passé se garde.

Temps te tient.

Présent l’oubli. »

Perfection du poème enclos dans le cercle des mots et des sons. Tenu au plus près, au plus serré. Tissé à cœur, dans les mailles des contradictions essentielles. Présent / passé ; oublier / garder ; perdre / retenir / avoir / ne plus avoir… De ce qui fut, il reste l’image ronde de la perfection amoureuse : « Blason, passé se garde. »

Le désir, parfois, se dit de ne pas renoncer à ce qui fut :


« C’était sera. »


D’autres fois, au contraire, fuse le vent de la révolte. Physique. Le poème se rebiffe, hésite refuse se nie s’affole dans le rien, négation de lui-même. Tâtonnent / ânonnent les mots dans le déplacement heurté de la syntaxe. Éclats du verbe. Explosion. Implosion. Violence. Ainsi, de ce poème, exemplaire pour dire le chevauchement des contraires jusqu’à dislocation déconstruction :


« Rien.

Plus ou moins.

Bruit de sable. En bouche, graines,

les mots sinuent. Chuchoté chahute

Le dire. Je bégaie. Bredouille

rien. Colporte à cloche-lèvre des

Murmures. Rien. Plus ou moins. Des

Rancunes culbutées, phrases courtes

in-ex. J’orthographie. Je sais. Mais

le poème ?

Disgrâce et syntaxe. Éclate !

Des morts, peut-être. Vieux mots. C’était.

Je tue (rituel). Sans

gravité. Mort-né. Cloporte et ciel. Couvert de

cailloux. Sourciers. Risque écarte

Le poème. Je sature. Sons (implosifs).

Rien. Plus ou moins. »


Le poème se joue de nous. Ruse de ses ambiguïtés et amphibologies. « Plus prise. » Davantage prise ou plus jamais prise ? Quelle « prise » ? Le nom ou le participe ? Lectures plurielles. À chaque lecteur son emprise du poème.

Le « seul tenant » n’est plus. Le « je », le « tu » prennent distance avec le « nous » fusionnel. Il arrive que le lecteur perde le fil et s’interroge. À qui appartiennent les gestes ? Sont-ils les siens (ceux du « je ») ou ceux de l’autre (ceux du « tu ») ? Coudre les poèmes ensemble ; en reconstituer les échos. Nouer rassure.

« Oh !

ce défaut de paraître… »

« Oh !

ce désordre de disparaître ! »

Le tissé du recueil s’assemble peut-être entre ces deux poèmes. Où se lient les deux versants de l’amour. « Tu murmures ma bouche », lit-on dans le premier. « Tu recommences, / dépouillant les armes : blanc sera / ce que fut l’aube », énonce le second.

« Du chaos naît le poème », écrit Isabelle Lévesque. Un écho, sans doute, à l’exergue tiré de Aa, Journal d’un poème, de Caroline Sagot Duvauroux :

« avec l’allégresse cependant et l’audace qui est la

grâce des herbes

au bord des précipices. »

Mots choisis pour dire au plus près le vacillement de ce dernier recueil :


« Nous le temps l’oubli       


(vacillant). »



Et rejoindre ainsi en final l’aveu de renaissance. Entre amour et re-création :


« Nus sous le ciel défaillant.      
Ce livre,

nous. »




Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli







Isabelle Levesque






ISABELLE  LÉVESQUE


Isabelle Lévesque
Source



■ Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes

[Les feuilles envolées du peuplier] (extrait d’ En découdre)
[Oh, ce désordre de disparaître !] (extrait de Nous le temps l’oubli)
C’est tout c’est blanc
Chemin des centaurées (lecture de Pierre Dhainaut)
Chemin des centaurées (lecture d’AP)
Mai | La Ronde (extrait de Chemin des centaurées)
[Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
Le Fil de givre (lecture d’AP)
Le Fil de givre (lecture de Jean Marc Sourdillon)
[Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
[Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l’oubli)
Ossature du silence (note de lecture d’AP)
[Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
[Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
[Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
Va-tout (note de lecture de Jean-Louis Giovannoni)
Voltige ! (note de lecture d’AP)
Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
Territoire
→ (dans la galerie Visages de femmes)
le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un poème extrait de Va-tout)



■ Voir aussi ▼

→ (sur Recours au poème)
une recension de Nous le temps l’oubli par Sabine Huynh
→ (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
la page de l’éditeur sur Nous le temps l’oubli
→ (sur La Pierre et le Sel)
Isabelle Lévesque, de la terre à la lumière, par Pierre Kobel
le site de la revue Diérèse et des éditions Les Deux-Siciles
→ (sur Recours au poème)
une notice bio-bibliographique sur Isabelle Lévesque




■ Notes de lecture (55) d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes


Max Alhau, Les Mots en blanc
Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
Gabrielle Althen, Soleil patient
Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
Edith Azam, Décembre m’a ciguë
Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
Mathieu Bénézet, Premier crayon
Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
Claudine Bohi, Mère la seule
Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
Fabrice Caravaca, La Falaise
Jean-Pierre Chambon, Zélia
Françoise Clédat, A ore, Oradour
Colette Deblé, La même aussi
Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre

Pierre Dhainaut, Après
Pierre Dhainaut, Ici
Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
Pierre Dhainaut, Voix entre voix
Armand Dupuy, Mieux taire
Armand Dupuy, Présent faible
Estelle Fenzy, Rouge vive
Bruno Fern, reverbs    phrases simples
Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
Aurélie Foglia, Gens de peine
Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
Laure Gauthier, kaspar de pierre
Raphaële George, Double intérieur
Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
Sabine Huynh, Kvar lo
Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
Mélanie Leblanc, Des falaises
Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
Dominique Maurizi, Fly
Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
Nathalie Michel, Veille
Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
Hervé Planquois, Ô futur
Sofia Queiros, Normale saisonnière
Jacques Roman, Proférations
Pauline Von Aesch, Nu compris





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