Abdellatif Laâbi | La langue de ma mère

« Poésie d’un jour

LA LANGUE DE MA MÈRE

 

 

   

Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans
Elle s’est laissée mourir de faim
On raconte qu’elle enlevait chaque matin
son foulard de tête
et frappait sept fois le sol
en maudissant le ciel et le Tyran
J’étais dans la caverne
là où le forçat lit dans les ombres
et peint sur les parois le bestiaire de l’avenir
Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans
Elle m’a laissé un service à café chinois
dont les tasses se cassent une à une
sans que je les regrette tant elles sont laides
Mais je n’en aime que plus le café
Aujourd’hui, quand je suis seul
j’emprunte la voix de ma mère
ou plutôt c’est elle qui parle dans ma bouche
avec ses jurons, ses grossièretés et ses imprécations
le chapelet introuvable de ses diminutifs
toute l’espèce menacée de ses mots
Je n’ai pas vu ma mère depuis vingt ans
mais je suis le dernier homme
à parler encore sa langue

Abdellatif Laâbi, L’Étreinte du monde, La Différence, 1993, in L’Arbre à poèmes, Anthologie personnelle, 1992-2012, éditions Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, 2016, page 57. Préface de Françoise Ascal.

 






Abdellatif Laabi  L'Arbre à poèmes




ABDELLATIF LAÂBI


Abdellatif Laâbi portrait 2
Source


■ Abdellatif Laâbi
sur Terres de femmes


Un cran au-dessus de la vie (poème extrait de Presque riens)
Tu passes sans passer (poème extrait du Spleen de Casablanca)


■ Voir aussi ▼


le site d’Abdellatif Laâbi



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