Armand Dupuy, Présent faible

par Isabelle Lévesque

Armand Dupuy, Présent faible,
éditions Faï fioc, 2016.



Lecture d’Isabelle Lévesque



Choix du rose [magenta] en couverture pour le dernier livre d’Armand Dupuy, Présent faible, voilà le contrepoint signifiant d’un mode d’approche où l’être, en retrait d’un fil conquérant, s’absorbe en sa propre parole, comme une ombre. Les pronoms définis tendent à s’effacer, à se retirer devant le pronom indéfini, perdu dans le temps qui se replie. Des tirets, seule ponctuation, sur lesquels on bute (respire), ralentissent la lecture. Ils évitent au souffle d’être à bout.

L’infime est perçu, pas une discordance, mais une liste d’objets autour qui évoluent lentement : faible et lent sont contigus comme une stagnation entérinée par extinction qui dure. Le flux verbal s’écoule, répétant des mots ou des cellules de mots.

« […] lumière jaune et basse

il est dix-huit heures treize le quatorze septembre

deux mille quatorze je cherche ce que touche ma peur

et m’installe dans le retard de ma phrase retard

sur l’heure qu’il est – je laisse ça s’étaler je reste

assis j’ignore le nom de mon besoin j’ignore si

l’on infuse ou si l’on se noie – […] »

Armand Dupuy, peintre par ailleurs sous le nom d’Aaron Clarke1, procède par petites touches, détermine le minime, l’écart entre un instant et l’autre. La perception du temps résulte de données sensibles énumérées (les mouches, au centre déjà de Mieux taire 2) : aucune volonté forte de détacher des actions d’un processus. Dans cette écriture, pas d’idéal, le pronom « on », répété, est associé à une « façon vaine d’attendre au plus / dur de soi d’aggraver de l’index ce qui manque / aux parois […] ».

Héritée d’une impuissance, l’écriture ressasse et ce ressassement devient refus à la Bartleby 3 répondant à tout : « Je préfèrerais ne pas … ».

D’autres voix contemporaines explorent autrement la même révolte, par la fougue et la prolifération d’une langue rageuse en devenir. On pense à Christophe Manon et à Yannick Torlini, autres versants d’une impuissance assumée devenue révolte que la langue poétique par nouveau cheminement réinvestit.

Armand Dupuy suit une autre voie pourtant nourrie d’un constat identique. Le tissu social nous étouffe avec toutes ses contraintes. Nous ne sommes plus maîtres de notre temps, comme le dit Marx, ici partiellement cité, dans Misère de la philosophie : « Le temps est tout, l’homme n’est rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. » 4 Carcasse calcinée par petits feux minimes et constants.

Le présent questionné ne fait entendre pour Armand Dupuy qu’un son faible et des mots dont le sens glisse, même les plus simples, « ce qu’on appelle « maison » », ou des sons en mots voisins, « œuf » et « neuf », variantes de sons usés.

Si l’on n’y prend garde, l’instant présent se mue aussitôt en instant passé. Quel temps de conjugaison utiliser pour être au plus près de l’émotion ?

« […] tu disais / redis diras qu’on n’aperçoit pas mieux les yeux

grands ouverts ce qu’on ne voit pas les yeux fermés »

On est enfermé en soi, « les gestes traversent et tirent / les ficelles ». L’indifférencié de la ressemblance est partout. Rien ne distingue les vers les uns des autres dans la coulée du texte, le souffle est régulier, monotone, non ponctué, « présent faible » se traverse d’une traite, écartant d’emblée la mise en relief. L’élan ? Non. Force d’inertie préside, le poète ici ne se dresse pas, il allonge les signes, l’horizontalité.

« ces gris toute leur patience de limace trouée la

nuit touche la nuit dans le jour touche la nuit dans

la nuit sens propres et figurés s’avalent sont ce seul

avalement sans lutte – avalé recraché lâché tenu

assis debout couché on s’étale avec ce qui s’étale »

Le refus de transcendance comme de conquête semble signifier l’acceptation d’une position modeste. Le retrait « dans la moitié d’ombre de / cour – la cabane en bois […] », humble lieu de soustraction, de composition autour d’infimes apparences (bruit des insectes). La langue même devient symptôme indéniable d’une impuissance : « au fond trois chaises /de jardin s’éteignent ». Parallèlement chaque geste, « soulève un bras puis / l’autre », l’effort est accompli comme pour soulever des montagnes sans que rien n’ait véritablement d’effet.

L’immobilité condamne, « on reste assis », « dans le peu d’air qui sépare ». Rien ne peut être franchi, car l’indifférencié homogénéise les reliefs, génère les phrases, les vers. Apparemment les mots déterminés sont actualisés, pourtant ils s’évaporent dits, « la main secoue simplement » : le verbe au sens anesthésié apparaît en construction intransitive. À cet égard d’ailleurs, les compléments circonstanciels (citons « dans la moitié d’ombre de la / cour ») révèlent un espace amoindri. La connotation d’un circonstanciel de manière les guette et menace de remplacer le sens concret qu’ils devraient restituer. Comme « tout ça radote », on s’éloigne du progrès, de l’avancée, comme un processus nécessaire qui permettrait de passer à une autre phase, constructive et porteuse d’évolution.

Au silence pourrait mener ce chemin, « mieux taire », écrivait Armand Dupuy. Poème-écueil d’ailleurs, la forme en longue traite exclut les aspérités au profit d’un long fil sans fin de mots qui tous convergent vers nulle part. Départ / arrivée se confondent : bien des vers s’achèvent sur « plus » en périphérie négative, quelque chose a cessé ou se perpétue en mode mineur, version atténuée d’exister.

Peut-on vraiment agir ? Les questions « à quoi bon » et « que peut-on » se répètent. Pour étirer l’instant, il faut un grand effort d’inaction, de présence intense, de ralentissement jusqu’à l’immobilité, qui ne peut être totale. Ainsi, les dates et les heures indiquées s’allongent en toutes lettres. Les quinze fragments s’interrompent toutes les trois pages (72 vers) en une page blanche de silence.

Quelque chose est bon à jeter sûrement, en « cuvette » ou en « bassine », dans lesquelles on ne nettoie rien. Souvent le balancement entre deux sons identiques ou presque s’impose, « battement » sans autre volonté que ranimer « l’informe ». La langue apparaît comme une « tourbe » à répéter des sons dissociés du sens. Est entérinée l’absence d’adéquation entre les mots et le monde, elle condamne à un bégaiement constant. Lorsqu’est introduit le récit, le mouvement d’objet est restitué comme épaules haussées : « panneau / rond » qui clignote, tombe une nuit, aucune interaction, une suite d’étapes minimes « sale échec qu’on traîne et recommence », « combat de / fluides lents jusqu’à l’ennui ». L’outil inutile apparaît, le ratage et l’ennui sont constamment juxtaposés, versants d’une même agglutination : les yeux se ferment souvent, la perception visuelle retournée vers soi, en soi, n’adjoint aucune perspective, alors la concaténation gagne la langue.

La mort de l’ami Georges Badin est actée et ses gestes de peintre sont décrits, la réalité rencontrée depuis (et avant) vécue comme fausse piste, « on infuse hier et demain ». L’ami n’est plus, mais ses toiles sur le mur parlent encore, elles ramènent à la surface des « bloc[s] / lent[s] de mémoire ». Ainsi le passé s’invite-t-il dans le présent. Passe aussi dans un instant la musique du violoncelle de Gaspar Claus accompagnant une lecture des poèmes d’Armand Dupuy.

Tout n’est pas gris : les couleurs des toiles de Georges Badin et de Jaber le traversent.

L’adjectif « faible » du titre, si on lui ajoute un [ʀ] devient « friable » : « le mot faible et friable ». « Mot » peut lui-même se voir ajouter ce [ʀ] pour exprimer notre réalité friable. Et ce « présent faible » est aussi un « présent fébrile ».

« Faible » dérive encore vers l’adverbe « faiblement », passant d’une fonction descriptive à une note essentielle et constitutive. La première personne intrusive alors prend le relais du mutisme défait, devient sujet de verbes d’échec ou échoue à se définir autrement que par manque « je suis le trou la claque la dalle sous mes pieds ». Le vide au bout, c’est le faible devenu constituant du blocage (boue, flaque…). L’attente ne peut se résoudre, infuser œuvre en juxtaposant lentement des composantes mises sur le même plan, traitées comme équivalentes et qui nous oppressent :

« on presse le pas rien ne serre mieux que rien l’étau

manque et serre davantage tout croule ici le toit

passoire dans le paysage sans merveille […] »



Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes




____________________________
1. Voir leur/son site internet : https://www.tessons.net/
2. Armand Dupuy, Mieux taire – avec des gravures de Jean-Michel Marchetti et une préface de Bernard Noël (Æncrages & Co, 2012).
3. Armand Dupuy cite la phrase de Bartleby en anglais : « I would prefer not to ». Elle est traduite par « J’aimerais mieux pas » dans l’édition suivante : Herman Melville, Bartleby, traduction de Bernard Hœpffner, Éditions Mille et une nuits, 1994.
4. Karl Marx, Misère de la philosophie [1847], Petite Bibliothèque Payot, 2002, page 101.







Armand Dupuy, Présent faible, Faï fioc




ARMAND DUPUY


Armand Dupuy Denim
Source




■ Armand Dupuy
sur Terres de femmes


[l’eau fermée] (extrait de Ce doigt qui manque à ma vue)
Mieux taire (lecture d’Isabelle Lévesque)
[On cherche avec les yeux] (extrait de Par mottes froides)
Une première fin des questions
8-12 février [2017] | Armand Dupuy | [je m’entends parler du temps qu’on serre] (extrait de Selfie lent)




■ Voir aussi ▼


le blog d’Armand Dupuy




■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
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