Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite

par Isabelle Lévesque

Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite,
Éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2017.
Préface de Luce Guilbaud.



Lecture d’Isabelle Lévesque



Nous sommes d’ici et d’ailleurs mais on nous fixe quelque part.
C.G.



Cécile Guivarch travaille la terre de mémoire : elle laisse ses mots simples la féconder pour transmettre les souvenirs de la lignée. Quelque chose est semé, qu’on laisse devenir, comme la tige de graminée de Jérôme Pergolesi qui court sur la couverture. Alors il faut plonger dans le récit éclaté et lacunaire de l’histoire d’Abuelo, ou plutôt des bribes que la narratrice/poète a pu retrouver ou deviner. Ce récit est celui d’un secret de famille longtemps bien gardé. Cécile Guivarch « chante dans son arbre généalogique », comme le recommande Cocteau en épigraphe. Il s’agit ici de la lignée matrilinéaire et le secret est d’abord celui de la grand-mère espagnole, dont le compagnon la laissa, enceinte, pour fuir l’Espagne de Franco et les « grands cimetières sous la lune » si bien dénoncés par Georges Bernanos, et se réfugier à Cuba. « Abuelo » (« grand-père » en espagnol), c’est le père devenu secret de la mère. « Grand-père », c’est l’homme épousé par la grand-mère, celui qui prenait la main de la narratrice enfant et que la révélation fait tomber de l’arbre généalogique. Quant au héros absent, on ne saura presque rien de lui : homme coupé des siens par un passé composé qui scelle son destin,

« [t]u es parti avec la malle faite à la hâte. »

Déjà, l’adresse, l’appel, pour que le texte soit celui de sa présence restituée.

La suite, au présent, instaure un dialogue avec l’enfant, un monologue plutôt : une voix le cherche avec les mots simples de celle qui prend précaution pour protéger à rebours celui qui est parti : « Les lunettes tombent sur ton nez. Où est ton chapeau ? » Inversées, les relations se tissent autour de ce que l’on suppose, ce que l’on aurait voulu. Les « centaines de lettres » envoyées à la grand-mère, que sont-elles devenues ?

Un secret révélé, ce départ, se double d’interventions en italique, une petite voix murmurée, en haut de page, la langue espagnole s’y glisse naturellement comme on retrouve un refrain d’enfance, la mélodie d’une langue, celle du grand-père qu’on n’a pas oublié. La narratrice imagine les gestes lors du départ (les regrets), elle épouse la conscience de ce passé qu’elle invente grâce à des bribes auxquelles elles donnent une forme. Elles auront visage de poèmes courts, six ou sept vers le plus souvent, précédés de trois autres, en haut à droite, en italique. Oscillation entre les mots, groupes nominaux juxtaposés, et les phrases qui développent l’histoire d’une petite fille qui (sans le savoir) a grandi sans, avec un trou dans son histoire.

Des phrases s’achèvent sans que l’on sache le fin mot. Grand-père, ombre, trop loin, il faut bien supposer puisqu’en s’éloignant la voix qui portait les mots s’est tue. Redevenue enfant, la narratrice se souvient dans sa langue d’enfant des détails du passé :

« J’ai neuf ans. Dix peut-être. Devant le petit-déjeuner.

Tartines-pain-beurre-confiture. Fraise et moi petite. »

Le lexique simple, la juxtaposition nominale, met sur le devant les sensations ou les images fortes qui posent un décor pour la parole : celle-ci vient au quotidien dans les jours de l’enfant, par les récits de la mère, « les histoires de son enfance », par ceux de la grand-mère. L’enfant les place dans sa mémoire. Enfant qui « écoute », en attendant de transmettre à son tour :

« N’en perds pas une miette de petite fille. »

Cette conscience qu’il faut engranger s’accompagne de notations concrètes, comme s’il fallait pour se souvenir l’odeur, la présence, une matérialité. Pour garder trace, tout a une place, le goût de la fraise et son souvenir assureront un ancrage solide. La page narrative en prose le porte et le déporte vers l’avenir. Cela se mêle aux jeux d’enfant, à l’innocence du présent des jeux, « [p]oupées en épis. Colliers de fleurs. ». On pressent que celle qui joue si bien n’oubliera pas : elle fut petite, sa mère le fut comme sa grand-mère, entre ces femmes la parole dite courra comme « [c]ourses d’escargots ou de libellules ».

Pages de gauche, en vers, les menus riens défaits de l’histoire partielle du grand-père, à droite les lignes s’allongent en prose et la parole des femmes (de l’enfant même) livrent les paroles, avec l’accent parfois qui allonge les syllabes leur donnant un autre goût en bouche :

« Ma mère ne prononce pas tous les mots comme les autres mamans. »

Cela aussi entre dans le puzzle, dans l’histoire que la narratrice capte enfant comme elle la dit, adulte. Espagnol ou galicien (« castellano » ou « gallego », les deux déjà se mêlent), français, les langues se chevauchent, se parlent avec un accent toujours étranger qui étonne les autres enfants de la petite école normande.

Les pages de gauche, plus allusives, se font parfois oniriques : « [t]u es un oiseau sur une île ». Celui qui est parti devient un être à part que le quotidien n’ancre pas, on le rêve, on l’éloigne ou on le rapproche avec les mots. La langue au cœur des livres de Cécile est l’île contenue dans son prénom, on ne l’utilise pas, on l’observe. On sait que la langue « maternelle » de l’enfant, le français, est en réalité la langue paternelle. On reste sur un fil tendu entre deux terres également constitutives de soi. Entre ces langues s’est glissé le secret du grand-père parti, qu’a-t-il emporté (une langue tue ?) ? La frontière entre Espagne et France éloigne les cousins, la lignée les rapproche et la langue balance entre les deux :

« Nous les avons toutes en nous mais n’en parlons qu’une seule. »

Ce sont les adverbes qui portent la déchirure et la trace de ce qui est divisé : ici / là-bas. Ces adverbes peuvent désigner des lieux différents, là-bas : en Espagne ? Mais quand la mère voudrait fuir le ciel gris de Normandie, « là-bas », le « sud», c’est le sud de la France. La petite fille apprend à réévaluer les distances, l’extérieur qui est dedans (les frontières) autant qu’ailleurs. L’enfant revenue dans le texte l’exprime par l’interrogation constante (« Je suis ta petite fille aux questions. ») Une petite voix intérieure éprouve, apprécie les distances pour montrer que le temps comme les lieux n’ont de référents qu’affectifs et qu’ils peuvent nous encombrer puisque nous sommes de plusieurs lieux comme de plusieurs langues.

Tout cela trace un destin qui puise dans un lieu multiple l’unique appartenance familiale. Or le grand-père, dans l’exil, occupe un lieu autre qu’on ne peut décrire, l’absent vit sur une terre inconnue mais nommée, Cuba, en même temps que le secret est dévoilé : « Mon abuelo n’est pas mon grand-père. C’est un autre. » Alors déferlent les hypothèses sur sa manière de vivre : « il vit tout nu. En peau de bête. En maillot de bain. » L’île qu’il ne peut quitter, puisqu’il ne revient pas, c’est une île-prison, c’est la plus fameuse des îles, celle de Robinson Crusoé. Les groupes nominaux défilent au rythme de l’imagination de l’enfant qui réinvente l’histoire, comble les failles.

Face à face, deux personnes, sur la page paire, le grand-père, l’enfant sur la page impaire et tout le peuple du passé qui a fait le présent. Ce sont des racines, un arbre, l’affirmation d’une identité par l’exploration légère du secret levé. « [T]oujours neuf ans », la narratrice, car elle tient des bribes qu’elle assemble, « [u]n détail après l’autre ». Le retour n’aura pas lieu, il manque une branche à l’arbre porté par l’enfant.



Isabelle Lévesque
D.R. Isabelle Lévesque
pour Terres de femmes







Sans Abuelo Petite __ Cécile Guivarch.html jpg



CÉCILE GUIVARCH


Cécile Guivarch portrait
Ph. : Michel Durigneux
Source





■ Cécile Guivarch
sur Terres de femmes


Cent ans au printemps (lecture d’AP)
Cent ans au printemps (lecture de Philippe Leuckx)
[Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
[c’est tout pour aujourd’hui] (extrait de c’est tout pour aujourd’hui)
Cécile Guivarch, mots et mémoire en double (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
[Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
[J’ai marché sur les morts]
Renée, en elle (lecture d’AP)
[des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier)
→ (dans l’anthologie Terres de femmes)
[ma grand-mère avait beaucoup de clés]



■ Voir aussi ▼

J’écriture(s)[le blog de Cécile Guivarch]
le site terre à ciel | poésie d’aujourd’hui
→ (sur Recours au Poème)
deux lectures de Sans Abuelo Petite, par Olivia Elias et Simone Molina
→ (sur le site des éditions Les Carnets du Dessert de Lune)
la page de l’éditeur sur Sans Abuelo Petite




■ Autres notes de lecture (54) d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes


Max Alhau, Les Mots en blanc
Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
Gabrielle Althen, Soleil patient
Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
Edith Azam, Décembre m’a ciguë
Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
Mathieu Bénézet, Premier crayon
Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
Claudine Bohi, Mère la seule
Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
Fabrice Caravaca, La Falaise
Jean-Pierre Chambon, Zélia
Françoise Clédat, A ore, Oradour
Colette Deblé, La même aussi
Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
Pierre Dhainaut, Après
Pierre Dhainaut, Ici
Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
Pierre Dhainaut, Voix entre voix
Armand Dupuy, Mieux taire
Armand Dupuy, Présent faible
Estelle Fenzy, Rouge vive
Bruno Fern, reverbs    phrases simples
Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
Aurélie Foglia, Gens de peine
Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
Laure Gauthier, kaspar de pierre
Raphaële George, Double intérieur
Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
Sabine Huynh, Kvar lo
Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
Mélanie Leblanc, Des falaises
Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
Dominique Maurizi, Fly
Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
Nathalie Michel, Veille
Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
Jacques Moulin, L’Épine blanche
Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
Hervé Planquois, Ô futur
Sofia Queiros, Normale saisonnière
Jacques Roman, Proférations
Pauline Von Aesch, Nu compris





Retour au répertoire du numéro d’octobre 2017
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *