Adeline Baldacchino,

13 poèmes composés le matin (pour traverser l’hiver)

par Angèle Paoli

Adeline Baldacchino, 13 poèmes composés le matin
(pour traverser l’hiver),

éditions Rhubarbe, 2017.



Lecture d’Angèle Paoli



Tournant-de-l-hiver
Gérard Titus-Carmel, Tournant de l’hiver
lithographie, 76cm x 57cm









DES REVERS DE L’ÂME À LA « TOUPIE DE VERRE »




Ils sont treize en effet. Le titre l’indique : 13 poèmes composés le matin. Oui, ce nombre intrigue. Un écho au poème « Artémis » de Gérard de Nerval, attesté dans de si nombreuses anthologies de la poésie française  ? 1

« La Treizième revient. C’est encor la première ;

Et c’est toujours la Seule. »

Adeline Baldacchino ajoute en sous-titre (entre parenthèses, et ce n’est pas anodin) « pour traverser l’hiver » (un hexasyllabe, tout comme « dans mon jardin d’hiver »). L’hiver 2016-2017. Mais aussi et surtout tous les hivers de l’âme, leurs brumes sans répit, leurs grands froids. Leurs solitudes. Des poèmes viatiques, pour affronter vaille que vaille les tourments de la saison, qui s’immiscent entre les pores et s’éternisent sous la peau. Tout cela se prolonge jusque dans le choix de l’illustration qui figure en première de couverture du recueil. Tournant de l’hiver. De Gérard Titus-Carmel. Une lithographie dans laquelle la poète lit comme un écho à sa réflexion et à son entreprise poétique :

« […] J’y voyais des carcasses d’âme suspendues aux filets rouges du soleil ; j’y voyais de la lumière brisant les os pour forcer le noir à s’écarter ; j’y voyais la barque et la coupe, le naufrage et le dégel, la chair et son ombre.

Une manière de rappel à l’ordre du vivant. »

Le recueil d’Adeline Baldacchino se présente comme un journal. Un journal incomplet, qui commence le 9 janvier et prend fin (ou presque) le premier mars. Entre ces deux dates, des ellipses temporelles (dont celles de février) qui ouvrent des trous dans l’hiver 2016-2017. Il faut ajouter à ces poèmes un poème non daté (Treizième poème) et quelques écarts. Ici ou là. Ainsi du onzième poème qui ne présente ni date ni nom de dédicataire mais seulement le titre énigmatique : « Pour laisser aller ». Quant au poème du premier mars (le 12e), écrit à Nice, il est celui de la date anniversaire d’Adeline Baldacchino. 35 ans.

Mars ? Une planète belliqueuse, dit-on. Ce trait de caractère n’apparaît pourtant pas dans ce recueil poétique édité par les éditions Rhubarbe. L’âme qui s’y déplace et qui s’y dévoile est une âme meurtrie qui cherche peut-être « au bord du gouffre qui nous aspire » des mots pour réchauffer la vie. C’est ainsi que, dans le poème liminaire construit sur la répétition anaphorique « il y a », la poète aborde la question de savoir si la poésie peut quelque chose pour celui qui souffre qui doute et qui n’a d’autres ressources que de s’ouvrir à la page blanche pour tenter d’y trouver quelque réconfort :

« Il y a les poèmes qu’on dérobe à l’aube pour tenir toute la journée. Ceux qu’on ramasse au fond des ruelles où s’envasaient nos cauchemars. Ceux qu’on dépoitraille pour leur aérer le cœur. Ceux qu’on tanne comme de vieilles peaux luisantes. Ceux qui s’érodent quand on les arrose. Ceux qui se froissent quand on les touche. Ceux qui se ressemblent et ne s’assemblent pas. Ceux qui font semblant de venir nous sauver, quand rien ne le peut.

Et nous le savons.

Et nous écrivons quand même. »


Les poèmes se suivent sur trois pages. Chacun d’eux comporte plusieurs strophes (les unes plus longues — 12 vers —, les autres plus brèves — 9 vers —) et se clôt parfois sur une strophe de quelques vers (2/3/ou 5). Lesquels se distinguent souvent par une chute :

« Ce matin que j’écris

Pour effacer mes propres traces. »

Tous s’inscrivent dans ce moment indécis de la journée où il faut se secouer de nuits inconfortables et affronter le jour. Tout se passe dans l’entre-deux d’un huis-clos, à la lisière des heures, du dedans et du dehors, fenêtre et voix, entre la chambre au lit défait et la cuisine avec radio et bol de café fumant entre les mains, jusqu’au corps dénudé qui cherche — comme tant d’autres sans doute — à « se dégivrer l’âme/À coups de rame et de butoir ». Tout est « trop petit » dans ces matins d’hiver (Quatrième poème, Douze janvier au matin). Rien ne peut satisfaire une âme assoiffée d’absolu. « Affamée de tendresse ».

La ponctuation, elle, est absente des poèmes (sauf pour le poème liminaire) ; excepté le point final qui ponctue chaque journée. On en perçoit la raison à la lecture et à l’oreille, car le poème — et chaque strophe du poème — déploie sa houle intérieure, roulis du jour et de la vie, tangage, d’une strophe à l’autre, par tout un jeu de répétitions (souvent anaphoriques mais pas uniquement) et de variations, opère le double mouvement de la vague, crescendo/decrescendo. Flux et reflux. Double rythme d’enroulement/déroulement de spirale qu’accentuent encore les enchâssements de relatives, desquelles émerge une excroissance sans cesse renouvelée :

« J’y vais aussi

Le cartable plein de livres

Pour s’ancrer dans la terre

Qui surnage dans la brume

Pleine de fils de fer et d’argent tordus

Qui s’enfoncent à vif dans la chair de l’âme

Il faut des livres pour contrer la mort

Des mots pour se désempaler

Se rassembler

Se ressembler

Recommencer » (Premier poème, seconde strophe)

D’autres caractéristiques accentuent encore ces effets d’enroulements. La proximité phonique des mots présents dans des vers très proches en fait partie : « tendresse »/« caresse » ; « se rassembler »/se ressembler » ; « se promenait »/« nous promettait » ; « hélices »/« élytres » ; « recouverte »/« à revers » ; « déverse »/« renversés » ; « attend »/« entend »…

Les comparaisons sont le noyau-embrayeur qui permet le passage d’un moment à un autre, d’un monde à un autre, d’une identité à l’autre. Ainsi de cette strophe (Quatrième poème, Douze janvier au matin…) où l’identification de la narratrice à un chat permet une expansion en même temps qu’une fusion implicite des identités et des univers :

« Je me lève dans la lumière qui tangue

M’étire comme un chat fatigué

Par les prémices de la chasse

Quand il sait qu’il rentrera bredouille

Et rêve d’un feu de bois

De braises et de cendres

De cendres et d’étincelles

De mille flammèches

Pour y réchauffer ses neuf vies… »

Ailleurs, dans le cinquième poème, daté du seize janvier au matin et dédié à « papa, six mois d’absence », toujours de manière implicite, le passage de la « neige » à « l’ivoire » ouvre sur l’univers du père. À partir du premier vers « La nuit se passe dans l’attente de la neige », la narratrice associe « bonheur » et blancheur et glisse de la neige à « l’ivoire ». « Le bonheur ivoire » permet un saut dans le passé, vers un ailleurs à jamais disparu. Surgissent alors de manière indirecte et allusive, liées à ce bonheur-là, les images liées au père. Le poème est dans son entier construit sur un élargissement qui prend son essor sur quelques mots au sortir d’une nuit blanche. La répétition du vers « J’attends la neige » et ses variations « en attendant la neige/J’attends les flocons » scande le poème qui se révèle être une évocation de la disparition du père. Qui porte avec elle ses interrogations sur le bonheur.

Les poèmes d’Adeline Baldacchino sont autant d’« histoires qu’on déroule dans le noir ». Chacune a ses leitmotive, ses mots-sésame autour desquels s’enroulent et se déroulent les strophes. Ainsi de l’histoire familiale de Mamy Paule (Neuvième poème, Vingt janvier) qui invite la narratrice à un retour en arrière sur le passé de sa grand-mère. Les origines d’un amour à Alger, les deux fils d’Afrique, dont l’un est le père de la poète, la bibliothèque et ses livres. Avec à la clé, la question lancinante qui rythme le poème :

« Qui prendra soin de toi parmi les livres »

« Qui prendra soin de toi dans la mémoire »

Mais la mémoire souvent fait défaut et la poète de l’exprimer dans ce vers :

« Je tente de me souvenir et tout se confond. »

À travers l’histoire de la grand-mère paternelle, c’est une part de l’intime qui est dévoilée. Le lien de la poète avec son aïeule est manifeste. Leur proximité très grande. La jeune femme se reconnaît dans la femme qui a influencé ses choix. Toutes deux sont de la même lignée :

« Et c’est ainsi que j’ai voulu mettre mes pas

Dans tes mots mes lettres sur tes pages

Un peu de miracle dans le jour… »

Ou encore :

« Je tiens de toi la forme du corps et celle du cœur

Les reflets que font les poèmes

Dans les cheveux bruns quand ils tournent au roux

Le goût d’amer l’impatience… »

Et cet aveu final qui dit l’émotion de la tendresse :

« Ta bibliothèque doucement reversée dans la mienne

S’agrandit chaque jour un peu plus

Et peut-être que je ne saurai jamais d’autres manières

D’être fidèle. »

Et toujours, tout au long des strophes, ces enroulements qui forment boucles, envers/revers/ envers/revers. La strophe, une drôle de pelote de fil qu’il faut observer avec minutie pour en dénouer les enchevêtrements. Et, dans le même geste, dégager une définition possible du recueil :

« Vois ce que je dépose

Entre ces lignes qui saignent

Leur encre malhabile

Moins chaude que mon sang

Moins vive que mes songes

Et tout ce que je dépose de rouge

Comme un dernier baiser

Qui s’effiloche entre les lignes… »

Parfois, dans ce désarroi qui travaille l’âme dans ses tréfonds s’entrouvre une brèche qui laisse filtrer un filet de lumière. De ce « trou de lumière qu’enlacent les nuages » affleurent un regain d’énergie, une vitalité inespérée :

« Je fixe les restes de la nuit dans mon bol de café

Je suinte l’amour par tous les pores

Je rédige à l’emporte-pièce

Des phrases qui cognent

Contre le jour

Qui me refuse sa bouche. »

Pourtant l’éclaircie est trompeuse qui se heurte aux obstacles, se délite dans la confrontation avec le réel — toujours soumis à la désillusion — et finit, ailleurs, par se noyer dans l’attente.

« Au réveil je me tiens

Nue devant mon âme… »

[…] Et je me tiens silencieuse

Nue devant mon âme qui s’enclot

Bernard l’ermite dans sa coquille de chair… »

[…] Et je me tiens silencieuse dans l’attente… »

Attente improbable de l’oiseau pacificateur, salvateur, qui pourrait « tirer » la poète « de ce mauvais pas. »

Le portrait que fait d’elle Adeline Baldacchino est celui d’une « étrange étrangère » qui ne se reconnaît pas. Tant de masques à endosser, superposés, et tant d’efforts pour les arrimer et obtenir qu’ils coïncident bord à bord, qu’aucun ne démente l’autre par un écart imprévu ! Cependant les mots giclent sous les masques et le poème est là pour mettre l’âme à nu. Dévoilement nécessaire sans doute, vital peut-être, qui confère à ce recueil un besoin de clarification. Vers la vérité. Vers l’authenticité.

Ce foisonnement d’images-miroir où chaque surface est le revers de l’autre, ouvre le sillon final de l’avant-dernier poème (non daté, en italique et entre parenthèses). « [V]aisseau miraculé », la poète file son chemin. « Toujours plus avant dans le mystère ». Qui se dénoue en quelques vers, « dans le ghetto de Venise » où les enfants jouaient à dreidel. Sevivon sov sov sov (toupie tourne tourne tourne). C’est dans le jeu de la toupie que « l’âme » « toupie de verre dés-astrée » « s’est mise à danser ». Hommage émouvant à « mamy Rachel ». Sans doute.



Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



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1. Je n’ai pas consulté celles de Max-Pol Fouchet, ni Les Plus Belles Pages de la poésie française (Sélection du Reader’s Digest).






Adeline Baldacchino  13 poèmes composés le matin (pour traverser l'hiver)






ADELINE BALDACCHINO


Adeline_baldacchino octobre 2017
Source





■ Adeline Baldacchino
sur Terres de femmes


Le perroquet à la langue de bois (poème extrait du Chat qui aimait la nuit)
[De l’autre côté de la nuit] (poème extrait de De l’étoffe dont sont tissés les nuages)
Jour 7 (extrait de Théorie de l’émerveil)
Théorie de l’émerveil (lecture d’AP)




■ Voir aussi ▼


→ (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes)
une fiche bio-bibliographique sur Adeline Baldacchino
→ (sur Terre à ciel)
un entretien d’Adeline Baldacchino avec Sabine Huynh (+ 7 poèmes inédits et une notice bio-bibliographique)





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