Isabelle Lévesque, Chemin des centaurées

par Angèle Paoli

Isabelle Lévesque, Chemin des centaurées,
éditions L’herbe qui tremble, 2019.
Peintures de Fabrice Rebeyrolle.



Lecture d’Angèle Paoli




« ACCROÎTRE LE SONGE
D’UN BOUQUET IMMORTEL »





Les fleurs. Le chemin. Pour la poète Isabelle Lévesque, les deux sont indissociables, comme les lianes de la salsepareille qui se tressent au chêne qu’elles enserrent. Ainsi du Chemin des centaurées, son dernier recueil de poésie publié par les éditions L’herbe qui tremble.

Avant même que ne s’ouvre la sente qui mène au poème, deux voix sont présentes. Deux voix chères à la poète. La voix d’Éric Sautou, la voix de Thierry Metz. Un « je » énonce l’appartenance au chemin (Thierry Metz) ; un « nous » conjugue le partage (Éric Sautou). Une troisième voix point, celle de la poète, pour dire le « commencement ». Quatre vers président à la création poétique. Douze mots suffisent à annoncer l’attente de l’autre.

Manque encore une étape au lecteur avant qu’il ne s’engage sur le fil des mois et des saisons. Avant qu’il ne rejoigne à son tour, patiemment, « le chemin de fleurs ». Lointain encore. Le « chemin des centaurées ».

Un poème d’ouverture, aussi mystérieux qu’isolé, en trois strophes, réparties sur neuf vers. Le verso du miroir, un tain griffé de deux assertions qui disent l’état d’esprit de la poète :

« [N]ous sommes

passants de notre histoire relue.

Le signe vif,     serment silencieux,

ne craint ni l’oubli ni la nuit. »

Chemin des centaurées peut alors s’ouvrir, qui s’inscrit dans la course des saisons solaires et se décline sur cinq mois que signent le passage des fleurs et le gué de l’amour. Un parcours floral amoureux où alternent mousses et aubiers, anémones et boutons d’or, colza et pommiers, « jacinthes (ensevelies) »… Et coquelicots, aussi : la fleur aimée parmi toutes par la poète. De mars au solstice d’été, et tant soit peu au-delà, le chemin se parcourt de vif en vif, depuis l’éclat doré de la première de couverture, sa lumière puissante où s’ancrent deux fleurs, deux silhouettes au bleu profond tacheté de rouge. Jusqu’aux ramures sombres de l’arbre qui clôt le recueil, puissamment dressé et solitaire. Dix peintures jalonnent l’ouvrage. Superbes. Une explosion de couleurs et de beauté. Par sa force et sa lumière vibratile, la peinture de Fabrice Rebeyrolle est un appel fulgurant à s’engager derrière les mots, dans les senteurs de sous-bois, à la recherche de ce qui fut. Passage.

Avec « Mars » s’ouvre « L’Arche » qu’introduit la première toile du peintre, pareille à des lés vert-de-gris, piquetés de pépites rouges voletant librement dans l’espace. Une fête de couleurs. Puis vient « Avril », questionné dans son identité : « Son Nom »  ? Éclate alors le bleu Rebeyrolle. Pleine page. Moucheté de blanc. Bleu centaurées ? Les pétales esquissés de la fleur évoquent ceux de l’iris. Viennent « Mai » et sa « Ronde », soulignés par le peintre par un mélange subtil de blancs mousseux, de verts d’eau et de bruns. Au centre, une fleur enclose dans un froissement de pétales crème. Autour d’elle satellitent météores brunes et éclats de soleil. « Juin » frémit. « Tonnerre ! ». Les fleurs blanches s’éparpillent qui flottent mer et ciel sur un horizon de bleu. « Depuis le solstice » — « Souverain penché » — est annoncé par une toile singulière que se partagent, de manière inégale, les anthracites et le jaune d’or. Une coulée jaune et rouge divise la toile à la verticale. Pareille à une cheminée de volcan. Tandis qu’à l’horizon une nappe fauve striée de bandes vermillon recouvre le cratère. D’autres toiles ponctuent le poème. Une fleur rouge aux pétales sombres occupe une page d’« Avril » ; en juin s’envolent trois fleurs montgolfières, écloses dans une évanescence de blancs grisés. Avec, toujours, ici et là, une touche de vermillon. Dans la dernière section du recueil, deux rouges vifs éclatent flamboyants. Fête de coquelicots sur un jaune solaire. Mais les centaurées ? Leur bleu, on s’en souvient, se rencogne sur l’or vibrant de la première de couverture, toutes les nuances de l’azur essaimant au long des pages. La ronde des fleurs est ainsi bouclée. Ronde des fleurs et des saisons. Du bleuet vivace au coquelicot. Ronde de l’amour, depuis son éclosion jusqu’au déclin qu’annonce l’orage.

L’arche de « Mars » ouvre l’avancée, de poème en poème. Elle est arceau de branches et de frondaisons qui se penche sur les amants, sur leur alliance en voie de germination. Sur fond de « bleu léger », de gel, encore, de « brumes », toujours.

« Les buissons témoignent : nous sommes

le passage assidu des branches nues. »

Traverser, cela ne se fait pas aussi aisément. L’hiver, porteur de songes, persiste par touches. Il laisse en suspens les questions et il égare. L’attente perdure, qui a séparé les amants : « Je t’attendais, l’hiver fut creusé d’âpres jours blancs. » D’autres arches surgissent, celle du colza et celle des pommiers, qui signent l’union « pour le soleil, l’éclat, naître. » Puis vient celle, plus visuelle et plus tendre, de l’âme et de l’amour :

« Âme.

En circonflexe.

Amour. »

Mais toujours s’affirme le désir de cheminer ensemble, de faire mémoire du vécu, de « recommencer ». L’hiver se clôt sur l’alliance renouée :

« Au printemps premier, ta préférence

de rêve me cercle. La nuit revient

pour éveiller ce mystère. »

Survient avril, ses promesses « en semences de ciel ». S’affirme le désir. « Je » omniprésent :

« Je t’ai cherché. J’ai pris appui sur nos images :

coque bleue, embarcations, île Tomé… ».

Qui est cet autre ? Ce « tu » dont le lecteur cherche la trace à travers semis des mots et semis des îles (de Tomé à Féroé) :

« tu es ancré, muré, ponctué de signes

où coule l’encre diluée. »

L’autre semble ne subsister que dans les souvenirs, et la vie de la poète se dilue elle aussi, ancrée sur l’absence. Laquelle alimente l’écriture. Ce qui subsiste de ce qui fut, c’est la souffrance, porteuse de sa part d’incompréhension. Mystérieux, les vers laissent affleurer des bribes de sens. Ambiguïtés qui se dérobent à la clarté. Jouer sur l’indicible, tel est le don de la poète :

« Où tu reviens ne cède pas :

les passants se retournent,

rien ne se résout. »

Tout en cheminant, la poète tisse son œuvre. Passée ; en devenir. Parsemée de lucioles perceptibles. Toujours un même fil court d’un recueil à l’autre. « Fil de givre », « Nu fil d’avril ». « Fil de l’écriture ». « Fil blanc ». Patiemment la poète-tisseuse crée au fil du temps le monde auquel elle croit ou aspire, qu’elle crée pour assurer sa respiration. Un monde en symbiose avec son être. Le sous-bois est son livre. Les chemins qu’elle ouvre à travers mousses et plantes sont autant de liens qu’elle noue avec la poésie. L’arbre, les vallons, la forêt, le passé, les mots, les feuilles et les mains de l’aimé sont les signes qui relient entre eux tous les anneaux de l’arche. Quelque chose des jeux de l’enfance, mystère et initiations, demeure encore dans la relation amoureuse que la narratrice-poète entretient avec l’autre et avec le passé qu’ensemble ils ont partagé. « Avril », incertain encore, joue entre promesses de renouveau et de vitalité et se tient sur ses gardes. Car le temps est cruel, qui éconduit, disperse, efface. Ruine :

« Demain

nous serons bredouillants affamés,

écrivant notre histoire depuis précipiter. »

« Mai » s’ouvre en clarté et en rondeur. Le « jour blanc de l’aube » / la « pâleur de guerre de mai » / les « anémones fines et blanches ». La ronde — et ses complices, tout un champ sémantique de mots riverains par le sens ou par les sonorités — noue avec son cercle la danse des amants. Les jeux se précisent. La poète invente les signes qui l’unissent à l’être aimé. Elle est celle qui nomme, elle est celle qui donne vie à l’existence de l’autre.

« Je te vois : tu ne bouges pas. »

Et quelques vers plus bas, dans le même poème :

« Je t’effleure. Lorsque je danse autour de toi,

tu deviens un nom – tu es

l’écorce et la sève. »

Le « je » et le « tu » conjuguent en alternance leurs verbes et se retrouvent en « nous ». La ronde et ses passions ébauchent les cercles du futur :

« Je t’emmènerai.

Nous écrirons les contraires

et poserons ici les feuilles. »

Quant à l’arche de mars, elle poursuit son œuvre d’alliance. L’heure est à la perfection des signes. Tout se vit autour. Danse ivre entre rêves et arbres :

« Nous goûtons le retour. Agapes.

— Lumière. »

Le « chemin de paille » de mai conjugue avec bonheur présent et futur. Les premiers bleuets — autre appellation des centaurées — font leur apparition. Des indices bleus se disséminent à travers strophes, qui gagnent l’or des blés. Couleurs et sons fusionnent dans les vers. Comme sur les toiles de Fabrice Rebeyrolle.

Juin bleu balance. Entre poème bleu et blé. Entre rêves vécus, rires et larmes, étreintes et jeux ; entre éclairs de lucidité, souvenirs et espoirs. Des signes avant-coureurs s’immiscent, qui atteignent coquelicots et amants. Puis éclatent :

« Au tableau, quelle ombre soudain ?

Tonnerre ! »

Le désordre amoureux se métamorphose. Sur les lèvres, les mots jaillissent, couleurs de griffes et de sang, le ton se fait menace, la guerre couve puis éclate. Les interrogations fusent, qui blessent. Lorsque le calme revient qui laisse place aux larmes — « Quand il a plu sur le jour, que reste-t-il ?… —, la tonalité élégiaque a gagné les poèmes de juin :

« Je dissous la peine,

les images fixes. Je photographie les larmes.

Il pleut si fort ! »

La poète-narratrice n’est jamais à court de ressources. Elle reprend ses esprits, remodèle ses projets, retrouve son chemin d’alliances : « berceau, arche/de brindilles bleues ». Avec l’éclaircie, la déesse reprend souffle, qui façonne à nouveau le futur et l’être aimé :

« Tu serreras le corps chaud et frais

des contraires, tu seras unique offert

en sacrifice de jour sur le blé du soleil

à midi, pleine cible ».

Mais le destin de l’amant est autre et la séparation approche. Les promesses rejoignent « les tiroirs secrets ». Les bras de l’amant « remontent des armes de centaurées ».

Avec le solstice donné à vivre dans la solitude s’affirme la défaite. Fleur souveraine, le coquelicot penche, son corps léger soumis à l’éphémère. Un seul jour suffit à sa splendeur et à son inclinaison. Tout se compte/se décompte/se conte sur un même chiffre. Une seule date — 25 août —, emblématique du désir. Rencontre et retrouvailles. Promesses de renouement avec le chemin des centaurées.

L’Ulysse voyageur reviendra-t-il ?

« Je t’emmènerai

sur le chemin des centaurées. »

Ainsi promet la poète, toute au charme de son désir. Car son rêve d’été est intact.

« Accroître le songe

d’un bouquet immortel. »

La ronde des jours solaires interrompue, le dialogue se renoue, intense, avec le peintre Fabrice Rebeyrolle. Ensemble la poète et le peintre parviennent à une osmose parfaite pour un recueil de poésie-peinture éblouissant de lumière et de beauté.


Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli






Centaurées





ISABELLE LÉVESQUE


Isabelle Lévesque
Source




■ Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes


Mai | La Ronde (extrait de Chemin des centaurées)
Chemin des centaurées (lecture de Pierre Dhainaut)
[Les feuilles envolées du peuplier] (extrait d’ En découdre)
[Oh, ce désordre de disparaître !] (extrait de Nous le temps l’oubli)
C’est tout c’est blanc
[Entends, c’est jour, la forme aimantée du point] (poème extrait de Ravin des Nuits que tout bouscule)
[Nous vaut la force courant le vent] (poème extrait de Va-tout)
Nous le temps l’oubli (note de lecture d’AP)
[Oh, ce désordre de disparaître !] (poème extrait de Nous le temps l’oubli)
Ossature du silence (note de lecture d’AP)
[Ouvre et lis entre les lignes] (poème extrait du Fil de givre)
Le Fil de givre (lecture d’AP)
Le Fil de givre (lecture de Jean Marc Sourdillon)
[Peine singulière] (poème extrait d’Un peu de ciel ou de matin)
Ravin des Nuits que tout bouscule (note de lecture d’AP)
[Les serments] (poème extrait de Le tue braccia saranno)
Va-tout (note de lecture de Jean-Louis Giovannoni)
Voltige ! (note de lecture d’AP)
Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque | L’origine de l’écriture | [Si léger… tu cours] (extraits de La Grande Année)
Pierre Dhainaut | Isabelle Lévesque, La Grande Année (lecture d’AP)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
Territoire
→ (dans la galerie Visages de femmes)
le Portrait d’Isabelle Lévesque (+ un poème extrait de Va-tout)




■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des éditions L’herbe qui tremble)
la fiche de l’éditeur sur Chemin des centaurées




■ Voir encore ▼

→ (sur Terres de femmes)
Fabrice Rebeyrolle, un peintre gardien du feu (article de Sylvie Fabre G.)
le site Fabrice Rebeyrolle




■ Notes de lecture (55) d’Isabelle Lévesque
sur Terres de femmes


Max Alhau, Les Mots en blanc
Marie Alloy, Cette lumière qui peint le monde
Gabrielle Althen, Soleil patient
Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli
Edith Azam, Décembre m’a ciguë
Gérard Bayo, Jours d’Excideuil
Mathieu Bénézet, Premier crayon
Véronique Bergen, Hélène Cixous, La langue plus-que-vive
Claudine Bohi, Mère la seule
Paul de Brancion, Qui s’oppose à l’Angkar est un cadavre
Laure Cambau, Ma peau ne protège que vous
Valérie Canat de Chizy, Je murmure au lilas (que j’aime)
Fabrice Caravaca, La Falaise
Jean-Pierre Chambon, Zélia
Françoise Clédat, A ore, Oradour
Colette Deblé, La même aussi
Loïc Demey, Je, d’un accident ou d’amour
Sabine Dewulf, Et je suis sur la terre
Pierre Dhainaut, Après
Pierre Dhainaut, Ici
Pierre Dhainaut, Progrès d’une éclaircie suivi de Largesses de l’air
Pierre Dhainaut, Vocation de l’esquisse
Pierre Dhainaut, Voix entre voix
Armand Dupuy, Mieux taire
Armand Dupuy, Présent faible
Estelle Fenzy, Rouge vive
Bruno Fern, reverbs    phrases simples
Élie-Charles Flamand, Braise de l’unité
Aurélie Foglia, Gens de peine
Philippe Fumery, La Vallée des Ammeln
Laure Gauthier, kaspar de pierre
Raphaële George, Double intérieur
Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
Cécile Guivarch, Sans Abuelo Petite
Cécile A. Holdban, Poèmes d’après suivi de La Route de sel
Sabine Huynh, Les Colibris à reculons
Sabine Huynh, Kvar lo
Lionel Jung-Allégret, Derrière la porte ouverte
Mélanie Leblanc, Des falaises
Gérard Macé, Homère au royaume des morts a les yeux ouverts
Béatrice Marchal, Au pied de la cascade
Béatrice Marchal, Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur
Jean-François Mathé, Retenu par ce qui s’en va
Dominique Maurizi, Fly
Dominique Maurizi, La Lumière imaginée
Emmanuel Merle, Dernières paroles de Perceval
Nathalie Michel, Veille
Isabelle Monnin, Les Gens dans l’enveloppe
Jacques Moulin, L’Épine blanche
Cécile Oumhani, La Nudité des pierres
Emmanuelle Pagano, Nouons-nous
Hervé Planquois, Ô futur
Sofia Queiros, Normale saisonnière
Jacques Roman, Proférations
Pauline Von Aesch, Nu compris





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