Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie

par Marie-Hélène Prouteau

Chroniques de femmes – EDITO




JACQUELINE SAINT-JEAN OU L’AVENTURE D’ÊTRE AU MONDE EN POÉSIE



Depuis plus d’une quarantaine d’années, Jacqueline Saint-Jean a écrit une œuvre poétique marquante, une trentaine de recueils aux éditions Encres vives, Le Castor astral, Rafaël de Surtis, Alcyone, La Canopée, Le Dé bleu dont des livres pour la jeunesse et plusieurs livres d’artistes. Sans oublier ses textes publiés dans de nombreux ouvrages collectifs et anthologies. Cet ensemble créatif ne va pas sans un engagement profond pour l’action poétique qu’elle a menée dans diverses revues – membre du comité de rédaction d’Encres vives, co-fondatrice et rédactrice jusqu’en 2009 de Rivaginaires. Pour le recueil Chemins de bord, elle a reçu en 1999 le prix Max-Pol Fouchet. Et pour l’ensemble de son œuvre le prix Xavier Grall lui a été attribué en 2007.

« Je cherche à ma manière, dit-elle dans une interview à la revue Spered Gouez, à ouvrir ma perception du dehors, à accueillir l’imprévu, à sonder le cosmos intime, les forces obscures de la vie… à relier l’espace et le temps, la naissance et la mort, le clair et l’obscur, le pétrifié et le mouvant, le « souffle et la forme », selon la formule de Philippe Jaccottet » 1.

Cette dimension de l’imaginaire est au cœur de son écriture poétique. Être au monde, être en poésie : une même expérience chez Jacqueline Saint-Jean. L’œuvre gravite autour de cette exigence.

Et l’écriture se fixe sur la tension et le chevauchement des oppositions qui nous font passer du sensible au spirituel, comme dans Bleu de l’oubli :

« Mots chuchotés

bouche contre nuit

encoches contre mur

au parloir des ombres

ils attendent le bord du jour

ébloui d’espace ».

Pour sa recherche intérieure, la poète accueille l’expérience privilégiée de la nuit, de l’ombre. Occurrence étonnante du mot qui se trouve dans les titres eux-mêmes, « L’ombre des gestes », « Brasier des ombres » et irrigue nombre de ses poèmes. Foncièrement ambiguë, telle est l’ombre. Moment de haute tension, elle englobe la fin du jour, l’obscur, la nuit. « L’enfant brûlant s’enfouit sous les grandes robes d’ombre ». Elle désigne aussi les êtres qui la peuplent.

Intrusion associée à la Bête tapie dans le noir de l’enfance, elle conjugue la menace. L’imaginaire du conte s’y mêle. Une part de soi est en vigilance et en rêverie. L’ombre peut au contraire signifier l’élan vital qui se relance : « Renaître, dis-tu, de l’ombre même/de la dernière mue ». Elle est le théâtre où passent en silence de fugaces présences d’hier en un « diaporama voilé des visages ». Cette emprise de l’ombre n’est pas sans évoquer le poète Roberto Juarroz dont Jacqueline Saint-Jean admire la poésie.

On lit ces vers qui, d’un recueil à l’autre, se font écho. Dans Solstice du silence :

« quelqu’un sur le bord s’unit à la nuit ».

Dans Visages mouvants :

« Quelqu’un se tenait dans le noir

frère friable murmurant

dans la gravitation secrète des images ».

L’inconscient s’invite. L’ombre est ainsi féconde, favorise le rêve qui traverse chacun des recueils. Elle suscite les visions, telle la couleur rouge récurrente, ainsi « le sang des cerises » évoquant la bouche de l’enfant-sphinx. Son antithèse, la lumière, est évoquée dans deux recueils, Lumière de neige et Au clair d’octobre.

Le fil tendu entre ombre et lumière nous convie à un itinéraire existentiel, celui des mégalithes celtiques de Newgrange qui nous parlent du voyage de l’énergie de l’univers jusqu’au solstice. Ainsi, dans De Brú Na Bóinne :

« Vieux rêve de revivre

isthme de lumière

où se croisent

les vivants et les morts ».

Itinéraire des chemins de bord de Bretagne, sa terre d’origine, dont la leçon n’est pas différente : « un alphabet de sable et de sel » dépose des signes où « la vie renaît et s’illumine ». Ce paysage mental s’enracine dans l’enfance, véritable matrice sensible (pierres, algues, « grimoire des marées »), mais aussi affective et spirituelle. Grâce au regard poétique et à son pouvoir, ce paysage s’affranchit de sa matérialité et de sa singularité d’origine. Il en vient à dessiner un rapport au monde essentiel, capable de saisir en surimpression d’autres géologies primordiales, Haut-Atlas, Pyrénées où vit la poète. La part du mystère entrevu met de plain-pied avec des fragments de l’aventure humaine. Qu’il s’agisse de l’un ou l’autre lieu, le paysage est exempt du moindre pittoresque. Intériorisé, il se dilate. Dès lors, « le pétrifié et le mouvant » convoquent des images qui associent la fixité archaïque (fossiles, cairn, grottes) à la fluidité et à l’éphémère, marins le plus souvent. Les contraires s’abolissent en une superbe illumination rimbaldienne dans Solstice du silence :

« La montagne qui flotte

en vagues bleues

dans l’eau du ciel »

Les êtres qui traversent le monde de Jacqueline Saint-Jean restent souvent dans l’insaisissable, l’indéfini. Le lecteur passe du « on » à « quelqu’un », à « il » ou « elle » qui désignent rarement une personne précise. Les catégories flottent : le lecteur est ainsi pris dans un mouvement d’incertitude. Qui passe et marche là ? Femmes de l’Atlas, « enfants seuls dans les cendres », le promeneur de haute mémoire, le marcheur du sentier, l’enfant-sphinx, « la fugitive » ? L’identité vacille. Visages mouvants, le titre de ce recueil est éclairant. Dans ce monde en mouvement où s’entrelacent ombre et lumière, des personnages semblent envahir Jacqueline Saint-Jean dans un grand remuement d’être.

Cette pensée de la perte des repères prend souvent la forme du labyrinthe, de la dérive. « Dérive égarée de l’histoire », « terrasses dévastées de l’histoire » : cette dernière et ses tollés s’invitent parfois en flash-back des temps de la guerre.

Dans la rêverie éveillée le moi se tisse de présences qui, toujours, le débordent. Ainsi, dans Visages mouvants :

« Je te retrouve voyageuse aux yeux vagues

Visage de patience sur fond de terre rouge

Les traits tirés dans les détroits du temps

Là-bas l’Atlas a des mauves de songe

Et tu parles en toutes langues

De trains interminables qui remontent ».

Le « je » est peu présent. Pas d’épanchement qui chanterait l’amour, le bonheur amoureux. La poésie de Jacqueline Saint-Jean a peu à voir avec une poésie de l’intime. Si elle parle des êtres chers disparus, du temps qui passe, c’est à sa manière, impersonnelle, sans effusion. Comme dans Solstice du silence :

« De jour en jour on avance

dans la forêt blanche

des disparitions ».

La poète se tient sur ce « Chemin de bord », où l’être se perd entre « je » et « l’autre », dans une identité fluctuante qui revient parfois à la source première d’un vécu d’enfant dans les ruines de la guerre :

« Poupée de maïs

Quelqu’un dans les décombres demande en silence

Pitié pour la lumière ».

Et cette création étonnante de Jelle et les mots, « je » plus « elle » devient celle qui accueille les mémoires de tant d’âges et d’êtres vivant en nous tous. Et singulièrement en la poète qui s’efface, cesse de vivre sur le mode de l’existence séparée. Jelle, sorte de figure gigogne intemporelle qui fait penser à la « Dame de Saint-Sernin ». La porteuse de signes en quête de mots, archaïque, mystérieuse :

« Jelle est d’un âge immense

Elle porte en elle les silex et les soies

les feux et les fables »

Ainsi la poésie de Jacqueline Saint-Jean se nourrit d’une double postulation. L’une sensitive, ouverte aux topographies tangibles, tous sens dehors, l’autre méditative et réflexive menant un dialogue avec le monde. Cette tension fait la singularité d’une parole poétique de haute densité. La poète fait sien le propos de Lorand Gaspar : « Le travail sur la langue est un travail sur soi » 2. Exigence éthique des plus élevées, telle est la visée de la poésie à ses yeux. Son trajet d’écriture est accompagné par les poètes Rilke, Reverdy, Guillevic, René Char, Octavio Paz, Claude Esteban, Adonis, Gérard Macé… Il se vivifie autant de la lecture des philosophes Gaston Bachelard, Gilbert Durand, Mikel Dufrenne. Au cœur du sujet poétique qui regarde le monde, comme en chaque être, se tient un philosophe qui retrouve l’esprit et la liberté de l’enfance chers à Nietzsche. Sans surplomb. Il y a dans ses vers une tendresse pour le mot « syllabe », pour sa magie qui ravive la merveille première de l’enfant déchiffrant les mots du monde. C’est le même questionnement qui revient en leitmotiv d’un recueil à l’autre. Dans Chemins de bord :

« On cherche un mot, comme une arche, où passerait le fleuve.

Un mot, un lit profond, syllabe de limon, langue

Pour relier la source à l’estuaire ».

Dans Jelle et les mots :

« Elle cherche un mot un mât une amarre

pour arrêter la dérive des mondes ».

Dans « Sourdine du soir », titre de la seconde section de Solstice du silence, le beau mot de sourdine m’a arrêtée. Il m’a semblé résumer à lui seul l’unité musicale de toute l’œuvre en suggérant le timbre d’une voix singulière qui nous parvient, assourdie, du grand mystère du monde. Une voix épurée qui irrigue en profondeur les poèmes. L’écriture de Jacqueline Saint-Jean est une expérience de la sourdine, porteuse d’une haute exigence poétique autant qu’éthique.


Marie-Hélène Prouteau (mai 2019)
D.R. Texte Marie-Hélène Prouteau
pour Terres de femmes



________________________
1. Revue Spered Gouez, Jacqueline Saint-Jean entre sable et neige, collection Parcours, 2017. Anthologie, entretien et approches. Textes de Marie-Josée Christien, Bruno Geneste, Jacques Ancet, Silvaine Arabo, Paul Sanda, Michel Baglin…
2. Cité dans la revue Spered Gouez.




JACQUELINE SAINT-JEAN


Jacqueline Saint-Jean 2
Source




■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
une fiche bio-bibliographique sur Jacqueline Saint-Jean




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