Joël Vernet | Les petites routes




LES PETITES ROUTES




Les petites routes se déhanchent à travers la campagne. Je quitte la maison où la route minuscule me ramène en toutes saisons. J’ai passé une grande partie de ma vie à aller et venir d’un point à l’autre, à dériver aussi vers l’inconnu. J’ai longé des prés aux herbes hautes, des sous-bois aux lisières désertes, des ruines d’où jaillissent des arbres sauvages, un figuier aux fruits si odorants, quelques pommes qui deviennent de l’or au creux des mains. J’aime ces lents détours qui me projettent vers les miens. S’ouvre la nuit entre eux et moi comme un fruit vif à croquer à pleines dents. Un chien sédentaire aboie quand je suis à deux pas, toute une vie s’éveille autour de la vieille fontaine, des lueurs semblent monter de la terre. Une joie s’allume dans mon cœur comme une vieille lampe. Pour rien au monde je ne rebrousserais chemin. J’avance à travers cette clarté soudaine dont je suis le fantôme. Personne ne m’attend plus dans la maison natale. Il y a belle lurette qu’elle est close. Quand je passe devant ses murs, je revois les visages de mon père et de ma mère ; mon cœur se serre un peu, comme le bruit d’une serrure qui s’éteint derrière la porte. À la sortie du village, j’entre enfin dans la nuit, et je discerne à peine la route sous mon pas. Quelques peupliers tremblent dans un virage. Le ciel allume ses lampes. Soudain, mon cœur se souvient de tout. Il est une mémoire nomade qui m’alerte à tout instant. Le cœur si étrange ne nous oublie jamais. Son écho est souvent plus doux que celui d’un murmure. Je colle ma joue à la porte et j’entends les voix d’autrefois, si lointaines dans le temps, qu’il me faudrait une autre vie pour les rejoindre. J’ai marché pour atteindre ce qui ne s’atteint pas.



Joël Vernet, « Les petites routes », L’oubli est une tache dans le ciel, éditions Fata Morgana, 2020, pp. 35-36. Dessins de Joël Leick.





Vernet oubli





JOËL VERNET

Joel Vernet
Source




■ Joël Vernet
sur Terres de femmes


L’oubli est une tache dans le ciel (lecture d’AP)
Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016) [lecture d’AP]
Décembre 2010 | Joël Vernet, Carnets du lent chemin, Copeaux (1978-2016) [extrait]
[De Rimbaud […] tu n’auras jamais rien su] (extrait de Mon père se promène dans les yeux de ma mère)
30 août 1994 | Joël Vernet, Le Regard du cœur ouvert




■ Voir aussi ▼

→ (sur remue.net)
Joël Vernet /marcher vers un ciel de pierre
→ (sur Le Nouveau Recueil) Joël Vernet, ou l’esthétique de la trace, par Sylvie Besson (
fichier Word)






Retour au répertoire du numéro de mars 2020
Retour à l’ index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Commentaires

  1. Avatar de Acquaviva -Mattei laurence
    Acquaviva -Mattei laurence

    Quelle merveille! merci pour cette découverte, Marie!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *