Auteur/autrice : Angele Paoli

  • Martine Broda / Éblouissements

    <<Poésie d'un jour

     

     

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    source : Google images

     

     

     

    RÊVE

    suicide collectif famille programme
    assassinat

    (et pourtant je ne veux pas mourir)

    a long distance call

    sur Antigone emmurée vive
    la voix maternelle dispose
    des draps de broderie anglaise

    achetés sur catalogue
    à La Redoute

    et des flots de sang fade
    bleu piscine Hollywood

     

    tes draps à toi, ma fille
    sont brûlés de trous de cigarettes.

    TU ES DANS DE BEAUX DRAPS

                                              ah ! ah !

     

    brode petite souris, brode
    autour du nom troué.

    Broda

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Martine Broda, «Éblouissements» in Toute la poésie (1970-2009), Préface d’Esther Tellermann, Flammarion 2023, pp.170-171.

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            MARTINE BRODA 

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    Christoff Debusschere,
    Portrait de Martine Broda, 2003
    Huile sur toile, 73 x 60 cm
    Collection privée
    Source

     

    ■ Martine Broda
    sur Terres de femmes ▼

    « Au soleil » in Toute la poésie, 1970-2009,  Préface d'Esther Tellermann, Flammarion 2023
    → [j’ai mal aux mots] (extrait de Grand Jour)
    → à tant marcher vers la lumière (extrait de Grand Jour)
    → L’aura (extrait de L’Amour du nom)

     

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Mediapart) Un anniversaire en tête, Martine Broda, par Anne Guérin-Castell (20 mai 2011)
    → (sur le site du Printemps des poètes) une fiche consacrée à Martine Broda

     

     

  • Terres de femmes n° 240 ―Janvier 2025

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    du numéro du mois de janvier 2025
     
    TDF JANVIER 2025
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

     

     

     

     

    Image: G.AdC

    Responsable de la rédaction : Angèle Paoli
    Coordination éditoriale et mise en pages :  Yves Thomas  ( † 2021 ) 
    Direction artistique et mise en images : Guidu Antonietti di Cinarca: G. AdC ) 
     
  • TdF sommaire du mois de Janvier 2025 / N° 240

    TDF JANVIER 2025

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Image: G.AdC

    ♦ SOMMAIRE DU MOIS  DE JANVIER 2025  ♦

    ♦ Cartouche du N°240 de Terres de femmes / janvier 2025 ♦

     

    Françoise Clédat / Le reflux lyrique / Lecture d'Angèle Paoli
    Pierrick de Chermont / M.QUELLE
    Joël Bastard / Filumena / Lecture
    Jeanne Benameur / Vivre tout bas / Lecture
    Caroline Boulord / Épingle / Lecture
     Fabienne Raphoz / Infini présent, l'insecte / Lecture de Michaël Bishop
    Johannes Bobrowski / La patrie du peintre Chagall
    Marc Quaghebeur / Labiales
    Hélène Sanguinetti / Le Héros
    Jean-François Agostini / Nuit Inverse
    Marcher dans l'éphémère / Angèle Paoli
    Catherine Pont-Humbert / Quand les mots ne tiennent qu'à un fil, Une épopée poétique
    Marie-Hélène Prouteau / Paul Celan, Sauver la clarté / Lecture d'Angèle Paoli
    Margarita León / CENDRES
    Marc Alyn / L'Aventure initiatique
    Edith Azam / J'ai touché le plafond de verre
    Sapphṓ / Fragments
    S/a/r/a Balbi di Bernardo / chambre 12
    Angèle Paoli et Marie Herceberg / Voix sous les voix / Récapitulatif des recensions et notes de lecture
    Nohad Salameh / Jardin sans terre / Lecture de Michael Bishop
    Florence Saint-Roch / Cartographies
    Anne Sexton / Folie, fureur et ferveur
    Fernand Vershesen / L'Offrande du sensible
    Claudie Hunzinger / Un chien à ma table 
    Eugenio De Signoribus / Dentro un'acquaforte di Tarasco
    Loréna Bur / Royaume, royaume
    Rabia / … déplacer les seuils 
    Pace è salute / 2025

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                    ♦ Tdf sommaire du mois de décembre  2024 ( N°239 )
                    ♦ Cartouche du sommaire du mois de décembre 2024 ( N° 239 )  

                          ♦  Voir le  →  répertoire chronologique de tous les numéros de Tdf

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  • Françoise Clédat / Le reflux lyrique / Lecture d’Angèle Paoli

    Françoise Clédat, Le Reflux Lyrique,
    Tarabuste Éditeur 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

     

     

     

    Cancer(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

    « la mutation des cellules cancéreuses »

    Ph.→  G.AdC 

     

     

     

    « TeXtité à la disparition »

     

    Écrire comme crier. Mais aussi l’inverse. Dans son nouveau recueil poétique Le reflux lyrique, Françoise Clédat explore, inlassablement et remarquablement, ce qui la hante. Entre cancer, subi vécu accepté transcendé, et disparition – la sienne – qu’elle dit sent vit écrit comme prochaine, la poète explore, dans le même temps de l’écriture, ce qui autour d’elle, auteurs musiciens artistes conceptuels, pousse jusque dans les extrêmes. L’écriture se dit s’expérimente se vit « comme « écriture du monstre qui est en soi ». Et les extrêmes comme autant de confins dont il faut repousser les limites – jusqu’au « monstrueux dévolu aux chimères, aux hybridations » – et, au passage, s’attacher à repousser celles, invisibles, des cellules, toujours en activité dans leur progression programmée d’anéantissement. Une mort imminente, vécue au jour le jour comme un « reflux » de la vie. Est vécu comme reflux tout ce qui, au rebours de la vie, se retire, se transforme du vivant au non vivant, laissant à nu le rivage. Mais aussi bien, le corps.

    Ainsi s’exprimait déjà « la vieille femme de Beare », anonyme du IXe siècle irlandais dans ses Lamentations, mises en exergue par la poète :

    « Tout ce qui vint de par le flux, tout,
    reflue. Tout. »

    Tout commence donc avec la lyrique médiévale. Et se poursuit, tout au long des chapitres qui composent le recueil, avec la tentation irrépressible pour la poète, de se libérer de la lyrique. Jusqu’à l’aveu final :

    « En cette inséparabilité d’écrire et d’aimer, d’écrire et
    jouir, de jouir et mourir, où s’est exaltée l’effusion lyrique,
    assumé le reflux de sa ferveur impudique
    Sans heurt s’interrompt. »

    Essai ou effort qui se révèle inopérant. Revient au fil des pages « la » lyrique, dans sa grande variété de formes, de tonalités, de flux d’images contraires, d’analogies sémantiques, d’inventions et de néologismes, d’anaphores et d’énumérations avec répétitions qui rythment les poèmes, lesquels coulent et prennent à la gorge tant ils sont du côté de la débordante inendiguable émotion, même si la poète s’en défend, mais qui revient sous sa plume comme dans ces vers qui disent (chantent ?) la perte:

    « Le lyrisme perd ses droits
    Que me doigte
    N’est pénis ni ma bouche
    Lorsque plus
    Dire
    Ce qui directement se dit

    Insuffire
    Devenue force

    Insufle le non dit » in (« Désir de mère ») (2)

    Car comment écrire en se détachant de la vie de la mort, de la coalescence de l’une avec l’autre, comment faire fi de l’« inconsolation » que cette coalescence inévitablement sécrète en celle qui la vit ? Comment dire l’abandon et la perte ? Le mal d’enfant et la fuite d’Eros ? Comment penser conjointement et disjoinctement l’amour et la mort, eux aussi liés ensemble, inséparables ? Comment ajointer les contraires ?

    « Pleinement vivante
    En imminence de
    Pleinement morte » ?

    Avec quels mots quels matériaux composer et écrire ? Avec quoi écrire sinon avec un « je » qui cherche son tracé entre disparition et bonheur, émerveillement et cri. Où perdre sa voie / voix jusqu’à l’effacement sinon dans et par l’écriture qui se cherche dans le dire, en dépit d’efforts pour éviter de se dire :

    « Autoportrait » : ai-je jamais rien fait d’autre ?
    Écrivant de l’autre qu’ai-je jamais fait de l’autre ?
    « Autoportrait. » in « Autoportrait » (1) :

    Ou encore, dans cet aveu

    « Mer ou mère manque
    Qu’à si vieille
    manque
    Ce manque fabuleux
    est jusant. » in (« Désir de mère ») (2) in « Passage du don »

    Comment résilier l’enfance perdue, ce qu’elle a laissé de traces dans la mémoire dans la chair ?

    « (Nuée de freux
    Hirondelles aux rondes de clocher
    Mon enfance
    morte
    ne me parle plus

    parle encore) » in « Le reflux lyrique » (4)

    Comment se défaire de l’émerveillement du don ? Sinon par le don de l’écriture sur lequel se clôt le recueil :

                                        « que mon effacement
             soit encore vers vous
    écrire »

    Peut-être le lyrisme est-il ailleurs que dans la rhétorique qui est celle de la poète, par quoi, je reconnais sa manière. Sa résistance. Sa révolte. Peut-être existe-t-il une « réciprocité » du lyrisme ? De celle qui tente de s’en libérer à celle qui le reçoit ? Peut-être le lyrisme gît-il / gite-t-il dans la flèche douloureuse qui atteint la lectrice. Ainsi de cette strophe :

    « J’ai été cette mère pour l’enfant qui attendait de naître.
    Les eaux qui le portaient aujourd’hui doucement
    battent à l’extérieur de mes flancs
    Je suis cette vieille femme que ses muscles lâchent.
    Dans mes propres eaux je ne peux plus me retourner. »

    Comment rester insensible à ces vers qui bouleversent jusqu’aux larmes ?

    Pourtant la poète s'obstine. Elle cherche et sa recherche la conduit au bord d'un vide littéral:

    « Écrire sans » est-il possible ?

    « Écrire sans le contenu d’écrire. »

    Tel est me semble-t-il, l’objet extrême de la recherche de Françoise Clédat.  Qui ajoute :

    « Étrange impossible séparation. »

    Ou encore, autre forme plus exploratrice de la recherche :

    « Écrire à la jointure des oxymores »

    Et pour en finir avec le lyrisme (mais est-ce possible ?)

    « L’idéal (ou fin) d’écrire est un déchant. »

    N’y a-t-il pas dans la rhétorique de Françoise Clédat dans son goût et dans son choix récurrent du lexème privatif « de » – mais aussi « di » et « in » – (« désinspire », « déforme », « déprise »)…une forme sous-jacente de lyrisme qui hante la langue de la poète ? Faut-il voir dans cette obsession de la séparation, du détachement, de la déconstruction, un affleurement de l’influence de Jacques Derrida ?

    Composé de quatre chapitres – subdivisés en sous-chapitres- « La Mortalité heureuse », « Passage du Don », « Le Reflux lyrique », « Avec et grâce à », le recueil poétique est interrogation continue du rapport de la poète à l’écriture au moment où la poète se sent menacée dans son existence même et dans ce qui la maintient encore en vie. Écrire. Écrire le désir en suspens du corps abimé, veuvage vieillesse et amour, l’imminence de la disparition. De la séparation définitive. Qui nous concerne, toutes et tous, à tour de rôle et qui culmine dans cet aveu poignant : « je voudrais ne pas mourir tout de suite ». Chacune des pages du recueil ouvre sur des énigmes et des perspectives sans cesse alimentées par un nouveau questionnement. Nourri par l’expérience, la sienne, et celle des autres. Ainsi Françoise Clédat se reconnait-elle dans cette phrase empruntée à Virginie Gautier :

    « Il n’y a pas d’histoire à raconter mais il y a ce fil à dévider qui me relie à l’intensité de l’expérience. » in « Le reflux lyrique » (5)

    Avec Françoise Clédat, tout compte, tout ce qui est écrit, exergues ou listes, citations et titres. Parenthèses et sous-titres. Tout ce matériau ouvre des pistes. Apporte des clés de lecture. Et enrichit le propos. Quand j’ouvre un recueil de Françoise – non sans une certaine appréhension, je l’avoue – je commence par la fin. Ici le dernier chapitre « Avec et grâce à », qui n’en est pas un à proprement parler, a son importance. Françoise Clédat y couche ses « autres », les noms de celles et de ceux avec qui elle a cheminé tout au long de sa réflexion et qui l’ont épaulée dans l’écriture. Avec qui, elle entre en « résonance ». Et avec ses « autres », les titres des ouvrages et documents qu’elle a consultés en cours de route (pour nombre d’entre eux, sur la toile). Ils apparaissent sur la page dans l’ordre de leur apparition à l’intérieur des chapitres. Ce qui facilite et détermine ma lecture. Tous ces « autres », 27, si j’ai bien compté, sont des poètes et des écrivains (hommes et femmes, beaucoup de femmes), des scientifiques, des artistes – peintres, vidéastes, plasticiens, performeurs, musiciens… Autant de créateurs et d’œuvres dont elle fait son miel, qui nourrissent en continu sa propre écriture et structurent son propos. Leur accompagnement lui est nécessaire, qui la soutient dans ses « tentatives d’écrire ». Références et citations jalonnent Le reflux lyrique qui entre en résonance avec les œuvres autres.

    Mais, dès le chapitre inaugural, « La mortalité heureuse », sous-titrée (Fiction), la poète pose d’emblée ce qui la préoccupe dans ce qui peut apparaître ici comme une réflexion sur ce qui s’occulte derrière son projet :

    « De quoi l’accumulation documentaire est-elle le déni ?
    De quoi la prose délivre-t-elle la poésie ? »

    Avec le mot « (Fiction) », la poète semble vouloir se libérer du « lyrique » propre à la poésie. Avec « l’accumulation documentaire », sans doute cherche-t-elle à refuser l’idée de la mort ; à s’obstiner à la repousser. De sorte que migrant dans la fiction des autres, elle saisit à bras le corps tout ce qui lui permet de s’arrimer à son propre récit et d’en repousser les limites. Sa propre fiction, déterminée par le temps qu’il lui reste à vivre, devient dès lors science-fiction. Attachée à s’approprier toutes les données scientifiques en cours d’exploration, la poète se lance dans la lecture d’une « novella » de Nancy Krees, la Fontaine des âges, qui dresse « une réflexion fascinante sur la quête d'immortalité ». Ainsi Françoise Clédat écrit-elle : « Toute création est une fiction d’immortalité ». Et en amont de cet aboutissement :

    « ce moment
    -du sexe et du texte – l’enfantement rejoué-
    d’une éternelle et paisible mise au monde
    la fin
    contenant tous les débuts.

    « (Le temps de la création est un temps où la mort n’existe
    pas…) » in « Autoportrait » (2)

    Ce récit constitue pour Françoise Clédat, un « réservoir biologique » qui ouvre des perspectives insoupçonnées sur la question de « la mutation des cellules cancéreuses ». Ainsi que sur la possibilité d’une « transplantation » qui conduit à « l’immortalité ». De cette découverte émerge un nouveau questionnement :

    « Est-ce que j’ai peur de la mort ?
    Est-ce que j’aspire à être immortelle ?
    La peur de la mort et l’aspiration à l’immortalité sont-
    elles forcément corrélées ? »

    Un autre récit vient valider les préoccupations mises en scène dans le récit de Nancy Krees. Une histoire vraie, qui a réellement eu lieu dans la personne d’« Henrietta Lacks, « jeune femme noire américaine, morte d’un cancer en 1951 à l’âge de 31 ans… ». Cette histoire, mise en abyme du récit précédent, a été racontée par une journaliste, Rebecca Skloot dans un livre publié en 2011 aux éditions Calmann-Lévy. Sous le titre : La vie immortelle d’Henrietta Lacks. Ainsi s’opère un va-et-vient ininterrompu de la fiction à la réalité et de la réalité à la fiction. Auquel Françoise Clédat apporte sa propre contribution. En réalité, cette démarche assez complexe ouvre sur d’autres multiples interrogations : « Qui possède quoi et qui à travers l’histoire ? »
    La poète se livre ici (Héla 1)* à une performance écrite pour maîtriser en rebelle le pouvoir des cellules et dans le même temps pour dénoncer la puissance de tous les autres pouvoirs :

    « Quelle rébellion inventer contre le pouvoir pris sur le corps lorsque le corps perd possession de tous ses moyens ?…
    performer
    acte de liberté souveraine l’ultime obligé consentement ? »

    Cette découverte et les questions qu’elle soulève, conduisent la poète à poursuivre sa réflexion avec l’artiste performeuse ORLAN, autrice d’un ouvrage autobiographique intitulé Strip-teasetout sur ma vie, tout sur mon art (1921). Ouvrage dans lequel figure un poème intitulé Pétition contre la mort. Peut-être Françoise Clédat l’a-t-elle signée ? Car « ORLAN », est une artiste qui passionne la poète de longue date. Depuis les années 70 où Françoise Clédat, féministe engagée de la première heure – avec sa participation à la revue Sorcières et sa participation aux manifestations organisées autour du slogan « Mon corps m’appartient ». La découverte plus récente d’une performance provocatrice (c’est ainsi que je la ressens) d’ORLAN pâmée en une « Sainte ORLAN » jouissante de la flèche de l’ange » (une relecture de la Transverbération de Sainte Thérèse du Bernin) laisse Françoise Clédat « médusée ». Car ORLAN fait de son corps un « matériau artistique », un support de sa création. Elle le transforme en l’exposant ou plutôt elle l’expose sur la scène muséale tout en le transformant sous le regard des visiteurs :

    « Mes opérations-chirurgicales-performances nous obligent, vous comme moi, à regarder des images qui, dans la plupart des cas nous rendent aveugles (…) », écrit ORLAN dans cet ouvrage.

    Comment procéder avec l’écriture, hors atelier ou bloc opératoire, interroge la poète. Sans doute est-ce dans la fréquentation de ces « autres » que se trouve la réponse et sans doute aussi dans le lien que Françoise Clédat établit entre sa propre situation et celles dont elle s’inspire pour avancer dans sa réflexion :

    « Une réalité augmentée, génératrice d’une catégorie littéraire mutante agrégeant par mutation des formes poétiques non poétiques, para cancero carcino techno linguistiques, le rythme modulé par les données de la maladie et celles, toujours en embuscades, de la disparition. »

    Ainsi Françoise Clédat dans ces variations sur le cancer, met-elle en scène son propre « autoportrait au cancer ». Comment le déjouer le dénier, le renier, comment assurer sa survivance face à l’invisibilisation annoncée ? Comment survivre à sa disparition ? « Grâce à » et « avec » ses « autres ». Mais aussi grâce à sa propre performance, à ses inventions distorsions de la langue. À son incapacité à renoncer :

    « Languelandevague y revenant

    l’écriture indéterminée. »

    Jouant sur le fil et sur la fin, la poète déjoue les limites, s’invente une écriture dans son lâcher-prise inattendu. Elle s’approprie le X, dernière lettre de l’alphabet pour anticiper sur l’inéluctable :

    … « poésie filant entre mes doigts
    qui ne la retiennent pas
    sûrs qu’au final
    à mon corps
    reviendra
    d’écrire ma mort

    au final et
    au-delà
    du point final
    sera mon corps
    l’écrivaine de ma mort

    fil
    à fil sans fil
    lettre
    à lettre sans lettre
    donnera mon corps
    sa textité
    à la disparition »…

    Tel est le « cri de la cancéreuse quand sa vie par sa vulve la quitte ».

    ________________________________

     

    ANGÈLE PAOLI

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

    ________________________________

     

    LE REFLUX LYRIQUE

     

     

     

     

     

     

     


    Françoise Clédat
    , Le reflux lyriqueTarabuste Éditeur, 2024

    ♦ Voir aussi  sur  →  Tdf 

     

     

  • Pierrick de Chermont / M.QUELLE

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

    Rickshaw Puller  Probably Photographed in Calcutta (Kolkata) - Undated Photograph(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     ' … ou sur un rickshaw enfourché … "

    Source 

     

     

    Jonas vu depuis le bastingage

     

        À Udaipur, la nuit, il marchait dans les rues noires de la ville. Il circulait entre des chiens errants, le cri d’une mère derrière une fenêtre et une vache qui remuait des plastiques noirs.
    Attendri, il s’avoua ne plus vouloir vivre une existence de jardinier, ni d’électricien, ni d’homme d’affaire. Il aurait pu s’en désoler. Il n’en fut rien. Ni haine, ni chagrin, mais la même joie que celle d’un passager collé au bastingage quand, sur l’océan, le navire affronte les vagues avec une lenteur majestueuse ; que l’homme alors se redresse, affronte sa petite pensée, les bras fermes sur la barre métallique, et respire un grand flux d’humanisme mauve, dont il reçoit, en retour, l’image d’un autre monde où règnent un bien-être et l’harmonie entre les hommes.

         Plus tard, au cours d’une autre journée et dans un autre lieu, la même pensée le visita de nouveau. Fut-ce au pied d’une montagne, ou sous le fil continue des étoiles, ou sur un rickshaw enfourché, tandis que d’autres riaient et buvaient dans un bistrot de Paris ? Puis, à nouveau encore, la même pensée, toujours avec ce même frisson héroïque et généreux.

        L’étrangeté – apparente- du phénomène n’était pas qu’il se persuadait chaque fois de formuler cette pensée pour la première fois ; elle ne venait pas de l’oubli de son oubli, car, sans chercher longtemps, on trouverait des millions d’hommes et de femmes traversés par la même pensée, suivie de la même joie, éphémère et futile et de son oubli continuel ; non, l’étrangeté venait de la poussée d’une si grande quantité de suave guimauve spirituelle.

      À croire que le bien-être et l’harmonie s’éprouvent seulement quand on se tient au bastingage de sa propre pensée ; qu’on survole les vagues huileuses d’un insondable abîme ; et dans la satisfaction qui s’ensuit, quand on y découvre un Jonas en train de se noyer, et qui, dans un terrier râle, nous confesse : « Je meurs, mais tu n’y es pour rien. J’étais une inutile question, qui disparaît pour notre plus grand bien à tous.»

     

    M-quelle

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Pierrick de Chermont, M. QUELLE, Poèmes en prose, Avec cinq aquarelles de Marianne K.Leroux, Postface de Gwen Garnier-Duguy,

    L’ATELIER DU GRAND TÉTRAS, 2024, pp.87, 88.

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    PIERRICK de CHERMONT

    14

     

     

     

     

     

    ©Photo Yves Faivre 

    ■ Voir aussi ▼

    Par-dessus l’épaule de Blaise Pascal, Éditions de Corlevour | Revue Nunc, 2015
    → (sur Recours au poème) une notice bio-bibliographique sur Pierrick de Chermont (+ plusieurs poèmes)
    → (sur le site des éditions Arfuyen) une recension de Par-dessus l’épaule de Blaise Pascal

  • Joël Bastard / Filumena / Lecture

    <<Lecture

     

    9782714403810ORI

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

         Pourquoi se lever après des nuits pareilles.
    Pourquoi se lever, Santu Cristu. Du coucher au lever, les Malemorts viennent me chauffer les oreilles et jeter du sel noir dans mes yeux. Je suis là, plantée au milieu de ce square, viser l’Antoine pour de malheureuses cigarettes. De malheureuses clopes de malheur pour mon bonheur. Même si je laisse croire que c’est pour le pain à cette teignasse de Francine, c’est pour les cigarettes. C’est dingue comme j’aime fumer. Je suis là, noyée dans la chaleur et les souvenirs qui ne portent plus. Que j’ai usés jusqu’à la corde. Je l’ai mâchouillée, cette corde, du temps où j’avais encore des dents. Derrière cette corde, il y a mon enfance comme une île dans l’île. Peux pas mieux dire. Chacun porte la sienne au beau milieu de soi. Il y a tellement de monde que je ne connais pas dans mon quartier. Je regarde ce vieil Arabe muet, toujours assis, face à la rue. Toujours calme. Une jambe croisée sur l’autre, comme un philosophe, les deux mains sur son genou, sa canne près de lui. A quoi pense-t-il loin de sa naissance. De quelle nuit de sel noir vient-il lui aussi. Dans quel voyage immobile est-il enfermé. S’est-il enfermé. On pourrait presque se parler. S’échanger nos immobilités. Ce ne serait pas difficile de m’avancer vers lui, de m’asseoir à côté de lui et de lui dire que je le vois chaque matin, lui qui regarde la rue. Compte-t-il les voitures. S’intéresse-t-il à ceux qui vont et viennent du haut de la montagne au bas de la mer. Marchera-t-il de mémoire les terres tunisiennes, algériennes ou
    marocaines. Oser l’approcher, lui parler. Eh merde, je ne vais pas commencer aujourd’hui.

    Filumena, les côtes de bettes. Qu’attends-tu.

        Une montagne de côtes de bettes se dresse sur la table. Je dois les laver, feuille après feuille.
    Enlever un à un les petits cailloux, les vers, les limaces minuscules, les brins de paille. Je dois
    Tirer un à un les fils des grandes tiges. Ratatiner cette montagne, mettre son blanc d’un côté et son vert de l’autre pour la meute affamée de midi. Père les a déposées tôt ce matin. J’avais bien vu les cagettes en descendant de ma chambre. Je me demandais ce qui allait encore me tomber dessus. Un peu de côtes ça peut aller, mais une montagne. Ma mère est au lavoir pour la literie. Avec les draps de la meute on pourrait couvrir la place de l’église. Je regarde la fenêtre et les ombres qui passent dans la calade. J’entends braire un âne. Le facteur a déposé dans l’entrée une facture d’électricité, une lettre du Jura et une carte de Versailles. La lettre du Jura vient d’une tante qu’on ne connaît plus, qui a travaillé à Paris et qui vit maintenant à Poligny avec sa fille un peu particulière. Stefanu nous a écrit trois mots. C’est difficile pour lui d’écrire en français et personne ici n’écrit notre langue. Il n’est pas allé à l’école très longtemps lui non plus. On parle tous le français bien entendu, mais, heureusement, on parle surtout notre langue. Les objets dans notre langue sont plus réels, tu vois, je les sens au fond de moi. Ils ont du physique. Un bâton dans notre langue, on le tient mieux dans la main.

         Stefanu, ici, il aidait Père aux bêtes. Enfin, il aidait, façon de parler. La viande qu’il devait vendre, il se faisait un plaisir, une joie, un honneur, de la donner d’un village à l’autre à tous ceux qui l’enfarinaient de compliments sur sa prestance. L’âne ne se fatiguait pas longtemps avec lui. C’était un seigneur avec la sueur de son père. Tout le monde riait de lui, la bouche pleine de cochons.

        Pas un bruit dans le village, il est dix heures du matin. Combien de côtes de bettes me faudra-t-il pour quitter cet ennui.

    Joël Bastard, Filumena, roman Belfond, 2024, pp.59, 60, 61, 62.

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    Joelbastard


    ■ Joël Bastard
    sur Terres de femmes ▼

    → Une cuisine en Bretagne (lecture d’AP)
    → Bakofé
    → Casaluna
    → Chasseur de primes (lecture de Paul de Brancion)
    → Le visage de Mah

    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → le blog de Joël Bastard
    → (sur le site des éditions LansKine) la page de l’éditeur sur Une cuisine en Bretagne
    → (sur YouTube) une lecture musicale d’Une cuisine en Bretagne par Joël Bastard

     

  • Jeanne Benameur / Vivre tout bas / Lecture

          Lecture

     

               

    Collage(1)(2)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photomontage G.AdC

     

     

          Dans la petite maison, la grande vague passe.
          Elle a fermé les yeux. Le temps s’écoule.
          Puis elle enveloppe la pierre écrite dans le tissu
    rouge. Ses mains tremblent. La grande colère est
    toujours là, au bout de ses doigts.
          Elle a encore peur d’être celle par qui la mort
    peut arriver.
         Mais   ce qu’elle tient fort   dans ses mains ce
    sont des mots qui parlent du vol   des oiseaux au-
    dessus de la mer, de leur légèreté à exister portés
    par ce qu’ils ne maîtrisent pas.   C’est un poème
    pour une enfant vivante qui ne parle pas. Jamais
    un poème ne peut faire de mal, c’est ce que lui a
    enseigné son vieux maître. Elle n’a oublié aucune
    de ses paroles   et elles lui font du bien.    Il l’ac-
    compagne   de son regard bienveillant où qu’elle
    soit. Il a cru en elle qui voulait apprendre,  alors
    qu’elle était encore   si loin   de ce qu’il lui a été
    donné de vivre.   Est-ce qu’il avait compris qu’il
    n’y aurait que dans les signes écrits qu’elle trouve-
    rait refuge ? Est-ce que lui aussi avait été envoyé
    vers   elle pour lui donner    cet outil mystérieux ?
           Avec l’écriture elle avait un moyen silencieux
    d’exister.   Vivre pleinement ce que nul ne pouvait
    imaginer d’elle.   Elle avait dans ses mains qu’elle
    contemple,   à plat sur le tissu rouge, de quoi aller
    dans le monde,   tout son être   ouvert    à l’amour
    silencieux    qu’elle porte aux êtres humains.  Tra-
    cer les signes éveillait son corps. En écrivant, elle
    sentait   chaque chose    de façon intense,  comme
    jamais la vie   sans les signes   ne le lui permettait.
    Elle entendait   les bruits du monde  autour d’elle,
    l’oreille ouverte à chaque son. Elle sentait le lisse
    et le rugueux des étoffes ou des pierres, du pelage
    des animaux    ou de la peau   des êtres. Elle avait
    connu la douceur, elle la ressent toujours. De l’avoir
    écrite un jour l’a ancrée dans sa mémoire  au plus
    profond. Tout son corps   d’enfant   était pétri   de
    ces sensations vives.   Aujourd’hui    elle a le sen-
    timent   qu’elle retrouve tout cela.   Comme  si le
    temps passé à enfanter son étrange fils,   à s’occu-
    per de lui    dans les limites   qu’il mettait par son
    simple regard, à suivre   sa route de lumière et de
    souffrance, l’avait menée jusqu’ici. Aujourd’hui.
    Sur cette terre étrangère   qu’elle reconnaît pour-
    tant comme sienne par tout le corps.

          Alors la conviction que rien de ce qui émane
    des mots    écrits du poème ne peut faire de mal
    l’habite enfin tout entière. Elle prépare une bois-
    son avec les herbes   qu’elle a appris  à ramasser
    et à utiliser.  Elle la boit lentement,  assise sur le
    seuil de sa maison, le regard embrassant   la vue
    très duce qui s’offre à elle.   Sur le cairn près de
    l’oranger, elle remarque une pierre de plus, plate
    comme celle sur laquelle elle a écrit. Quelqu’un
    est passé.
         Elle caresse de la paume de la main la pierre
    plate,   essayant de saisir    la nouvelle   qu’elle
    apporte,    puis elle se met en route   vers le vil-
    lage, vers l’enfant.

    Jeanne Benameur, Vivre tout bas,
    Actes Sud 2025, pp.53,54,55.

     

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    Photo © Wolfgang Schmidt

    Voir aussi  sur  →   Tdf 

     

  • Caroline Boulord / Épingle / Lecture

     << Lecture 

     

     

     

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    " … nos troupes du Liban …"

    Source 

     

     

     

     

    « Est-ce qu’ils vont m’arrêter ? »

    Elle regarde   Bachar tourner    en rond     comme  un
    fauve pris au piège.   Ce genre   de crise l’a  toujours
    agacé   au   plus haut   point.   Elle,   elle a    traversé
    des situations   hautement    plus critiques     et tolère
    difficilement les pertes de sang froid de son fils. Elle
    reste muette, avec dans les yeux   cette lueur   fragile
    et toute particulière,   qui trahit ceux   qui s’efforcent
    de cacher quelque chose. La chaleur    dans le bureau
    est si    suffocante   qu’elle aurait envie   de défaire le
    nœud trop serré de son chemisier.  La réaction de son
    fils, de ce fils-là, ne l’étonne pas.  Elle se doutait que
    l’attentat provoquerait   la consternation    des forces
    occidentales.  Le régime   est accusé      ouvertement
    d’avoir commandité l’explosion   à Beyrouth    qui a
    tué le Premier ministre libanais. Bachar    a du mal à
    respirer.

    « Il va falloir   retirer    nos troupes du Liban.  Nous
    n’avons pas le choix.

    Elle a envie   de le   gifler.  Comme    ce jour     de la
    cérémonie publique d’anniversaire organisée     pour
    son père. Tout le monde avait commencé à applaudir,
    et Bachar était resté immobile,   planté   au milieu de
    la foule    comme    un imbécile.    Ce comportement
    suspect lui avait valu une gifle en pleine face, la plus
    monumentale   qu’il ait jamais reçu   de sa vie,  de la
    part d’un agent des services  de sécurité  n’ayant pas
    reconnu Bachar.   Personne n’avait rien     remarqué,
    sauf elle.    Elle se souvient    des traces de doigts en
    filigrane sur la joue rougie de l’adolescent,    de son
    regard oscillant entre    détresse et incompréhension,
    et du sentiment  ambivalent que cela avait provoqué
    en elle,  mélange de honte et de pitié, mais aussi  un
    certain contentement.    Combien de fois s’était-elle
    retenue de le frapper ? Bachar s’était ensuite éclipsé,
    de peur qu’on ne remarque son embarras.

    Elle se lève et plante ses pupilles dans celles de son
    fils.

    « Est-ce que tu partiras  de Syrie quand on te dira de
    partir de Syrie ?

    Elle lui murmure quelques mots à l’oreille. Et,
    comme toujours, l’évocation de son père fait l’effet
    d’un électrochoc.   La douceur n’est pas ce dont il a
    besoin.

    Surtout pas ce fils-là.

     

    Epingle

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Caroline Boulord, Épingle / les derniers jours d’une mère et femme de dictateur, Éditions Lanskine 2025, pp.27, 28, 29.

    ♦ Voir la note de l'éditeur 

     

    Unnamed

    Source 

    ♦  Voir  aussi  bio sur → Agora 

     

     

  • Fabienne Raphoz / Infini présent, l’insecte / Lecture de Michaël Bishop

    Fabienne Raphoz, Infini présent,
    Héros-Limite, 2024,
    Lecture de Michaël Bishop

     

    RAPHOZ LIVRE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    L’infini, cet inconcevable, cet à peine mathématisable, a toujours fasciné Fabienne Raphoz. Plonger dans la foisonnante vie des oiseaux, l’émerveillante et immense variété de la vie des plantes et des animaux – et n’oublions pas qu’étant poète, Raphoz vit intensément la vie d’un alphabet capable de générer une infinité de mots d’ailleurs si souvent polysémiques – exige que l’on accepte de lutter avec le quasi vertigineux tout en cherchant à lui imposer un certain ordre, une appréciabilité, une rythmique raisonnée. Et ceci par rapport au temps comme à l’espace où baignent les phénomènes vivants observés et les mots pour caresser ceux-ci; la poète-scientifique qu’est Raphoz restant aussi finement consciente de la dimension évolutive et géographique de l’activité entreprise que de ses aspects culturels, éthiques, spirituels, au sens très large de ce dernier terme. Darwin n’est jamais loin, bien sûr, tout comme ses nombreux acolytes admirateurs ou les poètes et philosophes et les innombrables langues qui leur permettent de puiser profond dans le sens et les formes linguistiques le véhiculant par le biais d’une infinie différenciation de leur implicite indistinction – cette quasi- « mêmeté » de ce qui les sépare, comme dirait Michel Deguy. Bref, les deux protagonistes de ce beau livre s’avèrent le présent dépliant l’infini de son hic et nunc, pris dans la fatalité de sa mouvance, son à jamais mutante, mutationnelle étance, et l’insecte qui s’y incarne, ce si souvent oublié de l’incessant foisonnement ontique, ce presqu’invisible, malgré ses inimaginables dix quintillions, ce qui donne un milliard et demi pour chaque humain. La suite « Coléoptères » cite en épigraphe – déjà un micropoème, dirait-on – Ernst Jünger :

    « … et j’appris, une fois de plus, quel pouvoir est enclos dans un menu morceau de substance animée » (68).

    Et, tenant à affirmer l’extraordinaire présence de ce que l’on risque de voir comme le très ordinaire de l’insecte dans la vie de la Terre, Fabienne Raphoz, dans un autre poème-épigraphe, cite Moor et Ivanov dans la suite « Trichoptères » :

    « La liste des trichoptères du monde (un ordre proche des lépidoptères) datant de 2006 recense : / 12, 627 espèces / 610 genres / 46 familles / auxquelles il convient d’ajouter 488 espèces (78 genres et 7 familles) de fossiles » (94).

    La poésie de Fabienne Raphoz trouve ses origines dans la magie, découverte pendant l’enfance (9), des noms attribués aux insectes, oiseaux ou plantes par les souvent audacieux et toujours scrupuleux chercheurs. Leurs sonorités, leur étrangété, leur pertinence. ″Des araçaris des anhingas des organistes des trongons / des alapis des caracaras des ortalides des tangaras ", lit-on au début d’un poème faisant partie de la suite des « Hémiptères » où il s’agit de dire ce qui "peuple l’hiver ici" (54). Nomination tantôt ludique, excentrique et toujours, même scientifiquement, provisoire, souligne cette poésie. Et face à l’infini le poème choisit, échantillonne, blasonne le vaste via la miniaturisation de son texte. Sa rythmique dépend et s’orchestre au cœur du non-dit, de l’indicible que déplient la blancheur, souvent frappante, qui enveloppe, protège et brille dans le flash de la brièveté de l’inscrit. Et les formes du poème raphozien ne cessent de changer, elles-mêmes pseudo-mimétiques, implicitement infinies, presque toujours sans cette ponctuation qui pousse à clore tout débat, tout le sens qui fourmille partout dans le monde, dans la vie de la Terre; ceci malgré les classifications et attributions figurant après comme au début de chaque poème et même si une note détaillée constitue parfois le poème, contextualisant intimement l’expérience de la découverte concrète d’un insecte, comme, par exemple, avec la perla marginata (25). La structure du poème, quoique souvent simple, offre des ellipses et ainsi des obscurités, ce qui obéit au principe charien du poétique et, là encore, pousse à en infinitiser le sens. À bien des égards tout le recueil fonde non seulement un immense "salut "à l’insecte (30), mais aussi une vaste conversation avec tous ceux, toutes celles, entomologistes, poètes, penseuses et penseurs de toutes les couleurs que Raphoz cite librement dans les nombreuses épigraphes qui introduisent les différentes suites, ou évoque à l’intérieur du poème proprement dit.
    Et le pourquoi de ce recueil? Saluer l’oublié, le minuscule, on l’a vu. Mais pour " savoir ", ce qui exige que l’on " voie " (15), que l’on accompagne, que l’on soit avec, parmi, dans une proximité intime (23, 25), parfois " truqu[ant] pour les voir " (15). Et, bien sûr, observer de près pour savoir entraîne l’étude surtout sur place pour amplifier, après, ce que les livres proposent ou, souvent, vérifient. L’acte de nommer, de savoir nommer devient un geste précieux, car "ouvrant le paysage", déclare la poète (29), consciente de la profondeur ontologique de ce positionnement, de cet accueil, de cette reconnaissance de la place de l’insecte dans les affaires de la Terre. De sa logique, son fonctionnement, ses rapports à tout ce que l’insecte n’est pas. Le poème, ainsi, est toujours un faire et une épistèmê, un double créer, ouvrant un site ontologiquement et écologiquement caressant qui en expose l’infini et mortellement essentiel enchevêtrement de la vie de l’insecte et de toutes les autres vies de la planète, et s’offre comme lieu d’un geste esthétique où la beauté saura scintiller, petit joyau, dans les quelques mots inscrits et les interstices de leur éphémère éclat. Un double créer, ainsi, fondé, sans doute comme tout poème, sur une sortie dans le monde, ce "{départ] dans les bois [pour] chercher le poème" (101); le poème, foyer de la poésie vivante de ce qui est, insecte et Terre et, en principe, cosmos.
    Regarder les mouvements de l’apis mellifera (61), par exemple, et en méditer la logique, pousse le poème de Fabienne Raphoz à reconnaître, vivre intimement, l’intrication, la fécondante interdépendance des phénomènes de tout ce qui est. Observer, étudier, décrire, évoquer, caresser poétiquement celle-ci entraîne non seulement une conscience d’un infini au-delà même de celui de la vie de l’insecte ici et maintenant, mais aussi cette philia dont parle le deuxième poème intitulé Hémiptères pentatomorphes et qui propulse à la fois la démarche de Raphoz en tant que poète-scientifique et, peut-être, implicitement, et, ceci étonnamment, la logique de toutes les interactions de tout ce qui est, agit, devient : un amour, un principe et un acte de co-création plutôt qu’une simple survivance des plus forts. Le "oui" qui parcourt la poésie de la poète (79, 108) serait, me semble-t-il, le signe le plus sûr, "l’apophtegme" (114) ou blason, de cette double démarche, la sienne et celle du mystère des choses qui sont, ce que Beston appelle "tout cela qui se meut, achevé et parfait" (97) et qui la maintient à flot. Le poème, un sanctuaire où creuser et déclarer, sans monumentalité, grandiloquence, fioriture, mais conscient de l’infinie grandeur de l’infini du vivable.

     

    Michaël Bishop

     

    Voir aussi sur→ Tdf

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    FABIENNE  RAPHOZ

    PORTRAIT DE FABIENNE RAPHOZ
    Image, G.AdC

    Fabienne Raphoz dirige, avec Bertrand Fillaudeau, les éditions José Corti.
    Elle a notamment publié : Les Femmes de Barbe-bleue, une histoire de curieuse, Métropolis, Genève, 1995 ; 
    Poussière du ciel, édition Filigranes, 1997 ; Des belles et des bêtes, Corti, 2003 ; Pendant 1-62, éditions Héros-Limite, Genève, 2005, 
    L’Aile bleue des contes : l’oiseau, Corti, 2009, Blanche baleine, éditions Héros-Limite, 2017 et Parce que l'oiseau, Corti, 2018.

    ■ Fabienne Raphoz
    sur Terres de femmes ▼

    «Migrations» in La Saison des moussesBiophilia, José Corti, 2023
    → Géologie (extrait de Blanche baleine)
    → « Leçons semblables aux oiseaux » (note de lecture d'AP sur Jeux d’oiseaux dans un ciel vide)
    → Parce que l’oiseau(note de lecture d’AP)
    → 
    Terre sentinelle (note de lecture d’AP)

    → [Qui voit ?] (extrait de Terre sentinelle)
    → Ce qui reste de nous, En couverture : dessin de Ianna Andréadis, Éditions Héros-Limite

     

     

     

  • Johannes Bobrowski / La patrie du peintre Chagall

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

     

           

    Vitebsk-village-scene-marc-chagall-1917

    CHAGALL(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

       Deux tableaux de Marc Chagall figurant  Witebsk en Biélorussie, région où il est  né en 1887

      Source 

     

     

     

     

    Die Heimat des Malers Chagall (German)

    Noch um die Häuser
    der Wälder trockener Duft,
    Rauschbeere und Erdmoos.
    Und die Wolke Abend,
    sinkend um Witebsk, aus eigener
    Finsternis tönend. Ein schütt'res
    Lachen darin, als der Ahn
    lugte vom Dach
    in den Hochzeitstag.

    Und wir hingen in Träumen.
    Aber es ist Verläßliches
    um unsrer Väter Heimatgestirne gegangen,
    bärtig, wie Engel, und zitternden Mundes,
    mit Flügeln aus Weizen feidern:

    Nähe des Künftigen, dieser
    brennende Hörnerschall,
    da es dunkelt, die Stadt
    schwimmt durch Gewölk,
    rot.

    La patria del pittore Chagall

    Ancora intorno alle case
    il secco odore delle foreste,
    mirtilli blue muschio di terra.
    E la sua nuvola sera,
    calante su Witebsk, che risuona
    di tenebra propria. Un riso
    smorzato lì dentro, quando l’avo
    occhieggiava dal tetto
    verso il giorno delle nozze.

    E noi sospesi nei sogni.
    Ma qualcosa di fidato
    passò attorno alle stelle native dei nostri padri,
    esseri barbuti, come angeli, e dalla bocca tremante,
    con ali di campi di grano :

    Prossimità del futuro, questo
    bruciante suono di corni,
    quando fa buio, la città
    nuota nella nuvolaglia,
    rossa.

     

    KAMEN 63

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Johannes Bobrowski, Poesie, Traduction, notes et dossier de Paola Quadrelli in Kamen’, Rivista di poesia e filosofia n° 63
    (Amedeo Anellin Responsable éditorial), pp. 60, 61.
    Ce  poème est extrait du recueil Sarmatische Zeit ( Le temps Sarmate), Berlin, Union Verlag 1961

     

    La patrie du peintre Chagall

    Encore tout autour des maisons
    l’odeur sèche des forêts
    myrtilles bleues et musc de terre.
    Et le nuage du soir,
    déclinant sur Witebsk, qui résonne
    de ses propres ténèbres. Un rire
    atténué là-dedans, quand l’aïeul
    lorgnait du toit
    le jour des noces.

    Et nous suspendus dans nos rêves.
    Mais quelque chose de sûr
    passa autour des étoiles originelles de nos pères,
    des êtres barbus, pareils à des anges, bouche tremblante,
    aux ailes de champs de blé :

    Proximité du futur, ce
    son brûlant des cors,
    quand la nuit tombe, la ville
    vogue dans l’errance confuse des nuages
    rouges.

     

    Traduction inédite de l'italien: →    Angèle Paoli