Auteur/autrice : Angele Paoli

  • Erwann Rougé / Asile

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

    Erwann rougé asile(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Ici
    personne ne regarde personne
               le couloir se déplace
    la porte reste toujours fermée

    le sol si dur       vacille
    on marche avec les mains

    Ici        les cris les cris
    s’entrechoquent comme des silex
    on marche
                sur la pointe des pieds

              ils savent comme je suis nue

    on peut laisser à mourir
    les yeux         à l’étale de la houle

    n’aime pas
    que leurs mains resserrent la peau

    partout où ils mettent leurs doigts
    leurs ongles gémissent

    Doc
    « j’arrive en corneille »
                je peste pour voir
    me cache dans les roncières

    sur la falaise
    « je sors en aigle de mer »
                descends les champs

    garde le leurre          l’eau brûlée
    pour la mort vraie

    cela rôde        cela veille
    l’oubli m’attend

     

    Elle
                et le tilt tilt des courlis
    brodés de bleu coquille

    leur bec trouble par tous les trous

    il y a des jours où la roche
    accuse la violence des vagues

    … « là où il n’y a plus rien »

    Elle       jettera les pétales
    d’un merisier mêlés à la cendre

    c’est dense pas dans les mains
    mais dans les mares
                et la claque des pieds

    la joie comme pour un meurtre
    c’est de là qu’Elle                  parle

    sans peur       parle d’une grâce
    comme de l’absurde

    c’est peut-être ce qu’elle cherche

     

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    Erwann Rougé, Asile, La vignette de couverture est de Herbert Hundrich, Éditions Unes 2024, pp.55, 56, 57, 58,59,60.

     

    E R W A N N     R O U G É

    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source

    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes ▼

    Paul les oiseaux ( Lecture d'A.P)
    Paul les oiseaux (portrait), en couverture dessin d’Ena Lindenbaur, éditions isabelle     sauvage 2024
    Proëlla (lecture d'AP)
    → [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    → [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    → Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → [quand le ciel est ainsi] (extrait d'Étais de Jean-François Agostini)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage) la fiche de l’éditeur sur Proëlla d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé

     

     

  • Sabine Dewulf / Où se cache la soif / Lecture d’Isabelle Lévesque

    Sabine Dewulf, Où se cache la soif
    Peintures de Caroline François-Rubino
    Postface de Pierre Dhainaut
    Collection Coquelicot
    Éditions L’Ail des ours, Juin 2024
    Lecture d’Isabelle Lévesque

     

     

     

     

     

    Où se cache la soif - Sabine Dewulf et Caroline François-Rubino - couverture

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Le titre du dernier livre de Sabine Dewulf, « où se cache la soif », interroge. On peut le lire comme l’expression d’un manque dont on ne sait rien encore sur le seuil du poème. Cela pourrait aussi inviter à poursuivre la quête de quelque chose qui serait perdu : les aquarelles de Caroline François-Rubino, toutes en horizontalité pour ce livre, peuvent aussi être traversées de lignes verticales ou griffures qui se reproduisent jusqu’à écrire l’infini de points, de végétaux. Pas d’oblique dans cette représentation, une géométrie qui s’ouvre au bleu des significations.

    Pour présenter ses poèmes composés à partir de lithographies de Zao Wou-Ki, Henri Michaux affirmait :

    « Les livres sont ennuyeux à lire. Pas de libre circulation. On est invité à suivre. Le chemin est tracé, unique. / Tout différent le tableau : Immédiat, total. À gauche, aussi, à droite, en profondeur, à volonté. / Pas de trajet, mille trajets, et les pauses ne sont pas indiquées. Dès qu’on le désire, le tableau à nouveau, entier. Dans un instant, tout est là. / Tout, mais rien n’est connu encore. C’est ici qu’il faut vraiment commencer à LIRE.1 »

    Et lire, ici, pour Michaux, c’est aussi écrire. Lire le tableau comme le paysage permet de réinventer une écriture en partant d’éléments essentiels, des couleurs et des rythmes, pour composer à son tour un espace dans lequel le lecteur du poème pourra tracer ses propres trajets. Devant les peintures de Caroline François-Rubino, Sabine Dewulf s’immerge dans l’élémentaire : l’eau qui peut être matricielle ou funeste.

    La soif et l’enfance, associées dès le premier poème, trouvent dans la ritournelle la douceur propice à un commencement qui ne doute pas du passé. La restauration possible d’une sensation liée au temps révolu est ouverte. C’est l’une des particularités de la poésie de Sabine Dewulf. Toujours, elle nous laisse, nous lègue l’outil d’une guérison. La soif, la blessure ne sont pas niées, elles suscitent un autre espace dans la vie (dans le poème) pour le rétablissement d’une perspective. À l’infinitif, ces alliés ne demandent qu’à intervenir :

    Ne garder en mémoire
    que les ailes.

    Dans le paysage de Caroline François-Rubino et celui de Sabine Dewulf, quelque chose « attend », Pierre Dhainaut le souligne en postface. L’eau se décline en mare, marais, lac, étang, canal, ce sont eaux dormantes, dites parfois stagnantes, en opposition aux eaux dites vives, ou courantes. « [Y] a-t-il une eau qui puisse être morte ? » interroge Pierre Dhainaut en épigraphe. L’eau de la mare est pleinement vivante, sur place, sans se perdre. Les déplacements y sont toujours verticaux, les bulles qui éclatent à la surface témoignent de vies invisibles. La mare est habitée.

    Au centre les têtards : l’esquisse d’une vie
    depuis la turbulence

    L’image est forte qui annonce les métamorphoses nées du trouble, de l’obscur, des profonds remuements.
    Le mouvement vertical peut également être descendant, la pensée alors s’enfonce dans cette eau composée aussi de terre, de plus en plus de terre jusqu’au fond qui aspire avant d’absorber.

    La nappe souterraine
    se blottit, solitude,

    un marais que rumine
    l’humiliée.

    La mare est aussi ce marasme intérieur qui parfois s’étend, prend son temps pour cultiver et développer l’exil intime, la perte de l’espérance.

    Aux marges le tourment, revenu s’abreuver.

    S’abîme au fond le rêve
    invisible, acharné, d’une fille de pierre,

    un bouillon de neurones
    dans l’arène illusoire,

    loin du feu de la terre.

    Le constat inquiète pour la « fille de pierre » : « Ce qui descend demeure. »
    Mais les mains à tâtons, comme les mots, touchent une réalité sensible, garante d’une permanence. C’est comme si l’instant de l’incarnation livrait un secret du temps : le passage, autrement perçu, n’est pas écoulement vain. De la poésie de Sabine Dewulf émane une confiance. De menus êtres, têtards, peuple des eaux, témoignent d’une vie foisonnante dont nous nous sentons solidaires. Or des énoncés courts affirment des lois immuables qui semblent nées de ces constats de vie observée aux abords de l’eau. « Nos pieds d’enfants tracent des courbes ». Le passé n'est pas révolu. L’enfant vit en l’adulte par ses rêves et ses gestes.
    Les mouvements de l’eau, proches de gestes, se montrent féconds :

    Ici bouillonne, ondule,
    frémit la plénitude.

    Ils portent les lettres et les sons qui entrent dans le poème. Soif et présence de l’eau vivante se répondent comme question et réponse se complètent. Une quête est comblée.
    Des infinitifs portent des constats puis des vœux ou des conseils :

    Il n’y a rien à voir, seulement à espérer.
    Se laisser chantonner,
    s’en tenir à la source.

    Se laisser porter (par l’ondulation) permet d’accéder à ce que l’on espère, une forme de révélation atténuée, humble, nécessaire. Les poèmes représentent ce chemin, ce lit. Les verbes pronominaux placent l’être au cœur d’un processus consenti, « au moindre sort s’abandonner ». Ce processus suppose une acceptation a priori de la durée longue: 

    J’honore la lenteur qui nous permet de croître.

    Appel d’allitérations (« fluide »/ « fugitive ») nourri d’assonances : la fluidité se partage dans les vers aussi. Dans cette écriture du secret, le lecteur accepte de se trouver démuni. Ruisseler s’avère salvateur, il ne s’agit pas seulement de rythme, on peut s’immerger, « fille de pierre », et s’abandonner, « [s]e fondre au clapotis. »
    De la mare ou de l’étang naît alors le poème :

    Puiser en eau secrète un alphabet mobile,
    grouillement dénoué à l’assaut des virages,

    nos provisions de trouble.

    Les « ailes » qui apparaissent dans plusieurs fragments ne sont-elles pas d’abord ces lettres l l l l l formées par les ajoncs sur l’étang. Reste à déchiffrer ce que nous dit le lieu par ses « hiéroglyphes ». Travail de poète :

    Il reste à griffonner des ratures allègres :

    dressées, obliques,
    nous changent en pays,
    ensemencent la page.

    Des mots prennent figure
    géomantique sur la rive

    tout en s’écarquillant.

    La poète, comme la peintre, semblent emprunter la « voie des rythmes » pratiquée par Henri Michaux. Le poème et la peinture doivent accepter de prendre le temps, lettres, traits ou couleurs naissent sur la feuille. « Jardin de l’errance » ou de l’enfance, ce qui surgit à la surface peut faire réapparaître des « nœuds inavouables », une mémoire « étranglée », car « [b]ien sûr au cœur une eau / croupit encore, / ferment de cris, d’éclairs. » Mais l’écriture et la peinture permettent d’opposer « la joie des herbes » au « paysage en larmes ».

    Papier griffé,
    tourbillons de biffures
    font palper la blancheur,
    entrer en mouvement.

    Le mouvement du poète ou du peintre est rendu possible par une force intérieure, un soulèvement qui tend à « [é]largir, aérer », à faire « ruisseler [l]’eau de roche. » L’ambition est forte quand il s’agit, « au plus bleu du désir », de « reconstruire le corps, / chaque étage de l’être, / avec les os des mots ».

    Où se cache la soif offre une succession d’« instant[s] infiniment comblé[s] », qui, comme le montre Pierre Dhainaut, dans sa postface éclairante, permettent de « participer à sa propre naissance, recréer l’enfance ». Dans ces eaux dormantes, que Gaston Bachelard associe à la mort et au désespoir, la soif ressurgit par le poème.

    Isabelle Lévesque

     

     

     

    Où se cache la soif - Caroline François-Rubino - peinture - 2024

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Peinture de Caroline François-Rubino

     

    ♦  Voir sur Terres de Femmes:

    Isabelle Lévesque:

    Sabine Dewulf

    Pierre Dhainaut

    Caroline François-Rubino

     

     

     

  • Valérie Canat de Chizy / Après l’averse / Morgan Riet / Comme un lieu entre

    << Poésie d'un jour

     

     

    une nuée d’oiseaux

    moineaux sur le bord

    d’un banc

     

    dans le sillage d’une péniche

    la rouge nommée nid d’amour

    la bleue et ses lauriers – roses

     

    je passe devant

    le matin sur les berges

    du Rhône

     

    la surface de l’eau pétille

    de toutes ces bulles

    que font les poissons

    à sa surface

     

    je n’ai qu’à être là

    simplement là

     

     

     

    partir quitter la ville

    marcher dans des paysages

    à couper le souffle

     

    se désencombrer

    de toutes ses pensées

     

    faire le vide

     

    chemins escarpés

    les genêts d’or

     

    je retrouve un souffle

    neuf

     

    vivifiant

    VALERIE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Valérie Canat de Chizy, Après l’averse, Collection DUO L, La lune bleue – Trouées poétiques, 2024, pp. 13 &15.

     

     

     

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    Four

    Ça brûle,
    ça brille
    de mille feux.

    D’un air mi-figue, mi-raisin,
    je lève un verre, en même
    temps que les yeux au ciel
    et sa drôle de fête…

    Dans la touffeur, en ce moment
    précis –
    outre, en effet, un son de cloche –
    il me semblerait presque entendre,

    pour peu que je m’attarde,
    pour peu que je me penche,
    au passage du vent,

    les craquements
    et les ultimes cris
    de ces milliers d’arbres, là-bas,

    tandis que sur mes lèvres sèche
    comme un avant-goût du désert.

     

    MORGAN RIET

     

     

     

     

     

     

     

     

    Morgan Riet, Comme un lieu entre, Collection DUO L, La lune bleue – Trouées poétiques 2024,p.8.

     

     

     

  • Kamel Daoud / Houris / Prix Goncourt 2024

    Lecture : Kamel Daoud, Houris, Roman, Éditions Gallimard
    Prix Goncourt 2024

             

     

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                                                                      9

     

            Je t’évite de naître pour t’éviter de mourir à chaque instant.
    Car dans ce pays, on nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut. Je sais que je m’empêche de conclure, que je te parle pour faire reculer l’heure, mais cela ne te protègera pas longtemps ; je me dis que si je te raconte la véritable histoire, peut-être que tu comprendras. La vraie, celle qui se cache et qui se montre quand je ferme les yeux le soir depuis des années. L’exacte version des faits qui se dérobe encore à la langue intérieure et que rature à tort et à travers la langue extérieure des canards colorés, l’idiome de la canule. J’invoque la langue sans cordes vocales et les dizaines de points de suture au cou qui me balafrent la vie d’une oreille à l’autre. Le croirais-tu ? Cette histoire, quand on ouvre les yeux, elle s’évapore comme la montagne dans la brume.

    « La Voix » in Houris, Première partie, p.66.

     

     

                                                           17

     

           Le paradis, ses arbres géants, ses fleuves, ses prairies vertes et lumineuses, mais sans les hommes. Peut-être est-ce mieux ? Non ? J’avalerai mes pilules et tu renoueras avec ta vie dans le miel et le feuillage. Pour te tenir compagnie, il y aura des femmes languissantes et heureuses, un grand royaume de houris, sans menstrues, sans pellicules dans la crinière, sans poils. Le vendredi, presque tous les imams en parlent et détaillent les mille et un délices de ce lieu réservé aux fidèles. Vous, les houris, vous pourrez jouir d’un infini territoire d’or et de bijoux où vous ne cuisinerez pas, ne nettoierez pas les sols crasseux, n’accoucherez pas en hurlant, un lieu où vous ne serez pas battues, violées et où vous pourrez vous promener nues, et rire dans des fleuves de vin.
         Le vendredi, nous nous taisons dans mon salon pour écouter ces prêches enflammés ! Entre midi et 14 heures, nous n’avons pas le droit de passer de la musique, ni d’élever la voix ou de rire. Nous entendons l’imam nous raconter cet endroit et, nous aussi, nous en rêvons. « Un espace du jardin d’Eden égal à la moitié de la corde d’un arc certainement meilleur que toute l’étendue sur laquelle le soleil se lève ou se couche », jure-t-il. « Les habitants du paradis y mangent et boivent sans pourtant avoir ni défécations, ni morve, ni urine. « Leurs nourritures ne provoquent chez eux que des rots ayant le parfum du musc », promet-il. Et les houris comme toi ? « Allah a couvert leur visage de lumière et leur corps de soie. Elles ont le teint blanc, les habits verts, les bijoux tressés. « Leurs encensoirs sont faits de perles et leurs peignes d’or. Elles disent : « Nous sommes éternelles et nous ne mourrons pas, nous sommes les heureuses et nous ne connaissons pas la misère, nous sommes celles qui demeurent et nous ne partons pas, nous sommes les satisfaites et nous ne nous mettons pas en colère ! » crie-t-il, l’index levé vers le ciel témoin. Les houris possèdent un pays à elles et nous, en bas de l’échelle, nous sommes coincées là, dans cette vie, en Algérie. L’Eden est sans doute notre patrie perdue, à nous, les femmes ! C’est pour cette raison que les hommes nous en veulent. C’est ce qui explique la rancune des mâles, les meurtres, le voile, les crachats. Tout n’est qu’une histoire de jalousie masculine. Tu entends ?

    « La Voix », Première Partie in Houris, pp. 91, 92.

     

                                                   1.(Extrait)

     

    Le 20 juin,16 h30, à Had Chekala,

          Que reste-t-il dans ce soleil sans mémoire d’une seule nuit d’autrefois ? Le silence. J’observe le paysage : plus bas, face à la colline habitée et de l’autre côté de la route qui mène à Tiaret, la plus grande ville, à deux cents kilomètres au sud, des poteaux électriques traversent le lit de l’oued asséché. Notre ferme est dans cette direction. La montagne étale sa lourde robe de pierre sablonneuse et fendillée. Je crois que c’est de l’argile. Il s’étire, avide, et se craquelle dans la chaleur. On l’entend presque, comme un papier froissé.
            Je remonte lentement à travers le village, hésitante. Il est 16 heures passées. Je sais ce que je veux entendre et te faire entendre, mais je ne sais rien de ce silence ni comment le contourner. A Oran, la rumeur constante de la mer habitue à autre chose. Ici, le calme force à tendre l’oreille et on finit par inventer des bruits. Je grimpe la route pentue. Là, c’est un enfant qui crie peut-être. Un chien élève la voix et réclame un territoire. Il y a aussi un grésillement électrique, porté par le vent. Un sifflement, mais je n’en suis pas certaine.
          En tout cas, nous sommes à Had Chekala, le chauffeur de taxi l’a confirmé par un grognement. Tous les rescapés, leurs familles et leurs souvenirs doivent se trouver là. Ils te raconteront les mille détails. Ils vont te montrer les traces de cette nuit, te faire le récit d’histoires terribles, et peut-être possèdent-ils des souvenirs plus précis que les miens, de dates et de blessures. N’oublie pas : écoute chaque mot, c’est important. Chaque mot touche une cicatrice ici. Chaque mot est une question de vie et de mort, aujourd’hui comme hier. Nous sommes venues de si loin, seulement pour entendre ces mots. Même si je ne me souviens pas de tous les détails (« Tu es un livre ! » insiste Khadija, mais je ne suis qu’un carnet de notes, je crois), ce que je t’ai raconté ces derniers jours est vrai. Ma gorge tranchée, l’histoire de mon « sourire », mes interventions chirurgicales ratées pour greffer des cordes vocales, et mes deux prénoms L’bia puis Aube. Les gens ici doivent avoir connu mon père et notre nom de famille, ainsi que le chemin vers notre ferme. C’est désert, car c’est l’Aïd, n’aie pas peur. C’est l’heure de l’avant-dernière prière du jour, les hommes sont repus, les cours doivent être nettoyées, le sang a dû sécher et Dieu s’est retiré. Que faire ? Frapper là, à l’une des premières portes que je distingue ? Au loin, sur le chemin qui monte, des enfants me fixent du regard.
           Ma vessie me lance, je voudrais me soulager derrière un buisson. Pour nous les femmes, il n’existe pas de toilettes publiques dans ce pays. Je frapperai à une porte. Je leur dirai mon nom de famille. Je le répète juste pour nous deux : « Vous connaissez la famille des Adjama ? » Dans ce silence, mon chuchotement ressemble à celui d’une petite voleuse. Je lève la main pour héler les enfants. Un crachotement distant me répond.
    « Un, deux, trois. Allô ? Allô ? Bismillah. »
          Une voix s’entraîne, teste des sons au loin, en haut du village, au sommet de la colline. L’entends-tu, ma sardine bleue ? Les enfants, curieux, s’approchent de moi. Ils examinent mes sandales rouges, mon pantalon et ma casquette. Et à peine ma canule, que mon foulard trempé de sueur ne dérobe plus entièrement aux regards.

    « Le Couteau » in Houris, pp.303, 304.

     

                                                         12 (Extrait)

        « Je m’appelle Hamra. C’est moi qui voulais te parler. » La vieille femme se tortille, résignée et inquiète. Rab’ha, la petite fille qui m’a guidée comme un papillon doré, est assise à ses côtés, sur le même banc. Ses grands yeux clairs sourient. Elle me lance : « Moi, je suis partie à la mer une fois ! » Je lui adresse un signe complice. Par la fenêtre, je distingue dans le ciel les branches d’un olivier tenace dans le jour encore brûlant.
         « Que faire, ma fille ? C’est ce que Dieu a écrit. On est soumises à Lui », entame la plus âgée pour justifier son changement d’attitude envers moi. « Dieu a décidé », ajoute-t-elle, d’une voix qui semble venir d’un souvenir qu’elle garde pour elle. Ce même souvenir, je le vois peu à peu remonter dans les yeux de la femme qui veut me parler depuis qu’elle m’a vue à leur porte tout à l’heure. « Je m’appelle Hamra, à cause de mes cheveux roux. Je vis chez ma tante depuis vingt ans, mais je dois faire vite. Les hommes vont revenir dans une heure ou deux. Ils vont se prononcer. Alors, je vais tout te dire, ma sœur. Et tu décideras s’il faut raconter à la télévision ou non. »
         Hamra pousse vers moi une assiette de gâteaux faits maison et m’arrache au jeu des sourires avec le papillon vert et or. « L’oubli, c’est la miséricorde de Dieu, mais c’est aussi l’injustice des hommes. Tu dois peut-être t’y soumettre toi aussi, ma sœur. C’est mieux pour toi et pour tes enfants. » Dehors, le monde est comme éteint derrière les fenêtres closes. On n’entend rien. Même ma petite escorte d’enfants semble s’être dissoute. Les trois femmes me scrutent comme si elles attendaient une réponse. Ma parole est engloutie par le silence vorace.

    « Le Couteau » in Houris, pp. 331, 332.

     

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    Kamel Daoud au restaurant Drouant 

    4 novembre 2024. ©Maxppp – Olivier Corsan                

    Voir aussi  => Wikipedia 

     

     

     

     

     

  • Aurélie Foglia / Green feelings

    << Poésie d'un jour

                                                                                                   Poèmes proposés par Michael Bishop

     

     

    Nikouline-natacha-la-mal-de-blancheur2

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     "Privée de vert je dépéris
    je perds mes couleurs"

    Photographie de Natascha Nikouline
    Source 

     

     

     

    Voltiges de feuilles fanées
    par l’absence de fenêtres

    la photographie invisible
    se prépare dans son cocon

    ralentie latente avant de jeter
    sur un flanc terreux le sur

    vêtement du vert le poème
    traîné par son ruisseau obscurci

    guette les reflets du passage
    vertige tout semé de soleils

    et d’œillets mortels je vois
    je ne vois pas j’imagine

    deux arbres deux arts
    aux mains dents serrées

    à tâtons contre une vitre
    sans tain

    ***

    Hors champ le temps coule
    et roucoule en ru qui te lave
    et délave sans arriver à t’entraîner loin de toi
    ni de tout

    dans le lieu blanc où tout dort
    et reprendra comme
    avant dans l’euphorie
    des fleurs irrespirables

    sur papier la lente
    caresse du vent accélérera
    ta fin le vert t’enverra
    ses bouquets d’euphorbes
    noués par des viscères

    ***

    Le froissement sec du sanglier
    les teintes ternes du lichen
    l’hiver léchant les troncs raidis
    le cri aveugle de la chouette
    le vert sans fond de l’eau de nuit
    toute cette nature te décourage
    tu te tiens au bord
    comme un spectateur qui a peur
    tu ne peux pas y retourner
    quand tu le voudras tant
    tu ne peux pas t’y fondre ni t’y mêler
    tu ne sais plus nager ni te perdre
    tu est trop devant pour être dans
    tu ne sais plus d’où regarder
    tu es trop loin maintenant

    ***

    Privée de vert je dépéris
    je perds mes couleurs

    je ne veux plus être une fleur
    coupée de son corps

    ni un tronc arraché
    à son rocher

    j’en ai marre d’être prise
    en écharpe par les motos

    vouée sans fin à l’hiver
    faute de floraisons

    j’ai mal à l’arbre
    et je saigne du houppier

    je veux parler
    à un responsable

    je me révolte
    je repousse

    je suis verte

    ***

     

    Image

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Aurélie Foglia, Green Feelings, photographies, Espace à la couleur close, de Natascha Nikouline, Épousées par l'écorce 2024.

     

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    AURÉLIE  FOGLIA

    Foglia
    Source

    ■ Aurélie Foglia
    sur Terres de femmes ▼

     

    Lirisme, Éditions Corti 2022,
    Comment dépeindre (lecture d'AP)
    → Entrées en matière (lecture de Tristan Hordé)
    → Entrées en éléments (extrait d’Entrées en matière)
    → Gens de peine (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → [Gens ne s’appellent pas] (extrait de Gens de peine)
    → [tic-tac de la pluie] (extrait de Grand-Monde)

    ■ Voir aussi ■

     Lirisme Aurélie Foglia
    → (sur le site des éditions Corti) la fiche de l’éditeur sur Comment dépeindre d’Aurélie Foglia

     

  • Roselyne Sibille / Une libellule sur l’épaule

    << Poésie d'un jour 

     

     

     

     

    Images

    Aquarelle de Sophie Rousseau 

    Source 

     

     

     

     

    Je ne peux attraper
    le frais de l’air sur ma joue
    les pas de l’automne
    les couleurs du vent dans la lumière

    ni dessiner le vol des libellules
    le souffle des mondes

    Je cherche au bord des mots
    et j’offre de l’eau en miroir à la lune

    Je suis debout
    le silence au creux des mains

    Les bougies chuchotent avec la nuit
    il est facile de rêver

    Si un jour je ne sais plus où aller
    j’inventerai la carte des levers de soleil

    Il me suffira d’une seule graine de lotus

    Je me suis arrêtée
    au Pavillon pour regarder la lune

    Le silence la comblait sans trouver sa fin

    Dans l’ombre la rivière riait
    les yeux brillants

    La pleine lune
    a étendu ses draps entre les arbres

    Sa lumière coule dans la rivière avec les mots
    frissonne
    crée et perd le poème

     

    Une libellule sur l'épaule

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Roselyne Sibille, Une libellule sur l’épaule, Illustrations Sophie Rousseau, Collection Grand ours, L’ail des ours /n° 25, 2024 , pp.37,38,39,40.

     

    Roselyne-vers-la-droite-285x300

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

    Voir aussi sur  => Tdf 

     

  • Esther Tellermann / Selon les sources /Lecture de Michael Bishop

    Esther Tellermann, Selon les sources, Flammarion, 2024
    Lecture de Michael Bishop

     

     

     

    860_def_g_esther-tellermann

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Esther Tellermann / source 

     

     

     

     

    « Récit des supplices et des offrandes », lit-on vers la fin de ce splendide recueil, « une façon de refaire le mot qui brille » (109) : peut-on y voir un autocommentaire, une manière de creuser le quoi et le pourquoi de cette longue et diversement métaphorisée allégorie? De ce long poème sans ponctuation, ni rimes, sa métrique sévèrement compactée quoique si richement méditée, si solennellement centrée comme toujours sur les vicissitudes, les défis et les intuitions au sein d’une pénétration tâtonnante mais résolue du mystère de l’être, d’une présence vécue, à jamais surgissante, avouée mais voilée dans sa mouvance, de tout ce qui est, ce que les Upanisads nomment Cela, dans, ici, sa pertinence particularisée.
    Selon les sources constitue en effet un récit des plus complexes, celui d’une longue odyssée vécue dans toute son intensité, toute ses ambivalences, toute cette tension entre désir, volonté, mission, exploration, vision et approfondissement, d’un côté; de l’autre, un non-savoir, l’érosion du temps, la fragile immensité des équations que l’on cherche à fonder, le sentiment sans doute de quelque « impossible » au sein de tout effort entrepris pour stabiliser le multiple et le déroutant du vécu. « Attester »(9), « constater » (12), vérifier, un défi, dès le début, qu’ainsi le poème doit relever dans toute sa précarité, avec toute son audace. Défi du sens de la grande Histoire « se rassembl[ant] / dans nos poings » (10), comme des petites fleurs, « la touffe de gentianes » (7), « une touffe de / cistes entre / les pierres »(17) ; défi de la géométrie-architecture de ce qui a été et est, comme des infinis moments, soudainement surgis dans et pour la vie de chaque individu – « car sans toi / je ne pus / ouvrir la perle », lit-on (20) – et des groupements formés – ce « nous » (passim) que le poème n’oubliera jamais, y puisant abondamment force, inspiration, accompagnement. Et partout dis/continuités, sauts, des peut-être, toutes les identités non révélées, disparaissant derrière vouvoiements et tutoiements, ces nombreux il ou ils ou des allusions implicites, mythiques ou autres, Prince, Ariane, Ophélie, Héléna, Béatrix, 3 et 5, et, comme ailleurs, la sœur. Et, infatigable, malgré pertes et incertitudes, la poursuite des secrets, ontologico-telluriques, mais sacrés, on le comprend, persiste, ne cessera jamais de persister, le même désir essentiel là, insatisfait à la fin de son inscription, « effleur[ant ou creusant] la terre », « voul[ant] / tisser / des ciels »(124). Et les questions se multiplient partout et vite : « qui accumule / l’aube / qui fraie / la route / qui arrache / la prière / qui distribue / la sève et l’écume / qui adoucit / la soif » (35). « Imploration » (41) et « adoration »(42) accompagnent le je et le nous qui cherchent, dynamisent le mouvement en avant, ceci sans rien garantir que l’émotion fuyante mais authentique de l’instant. Le sentiment de notre présence au monde – comme à ce que le poème nommera « l’autre monde » (38), sans doute ici et au-delà, mortel et poïétique, créable et d’outre-tombe simultanément –, s’il est vif, central, ne subit aucune élaboration discursive : il s’enferme dans le poème lui-même; la mission du poème consistant précisément à l’accueillir et à le « transformer », comme disait Reverdy, lui donner sa figure autre, méta. Le poème déroulera aussi, avec discrétion et une sereine puissance, le récit de ses « temples », ses « sacrifices », ses « cérémonies », l’exaltation de son « chant debout » que sous-tend pourtant la nerveuse fatalité des « combats » (71), de « l’incendie » (43), des « pluies noires et de / sang » (11). Le poème, tout en pointant vers une extériorité, une longue suite d’actions concrètes, restera toujours le lieu de l’exploration méditative, spirituelle, de celles-ci. Il est ainsi, et surtout, site en plein devenir de ses propres cérémonies, caressantes, honorantes; site de séparations, de peines, de deuil; temple avec ses propres « chapelles » (53) où déplier, pourtant transfigurée, l’histoire intime de désirs de « légèreté » (65), de vœux d’illumination où « rien n’enténèbre » (53), d’affirmations (« par le chêne / et l’acacia / nous durons / saisissons recouvrons » [52]) et d’inventions de « noces » (54), de « cro[yance] à nouveau / aux mains ouvertes / sur le feu » (57).
    Toujours, « ri[ant trop] / à la face des / dieux » (85 et passim), se déployant dans son contexte à la fois opaquement enraciné, mythique et spirituel, le poème brave « abîmes » (68), « chaque blessure » (66), « ce qui demain / nous enveloppe / et nous défait » (81). Puisant dans les « sources », cette vaste offrande que serait sans doute tout ce qui inhère à la totalité de l’ontos, le poème élabore les si délicates beautés de sa force votive, son besoin de « pardonner »(73), la grâce d’une vaste compassion, sa vision d’une « transparence [au sein même] de l’orage » (73), cette intuition que les questions qui persistent (« qui / vous accompagne? / Calme la hâte / entre les marées / […] / appelle / la couleur? » (74) contiennent leur propre réponse. S’intensifie l’énorme désir d’une concorde, d’une communion, d’une improbable mais imaginable, transcendantale étreinte où « un / [serait] / 3 » (76). Désir d’une croissance liant terre et une insaisissable altérité que subtilise, invisibilise celle-ci; désir d’une « conna[issance de] l’instant »; d’un enregistrement des « métamorphoses »(100); d’un au-delà de « l’évanescence » (106). Et ce désir implacable s’avérant fatalement enchevêtré – serait-ce même le secret des sources? – avec l’absence, le manque qui l’énergise, ce non-dit, cet indicible « dans / les césures […] /les zones grises » (119). Autrement dit, cet inachevable où, sans que l’on sache en quoi consiste, comme dirait Jean-Paul Michel, le là de son être-là, l’energeia du poème d’Esther Tellermann trouve son émouvant triomphe du corps et de l’esprit.

    Michael Bishop

     

     

    9782080437181

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Selon les sources, poésie, Éditions Flammarion 2024

     

     ■ Esther Tellermann
    sur Terres de femmes ▼

    →Selon les sources, poésie, Éditions Flammarion 2024
    →Nos racines se ressemblent, Traduction et Reflets de Michael Bishop, Éditions VVV Editions, 2022
    → Corps rassemblé (lecture d’AP)
    Corps rassemblé, éditions Unes, 2020, pp. 91-94. Vignette de couverture de Claude Garache.
    → [Jours firent de toi ma teinture] (poème extrait d'Afin qu’advienne)
    → Carnets à bruire in Europe, revue littéraire mensuelle, juin-juillet 2011, n° 986-987
    Je t’ai vu (poème extrait de Contre l’épisode)
    → Éternité à coudre (lecture d’AP)
    → [Un écho    un roman] (poème extrait d’Éternité à coudre)0
    → Voix à rayures (poème extrait du Poème Meschonnic)
    → Première version du monde (lecture d’AP)
    → Sous votre nom (lecture de Matthieu Gosztola)
    → [Un mot encore] (poème extrait de Sous votre nom)
    → Sûrement je vous tiendrai (poème extrait de Terre exacte)
    → [Je sais vous me disiez de préférer l’ombre] (poème extrait du recueil Le Troisième)
    → [Puis se ferme | la porte] (poème extrait d’Un versant l’autre)
    → [Onde] (poème extrait de Voix à rayures)

     

     

  • Etel Adnan / Le dernier été / Éphéméride culturelle à rebours / Jean Frémon

                                                           Éphéméride culturelle à rebours

           14 novembre 2021/Mort d’Etel Adnan

     

     

     

    ETEL ADNAN

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Née à Beyrouth le 24 février 1925,
    =>  Etel Adnan est décédée à Paris le 14 novembre 2021.

     

     

     

    Le dernier été  …Témoignage de Jean Frémon (Extrait)

    « C’est encore une histoire d’amour. La dernière, mais qui fut aussi la première. Comme si, au soir d’une vie elles se rejoignaient. L’amour d’Etel Adnan pour la mer.  " La mer révélation permanente, révélation d’elle-même à elle-même. Il n’y a pas à comprendre mais à pénétrer, à se résoudre à l’ignorance, à voir à travers l’ignorance même. "
           C’est une longue histoire qui a commencé au Liban.
          Le premier livre qu’Etel Adnan écrit, elle avait vingt-trois ans, s’intitulait Le livre de la mer, c’était un long poème qui célébrait les amours du soleil et de la mer. Une sorte d’érotisme cosmique, dit-elle. Le texte qu’on a longtemps cru perdu a été retrouvé et figure dans l’anthologie préparée par Yves Michaud pour la collection Poésie chez Gallimard. Mais déjà, avant cela, alors qu’Etel Adnan était encore dans l’enfance, la mer était constamment présente. Simone Fattal le rappelle dans La Peinture comme énergie pure : à Beyrouth on pouvait voir la mer de partout, sur le trajet de la maison à l’école, toutes les rues descendaient à la mer. Etel Adnan raconte qu’enfant elle aimait aller seule à la plage pour se baigner, ce qui était très rare pour une petite fille de Beyrouth dans les années trente. Sa mère était originaire d’Izmir, cette ville passait, dans l’imaginaire de l’enfant, pour un paradis : aussi quand elle partait à la plage disait-elle à sa mère : "Je vais à Smyrne. "
         Puis ce fut le Pacifique. En 1955, après quelques années d’études à la Sorbonne, elle s’installe à San Francisco pour étudier à Berkeley. C’est là qu’apparait son deuxième amour : une montagne. Le Mont Tamalpaïs, la montagne sacrée des Indiens, qui s’élève au nord du Golden Gate Bridge, devint comme une présence fétiche dans la peinture d’Etel Adnan. " Le Mont Tamalpaïs est un miracle, celui de la matière même : chose singulière, pyramide de notre identité. Nous sommes, de par sa stabilité et son changement. Notre moi est constitué par la série des devenirs de la montagne, notre paix réside dans son obstination à être. " Et cette montagne est en relation directe avec l’océan, plus majestueux encore d’être vu de si haut.

           Puis il y eut Skopelos, dans l’archipel des Sporades, choisie par Etel dans l’espoir d’y entendre à nouveau le timbre de la voix de sa mère. Skopelos, Sausalito, où Etel et Simone vécurent longtemps, des îles, des mers et des montagnes…
    Et finalement Erquy.

        Durant l’été 2021, je visitais Etel et Simone à Erquy. Le dernier livre d’Etel, Shifting the silence, venait d’arriver, elle m’en dédicaça un exemplaire. C’est une succession de courts paragraphes en prose où des relations factuelles du type journal intime se transforment subtilement en une pure méditation philosophique toujours exempte de grandiloquence. Etel Adnan y évoque un hiver à Erquy. "L’océan poursuit son activité favorite : monter, descendre, remonter… " Seule dans l’appartement, elle se contente de regarder. " Je ne bougerai pas ", dit-elle. Face à la mer, cette créature qui résume la sagesse et la folie. "Qu’est-ce qu’une vie ? " se demande-t-elle, un scintillement ? "L’eau par l’eau reflétée, le désir par le désir brûlé, étirent la peau du temps vers d’imprévisibles extrémités. "

    Erquy, à Noël, est une bourgade paisible, tout ou presque y est fermé. " Pas de fioritures pour célébrer ce qui était autrefois la naissance d’un bébé Dieu. " Etel Adnan aime ce petit port parce que, dit-elle, il n’est pas lié à son passé. C’est ça qui est reposant. Regarder devant soi, s’apaiser grâce à la mer, complice idéale. " Hier je me suis endormie avec la mer. J’ai compris qu’elle et moi étions de même structure. Elle se nourrit des tiraillements de l’univers, comme à la maison nous vivions de la beauté de ma mère. " Elle songe à la Grèce, à la langue maternelle. " Le chatoiement de la mer est un langage. " Devant la mer, défile le film de sa vie. Le sentiment du grand âge est là. " Vais-je mourir sans retourner à Delphes, à Athènes (à Beyrouth, aux Headlands, au bord du Pacifique ? " " Trop de passé, trop peu d’avenir mais, attendez une minute, nous avons toujours vécu au jour le jour, alors où est la différence ? "

    L’été 2021 est le dernier été qu’Etel Adnan passa dans son appartement d’Erquy. Elle y fit, presque chaque jour, un leporello ou un tableau. De simples vues de ce qu’elle avait sous les yeux, de son salon, de son balcon.

    Erquy est une petite station balnéaire nichée au fond d’une anse des Côtes-d’Armor, proche de Lamballe et de Saint-Malo. Elle est réputée pour ses maisons de pêcheurs en grès rose provenant d’une carrière voisine et pour son port de pêche spécialisé dans les coquilles Saint-Jacques.
         L’appartement qu’Etel Adnan et Simone Fattal ont acquis il y a quelque années donne directement sur la promenade du bord de mer, au centre de l’anse bordée à gauche par un cap rocheux qui enserre la plage et à droite par le port de pêche. La plage de sable fin dessine une ample courbe, elle est orientée plein ouest. Le spectacle du coucher de soleil y est somptueux…»

     

    Téléchargement (5)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean Frémon, « Le dernier été » in Probité de l’image, L’Atelier contemporain. ESSAIS SUR L'ART, François-Marie Deyrolle éditeur, 2024, pp. 215, 216, 217.

     

      ETEL  ADNAN

    Portrait Etel Adnan  2014

       © Getty / Catherine Panchout / Sygma

     

    Etel Adnan, "3", « Printemps que les fleurs possèdent »
    in Le Cycle des tilleuls, Poésie, Al Manar, 2012,

     

    Voir aussi sur ♦

    Les Carnets numériques de Sylvie E. Saliceti
    → France culture
    →  arnet
    → Galerie Lelong & Co

     

  • Luminitza C. Tigirlas / L’évidence de la paix nous enfante

    << Poésie d'un jour

     

     

     

    Zaporijjia

     

     

     

     

     

     

     

     

    J’ignorais que le don du vol
    n’était plus à ma portée
    sur l’effet de souffle d’une bombe
    je continuais à écrire la pacis
    avec mes ailes de pacotille
    et un bras calciné

    Dans l’air vicié des combats
    Icare me prêtait son corps
    et son excédent de soleil
    sur le sol désagrégé de Zaporijjia

     

                             ***

    Nuit déchaussée,
    tes souliers sur le rebord de la fenêtre,
    tes Carmélites se ravissent dans mon œil
    tes univers s’allument en prière,
    j’en reçois les pierres les bris les brûlures
    dans les maisons de la Terre explosées

    Nuit déchaussée,
    confie-moi à l’aube d’un autre temps :
    notre rosée flambe dans les tranchées,
    reconnais-moi dans ma nudité

    -l’évidence de la paix nous enfante-

    nous sommes ses nourrissons

    L’alouette vocalise suivant son secret
    ce n’est pas à moi
    de lui fixer la note de musique à tenir
    ni à l’encager dans ma langue martiale

    Nuit déchaussée,
    la peur abrite mes mots dans tes souliers

     

                                ***

    L’œil intérieur est aiguisé :
    c’est une sauterelle
    dans les champs de mines
    c’est un papillon
    posé sur le canon d’un char d’assaut
    c’est un coléoptère qui cherche l’enfance
    parmi les têtes du lin azurées –

    Dans mon œil
    quelques insectes franchissent vivants
    une autre ligne du calvaire

    Je n’irai plus à Odessa d’avant-
    les missiles sur la Mer Noire tempêtent

    Par ici, en Méditerranée
    seules les vagues ont le droit naturel
    d’exploser leur écume
    contre les bords, les bords de l’immensité.

     

    Tigi

     

     

     

     

     

     

     

    Luminitza C. Tigirlas,  « II. la paix envoie des perce-neige au front» in « l'évidence de la paix nous enfante », Couverture de Doïna Vieru,
    Al Manar 2024, pp.34, 35, 36.

     

    Lidminitza C. Tigirlas

     

     

     

     

    Luminitza C. Tigirlas, d’origine roumaine, née en Moldova orientale, terre roumaine occupée et annexée par les Soviétiques, est une survivante de l’assimilation linguistique dans l’U.R.S.S. Elle a publié d’abord en roumain, langue maternelle sertie dans l’étrangère graphie cyrillique en République de Moldova d’avant la chute du Mur. Sa lalangue ravine sur ces traces traumatiques. Poète et écrivaine de langue française, Docteure en psychopathologie de l’Université Paris-Diderot- Paris 7, après avoir exercé à Paris et à Saint-Priest (Métropole de Lyon), elle est psychanalyste trilingue à Montpellier. Elle a publié de nombreux recueils de poésie, des essais littéraires et des textes de fiction

    => Bio-bibliographie

     

     

     

     

  • Jean-Christophe Bailly / Temps réel

    <<Poésie d'un jour

     

     

    La terre ...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     « un temps de novembre la terre gorgée
    fait sous les pas un bruit d’éponge »

    ph. Angèle Paoli

     

     

    …………………………………………………………………………………………

    POUSSIÈRE ON VA DIRE POUSSIÈRE 

     

    temps cassé
    morceaux de temps : des fragments, des grumeaux,
    des îles flottantes
    et nous autres (nosotros)dans la soupe, galériens
    et futures alvéoles : bulles, yeux du bouillon
    nageant noyés
    nageurs aveugles, dedans il y a
    des crawleurs crooners, des brasseurs, des papillons
    et ceux qui font la planche
    oui : faire la planche dans le cours du temps
    serait le mieux : seuls
    -c’était l’invention de l’atomisme-
    poussière dans un rayon comme
    le raconte Lucrèce, agitation perpétuelle
    qui s’évade de la durée, se suspend hors d’elle
    pour former une maison
    pas une boîte étanche mais un agrégat de dispersions plutôt :
    s’en aller s’en aller dedans couché sur la terre
    dans l’herbe humide toutes les gouttes de rosée
    et de pluie pareillement tandis qu’à quelques pas
    un mulot s’évertue à raboter des noix
    petit artisan, il est caché, je lui en procure
    qui est-il ?


    chaque être ici dans le roulé, la pluie
    chaque existence sous la pluie
    le jour se lève le feu prend
    trilles d’oiseaux partout sous les arbres
    prolétaires d’harmonie, petites Parques
    peu de lumière il fait en mai
    un temps de novembre la terre gorgée
    fait sous les pas un bruit d’éponge
    arcatures des spirées bambous qu’on frôle
    receleurs d’eau pas une once de vent
    tout le souffle a été confié à la pluie
    à la respiration de la terre sous la pluie
    tout est vert envahi, puisé au ciel
    un temps d’argent, d’argenture sous les feuilles
    chaque être là-dedans rivé à ses appareils
    étudiant, écoutant, scrutant, « aux aguets »
    rivé au temps, tout le temps qu’il y passe
    comment s’évader d’une évasion ?
    -tout y est, l’illimité, le singulier, l’occasion
    toutes les occasions d’être, les singuliers saisis
    dans l’illimité, les puissances, elles y sont
    ce sont les plis dans des robes
    de petits papiers-brandons attachés aux arbres
    puis détachés, qui volent
    chaque être, parce qu’il n’a rien voulu,
    est un vœu en roue libre, qui s’en va
    est-ce une courbe, une corde, un tissu de mailles fines
    très fines, je ne sais pas
    ça tient
    ça se tient suspendu
    l’impensable est configuré
    la moindre poussière
    le confirme
    ce qui est, nous le prenons avec des cuillers
    des tamis ou des filtres
    jusqu’à ce que ça se sépare de nous
    et s’en aille loin d’ici dans le continué

     

    IMG_1022

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean-Christophe Bailly, Temps réel, Éditions du Seuil 2024, p.57, 58.

     

    Jcb