Auteur/autrice : Angele Paoli

  • Anne Rothschild / Tourne et tourne le vent

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

     

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    Gravure : Anne Rothschild 

     

     

     

     

    Te souviendras-tu
    des citronniers lointains
    de l’odeur d’herbe grillée
    du vent gonflé de piaillements
    quand nous délaisserons le clocher
    tapi au creux des garrigues
    et que nous choisirons le chemin
    où s’égarer?

     

    L’entremêlement des roses et des ronces
    une pensée de végétal
    autour des fleurs de l’arbre de Judée
    rose compact
    le bourdonnement incessant
    des bourdons noirs
    le monde est en suspens
    les oliviers veillent sur le jardin

    goûter lécher le miel de chaque lettre

     

    Les arbres content leurs saisons
    boucles de l’aubier
    une autre mesure du temps
    pour nouer avec la vieillesse
    une amitié douce et râpeuse

    Ils ouvrent les bras
    leurs troncs couturés d’entailles
    et de combats
    m’ordonnent de vivre

     

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    Anne Rothschild, Tourne et tourne le vent, Frontispice de l’auteure, Le Taillis Pré, 2024, pp.45,46,47.

     

     

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    Anne Rothschild sur Terres de Femmes

    →Nous avons tant voyagé, Éditions Le Taillis Pré, 2018

    →Au pays des Osmanthus, Frontispice de Sylvie Wuarin, Le Taillis Pré 2020,

     

    Voir aussi:

    Le site d’Anne Rothschild →  : Écriture, gravure, peinture, sculpture

    Site Rothschild

    La voie des femmes, de la série Lunes

     

     


  • 9 juillet 1932 | Giuseppe Ungaretti, Carnets italiens

    Éphéméride culturelle à rebours


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    Ph., G.AdC







    Naples, le 9 juillet 1932




    LOINTAINS DE PARADIS PERDU



        Souvenirs et songes mûrissent l’avenir. Même éveillés, nous portons dans notre conscience des points de magie sous une aile de secret : les songes. C’est la mémoire, personnelle ou tribale, qui s’est délivrée d’elle-même et ressurgit au-delà du temps et de l’espace. Ces lointains de paradis perdu, tout acte d’amour les rapproche et les recrée. La poésie consiste à convertir la mémoire en songes et à porter d’heureuses clartés sur le chemin de l’obscur.



    Giuseppe Ungaretti, « Vasàmolo int’a l’uocchie », Carnets italiens [1931-1934], Fata Morgana, 2004, page 57.






    NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE


    [rédigée par Yves Thomas, l’éditeur-webmestre de Terres de femmes]



        Il y a eu d’abord, au commencement de la vie d’Ungaretti, au commencement de sa poésie, le désert (Philippe Jaccottet).

        Giuseppe Ungaretti est né le 10 février 1888 à Alexandrie (Égypte), de parents originaires de Lucca. Durant toute son adolescence égyptienne, il fréquente les milieux intellectuels français et italiens, ses principales lectures portant sur Leopardi, les poètes symbolistes, Mallarmé et Nietzsche. Venu suivre ses études à Paris de 1912 à 1914, il prend pension dans un petit hôtel de la rue des Carmes, s’inscrit à la Sorbonne, suit les cours d’Henri Bergson au Collège de France, fréquente les cafés littéraires et les milieux d’avant-garde français (Braque, Cendrars, Modigliani, Picasso,…) et italiens (les futuristes Boccioni, Marinetti, Palazzeschi,…), et se lie d’amitié avec Guillaume Apollinaire.

        Enrôlé volontaire comme simple soldat durant la Première Guerre mondiale, mais aussi poète révolutionnaire, il publie à Udine en 1916 son premier recueil, Le Port enseveli (Il Porto sepolto), ouvrant la voie au courant poétique dit « hermétique ». Au lendemain de la guerre, alors qu’il est le correspondant à Paris du Popolo d’Italia (le journal de Mussolini) et travaille pour l’ambassade d’Italie, il publie la Guerre (1919), recueil qu’il écrit directement en français et dédie à Apollinaire. A Paris, il fait la rencontre d’André Breton et de Philippe Soupault, mais aussi de Jean Paulhan. Il contribue notamment à la création de la revue rationaliste L’Esprit Nouveau (Le Corbusier/Ozenfant), et collabore à la revue surréaliste Littérature. Installé à Rome à partir de 1921, il travaille au ministère des Affaires étrangères, participe aux activités du groupe de la Ronda (Baldini, Barilli, Cardarelli), tout en écrivant pour les revues littéraires Tribuna et Commerce (la revue fondée en 1924 à Paris par Marguerite Caetani). En 1925, Ungaretti signe le Manifeste des intellectuels fascistes et se rapproche des artistes et hommes de lettres romains (Scuola di via Cavour), parmi lesquels Leonardo Sinisgalli. Au début des années 1930, il collabore à la Gazzetta del popolo, et devient le chef de file de la jeune génération des poètes hermétiques. Il publie en 1931 le recueil L’Allégresse (L’Allegria), et en 1933 Sentimento del Tempo (Sentiment du temps).

        Professeur de littérature italienne à l’Université de São Paulo à partir de 1936, son séjour au Brésil est endeuillé par la mort en 1939 de son tout jeune fils Antonietto, deuil qui lui inspirera les vers du recueil La Douleur (Il Dolore, 1947). Rentré dans son pays en 1942, il obtient une chaire de littérature italienne à l’université de Rome, où il enseigne jusqu’en 1959. Durant les dernières années de sa vie, il est notamment « visiting professor » à l’Université Columbia de New York et est fêté par les intellectuels et artistes de la Beat Generation (Greenwich Village). Il meurt à Milan en 1970.

        L’intégralité de l’œuvre poétique d’Ungaretti a été rassemblée de son vivant sous le titre Vie d’un homme (Vita d’un uomo. Tutte le poesie, 1969). Ungaretti est aussi l’auteur d’essais critiques et de traductions (Racine, Shakespeare, Góngora, Mallarmé, Rilke, T.S. Eliot et William Blake), publiés à part, mais toujours sous le titre Vie d’un homme.



    GIUSEPPE UNGARETTI


    Giuseppe_ungaretti




    ■ Giuseppe Ungaretti
    sur Terres de femmes


    10 février 1888 | Naissance de Giuseppe Ungaretti
    7 février 1915 | Premiers poèmes de Giuseppe Ungaretti
    16 février 1917 | Giuseppe Ungaretti, Naufragi
    29 janvier 1933 | Giuseppe Ungaretti, Carnets italiens
    16 janvier 1950 | Lettre de Giuseppe Ungaretti à Jean Paulhan
    12 septembre 1966 | Giuseppe Ungaretti, Dialogo
    2 juin 1970 | Mort de Giuseppe Ungaretti (+ notice bio-bibliographique)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur ina.fr)
    une exceptionnelle émission d’Archives du XXe siècle sur Giuseppe Ungaretti en deux parties (16/05/1971 – 57min49s) et (23/05/1971 – 45min13s)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Erwann Rougé / Paul les oiseaux (portrait)

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

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    « cet animal poésie »

    dessin de Ena Lindenbaur, Source 

     

     

     

     

     

     

    Alors c’est ça rien que ça
    « cet animal poésie » qui lèche les os

    ne dit jamais le silence
    comme il faut

    tellement la salive
    tant de lignes d’eau
    tant d’excréments

    la vie est un bâton
    d’aveugle sans nom

    C’est pour le sable que le doigt
    s’obstine

    On les a entendus les ressacs
    les souffles meurtris

    les plus longues attentes
    le plus invisible déplacement

    incapables de comprendre
    ce qui épuise incise le monde

    On l’a regardé raturer la peur

    racler le sable qui chante
    un requiem d’eau

    peut-être que cela va le sauver
    la rondeur d’un galet qu’il frottait

    doucement durement
    contre la joue

     

    Erwann

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Erwann Rougé, Paul les oiseaux (portrait), en couverture dessin d’Ena Lindenbaur, éditions isabelle sauvage 2024, pp.47, 48, 49.

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    E R W A N N     R O U G É

    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source

    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes ▼

    → Proëlla (lecture d'AP)
    → [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    → [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    → Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → [quand le ciel est ainsi] (extrait d'Étais de Jean-François Agostini)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage) la fiche de l’éditeur sur Proëlla d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé

     

     

     

     

  • Gérard Cartier / Le roman de Mara / Lecture d’Angèle Paoli

    Gérard Cartier, Le Roman de Mara,
    Tarabuste 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

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     - Le Roman de Mara est voyage dans le temps et dans l’espace autant que « voyage intérieur » –

    Mise en page de G.AdC ( images: Google )  suivant les instruction précises d'Angèle Paoli

     

     

     

     

     

    Tristran, le « mauvais griffon »

    Le Roman de Mara est-il réellement un roman ? Le titre annonce-t-il un roman d’amour ? Peut-être. Un roman de formation ? Aussi. Mais j’ignorais tout de Mara. En ce qui me concerne, j’ai longtemps cru à un classique roman d’amour. À cause du nom de Mara que j’ai toujours associé à La Noire. Mara, puits d’amertume de l’Exode. Sans doute aussi un écho lointain de Paul Claudel, réinterprété à ma mode, par ma propre plume.

    « tout poème dit-on
    est une machine à coudre les images »

    écrit Gérard Cartier dans le poème consacré à la ville de Matera (in « Le Grand Huit »). Et je le crois volontiers, moi qui recouds en le lisant, mon écriture à la sienne.

    Pour en revenir au Roman de Mara, tout lecteur / et / ou lectrice sait qu’avec Gérard Cartier explosent les limites imposées par les genres. Par le titre si explicite, il s’agirait d’un roman. Par la forme visuelle qui s’impose d’un bout à l’autre du recueil, le recueil est succession de poèmes qui ménage espaces et blancs. Lesquels confèrent à la lecture son envoûtante musicalité. Le Roman de Mara semble offrir une suite, au sens musical du mot, au Voyage intérieur. Une suite et fugue de l’intime. Roman autobiographique, alors ? sans doute en partie. Mais éminemment poétique. Avec ses rythmes internes et son lyrisme. Et avec l’élégie, sa tonalité dominante. Par la composition très structurée que le poète met en place autour/ avec/ pour/ en compagnie de Mara, le récit tripartite tient du roman. Étapes progression dénouement. Comme dans tout roman de formation, « Les enfances de Mara » en marquent le commencement. Fillette ardente et espiègle, joueuse adepte des marelles, Mara est d’emblée nommée « Mara-la-noire ». C’est ainsi qu’elle s’impose. Sans que l’on en saisisse aussitôt la raison. Très vite, pourtant, dès le premier poème, survient la révélation : « Mara en cornette enfantée d’une morte ». Naissance et mort sont d’ores et déjà liées à jamais. Vie et deuil se sont enfantés dans un même temps. Dès lors, trente-trois chants se déploient pour explorer les contraires, « l’esprit mort » du poète, perdu éperdu, couvant sous la sensualité gourmande de sa fille – « Mara en Bacchus » -. Peu à peu, en grandissant, « Mara-des-métamorphoses » échappe à son père, pétri de douleur et d’incompréhension. Mais sans doute aussi, de jalousie.

    « Pas de ça Mara        instrument du diable
    qui charmes-tu vautrée dans tes indiennes
    scrutant de biais dans la lucarne ovale
                 une étrangère           lèvres noires
    œil charbonneux joues lunaires           apparat
    de courtisane… »

    L’Enfer n’est pas loin qui conduit père et fille des enfances dans les brumes de la Chartreuse et du Vercors au temps des voyages. Trente-trois autres chants se déploient dans « Le Grand huit », initié avec le tour en Italie, poursuivi à travers l’Europe, et marqué par la confirmation de l’émancipation de Mara, faisant du père un étranger ou de Mara, une étrangère œdipienne pour son père :

    « Cet aveugle errant à travers l’Europe
    conduit par une jeune fille que tout
    enfièvre … »

    Et du poète, un homme tâtonnant dans l’inconnu du nouveau siècle, s’arrimant au passage à d’autres poètes qui hantent son monde intérieur, malmené par une histoire d’amours malheureuses :

    « Mara s’envole          cicéronant au vent
    o flots que vous savez de lugubres histoires
    tandis que je m’enfonce       en aveugle
    dans une vieille Europe »

    Quelle trouvaille ce « cicéronant » !

    Les trente-trois chants du troisième volet de l’ouvrage, « La Passion Mara », replacent Mara dans sa « romance », amours aventureuses et tourments, amours et abandons, plongeant son père dans une tourmente parallèle que rien ne pourra apaiser. Pas même l’écriture, pourvoyeuse d’inventions et de chimères :

    «                                          la main dans mes
    pages          comptant selon les règles      l’air
    altéré      frémit… tentant de retenir           ce
    qui n’est plus     et nier       le sens gauchi
         louange    en langue oubliée    d’une autre
    Mara… » (.XXI.)

     

    Rejeté au désert et contraint à l’errance, le « vieux fou » solitaire habité par la plainte d’un « chant immémorial », hante l’écriture, ballotté entre deux forces contraires :

    « je parcours ma vie sur un chemin oblique
    une ligne tendue entre deux pôles
    balançant à contretemps entre l’abîme
               et l’éclat insolent d’un visage
    juvénile        à composer d’une autre
    le roman de Mara » (.VII.)

    Tel est l’objet du Roman de Mara. Roman poétique de longue haleine – trois fois trente-trois poèmes – qui couvre des années d’errance, de doutes, d’interruptions et d’interrogation 199(4)…-2007, 2017-2019-, Le Roman de Mara est voyage dans le temps et dans l’espace autant que « voyage intérieur ». Où l’on retrouve non seulement les thématiques et les objets, chers au poète – jeu de l’oie, géométrie et algèbre, astronomie – ah, le gnomon de Saint-Sulpice, écho lointain du gnomon de Florence – lectures d’enfance, cartes et quêtes dans le déchiffrement des signes, sicut /in Arcadia, énigmatique peinture de Nicolas Poussin – Nature morte à l’échiquier (1646) de Lubin Baugin -, allusions littéraires et poétiques – Arioste, la Phèdre de Racine, Les Fiancés de Manzoni, Zanzotto, Dante, Leopardi-, Vaghe stelle dell’Orsa ; présence de Victor Hugo mais aussi du poète vénitien Pietro Buratti, dont la tombe sur l’île des morts de San Michele, voisine dans ma mémoire avec celles de Diaghilev, d’Ezra Pound ou d’Igor Stravinsky ; Pietro Buratti, auteur du poème « La Barcheta », mis en musique par Reynaldo Hahn, o mia cara… dont la complainte obsédante fait soudain irruption, ramenant avec elle la vague sous-jacente de la naissance et du deuil :

    «                                   et tout à coup c’est là
    pierre grise un nom l’état – civil et quatre
    vers sous le lichen inspirés des Anciens
    une barque légère et des asphodèles
    qu’on peine à déchiffrer les yeux
    brouillés » (.IV.)

    Où l’on retrouve aussi les contradictions et la duplicité du poète. Son goût pour l’inquiétude propre au baroque, éphémère et mobilité, étrangeté et difformité, qui semble une composante de son travail, de son œuvre et de lui-même :

    « Me plaît fort le chaos me plaît aussi que rien
               ne dérange les lignes rien qui estropie
                   pervertit défigure aveugle falsifie
              et que soit le dessin régulier et sévère
         d’où ce trouble toujours à ajuster mes pages
    où s’entassent en vrac l’harmonieux et l’informe » (.VI.)

    « Comment/ réconcilier ces deux* qui font leur personnage/ ce sera le labeur de nombreuses années », écrivait Gérard Cartier en 2017 dans un poème (in Les Métamorphoses).
    *Elle et lui. La sirène et le solitaire…

    Il serait cependant injuste de réduire Le Roman de Mara à la seule Mara. Et le recueil à un simple roman dont il suffit de dérouler le fil en suivant la chronologie des événements. Mara, dont le nom est décliné à l’envi selon les composantes du moment de sa vie, est-elle à elle seule, cette « autre », devenue insaisissable ? N’est-elle pas aussi celle qui porte en elle cette « autre » ? L’absente de toujours. Celle que le poète désigne, dès les premiers vers, par l’initiale de son prénom : « O*** ». Suivie de « l’Innominata ».

    Chacun des volets qui structure le récit est introduit par un poème de quatre quatrains, rangés dans «. Le carnet. » Ce fameux carnet, « carnet à serrure », qui tout au long du roman, pérégrinations et épisodes, accompagne le poète. Trois poèmes marqués par Mara ! Mara présente et fuyante à la fois, Mara-la-noire / Mara-des-siècles / Mara-des-cendres / Mara en fuite. Fuite et fugue autour de Mara, « le livre s’ouvre », « scandant la langue morte » ; il se referme à Venise avec « le Grand huit » interrompu par le poète, laissant son histoire en suspens dans « vingt ans de vase » ; puis le poète reprend ses notes éparses et repart, portant sur ses épaules, le mystère inassouvi de Mara. Mara renaîtra-t-elle de ses cendres ? Et le poète ? À lire le dernier et quatrième poème «. Le reste du carnet. », la lectrice ne peut que s’interroger tant la tonalité de ces ultimes quatrains est proche de celle des trois autres, laissant le poète à sa solitude. « En exil ».

    Chacun de ces poèmes introductifs – ainsi que le poète final – porte très haut la plainte. Claudio Monteverdi veille. Le « lasciatemi morir » d’Arianne se glisse sous la cendre, ranime « le feu glacé ». Le Lamento de « celle qui va inconsolée », teinte de sa tonalité éminemment élégiaque, frôlant jusqu’à l’obscur, l’ensemble du voyage. Cette «épopée des cendres ». En chemin, le poète croise le double ombreux de Mara, O***, l’Innominata, annoncée dès le premier quatrain du « premier carnet », retrouvée dans le dernier du troisième – « L’île d’O*** » – ; croisée deux autres fois en cours de lecture, poème 23 du dernier volet, O*** ; finalement nommée Ornella, poème 29 du même volet. « Poème au noir ». Ornella, dont le « o » initial se glisse dans tant de mots – Orion, or, ortie, corde, mort … – comme pour teinter les poèmes de leur nuancier de mélancolie et de plainte. La mère défunte est double, qui mène le poète en funambule et protège l’enfant par son sacrifice. La tragédie du poète se noue dans la réversibilité mère-fille. Leur parfaite adéquation. L’une ne va pas sans l’autre: 

    « Portrait au masque nègre Mara mangée par la lumière,
    O*** mangée par la nuit. Laquelle est morte, laquelle
    vive ? même regard charbonneux, même visage sous
    la cendre, au cou, le même collier d’aînesse. Deux
    reines jumelles, deux sorcières dogons… »

    Présente/ absente, liées à jamais, indissociables.

    Ainsi Le Roman de Mara est-il la suite d’un inépuisable continuum où se croisent les différents recueils du poète. Quelque chose comme un work in progress qui jamais ne s’achève. Et qui se clôt ici sur un être hybride, mi-homme mi-animal, assoiffé de chimères. Un « Tristran », mélange du Tristan d’Iseult (parfois nommée Ysé) des années Béroul et peut-être du Tristram Shandy de Laurence Sterne, né sous de mauvais augures. « Je suis Tristran j'apporte le malheur ».* Un « mauvais griffon » peut-être, mais quel talent.

    « Je serai peintre dans le talent des êtres, des passions. à nouveau je souffrirai. D’un fol amour trouver courage. Je me souviendrai. Ce que je ne sais pas, je l’inventerai. » Écrivait jadis le poète dans son Tristran.

    * in Tristran, Obsidiane 2010.

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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     Voir aussi  → Gérard Cartier  sur Terres de femmes 

     

     

  • Elisabeth Chabuel / Ils vont comme des anges

         <<Poésie d'un jour

     

     

                                                                  

    Figure-avec-paysage-_Fotor

     

     

     

     

     

     

    PH: G.AdC

     

    Ils vont comme des anges
    les survivants
    comme des anges
    à grands coups d’ailes
    abattent grilles
    murs et montagnes

    Ils rêvent
    rêvent éveillés

    le paysage est un visage
    et la route
    sous leurs pieds
    en silence s’ouvre

    comme une bouche

     

     

    Ils terrassent notre fatigue
    terrassent
    nos solitudes
    et leur rêve devient nôtre
    leur rêve

    leur rêve d’être avec nous
    uns et indivisibles

    Élisabeth Chabuel, Ils vont comme des anges, Éditions.Imprévues « Accordéons » 2024,pp. 1et 2/6

     


      ÉLISABETH    CHABUEL

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    ■ Élisabeth Chabuel
    sur Terres de femmes ▼


    Le Veilleur, Créaphis Éditions, Collection Format Passeport, 2018
    → 
    Veilleur (lecture d’AP)
    → 
    Et ils sont (extrait)
    → 
    Intime violence
    → 
    [on ne pense pas au présent] (extrait des Passagers)
    → 
    17 juillet 1944 | Élisabeth Chabuel, 7 44
    → (dans l’anthologie poétique de Terres de femmes) 
    Le Moment


     

     

  • Mireille Fargier-Caruso / Elle à contretemps

                                                                                << Poésie d'un jour

     

     

     

    Au clair de la lune

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source

     

     

    ce pourrait être une histoire
    étrange il était une fois
    une photo résumé d’une enfance
    un oiseau envolé une musique
    obstinée en sourdine et
    aux abois au ras du sol en bas de
    page le réel son imposture

    rien ni personne à sa place
    quelle place ?

    l’imaginaire miroir troué

    étrange histoire
    désordonnée

    le souvenir n’est pas la mémoire

    elle toujours plus loin qu’elle
    toujours plus loin qu’elle

    une pelote de chagrin
    peu à peu déroulée
    lèvres closes

    trop jeune pour l’amertume
    ignore après

    qu’y a-t-il donc derrière ce visage ?

    Elle écoute l’oiseau
    lui raconter l’envol
    adoucir les cassures
    (plus tard tu seras grande)

    -au clair de la lune-
    elle est passée de l’autre côté

     

     

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    Mireille Fargier-Caruso, Elle à contretemps, Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits, dessin de Sylvie Durbec

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    MIREILLE FARGIER-CARUSO

    Mireille Fargier-Caruso  portrait NB
    Source

    ■ Mireille Fargier-Caruso
    sur Terres de femmes ▼

     

    Ainsi cela devient, Méridianes – Collection Duo avec Danielle Fournier – 2023

    VivreÉditions Bruno Doucey 2023
     Ce lointain inachevééditions du Douayeul, Les Carnets du Douayeul,  2020
    → 
    L’arôme du silence, Paupières de terre, 2010
    → 
    Ces gestes en écho (lecture d’AP)
    → 
    silence d’avant le souvenir (poème extrait de Ces gestes en écho)
    → 
    Comme une promesse abandonnée (lecture de Michel Ménaché)
    → 
    [D’un coup de dent soudain] [L’hiver avance] (extraits de Comme une promesse abandonnée)
    → 
    Entendre
    → 
    Gorgée d’eau pour les lèvres sèches
    → 
    [S’arracher] (poème extrait d’Un lent dépaysage)
    → 
    [sur la plage] (poème extrait de Couleur coquelicot)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) 
    On a vingt ans

    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Mireille Fargier-Caruso
    → 
    le site de Sylvie Touzery

  • Michèle Finck / Prix Vénus-Khoury-Ghata 2024

     

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    Portrait de Michèle Finck   Source 

     

     

    Le Prix Vénus-Khoury-Ghata 2024  a été décerné à Michèle Finck le 19 juin à Paris

     

     

    Les membres du jury Vénus-Khoury-Ghata, Pierre Brunel, Claude Ber, Béatrice Bonhomme et Hélène Fresnel sont heureux de vous annoncer que le prix Vénus-Khoury-Ghata a été décerné à Michèle Finck, pour son recueil La voie du Large. Ce prix a été remis ce 19 juin 2024, dans le cadre verdoyant et lumineux de l’Hôtel La Perle, que nous remercions chaleureusement pour son accueil. De nombreuses personnes ont pu écouter les discours du jury et la prise de parole de la lauréate. Cette dernière, avec authenticité, profondeur et sensibilité a offert un aperçu précieux de l’atelier de son écriture.

     

    C’EST TOUT D’ABORD CLAUDE BER QUI PREND LA PAROLE :

     

    « Conformément à la volonté de sa fondatrice et présidente, la poétesse Vénus Khoury Ghata, le prix Vénus-Khoury-Ghata a pour vocation de contribuer à la visibilité de la création poétique des femmes. C’est, avec un grand plaisir, qu’aujourd’hui le jury remet son prix à Michèle Finck pour son ouvrage La Voie du large paru aux Éditions Arfuyen, dont la cohérence et la richesse ont retenu notre attention.

    Son architecture en sept parties précédées d’une sorte de prologue introductif se distingue par l’alliance d’une unité de ton et de thèmes qui en structure le parcours et d’une diversité formelle déployant un ample éventail stylistique qui va de la prose narrative au vers, du poème ample à la fine esquisse, explorant la fragilité du « peu certain » et la vulnérabilité de la condition humaine, autour duquel « danse » le poème, lui-même placé sous le signe de l’incertitude.
    Le lecteur est convié à un cheminement méditatif en quête ou en questionnement du divin, à un « de profundis clamavi » face au silence de Dieu, dans une posture à la fois « arc-boutée au doute » et ouverte à des moments de grâce, instant de vie transfigurée par la contemplation de la mer « dont chaque goutte fait don de l’absolu » ou par la communion avec la musique, les arts et l’écriture.

    Trois motifs majeurs tissent la trame du texte : la mémoire des morts, le présent confiné de l’épidémie et le temps intemporel du geste artistique qui relie à ce large, cet Ouvert aurait dit Rilke, que lui seul fait tressaillir au cœur du doute.
    Le poème est tombeau au père perdu et à Gisèle, l’amie morte un vendredi saint, mais aussi à tous ces morts emportés par la covid, aux migrants noyés en mer quand, le deuil des morts personnels que la poète « porte dans son ventre », s’élargit à une compassion incluant tous les disparus, les anonymes comme ceux et celles qui ont laissé trace et avec lesquels se noue un dialogue intense.

    Ce sont alors lettres-poèmes adressées à Rilke, Nelly Sachs, Celan, Ingeborg Bachmann, Marina Tsvetaieva, Boris Pasternak ou Emily Dickinson. Ce sont les notes de Berg, Honegger, Bach, Chostakovitch, Schubert qui envahissent celle qui dit « avoir une oreille à chaque doigt ». Ce sont Caravage, Dürer ou Rembrandt et bien d’autres encore, nullement convoqués par seule érudition, mais peuplant l’espace intérieur et mêlés au quotidien de la vie, aux figures du boulanger et de la boulangère quand la déambulation dans un Paris renaissant égrène, au fil des rues, chargées de tags et de graffitis, souvenirs de Verlaine ou de l’ami suicidé d’Ungaretti, silhouettes de commerçants, de sans-abris, de réfugiés.
    Au centre du poème réside « cette blessure ouverte » qui relie à tous ceux qui souffrent et s’il se penche sur des fragments d’autobiographie et de souvenirs d’une radiophile qui entend Dio dans radio et la nimbe d’une magie divinatoire, c’est pour s’ouvrir d’autant plus à la présence de l’autre et au sentiment cosmique qu’une vie humaine n’a de sens que traversée par ce qui la dépasse.

    « Est-ce ça un destin de poètes, interroge l’auteure, échanger avec l’autre quelques signes dans la nuit. Parfois se frôler d’étoiles. Puis/ disparaître seul chacun de son côté ? »

    Quoi d’autre que ces signes fugaces quand la condition humaine est « ne plus avoir pied » comme le chuchote la poète à l’enfant, qui se baigne, soudain affolé de, sous lui, la profondeur de l’eau ?
    Ce sont ces signes incertains, mais obstinés qui sous-tendent ce livre rappelant que le poème est dialogue, avec soi, avec le monde, avec les vivants et les morts, avec une transcendance dont se dissimule le visage.
    S’y rassemblent les multiples facettes de Michèle Finck, avant tout poète, mais aussi musicienne et encore chercheuse universitaire, traductrice de Trakl et de Rilke, exploratrice des relations entre poème musique danse, et dont le colloque avec les arts et la littérature nourrit l’inspiration. Le poème « une poignée de main » disait Celan, buée, ébauche, haleine répond Michèle Finck.
    Le trajet spirituel, interrogeant à la fois le sens de notre destinée et celui de l’écriture, unit le doute et l’espoir autour de la fragilité et reste sans réponse univoque, seulement tourné vers un large qui appelle ce « souffle central », ce pneuma grec ou ce ruah hébreux signifiant à la fois respiration et esprit.
    « Peut-être » en est le dernier mot, – « garder toujours dans la main un pétale de peut-être »– quand ce « « peut-être », dont la poète célèbre la jubilation « Est L’ombre Portée Du Souffle Central » et quand c’est dans cette ombre liant espérance et incertitude que s’accomplit « la grâce éphémère » du poème.

    Il faut lire ce livre dans son entier pour en recevoir la « grâce éphémère », quand jamais aucune parole sur le poème ne peut atteindre à ce que lui seul dit et que chaque poète doit découvrir singulièrement, quand chacun doit trouver « sa manière unique » tracée à la gomme ou à la craie friable, son « âpre ébauche » « précaire, gauche, inaboutie. » « L’âpre ébauche » de Michèle Finck a trouvé, dans ce livre, sa voix et tracé sa voie vers un « Large » qui ouvre à toutes les dimensions à tous les partages.
    C’est à ce partage du Large que je vous invite en donnant la parole aux membres du jury qui souhaiteraient aussi, comme je viens de le faire bien trop brièvement, renvoyer à Michèle à peine un mince écho de la lecture de son livre ».

     

    BÉATRICE BONHOMME TIENT AUSSI À RENDRE HOMMAGE À LA LAURÉATE :

    « Il existe entre Michèle Finck et moi, depuis de nombreuses années, une sorte de connivence, de complicité, compagnonnage littéraire nourri par des passions communes pour des poètes qui nous sont communs : Pierre Jean Jouve, Yves Bonnefoy ou Salah Stétié. Nous partageons aussi le goût de l’enseignement et de la transmission de la poésie et de l’art vers les jeunes générations.

    Enfin, je dirai que nous sommes toutes les deux habitées par un grand amour de la langue dont participe de façon fondamentale l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata, qui témoigne dans notre contemporain d'une invention formelle originale forgée par l’enchevêtrement des images, la texture musicale du poème, les reprises et enchaînements, les ruptures inattendues et cette densité eurythmique. Les circonvolutions enveloppantes mettent la langue sens dessus-dessous dans le tracé d’une spirale, l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata ne s’appuyant pas sur un fondement linéaire. Elle se profile dans le regard du lecteur, comme une silhouette courbe, tournant sur elle-même telle une musique qui creuse infiniment le temps. Dans ce chant voué à l'interminable, l’autrice fait du livre une psalmodie. Ainsi le texte de Michèle Finck La voie du large s’inscrit-il dans un héritage littéraire, niché qu’il est dans une mémoire généralisée, mur de textes légendés, où la création s’engendre d’une lecture et d’une réécriture de textes antérieurs. La poésie s’invente ici à partir d’une généalogie interne.

    Le prix Vénus-Khoury-Ghata décerné chaque année à une femme poète est cher à notre cœur et je suis particulièrement heureuse d’appartenir à ce jury qui permet de mettre en valeur la poésie des poètes femmes, à laquelle j’ai consacré de nombreux numéros de la revue NU(e). Très fière donc de décerner, sous la présidence de Vénus Khoury-Ghata, et avec Claude Ber, Hélène Fresnel, Pierre Brunel, ce prix prestigieux à Michèle Finck pour La voie du large, paru aux éditions Arfuyen en 2023 avec en frontispice l’œuvre de Caroline François-Rubino, intitulé Les Nuages rouges, sans doute en hommage à Yves Bonnefoy, père spirituel de la poète.

    Michèle Finck insiste dans son œuvre poétique sur trois points : la poésie et son lien à la musique ; la place de la poésie étrangère et de la traduction ; l’inconscient et la mystique. Elle comprend la phrase poétique comme un « phrasé », en termes de travail exigeant de la matière sonore et rythmique de la langue. Le mot « rigueur », lui semble essentielle à propos de l’écriture du poème. Il y a même quelque chose de mathématique, au sens où musique et mathématique sont consubstantielles. C’est aussi cela « L’âpre ébauche », véritable art poétique qui, dans la suite de Rilke, initie le chemin de l’ouvert dans une belle exigence :
    [La poésie] tient compte aussi de la souffrance individuelle et historique qui est la nôtre aujourd’hui, et qui exige plus de pauvreté dans la langue, plus d’âpreté, de rugosité dans le travail de la matière sonore (Entretien avec Béatrice Bonhomme, 12 décembre 2021).
    Michèle Finck, musicienne et musicologue, se place ainsi sous le signe d’un univers imaginaire sonore, « radio-talisman », radio qui recrée le nom et la présence. Pour elle, dans l’enfance et l’adolescence, l’appel des sons plus que des mots a posé les prémisses de la vocation poétique. La musique est également liée à la perte, au deuil et parvient à les transcender, redonnant le nom du père, « Finck », par la voie des ondes. Dans l’une des dernières œuvres de Berg : le concerto pour violon dit « À la mémoire d’un ange », qui commémore la fille morte d’Alma Mahler, ce qui émeut particulièrement la poète, c’est l’intrusion du choral de Bach « Es ist genug » dans la partition de Berg qui élargit la mémoire musicale du poème et resserre les liens entre la musique et la prière. Cette consubstantialité de la musique et de la prière, elle la ressent en effet avec intensité dans son recueil La voie du large qui rend compte d’un parcours profondément initiatique, celui des Stations du Christ. Dans Chant de la terre  de Jouve, que Michèle Finck entend en tant que diptyque qu’il forme, à ses oreilles, avec le poème d’Yves Bonnefoy « À la voix de Kathleen Ferrier », également dédié à « L’Adieu » du Chant de la terre de Mahler, la musique et la poésie exigent du lecteur-auditeur une ouïe grande ouverte, ce qui est aussi cette « voie du large ».
    Le texte s’ouvre curieusement sur une minuscule chambre sous un toit perdu, où vit celle que j’appellerai « l’écrivaine », celle qui tisse depuis son intime, une voix universelle, celle de l’être humain. Et tout de suite intervient le terme de « destin », destin à accomplir, vocation comme celle qui est représentée dans le tableau Vocation de Saint Matthieu du Caravage, l’ange de la vocation porté dans le ventre « accomplir à tâtons / mains nues quelque chose comme une ébauche/ obstinée ». Oser « l’âpre ébauche », et cela par une creusée dans une langue particulière, cette langue donnée au doute qui place l’écriture dans la lignée de Pierre Jean Jouve, rappelons-nous En Miroir :
    « De plus le Doute était contre moi au commencement. Il n’a jamais désarmé. Le doute de mes propres moyens en face de l’infranchissable difficulté de l’Art.»
    Écoutons Michèle Finck :

    « Le doute. Rugueux. Seul terreau de l’ébauche.
    Fosse dans la langue. Alarme. Qui vive. » (p. 16)

    La fille face aux parents affirme l’importance du doute :

    « –Mais je donnerai ma langue
    au doute ! articule la fille. »(p. 17)

    La première brèche est celle de l’origine (p.18), la faille entre les parents, « douter de l’amour ? » « L’enfance / s’est effilochée dans le brouillard. » et le doute devient art poétique qui « Se confie au rythme ». La poésie s’écrira arc-boutée au doute. Les stations du Christ impriment la perte et le deuil, une empreinte du visage du Christ sur le suaire :

    « Mais ta voix épuisée presque inaudible
    d’enfant abandonnée me le dit : déjà
    tu n’essaies plus. Quand as-tu renoncé ? »(p. 47)

    Alors les larmes, larmes qui ne coulent pas et sont les plus profondes, dans cette écriture où se retrouvent unis les morts et les vivants dans le ventre du monde, dans le ventre de celle qui n’oublie pas et qui écrit :

    « Mes éphémères mes morts
    je vous porte
    dans mon ventre.

    Suis enceinte de vous tous » (p. 54)

    La poésie de Michèle Finck est ainsi reliée à la vérité, lumière et grâce, au sens de décision de « ne pas oublier ». Elle est reliée au non conceptuel, le concept étant volatilisé par la force du souffle et de sa musique, qu’expriment le mot et sa connotation prélogique. La poésie reste ici indéfectiblement liée au cosmos, aux règnes aux forces élémentaires, aux morts et aux ancêtres, aux vivants et aux morts, aux générations, à la naissance et à la mort, à toutes les puissances incommensurables. Et le déconfinement, le départ vers l’ouvert permettent la rencontre d’un graffiti éphémère qui rayonne dans l’amour :

    « quand je te vois
    m’illumino
    d’immenso » 

    Et Michèle Finck, poète traductrice d’un monde sensible s’interroge

    « Faut-il traduire :
    je m’éblouis
    d’infini ?

    je m’illumine
    d’immensité ? »

    Il s’agit de lire, d’écrire, de prendre le large et de faire lien, d’une poésie offerte, dédiée à l’autre, poésie épistolaire, correspondance stellaire, lettre-poème à Emily Dickinson.

    Et comme l’éternité de Rimbaud :

    « Un
    Goût
    De
    Mer

    Natale » (p. 105)

    Ou le Nada de Jean de la Croix et Pierre Jean Jouve :

    « Loué
    Sois-
    Tu

    Peut-être

    Entre
    Le vide

    Et le rien

    ? » (p. 208)

    Il s’agit de lâcher, de larguer au large les bulles soufflées par un enfant émerveillé, chorégraphie du geste de langue, cristal de rythme :

    « La
    Brasse :
    Ce
    Mouvement
    Qui
    Ouvre
    Le
    Large » (p. 109)

    La poésie de Michèle Finck est ainsi d’abord, me semble-t-il, ce recours au « lieu commun », au lieu du commun, dans le sens non de ce qui est banal mais de ce qui est « commun » à tous, c'est-à-dire de ce qui fait « communauté », grâce à un chant partageable à travers des thèmes compris par tous comme l'amour, la finitude, la précarité, la condition humaine, la vie, la mort, la transmission, ce qui dit ainsi à la fois la singularité absolue et ce qui fait qu’elle est affaire de tous, affaire de condition humaine. Le moment où le moi se dit, c’est un moment impersonnel, le moment où l’amour, la mort se disent de façon intense, serrée, tenue, c’est un moment d’impersonnalité paradoxale. Ce qui se dit dans le poème, c’est ce qui est le plus singulier, cette émotion sans mesure commune, mais qui devient commune par les mots de la poésie, le plus incommunicable devenant aussi le plus commun. Il s’agit, d’amener l’absolu singulier dans les parages du commun. La poésie de Michèle Finck permet de créer du lien, du partage entre intime et communauté. La poésie est en quelque sorte la voix de l’anonyme mais elle est aussi un combat de l’humain contre tout ce qui veut l’asservir, intensité qui prend les risques du partage et de la solidarité, trajet spirituel, leçon de lumière, elle s’exprime dans les lieux d’une communauté refondée. Ainsi, la poète déclare qu’elle a été très touchée par une remarque de Jouve au détour d’un « souvenir » recueilli dans « Sacrifices ». Parlant de Rilke, il écrit : « Nous avions quelque chose en commun ». Michèle Finck, très proche de Rilke déclare :
    Je suis sensible à ce « quelque chose en commun » entre Jouve et Rilke, qui résonne certainement aussi, dans son énigme même, à travers mes propres livres de poèmes. Je partage avec Jouve cette nécessité primordiale de sortir de la seule poésie française grâce aux lectures de la poésie étrangère et aux traductions. « En poésie », écrit Mandelstam, « les frontières nationales tombent (…) et les forces vives de la poésie se répondent d’une langue à une autre par-delà l’espace et le temps ». Jouve le savait, et c’est aussi sa grandeur pour moi. (Entretien, op. cit.)

    Michèle Finck est, enfin, touchée par le cheminement secret, mystérieux, mystique de l’œuvre. On pourrait ainsi placer en épigraphe des livres de Michèle Finck l’assertion de Rimbaud dans « Parade » des Illuminations : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage » :

    S’il y a hermétisme, c’est parce le sens de l’existence se dérobe à l’être humain et que la vie est semblable à un hiéroglyphe indéchiffrable. C’est parce que la vie est si mystérieuse que l’hermétisme est indissociable d’une poésie du mystère, du secret, du silence, de l’exploration de la frange entre dicible et indicible (Entretien, op. cit.) »

     

    HÉLÈNE FRESNEL EXPRIME, ENSUITE, SON ÉMOTION :

     

    « Le prix Vénus-Khoury-Ghata couronne l’écriture d’une femme poète. En ces temps marqués par la remise en cause de droits des femmes dans de nombreux pays, il prend une résonance particulièrement profonde et me semble d’autant plus nécessaire aujourd’hui. Ce prix porte le nom d’une écrivaine que j’admire beaucoup. Vénus Khoury-Ghata est le premier auteur de poésie contemporaine qui, avec son recueil Les mots étaient des loups, a eu un impact sur ma vie de l’ordre du choc et de l’espoir. Un choc dû à la force hypnotique de son écriture, et, un espoir, parce que cette force vient d’une femme. Je suis donc reconnaissante et touchée de rejoindre les membres du jury cette année et remercie Vénus de sa confiance, ainsi que Béatrice Bonhomme, Claude Ber et Pierre Brunel, qui combattent pour une visibilité égale des auteurs et des autrices. J’attendais par ailleurs de cette expérience de faire une belle découverte littéraire. Le livre de Michèle Finck m’a bouleversée.

    La voie du large est un recueil qui captive dès les premières pages par sa profondeur et son authenticité. On découvre une écriture nuancée, précise et créative, qui avance au fil des pages, et creuse la matière du langage avec un art de la composition impressionnant. C’est aussi un livre poignant. Sa pudeur et sa sensibilité créent un territoire où peut d’autant mieux résonner quelque chose d’essentiel sur la condition humaine qui cherche à se dire.

    L’ampleur du large

    Le livre commence au chevet d’une femme à la santé diminuée ; elle n’a plus que l’écriture pour faire d’elle un être humain. Qu’est-ce qu’écrire ? ou même être en vie ? Est-ce « accomplir à tâtons mains nues quelque chose comme une ébauche obstinée » ?
    Le livre travaille ces questions. Des mots comme « destin », « être », « humanité » et « vocation » témoignent de la grandeur de sa quête.
    L’écriture cherche alors, avec beaucoup de grâce, à partager sa démarche sans jamais imposer de réponse ou de définition. En témoignent ces nombreux poèmes qui se terminent par un point d’interrogation. Sont-ils chacun une expression particulière des « lucidités du doute » (pour reprendre la magnifique et abyssale formule de l’autrice) ? Le lecteur peut en effet parcourir les textes comme on va d’une lumière complexe à une autre. Jusqu’à l’ultime lumière : l’expression d’une gratitude pour le doute lui-même et pour le monde en tant qu’il est traversé de questions et de « peut-être ». L’omniprésence du doute donne au recueil une allure de voyage vertigineusement humble. Elle permet d’ouvrir au lecteur les portes d’un questionnement qui n’impose rien :

    « Mais Dieu      s’il existe      doute-t-il aussi ? »

    Si les questionnements métaphysiques de ce livre nous touchent autant, c’est peut-être aussi parce qu’ils émanent de la sensibilité d’un Je incarné. On découvre, à plusieurs reprises, le mot « os » dans les poèmes : il semble dire le désir d’approcher la moelle de l’expérience humaine. Mais cette approche n’est jamais sèche. Même lorsque les poèmes sont réduits à quelques mots, on y entend certes une écriture de la pudeur, du dénuement, et d’un questionnement de l’essentiel, mais aussi une écriture de la vie et de la vibration. Cette dernière rend grâce, par vagues, à la simplicité profonde des sensations. Le rythme, le souffle et la variété formelle des textes rendent ainsi la portée métaphysique du livre d’autant plus émouvante.

    «VAGUE

    Citron
    Du
    Matin
    Cueilli
    Dans
    Le
    Jardin :
    Jus
    De

    Soleil »

    « La poésie ce matin est hors du livre »

    L’un des aspects marquants de La voie du large est sa manière d’être intègre, au sens où chaque poème parle de et depuis ce qui constitue profondément le sujet et l’écriture.
    La façon dont les arts habitent le livre en est révélatrice. On rencontre beaucoup d’autres poètes au fil des pages de Michèle Finck. Beaucoup d’artistes, aussi, ou de formes d’art. Michel Ange, Schubert, des graffitis, Paul Celan, ou en creux, le tombeau de Couperin. Mais ce ne sont pas des références extérieures, pas des citations, ni des « discours sur » ou des « allusions à ». Les artistes, par exemple, figurent dans la vie du texte sous forme de correspondances intérieures. Ils participent naturellement à la construction d’une voix propre. Il y a, entre autres, une très belle lettre à Paul Celan ou un hommage à Schubert. Mais c’est peut-être quand les mots-mêmes de l’un ou de l’autre créateur s’imposent dans un poème que l’hommage se fait le plus bouleversant. C’est par exemple le titre « RENVERSE DU DOUTE », comme constitué aux côtés de Celan, ou le « ich danke Dir » qui s’impose comme la note finale la plus juste d’un poème. La forme du tombeau pour rendre hommage à l’amie disparue participe de cette innutrition au plus près de la justesse intérieure.
    De même, la poésie de Michèle Finck parle du réel et depuis un réel qu’elle ne perd jamais de vue. Le réel, en tant qu’actualité, ou en tant que quotidien prosaïque, et qui fait partie intégrante de l’expérience du sujet et de l’écriture. Covid, drame des migrants, télétravail… Par exemple, un vers fait résonner, dans la jubilation de ses consonnes, l’impatience de sortir du confinement : « Palper enfin Paris vivant ». Un autre vers note: « Par terre traîne un masque sale », puis, « Les masques font ressortir les yeux ». La poésie de Michèle Finck semble ainsi partager quelque chose du contexte où elle surgit. Elle jaillit non pas par contraste avec le réel, mais articulée à lui :

    « Dehors le covid continue à tuer [… ]Mais j’écris »

    An die Musik

    Est-ce cela musique : non pas
    Une échappée hors de la condition humaine
    Mais une expérience de la naissance
    Une grâce
    Par laquelle léviter
    Au-dessus du gouffre sans y retomber tant que musique
    Dure
    Et peut-être au-delà ?
    Avoir déjà quitté la cuisine. Faut aller au télétravail. »

    Par ces quelques mots, le lecteur peut avoir un petit aperçu de l’immense place accordée à la musique dans La voie du large. Le recueil transmet en effet au lecteur sa profonde gratitude envers la musique, presque sa foi en elle. Il ancre cette dernière dans l’expérience de l’écoute (radio, cuisine). Cela apporte à l’hommage la force du témoignage et rend sensible l’impact (souvent salvateur) de la musique sur une vie humaine.
    Enfin, le recueil lui-même peut se lire comme une œuvre musicale. Son architecture, avec sa diversité de rythmes, de voix, de types de vers, repose sur des contrastes de longueur et de densité, comme une longue partition. On trouve aussi bien de la prose que des vers constitués d’un seul mot ou de longues phrases hachées. Des silences, des colonnes de poèmes parallèles, comme pour faire entendre deux instruments quasiment simultanés. L’écriture semble ainsi avancer par vagues vers le final, une série de poèmes très courts, dont l’épure résonne d’autant plus haut qu’elle est portée par tout ce qui l’a précédée. On peut penser à la manière dont le Liebestod s’élève après les 5 heures de Tristan und Isolde. Ici, le large délivre alors la voix d’un grand livre qui se prolonge en nous. Merci à lui !

    Loué
    Sois-
    Tu

    Peut-être

    Entre
    Le vide

    Et le rien

    ?

     

    ENFIN, C’EST LE TOUR DE MICHELE FINCK DE REMERCIER LE JURY ET DE PRÉSENTER LES GRANDES LIGNES DE FORCE DE SA POÉTIQUE :

     

    « Mes premiers mots seront des mots de reconnaissance. Je les prononcerai avec d’autant plus de ferveur que nous vivons dans un monde qui a trop souvent perdu le sens de ce mot simple et essentiel : Merci.
    Mes remerciements vont d’abord à Vénus Khoury-Ghata pour son œuvre et pour la voie profonde et exigeante qu’elle a ouverte aux poètes-femmes. Il y a pour moi un avant et un après la lecture des livres de poèmes de Vénus Khoury-Ghata et tout particulièrement un avant et un après son livre bouleversant Orties, qui entre en résonance avec son roman d’inspiration autobiographique Une maison au bord des larmes, consacré à son enfance âpre au Liban placée sous le signe de la figure de sa mère, cette arracheuse d’orties jusque dans la mort. Je citerai quelques vers d’Orties, qui me touchent beaucoup : « Une vieille femme pliée jusqu’au sol arrache à mains nues / l’ortie qui a poussé sur la page puis la lance dans la marge / elle s’arrête pour crier qu’elle était ma mère ». Si la manière dont Vénus Khoury– Ghata noue ensemble poésie et soubassement autobiographique est pour moi décisive, je remercie aussi Vénus Khoury-Ghata pour avoir mis en relief, dans chacun de ses écrits, la force de nécessité indissociable de la vocation poétique. Pour le lien insécable entre poésie et soubassement autobiographique de même que pour la force de nécessité de la vocation poétique, Vénus Khoury-Ghata s’inscrit pour moi dans la haute lignée des poètes-femmes qui, d’Anna Akhmatova à Marina Tsvetaeva, me guident sur « la voie du large » de la poésie.

    Ce Prix Vénus-Khoury-Ghata, qui est le Prix des poètes-femmes, me touche particulièrement parce que dans la poésie, déjà par elle-même marginalisée, les repères ont été trop longtemps masculins. C’est plus difficile de publier de la poésie quand on est une femme. J’en prends tous les jours davantage conscience et ma conscience de poète-femme ne fait que grandir. Quand j’écris, j’écris seule, dos au mur et face au vide. Ce Prix, cette expérience d’une communauté poétique et spirituelle avec d’autres poètes-femmes qui ont eu ce Prix avant moi, de Béatrice Bonhomme à Aurélie Foglia, est une façon d’alléger la solitude consubstantielle à l’acte d’écrire.
    Mes remerciements vont ensuite à l’ensemble des membres du jury : à Pierre Brunel, qui a su trouver, pour parler de mon travail, des mots qui me touchent beaucoup ; Pierre Brunel que je voudrais remercier pour ses livres fondateurs mais aussi pour la place qu’il a donnée à la poésie en littérature comparée, de Rimbaud à Bonnefoy et à Vénus Khoury-Ghata. Sans cette place donnée par Pierre Brunel en Sorbonne à la poésie mais aussi à la musique, je n’aurais pas su trouver dans l’université française mon propre chemin à la jonction entre poésie, musique et littérature comparée.
    Tous mes remerciements vont aussi à Béatrice Bonhomme, à son œuvre poétique de haut vol ; Béatrice Bonhomme qui, comme personne avant elle en poésie française contemporaine, a ouvert la voie à une illumination réciproque de l’écriture par le « nu ». Béatrice Bonhomme, qui a aussi créé l‘une des principales revues de poésie en France, la désormais indispensable revue Nu(e), qui a entre autres publié en 2019 un numéro spécial consacré à mes livres de poèmes, sous la direction exigeante de Patrick Née, à qui va ici aussi ma profonde gratitude.
    Mes remerciements vont également à Claude Ber, qui a renouvelé la poésie épique et orale en France ; Claude Ber, dont le livre Il y a des choses que non (inspiré par une phrase prononcée par sa grand-mère engagée dans la Résistance) m’a confirmée dans mon choix d’unir poésie et lutte à bras-le-corps contre les injustices, poésie et cri d’alarme.
    Mes remerciements vont aussi bien sûr à mon éditeur Gérard Pfister qui a accueilli, depuis 2012, six de mes huit livres de poèmes et aussi mon livre de traduction des poèmes du poète autrichien Georg Trakl. Écrire et traduire, en poésie moderne, sont un seul et même engagement et Gérard Pfister, par son travail de poète et de traducteur, porte haut cet acte double. Gérard Pfister est parvenu à faire de sa maison d’édition Arfuyen, qui fêtera l’an prochain ses cinquante ans, ce qu’on pourrait appeler, avec le Rimbaud des Illuminations, une « maison ouverte », un lieu très fécond de la poésie française et étrangère.
    Enfin, avec beaucoup d’émotion, mes remerciements vont à deux morts qui sont inséparables de ma vocation poétique. Sans eux je ne serai pas devenue celle que je suis : D’abord mon père qui m’a initiée dès la petite enfance à la musique et à la poésie, mon père lui-même universitaire et poète, dont j’ai traduit avec ma mère, pendant le confinement, le récit poétique en langue allemande Der Sprachlose / L’homme sans langue, qui paraitra l’année prochaine aux éditions Arfuyen. De la langue allemande de mes parents, provient le travail de métissage entre le français et l’allemand dans mes poèmes, hantés aussi par le mutisme foncier du père. Et enfin Yves Bonnefoy, que je peux bien nommer mon père spirituel, grande figure tutélaire dont la rencontre, quand j’avais 20 ans, a été absolument déterminante pour mon engagement en poésie. L’étonnement et l’émerveillement devant le mystère et le rayonnement de la voix de Kathleen Ferrier au plus profond de la poésie d’Yves Bonnefoy sont fondateurs dans ma vie et ma poésie. La lecture du poème « À la voix de Kathleen Ferrier », qui fait à chaque fois trébucher le concept, est pour moi l’expérience d’une naissance toujours recommencée.

    Je voudrais essayer de dire maintenant ce que c’est écrire un poème pour moi ? C’est un acte indissociable d’une triple composante : la première composante est une expérience émotionnelle, car je ne conçois pas de poésie sans le sol physique et mental d’une expérience fondatrice, lumineuse ou obscure, presque toujours chez moi indissociable d’un choc initial et initiatique ; la deuxième composante est un travail exigeant sur la langue, une exploration sans relâche et infinitésimale de l’obscur par la langue ; la troisième composante est une quête inachevée du sens qui manque. Sans un travail sur la langue noué autour d’une expérience et tendu vers le sens qui toujours se dérobe, il n’y a pas poème dans l’acception où je l’entends et que je souhaite partager avec vous.

    Mais avant tout écrire est pour moi une seconde naissance et un risque (au sens étymologique de ce mot issu du latin « resecare », « couper ») : un risque indissociable de l’épreuve d’une « coupure » initiale.
    Le premier risque est celui d’avoir depuis longtemps lié l’écriture poétique et l’enseignement universitaire, c’est-à-dire aussi l’écriture poétique et l’écriture d’essais sur la poésie. L’acte d’écrire est pour moi profondément inséparable de l’acte de faire aimer la poésie des autres. Écriture /enseignement /recherche sont des vases communicants qui se fécondent les uns les autres, non sans tensions parfois. J’ai risqué ma vie et mon œuvre sur cette triade exigeante écriture poétique/ essais sur la poésie /transmission par l’enseignement, qui forment un tout fertile, à réinventer chaque jour.
    L’autre risque consubstantiel à ma poésie est d’avoir dès le début souhaité renouer le dialogue entre poésie et musique, alors que la poésie contemporaine s’est construite le plus souvent en rupture plus ou moins nette avec la musique. J’ai écrit un essai intitulé Poésie moderne et musique / vorrei e non vorrei, dans lequel j’ai pris acte de la difficulté pour la poésie moderne de se fonder sur la musique, mais c’est de cette tension féconde entre poésie et musique que se nourrit sans cesse mon écriture. Que fait la musique à l’être, au monde, à la langue ? Depuis mes premiers poèmes ce que je nomme poésie, c’est l’expérience d’une voix impersonnelle, anonyme, qui soudain monte en moi et m’est dictée avant tout par un travail de l’oreille, plus précisément par celle en moi que j’ai appelée l’ouïe éblouie. Écrire, dès le livre initial, sous le signe de « l’ouïe éblouie » m’a conduite à composer de nombreux poèmes traversés par la musique mais surtout à fonder mon écriture avant tout sur un travail de la matière sonore rythmique et silencieuse de la langue. Dans notre « temps de détresse », la musique peut, c’est du moins le pari que je risque, contribuer en profondeur à rendre à la poésie sa place centrale perdue.
    Le dernier risque que j’évoquerai ici est d’avoir, dès le début aussi, cherché à élargir le dialogue avec la musique par un dialogue avec les autres arts (peinture, cinéma, danse). Grâce au dialogue de la poésie avec les arts se produit (c’est du moins mon souhait) une transmutation fondatrice du personnel en universel. La correspondance entre la poésie et les arts pour ainsi dire multiplie la poésie. Mais toujours je veille à ce que l’émotion fondatrice à l’origine du poème, l’émotion sans laquelle il n’y a pas poème, reste le noyau central de l’écriture. J’intensifie encore cette expérience d’une co-résonance de ma poésie avec les arts, en travaillant souvent avec des artistes : ainsi j’ai co-écrit le scénario du film, La Momie à mi-mots de Laury Granier avec Carolyn Carlson. J’ai écrit en duo avec des peintres une trentaine de livres d’artistes. J’ai écrit un livret-poème, Poésie Shéhé Résistance, mis en musique par le compositeur italien Gualtiero Dazzi dans son opératorio Boulevard de la Dordogne : autant d’expériences décisives dans ma vie et ma poésie.

    Je terminerai par quelques mots sur La voie du large qui vient d’obtenir ce Prix Vénus- Khoury-Ghata et je vais essayer de vous faire brièvement entrer dans l’atelier des poèmes. Toute œuvre a rapport au secret. Je ne prétends pas connaître le secret de la mienne. Mais comme tous mes livres, La voie du large est le creuset d’une expérience indissociable d’un choc premier : ici l’expérience est celle du doute. Chaque mot de ce livre, chaque intervalle entre les mots a donné sa langue au doute. Cette expérience du doute, existentiel et métaphysique mais lié aussi au langage, a été aggravée ici par le choc qu’a constitué l’épreuve du confinement et du covid par lequel j’ai perdu un être très cher. Ce livre est avant tout un tombeau pour elle : Gisèle. J’ai mesuré à quel point le philosophe Jean Luc-Nancy avait raison de dire, dans son livre Résistance de la poésie, que « la poésie fait le difficile ». Mais peu à peu cette expérience du doute, d’auscultation de l’obscur qu’elle était, s’est transformée en instrument d’exploration et de connaissance. Dans cette transmutation, la musique, en particulier celle des Leçons de ténèbres de Couperin écoutées en boucle pendant le confinement mais aussi celle de nombreuses œuvres écoutées à la radio, a joué un rôle fondateur. Décisives aussi, dans cette transmutation, ce que j’appelle des « lettres-poèmes » que j’ai écrites à des poètes que j’aime, Rilke, Celan, Tsvetaeva, Dickinson. C’est avec le doute ainsi transformé en instrument de connaissance que la poésie a pu lentement ouvrir ce que j’appelle « la voie du large ». J’ai découvert que la poésie est pour moi en profondeur ce qui permet toujours (même dans les moments les pires) de faire don du « large ». J’avais déjà écrit dans Connaissance par les larmes : « Leçon de vie : se tourner toujours vers le large ». J’ai poursuivi ainsi dans La voie du large : « Le doute : seule certitude. // Lucidité du doute ouvre le large ».

    La voie du large, pour moi, est celle de la mer, du corps à chaque fois nouveau-né revivifié par la mer, mais aussi celle que donne tout ce qui nous ouvre, tout ce qui nous grandit, nous élève, nous éveille, nous émerveille. La poésie, qui invente à chaque poème« la voie du large » et aussi du « large intérieur », est indissociable de la création d’une circulation entre le dedans et le dehors, le visible et l’invisible, et surtout entre les vivants et les morts. Peu à peu le doute, non pas aboli mais transmué, s’ouvre sur quelque chose comme une expérience toujours éphémère de la grâce : la grâce fragile de ce que je nomme le « peut-être », qui fait don du possible. Ce livre, le plus métaphysique de mes livres, est ce que j’ai appelé une « cantillation » précaire tendue entre le « doute » et la « grâce ».

    Mais ce que je vous dis maintenant de ce livre, je ne le savais pas du tout quand j’ai commencé à l’écrire sur les carnets que j’ai toujours sur moi. Au commencement je n’avais que cette expérience obsédante : le doute et la nécessité d’accomplir ce que j’ai nommé « l’âpre ébauche ». Le livre, cette « âpre ébauche », s’est écrit par tâtonnements, ratures, brèves fulgurances, parfois données par l’improvisation au piano, qui n’est jamais loin ; je me méfie de tout projet initial surplombant, je me livre entièrement à l’obscur de la langue auquel je fais confiance. Peu à peu ça écrit en moi ; du travail sur l’obscur de la langue naît quelque chose qui s’ébauche dans une progressive arborescence par laquelle le livre s’invente, se remet en cause, se décompose et lentement malgré tout se compose. Voici peut-être le mot majeur : composition (qui renvoie aussi à la musique) ; composition d’où naît petit à petit le noyau central, d’abord totalement inconnu : le « large». Même quand ce vocable surgit, « le large », je ne sais pas au début ce qu’il veut dire. Le sens (profondément lié au son au silence au souffle et au rythme) se découvre petit à petit et ce n’est pas moi qui le dicte ; ce qui le dicte, c’est ce qui me « dépasse ». Comme le suggère un poème de trois vers, quelque chose comme un haïku tout à coup offert au détour d’un tâtonnement : « La mer relie / À ce qui nous dépasse / Ainsi la poésie ».

    Je vais vous lire maintenant deux poèmes de La voie du large. Deux poèmes qui sont composés en diptyque, comme tous les poèmes de l’avant dernière section du livre, diptyque fondé sur le rythme, comme la plupart de mes poèmes : ici rythme long / court ; long poème en prose / bref poème fulgurant en vers verticaux. Tout d’abord le long poème en prose intitulé « Au nom du père », que je choisis parce que Vénus Khoury Ghata m’a dit qu’elle aimait tout particulièrement mes poèmes placés sous le signe du père :

    AU NOM DU PÈRE

    « Tant de fois déjà, quand j’ai perdu pied, la radio m’a reliée à l’essentiel, emmailloté dans le linceul de mémoire.

    Je me souviens, il y a longtemps déjà, deux mois avant sa mort, le père avait découpé dans un journal un encart sur une radio compacte, dotée de grandes qualités acoustiques, surtout de basses profondes. Il le savait : ce qui me touche particulièrement dans une œuvre musicale, c’est la ligne sonore des basses. Le père m’avait promis de m’offrir cette chaîne pour Noël. La mort l’en avait empêché. Pourquoi, m’étais-je dit, ne pas m’offrir moi-même ce cadeau, pour ainsi dire posthume ?…

    Le jour de Noël, avoir installé la nouvelle radio avec des gestes mécaniques, sans en attendre grand-chose.

    Mais aussitôt – comment le dire sans naïveté ? Au moment même où je me suis branchée sur la chaîne musicale, un nom a surgi de la radio. Et quel nom ? – Le nom du père : Finck.
    Tout de suite après j’ai entendu, sans comprendre, un morceau baroque pour orgue, accompagné par une voix chantée de femme. Les sons graves de l’orgue et de la voix, exceptionnellement mis en relief par le nouveau poste de radio, m’atteignirent au plus vif.

    Étais-je déjà descendue aussi profondément dans la géologie des sons ? Suis demeurée souffle coupé tant l’émotion, à l’écoute de ce premier mot surgi de la radio, m’a saisie […] Soudain je fus submergée par les sanglots, comme si le nom du père, surgi de façon si étrange des entrailles de la radio, avait libéré les pleurs qui n’avaient pu couler et dénoué le nœud gordien au fond de la gorge qui les retenait captifs.

    La voix du présentateur de radio, après ce morceau, me fit l’effet d’un deus ex machina : Vous venez d’écouter, du maître de Lübeck, Dietrich Buxtehude, une œuvre pour orgue joué par Bernard Foccroulle accompagné par la mezzo-soprano Bernarda Fink.

    Instantanément, à tort ou à raison, par un court-circuit qui traversa tout le corps, j’interprétai cette apparition musicale comme un signe du père mort. Ou du moins, je compris que le hasard m’avait fait à sa manière singulière le cadeau que le père n’avait pu m’offrir. Car n’était-ce pas le hasard qui avait voulu que j’ouvre pour la première fois cette radio exactement sur le nom du père, sous la forme d’un patronyme commun à notre famille et à la cantatrice argentino-slovène Bernarda Fink ? Ce que le présentateur de radio ajouta accrut encore les frissons qui me traversèrent le corps : il s’agissait du Klaglied que Buxtehude composa pour la mort de son père, Muss der Tod dann auch entbinden.

    Singulière correspondance, grâce à la musique, entre le deuil du père transformé par Buxtehude en chant sacré et mon propre deuil ! La présence de l’orgue dans l’œuvre de Buxtehude contribua à donner à cet événement une intensité épiphanique, comme si le nom Finck avait surgi d’outre-tombe. En un éclair m’être souvenue que le jeune Jean-Sébastien Bach était venu à pied jusqu’à Lübeck pour écouter l’œuvre pour orgue de Buxtehude. Comme je le comprenais !

    Cet événement accrut encore ma radiophilie native, exacerbée par l’intervention du hasard. Le poste de radio favorise toutes sortes de coïncidences mystérieuses, qui multiplient la musique.

         Radio : courroie de transmission avec les morts ?

        Passe et repasse dans ma tête toujours la même question sans réponse : Les morts nous envoient-ils des signes ? Ou est-ce nous qui croyons qu’ils en envoient ?

        À partir de cette expérience, j’en eus la confirmation : j’écrirai tous mes livres au nom du père. »

    Et voici le second poème du diptyque : très bref, sans titre, écrit verticalement :

    « Là où
    Un homme et une femme
    Nus
    Écoutent la nuit
    De la musique
    Ensemble
    Le monde
    Peut

    Changer »

     

     

    Finck

     

         MICHÈLE  FINCK

    Finck Guidu
    Image, G.AdC

    ■ Michèle Finck
    sur Terres de femmes ▼

    La voie du large, Couverture : → Caroline François-Rubino, Arfuyen 2023
    → Connaissance par les larmes (lecture d’AP)
    → [Chostakovitch, Tsvetaïeva, Akhmatova] (poème extrait de La Troisième Main)
    → La Troisième Main (lecture d'Isabelle Raviolo)
    → Pitié (poème extrait de L’Ouïe éblouie)
    → [Cette fois nous parvenons à travailler] (poème extrait de Poésie Shéhé Résistance)
    → Sur un piano de paille (lecture d’AP)
    → Variation 9 :: À Glenn Gould 1981 (poème extrait de Sur un piano de paille)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Arfuyen) une notice bio-bibliographique sur Michèle Finck
    → (sur le site des éditions Arfuyen) une page sur Connaissance par les larmes de Michèle Finck

    ■ Voir | écouter encore▼

    → (sur Terres de femmes22 septembre 1962 | Sortie de Mamma Roma (Pier Paolo Pasolini)
    → (sur YouTube) la séquence finale de Mamma Roma =>

    Séquence finale de Mamma Roma

  • TdF sommaire du mois de Juin 2024 / N° 233

     

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    ♦ SOMMAIRE DU MOIS  DE JUIN 2024  ♦

    ♦ Cartouche du N°233 de Terres de femmes / juin 2024 ♦

     

     

    Guillaume Decourt / Un temps de fête

    Nohad Salameh / Jardin sans terre

    Marie Alloy / La ligne d'ombre

    James Sacré / Par des langues et des paysages

    24 juin 1935 | Mort de Carlos Gardel

    "Voix sous les voix" Angèle Paoli et Marie Hercberg / éditions Al Manar

    Terres d’encres / Angèle Paoli ( précédemment mis en ligne le 20 juin 2006 )

    19 juin 1992 | Mort de Margherita Guidacci ( précédemment mis en ligne le 19 juin 2005)

    Cécile Guivarch / SI ELLES S'ENVOLENT

    Chams Langaroudi / les cendres de l'envol

    Anguéliki Garidis / Le lézard aux yeux bleus / Lecture d'Angèle Paoli

    Jean-Louis Bernard | Héritage du souffle

    Muriel Pic & Anne Weber / Petit Atlas des Pleurs

    Jean-Christophe Belleveaux / Les lointains

    Gérard Cartier / Le Roman de Mara

               Pascal Commère / Garder la terre en joie / Lecture d'Angèle Paoli

             Martina Kramer / Atelier lumière / où se joue une physique poétique

              Anguéliki Garidis / Le lézard aux yeux bleus / Extraits

             Gerhard Falkner / À Grüningen / In Grüningen

             Yannis Kiourtsakis / Camus et Séféris / Une affaire de lumière

             Anne Barbusse / Recluse

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                    ♦ Tdf sommaire du mois de mai 2024 ( N°232 )
                    ♦ Cartouche du sommaire du mois de mai 2024 ( N° 232 )  

                                                      ♦  Voir le  →  répertoire chronologique de tous les numéros

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  • Terres de femmes n° 233 ―juin 2024

     
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    du numéro du mois de juin 2024
     
     
    TdF juin 2024
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

     

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    Responsable de la rédaction : Angèle Paoli
    Coordination éditoriale et mise en pages :  Yves Thomas ( † 2021 ) 
    Direction artistique et mise en images : Guidu Antonietti di Cinarca:(G. AdC )