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<< Mon poème du samedi
![]() Ph., G.AdC PEUT-ÊTRE Tout à l’heure peut-être Angèle Paoli, Noir écrin, poésie cap-corsaire, éditions A Fior di Carta, 20228 Barrettali (Haute-Corse), 2008, page 17. PO DASSI Dopu po dassi Traduction en corse de Stefanu Cesari |
Auteur/autrice : Angele Paoli
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Angèle Paoli / Peut-être / Po dassi
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Paul Louis Rossi / Les Horizons égarés / Lecture de Marie-Hélène Prouteau
Paul Louis Rossi / Les Horizons égarés
dessins de l’auteur
coll. Le Carré des lombes, Obsidiane, 2025Lecture de Marie-Hélène Prouteau
Ce recueil, Les Horizons égarés, prend une couleur particulière du fait de la disparition récente de Paul Louis Rossi, le 6 février 2025. Prévu de son vivant, mais publié après sa mort, il rassemble deux minces recueils parus il y a une dizaine d’années aux éditions de la Canopée, dans une édition de luxe à tirage limité, illustrée par Thierry Le Saëc, Les Horizons égarés, suivi de Les Brûleuses d’algues. S’y rajoutent aujourd’hui deux textes, Méditations et Rivages, des dessins de l’auteur et un portrait de Marie Étienne.
L’ensemble se place sous le signe hautement signifiant de l’égarement. S’égarer, c’est perdre son chemin, se désorienter. C’est aussi perdre le contrôle de soi. Peut-être aller loin de soi, au-delà d’autres horizons, pour se trouver, se retrouver. C’est dire si, dans cette image des « horizons égarés », se joue le déroulé aléatoire de l’imaginaire analogique propre à Paul Louis Rossi.
La première partie du recueil, mettant en scène plusieurs voyageurs audacieux du XIXe, s’ouvre sur les îles aléoutiennes, au large de la Colombie-Britannique avec le théâtre aléoutien qui fascina tant Paul Louis Rossi. Puis, comme chez Borges, le chemin bifurque vers la Sibérie des Iakoutes. Une mosaïque se construit sous nos yeux qui déploie l’insolite, l’ailleurs, l’inconnu :« Les cavaliers Iakoutes
arrachent les crins
de leurs montures »La seconde partie, « Les Brûleuses d’algues », illustre la façon dont la matière bretonne récurrente dans son œuvre est retravaillée par la rêverie labyrinthique. L’écrivain nous emmène au Japon lors d’une séquence de Nô, s’arrime ensuite aux confins d’Armorique dans la fumée des algues brûlées. Il pratique un art de la connexion – remarquable « étoilement », pour reprendre l’expression de Jean-Christophe Bailly. Il fait fi des frontières de genres, poésie, proses, trace et croise des voies, pages de botanique sur les algues, aphorismes philosophiques, tels :
« le vent
de l’impermanence
ne choisit pas l’instant »Mêlant le poème et le récit en une poésie singulière, le poète cultive la sortie des limites, s’égare, s’élance hors des sentiers battus en mettant en scène des figures singulières de personnages originaux, picaresques, comme il aime à en peupler ses livres, tel le fameux botaniste et écrivain Adelbert de Chamisso aux énigmatiques dessins et auteur de Peter Schlemihl.
Paul Louis Rossi n’est jamais là où on l’attend. Usant à merveille de tours de passe-passe successifs, passant d’un tableau nocturne du théâtre japonais avec le Waki, son récitant, il évoque, quelques pages plus loin, la Place de la Petite Hollande, lieu de Nantes, sa ville natale, ou, Recouvrance, vieux quartier de Brest, ensuite les marais salants de Batz-sur-mer, pour prendre un nouvel embranchement avec « Les Contes d’Ise » et le souvenir des cerisiers en fleurs au Japon. Ce faisant, l’écriture se tient au diapason du « divers ». N’est-ce pas là, dans ce tressage du multiple, que se joue la recherche constante de nouvelles formes ? La création d’une écriture éminemment ductile et mouvante tout à la fois ?
Ces brûleuses d’algues sont-elles bretonnes ? Sont-elles japonaises ? Pour moi qui, dans mon enfance bretonne, ai vu ces femmes astreintes à leur pénible besogne, je ne peux qu’immédiatement les rapprocher des Pêcheuses de goémon, de Paul Gauguin. Magistrale toile où le peintre accole littéralement aux vagues bretonnes du Pouldu la grande vague de Kanagawa d’Hokusaï . Paul Louis Rossi ne fait pas autre chose quand il pose ainsi un « regard éloigné », japonisant, sur le proche et le familier.
Jamais à sa place, toujours dans la mouvance d’un horizon qui, sans cesse, se dérobe, Paul Louis Rossi ne serait-il pas un « écrivain de fuite » qui prend la tangente, se défie des frontières, s’égare dans la contemplation de son monde analogique ? Là où l’emportent ses rêves laminaires, ses contemplations lapidaires :« un silex parfait
étincelant supérieur
et méditatif »Dans Méditations et Rivages, poèmes consacrés à des hauts lieux du Moyen-Âge, Sénanque et Tintagel, le poète poursuit sa traversée onirique. Cette qualité contemplative de Paul Louis Rossi, Marie Étienne la saisit avec une extrême sensibilité dans le dessin qu’elle a réalisé, un portrait de profil où le regard du poète semble d’échapper et s’ouvrir à la divagation.
Paul Louis Rossi, toujours en quête de formes nouvelles ouvrant un autre chemin d’écriture, réussit dans ce recueil la visée quasi métamorphique qu’il pointait dans Les Ardoises du ciel : « Mon idéal est une sorte d’idéogramme en prose, forme qui contiendrait à la fois le dessin, la pensée originelle, le geste, ainsi que l’ensemble des sensations, émotions, images suscitées par le récit ».
PAUL LOUIS ROSSI sur → TdF
MARIE-HÉLÈNE PROUTEAU
■ Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼→La petite plage, Éditions La part Commune, 2015 (lecture d'A.P)
→ Chambre d’enfant gris tristesse
→ La croisière immobile
→ Le cœur est une place forte (lecture d’AP)
→ L’Enfant des vagues (lecture d’AP)
→ Nostalgie blanche. Livre d’artiste avec Michel Remaud
→ Voir Pont-Aven (extrait de Madeleine Bernard, La Songeuse de l’invisible)
→ La Ville aux maisons qui penchent (lecture d’AP)
■ Voir aussi ▼■ Lectures de Marie-Hélène Prouteau
sur Terres de femmes ▼→ Anne Bihan, Ton ventre est l’océan
→ Jean-Claude Caër, Alaska
→ Jean-Louis Coatrieux, Alejo Carpentier, De la Bretagne à Cuba
→ Marie-Josée Christien, Affolement du sang
→ Yves Elléouët, Dans un pays de lointaine mémoire
→ Guénane, Atacama
→ Luce Guilbaud ou la traversée de l’intime
→ Denis Heudré, sèmes semés
→ Jacques Josse, Liscorno
→ Martine-Gabrielle Konorski, Instant de Terres
→ Ève de Laudec & Bruno Toffano, Ainsi font…
→ Jean-François Mathé, Prendre et perdre
→ Philippe Mathy, l’ombre portée de la mélancolie
→ Monsieur Mandela, Poèmes réunis par Paul Dakeyo
→ Daniel Morvan, Lucia Antonia, funambule
→ Daniel Morvan, L’Orgue du Sonnenberg
→ Yves Namur, Les Lèvres et la Soif
→ Jacqueline Saint-Jean ou l’aventure d’être au monde en poésie
→ Dominique Sampiero, Chante-perce
→ Dominique Sampiero, Où vont les robes la nuit
→ Ronny Someck, Le Piano ardent
→ Pierre Tanguy, Ma fille au ventre rond
→ Pierre Tanguy, Michel Remaud, Ici même■ Voir encore ▼
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Marie-Hélène Prouteau
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Pierre Cendors / Les Harmoniques originels
<<Poésie d'un jour
" un grand corbeau "
photo : ©S. Wroza / INPNMaumean
Ben Gorm
Knocklaur
Culogleurs cambrures crustales
faites aux ruissellements
emmottées dans la terre noire
en immobiles scellées de pierre
disent mieux qu’un poème
l’inépuisable force irrévélée
de la poésieLe vent vorace
régurgite l’espace -océan
erre au bord
extrême de son errance
pille les cavités perdues
de l’air où là-haut
un grand corbeau
entre les spires de ses ailes
hypnotise lentement
une profondeurDes versants rocailleux
les sources déterrent
une eau matricielle
articulée de clarté
au goût d’immatérielOn voit contre le roc
leur dévalade blanche
désaccélerer de loin
à une vitesse méditableLa réalité y déréalise son empire
Ben Gorm
d’une seule crachée
vouée à l’abrupteles harmoniques aériens
s’engouffrent dans les hachées
sombres de la paroi
ébranlent par à-coups
un tambour de silence
qui tonne bas sous le passeul
à l’écoute
dans l’entente charnelle
du sol et du corps
d’un respir originelPierre Cendors, « L’âge du ciel » in Les Harmoniques originels, Poèmes & photographies de Pierre Cendors, L’Atelier Contemporain, François-Marie Deyrolle éditeur en 2025, pp. 14,15,16,17.
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PIERRE CENDORS
■ Pierre Cendors
sur Terres de femmes ▼→ Les Hauts Bois, Isolato, 2013
→ [Ici est le seuil] (extrait de Chant runique du vide)
→ L’intime du large (autre extrait de Chant runique du vide)
→ Les Fragments Solander (note de lecture d’AP)■ Voir aussi ▼
→ (sur remue.net) L'appel du large, un dialogue entre Pierre Cendors et Cécile Wajsbrot (3 mai 2008)
→ (sur le site de Cadex Éditions) une fiche bio-bibliographique sur Pierre Cendors
→ Endsen, le blog de Pierre Cendors -
Robert Walser / Poèmes
<< Poésie d'un jour
Beschaulichkeit
Die Bücher waren alle schon geschrieben,
die Taten alle scheinbar schon getan.
Alles, was seine schönen Augen sahn,
stammte aus früherer Bemühung her.
Die Häuser, Brücken und die Eisenbahn
hatten etwas durchaus Bermerkenswertes.
Er dachte an den stürmischen Laertes,
an Lohengrin und seinen sanƒten Schwan,
und üb’ rall war das Hohe schon getan,
stammte aus längstvergangnen Zeiten.
Man sah ihn einsam über Felder reiten.
Das Leben lag am Uƒer wie ein Kahn,
der nicht mehr Ċhig ist zum Schaukeln, Gleiten.Contemplation
Tous les livres étaient déjà écrits,
tous les exploits, semble-t-il, accomplis.
Tout ce que voyaient ses beaux yeux
était le fruit d’efforts très vieux.
Maisons, ponts, et chemins de fer
avaient vraiment quelque chose d’insigne.
Il songeait au bouillant Laertes,
à Lohengrin et son doux cygne,
Partout, déjà, le sublime était accompli,
Remontait à des temps reculés.
On le voyait chevaucher dans les champs, solitaire.
La vie était échouée sur la grève
Comme un canot qui ne peut plus tanguer, glisser.Robert Walser, « III Berne 1924-1933 » in POÈMES/ GEDICHTE, Choisis et traduits par Marion Graf, Postface de Jochen Greven, Éditions Zoé 2008, pp. 80, 81.
Illustration: Fernand Hodler, La Forêt de hêtres, 1885.Né à Bienne en 1878, mort à Herisau en 1956, Robert Walser est un poète à découvrir. Il publie ses premiers poèmes, âgé de vingt ans à peine, dans les plus prestigieuses revues de son temps, puis revient assidûment à la poésie dans les années bernoises, qui précèdent son silence définitif en 1933. Publiés jusqu’à Prague ou à Berlin pour certains, restés esquissés dans le territoire secret des microgrammes pour d’autres, ces poèmes tardifs vibrent d’une liberté et d’une audace à la fois souriante, fragile et souveraine.
Voici, en cinquante poèmes, une première approche d’une œuvre poétique tout en contrastes : autant de textes qui émeuvent et amusent, surprennent, déroutent, envoûtent. -
Marie Tavera / Dépaysage(s) / suite lacunaire
<<Poésie d'un jour
" je cueille une eau prise dans les herbes"
Photo : G.AdCII.
je suis le fond ouvert d’une mémoire
neuve et verte
croissant
où remue le halo des tiges
le buisson de mes mains
percées dessous le front nos branches
contiguës
*
contre-jour d’herbes
je cueille mon jardin plus loin
je cueille une eau prise dans les herbes
toujours ailleurs et d’un jardin à l’autre aujourd’hui le verger
j’accroupis ma hauteur aux tempes
visage de l’herbe
l’argent de ces figuresbaigne
sans la parole
je cherche l’écriture ouverte de mon tempsje cherche sous l’argent le bois de ce verger
son os
comme argent
ce qui nous remémore à l’avant de nous-mêmes
ce lien comme transit
force de notre dos
force d’être venus à l’avant exaucer la trame de nos draps
traces ou centre
l’oubli
peut-être l’autre espace depuis cet espace même
avec
ce qu’il y a
ou même justement
l’autre moyen
l’herbe neuve
comme de l’intérieur des choses la limite où se poursuit le centre
où nous passons plus loin que le corps des lignées cet axe nous le sommes
plus loin
à notre marge
où surgir apparaît ici comme de là dans ce jus à nos paumes
Marie Tavera, « Je cueille mon jardin plus loin » in Dépaysage(s), suite lacunaire,
Couverture et illustrations, dessins©Marie Tavera, Poésie, Éditions Musimot 2025, pp.48, 49, 50, 51.MarieTavera sur → TdF
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E.E. Cummings / New York
<<Poésie d'un jour
Portrait-collage par G.AdC
11. plato told
him:he couldn’t
believe it (jesustold him; he
wouldn’t believe
it) laotsze
certainly told
him, and general
(yesmam)
sherman ;
and even
(believe it
ornot) you
told him:i told
him ; we told him
(he didn’t believe it, nosir)it took
a nipponized bit of
the old sixthavenue
el;in the top of his head: to tellhim
1×1,XIII,1944.
11. platon le lui
a dit:il pouvait pas
le croire (le christle lui a dit;il
voulait pas le
croire) laotseu
le lui a dit
bien sûr, et le général
(ouim’dame)
sherman;
et même
(croyez-le
oupas) tu
lui as dit : et moi
aussi ; nous lui avons dit
(il ne l’a pas cru, nonm’sieur) il a fallu
un bout nipponisé du
vieux métro aériende la sixième
avenue ; planté dans son crâne : pour luidire
Photo: Angèle Paoli et photos de NYC : G.AdC
E.E. Cummings, « Greenwich et ses villageois » in New York, Anthologie – Édition bilingue,
Traduit de l'anglais et présenté par Jacques Demarcq, 2025, pp.60, 61.
■ e.e. Cummings
sur Terres de femmes ▼→ Érotiques [Erotic poems, W.W. Norton & Co, New York, 2010], Éditions Seghers, Collection Poésie d’abord, 2012, pp. 72-73-74-75.
Édition bilingue Traduit de l’anglais et présenté par Jacques Demarcq.
→ Beautiful
→ [goodby Betty, don’t remember me]
→ Memorabilia■ Voir aussi ▼
→ (sur le site American Poems) une bio-bibliographie d’e.e. Cummings (+ un choix de 153 poèmes)
→ (sur scribd.com) l'intégralité des poèmes d’e.e. Cummings -
Angèle Paoli / Et toi
<< Mon poème du samedi
Et toi

" La spirale géométrique du temps "
Ph, G.AdCEt toi
toi qui buvais dans l’or bleu du matin
toi qui parlais à l’eau vive du ruisseau
toi qui courais en sirène après les vagues
toi qui collectionnais les rubans d’herbe folle
toi qui croyais que la vie ne serait
que ce lent écoulement des jours
je t’avais dit pourtant
tu n’as pas voulu écouter ni entendre
que les ans se divisent en mois
les mois en jours
les heures en minutes
les minutes en instances encore plus brèves que la vie
la vie longitude
latitude et fractions
fuseaux horaires
tu ne voulais pas des échelles
sinon pour passer ta journée dans les arbres
maintenant tu es là sans arbre
le crayon à la main
et il ne reste plus rien
de l’or des matins bleusAngèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli -
Fanny Taillandier / Delta
Lecture (Extrait)
Reprenons. En Camargue, il faut toujours reprendre le fil de l’eau. Des millénaires durant, le Rhône ne passait pas ici : le grand Rhône, descendant d’Arles, bifurquait vers l’ouest dans un dernier et long méandre, appelé le « Bras-de-Fer », qui se jetait dans la mer là où se trouve aujourd’hui la plage de Beauduc.
À l’est du Bras-de-Fer, il y avait des prairies inondables qui s’appellent ici des sansouïres, et beaucoup d’étangs salés – la terre, à ce degré méridional, est comme déposée sur la mer qui la précède : elle est composée d’alluvions millénaires par-dessus le sel immémorial, et n’existe que depuis le XVIIe siècle et le petit âge glaciaire qui a vu baisser le niveau des mers du globe (voir première partie, « Avenue de Camargue »). Les fonds des étangs dégorgent de sel sous les crues du Rhône ; en été, lorsque l’eau s’évapore, le sel décore les rives de couronnes blanches et cristallines. Depuis les débuts de la présence humaine en Camargue, il en est l’une des ressources les plus communes et le plus précieuses.
Mais ce cristal va prendre une immense importance politique dans la France classique. La gabelle, cet impôt mis en place d’abord à titre exceptionnel au Moyen Âge, puis systématisé à mesure que se constitue l’État central du royaume de France, a tout d’un bon impôt pour les princes : le sel, nécessaire à la conservation des aliments, est indispensable à tous, ce qui fait qu’on peut prévoir et garantir ce bénéfice aussi nombreux que les contribuables d’une année sur l’autre. Il devient monopole d’État et l’un des revenus principaux sous Louis XIV : la gabelle représente un tiers des recettes de la Ferme générale mise en place par Colbert, l’ancêtre du Trésor public. Évidemment, cet impôt, dont sont exemptés les nobles et le clergé, est une injustice pour le tiers état. Mais c’est ce qui s’appelle une sécurité financière pour le régime.
En tant que région productrice de sel, le comté d’Arles ne paye pas la gabelle. Mais Marseille, oui, et la forte taxation encourage le marché noir. Ici, juste derrière le they* que nous gravissons lentement, et qui n’existe pas encore, dans cette marche orientale du delta de la Camargue, loin de tout peuplement humain, les faux-sauniers viennent en douce prélever l’or blanc sur le bords des étangs, traversent par un sentier le massif du Rove, au-dessus de Fos, longent la Côte Bleue, l’Estaque, et le revendent au noir à Marseille et alentour, là où l’impôt est en vigueur.
Les fermiers des gabelles (les percepteurs du fisc), conscients de cette contrebande, cherchent à contrôler le sel des étangs- il faut donc en contrôler l’irrigation en eau douce. Ils ouvrent un petit canal entre le début du Bras-de-Fer et ces étangs, ainsi qu’une série de roubines (c’est-à-dire des vannes) entre les étangs qui se succèdent jusqu’au littoral. Le sel est dissous, sa cristallisation sous contrôle royal. Faudrait pas non plus que les ressources naturelles soient en accès libre, non mais oh.
À son autre extrémité, d’ailleurs, le sentier des contrebandiers voit se construire deux belles citadelles signées Vauban, qui tiennent en joue non pas le large, mais le port de Marseille. Les roubines entre les étangs témoignent, comme les meurtrières du fort Saint-Jean, de la domination de l’homme sur le territoire, mais aussi, et peut-être surtout, du roi sur le territoire. Ici comme partout, l’aménagement est à la fois assainissement, domestication, contrôle de richesses, contrôle des mouvements, et donc, en définitive, contrôle des gens. La politique, qui est une politique d’aménagement national n’est pas menée par tous mais par quelques-uns, pour quelques-uns. Le colbertisme est franchement admirable, pas franchement humaniste.
Enfin, quoi qu’on en pense par ailleurs, les choses ne restent pas exactement telles qu’on croyait les avoir fixées. Comme l’eau, par exemple. En 1711, alors que, selon la légende, un roubinier étourdi a oublié de refermer une vanne, un fort mistral, par une nuit de février, fait déborder le Rhône de son méandre du Bras-de-Fer. Le fleuve furieux s’engouffre dans le canal, emporte les roubines, submerge les étangs, et roule droit au sud vers la mer. Le grand Rhône contemporain est né.
Les ingénieurs du roi en stabilisent les nouvelles berges : le nouveau parcours du fleuve fait gagner presque vingt kilomètres à la navigation entre Arles et la mer. La volonté de maîtrise, l’erreur humaine et l’aléa météorologique ont dévié le cours du fleuve. Le Bras-de-Fer s’assèche peu à peu, les salins bordent désormais le fleuve, et les alluvions rhodaniennes se regroupent désormais à l’embouchure, où les courants littoraux les répartissent de part et d’autre en deux longues plages, dont, à l’est, celle sur laquelle nous marchons : le they de la Gracieuse.« They »: nom donné à « la flèche de la pointe littorale »
Fanny Taillandier, DELTA, Empires, III, SYMBIOSE, Le Pommier, 2022, pp. 75,76,77, 78,79.
Agrégée de lettres, Fanny Taillandier écrit des textes longs et courts et propose des formes multimédias (musique, installations) sur le territoire et ses récits. Elle est l’autrice notamment, de la fiction documentaire Les États et empires du lotissement Grand Siècle (PUF, 2016). Les romans Par les écrans du monde (Seuil, 2018) et Farouches (Seuil, 2021) constituent les deux premiers titres du cycle « Empire ».
© Hermance Triay
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Samar Chaaban / des montagnes sous la langue
<<Poésie d'un jour
¿será que sobrevivo al río o que el río sobre-
vive en mí ?
permanezco sin respuesta
ayer hoy y mañana, olas que me revuelcan
si nado los ojos abiertos bajo tierra
¿los encontraré ?
me esconderé en la sombra del único pez
que nada contra corriente
a mí también me gusta al sal, y también me
gusta cómo las algas cosquillean mi cola de
sirena incandescenteyo no soy como lxs demás
busco el anzuelo
el lugar donde duele
donde se encaja
donde hay herida, o sea
donde hay memoriay si me pierdo lameré mi piel de escamas
hasta recordar cómo pesa la lengua
de tanto resguardar montañasest-ce que je survis au fleuve ou est-ce le
fleuve qui survit en moi ?
je demeure sans réponse
hier aujourd’hui demain vagues qui me
renversent
si je nage les yeux ouverts sous terre, les
trouverai-je ?
je me distillerai dans l’ombre du seul
poisson à contre-courant
moi aussi j’aime le sel et les algues
qui chatouillent ma queue de sirène
incandescenteje ne suis pas comme les autres
je cherche l’hameçon
l’endroit où ca fait mal
où ça s’ancre
où ça blesse
c’est-à-dire où il y a mémoireet si je perds je lécherai ma peau
d’écailles
jusqu’à me souvenir du poids de la langue
à force d’y abriter des montagnesSamar Chaaban, des montagnes sous la langue, illustration de couverture : Samar Chaaban, yolitia, 2024, blast, Toulouse 2025, pp.44, 45.
L'autrice et les éditions blast remercient chaleureusement Sarah Haidar pour son aide précieuse sur les traductions en arabe.Née en 1993 à Paris, dans le 13e arrondissement, de parents mexicains et libanais engagés dans les luttes anti-impérialistes, Samar est poète (ou poémiste) dans les heures volées au capital, lorsqu’elle ne travaille pas dans le secteur associatif en gestion de projets. Marquée par la disparition brutale de ses deux parents ces dernières années, elle cherche à tisser une poétique de l’absence et à explorer la transmission intergénérationnelle des luttes que permet cette filiation.
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Agnès Adda / La filature
<< Poésie d'un jour
Et puis s’en vont
Il alignait les clefs à remonter le temps
Celles des montres, des goussets
Et sur un air de gigue à deux temps
La clef des contes patinée de sang.*
Quand se rompit le sceau de la nuit
Sur le manteau de mosaïque dure
Crut-il voir, sidérante et noire
La clef du royaume des cieux ?
Il s’évada par la porte des champs.*
Codes, combinaisons.
Posséder. Jouir ?L’anneau d’une clef abandonnée
Ses galbes ourlés
Comme refuges et nids d’oiseaux
-Arbre de vie ?*
À belle allure filait le tramway
Comme félin des villes.
Aux fenêtres des hautes tours
Grisés par la vitesse
Se pressaient les reflets.Dans leur cage de transit
Il interrogea les visages
Linottes de passage.
Pas un qui n’eût jeté sur les rails
Ses clefs de fer et de plastique.La liberté traçait son histoire.
Agnès Ada, « Odes aux passages » in LA FILATURE, Poésie, éditions unicité 2020, pp. 24, 25.
Dans La Filature, le lecteur reconnaîtra la sensibilité et la recherche des précédents recueils d'Agnès Adda, sa capture au plus près de l'émotion, en détective de la beauté fugace, son lyrisme filé teinté d'ironie et d'autodérision (« Odes aux pas-sages », « L'Écume du retour »). Il retrouvera le dialogue amoureux, parfois irrévérencieux, qu'elle entretient avec les arts visuels (« L'oeuvre intime et traversante »). De la fantaisie de la poétesse, ce recueil offre une palette élargie : esthétique sèche des « Brèves de terre et d'eau », art de la controverse et du paradoxe.
Note de l'éditeur
