Catégorie : Anthologie poétique « Poésie d’un jour »


  • Michele Tortorici | Vicino al faro

    «  Poésie d’un jour  »
    choisie par Danièle Robert



    Tortorici





    VICINO AL FARO


    Attraversa il vento labirinti di nulla, muri bassi
    di pietre secche dove sali
    di mare e di terra si confondono. Ti sorprendi
    che l’immenso cammino dell’aria sotto il cielo
    possa tracciare così fini ricami sulle mille
    scabre schegge d’arenaria o inanellare
    danze su questa arsa isola che dedali
    di pazienti fatiche innalza. Vicino al faro
    si apre in bassi scogli la piana. Un’altra
    isola a occidente segna appena
    una pausa dello sguardo ma sai bene
    che al vento sottrae soltanto una nascosta
    rada con poche sbigottite barche. Al di là
    non sapresti se cercare
    altre isole ancora o altri mari ; altro da queste
    secche pietre che inutilmente chiudono
    ombre e forse qualche piccolo rettile
    guizzante e si lasciano ingannare
    dal vento che le accarezza e intanto
    le consuma ; altro da te come una provvisoria
    — ma profonda — conoscenza che l’animo investe
    con raffiche ineguali e passa, ma intanto
    ha trasformato ciò che sei, ciò che pensi.

    Ora vicino al faro si condensa
    una foschia che fa sentire
    acqua salata sulla pelle, che ti fa
    animale marino, che ti unisce
    a ciò che poco prima per un attimo
    ha attraversato la tua mente, che profonda
    te nel libero
    divenire di ogni cosa e ti dà senso.


    Michele Tortorici, La mente irretita, Manni Editori, San Cesario di Lecce, 2008, page 16.






    Faro favignana punta marsala
    Source






    PRÈS DU PHARE


    Le vent traverse des labyrinthes de néant, des murs bas
    de pierres sèches où les sels
    de la mer et de la terre se confondent. Tu es surpris
    que l’immense chemin de l’air sous le ciel
    puisse tracer de si fines broderies sur les mille
    éclats rugueux de grès ou nouer
    des danses sur cette île brûlée qui érige
    des dédales de patientes fatigues. Près du phare
    s’ouvre en bas des récifs la plaine. Une autre
    île à l’ouest marque à peine
    une pause du regard mais tu sais bien
    qu’elle ne fait que soustraire au vent une rade
    cachée et quelques barques affolées. Au-delà
    tu ne saurais s’il faut chercher encore
    d’autres îles ou d’autres mers ; autre chose que ces
    pierres sèches qui vainement enferment
    des ombres et peut-être quelque petit serpent
    frétillant, et se laissent abuser
    par le vent qui les caresse et en même temps
    les dévore ; autre chose que toi comme une provisoire
    — mais profonde — connaissance qui assaille l’esprit
    par rafales irrégulières et qui passe, mais en même temps
    a transformé ce que tu es, ce que tu penses.

    Maintenant près du phare se condense
    une brume qui rend sensible
    l’eau salée sur la peau, qui fait de toi
    un animal marin, qui t’unit
    à ce qui juste avant, pour un instant,
    a traversé ton esprit, qui te plonge
    dans le libre
    devenir de toute chose et te donne un sens.


    Michele Tortorici, La Pensée prise au piège, éditions vagabonde, 2010, pp. 25-27. Traduction de Danièle Robert.




    ________________________________________________
    NOTE d’AP : début juin 2009 a paru, dans la revue semestrielle marseillaise Il particolare, n° 19/20, une importante anthologie (dix poèmes) du recueil La mente irretita [La Pensée prise au piège] de Michele Tortorici. Dans une traduction de Danièle Robert (voir à ce sujet la recension de Ronald Klapka sur le site de la revue Sitaudis, et le site de Michele Tortorici). La version française (édition bilingue) de La Pensée prise au piège a paru aux éditions vagabonde (13001 Marseille) fin septembre 2010. Traduction et préface de Danièle Robert.






    Copertina-La-Pensee1







    NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE (rédigée par Danièle Robert)


         Né à Trapani (Sicile) en 1947, Michele Tortorici a d’abord enseigné les lettres dans le secondaire. Il a dirigé et co-écrit une Histoire de la littérature italienne (Storia della letteratura italiana nell’orizzonte europeo) en 1993 ainsi que de nombreux articles et essais sur la littérature, l’art et la culture. Il travaille actuellement à Rome où il s’occupe plus particulièrement de logique hypertextuelle et des moyens de communication numériques.

         Son premier recueil de poèmes, La mente irretita (La Pensée prise au piège) a paru aux éditions Manni en 2008 (trad. fr., éd. Vagabonde, septembre 2010) ; il regroupe des textes écrits entre 2002 et 2007, dont l’ensemble se déploie selon trois thèmes directeurs : d’abord La vita dell’isola, évocation de Favignana, la principale des îles Égades situées à l’ouest de la Sicile ; c’est là le berceau familial. À l’opposé, l’évocation par fragments et en touches discrètes de certaines villes qui comptent beaucoup pour lui, à des titres divers : Bologne, Turin, Gênes, La Spezia, Venise, New York : Fermate di città. Entre les deux, un ensemble de rêveries, de souvenirs, de réflexions mettant parfois en scène des êtres ou des objets qui forment la trame de sa vie : Come ogni giorno.

         En mai 2009 a été publié aux éditions Campanotto un nouveau recueil de quatre poèmes intitulé : I Segnalibri di Berlino – Berliner Lesezeichen, avec une traduction allemande de Giangaleazzo Bettoni. En 2010, Versi inutili e altre inutilità chez Edicit, et en 2012, Viaggio all’osteria della terra chez Manni Editori.

         La musique de Michele Tortorici saisit le lecteur dans une infinie douceur, l’enveloppe, l’entraîne dans ses rythmes, ses ruptures, ses vagabondages joyeux ou mélancoliques, la pureté de son phrasé. Profondeur de la réflexion, poésie de l’intime qui donne à penser avec retenue, élégance et délicatesse. Un mot magnifique de la langue italienne résume l’ensemble de ces qualités : Morbidezza.






    ■ Michele Tortorici
    sur Terres de femmes

    La Pensée prise au piège (un extrait du recueil éponyme)
    La cala di Zaccu (poème extrait de Viaggio all’osteria della terra. Traduit de l’italien par AP)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions vagabonde)
    la préface de La Pensée prise au piège, par Danièle Robert
    le site personnel de Michele Tortorici
    → (sur Terres de femmes)
    Ovide, Héroïdes, Lettre de Didon à Énée (extrait de la traduction des Héroïdes par Danièle Robert)





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  • Antoine Emaz | La poésie ?

    «  Poésie d’un jour  »




    Tour
    La poésie résiste à l’enfermement ; elle est ce qui passe
    à travers les barres, les grilles
    Ph., G.AdC






    LA POÉSIE




    La poésie ? Un pur travail de langue, une défaite de la pensée, le développement d’une exclamation, une adhésion au monde, une tour d’ivoire, un cœur frappé, un jeu intertextuel, une production sous contrainte… La poésie peut être tout cela, tour à tour, avec plus ou moins de ceci ou de cela selon chaque poète, chaque poème. « Art poétique nuisible à la poésie, dangereux en tout cas pour elle. Nous savons trop bien ce que nous devrions faire » (Jaccottet). La poésie résiste à l’enfermement ; elle est ce qui passe à travers les barres, les grilles. « Le sens ce n’est pas ce que cela veut dire, c’est ce vers quoi ça va ― qui est la raison d’être d’accumuler des livres sans doute, pour que le mouvement reste vif ― on ne sait pas » (B. Noël). La poésie, c’est l’air, le souffle qui passe dans la carcasse des mots morts du poème, et bruit encore un peu, ou sifflote ou chantonne. Rien de plus que de l’air qui passe dans les tuyaux des mots, de l’air frais qui touche. Partant de là, on peut également considérer des démarches qui visent à faire chanter, ou déchanter, ou enchanter… La question est bien moins celle du but à atteindre que celle des moyens : rapports au réel et à la langue, implication de toute la personne (y compris sa mémoire personnelle et culturelle), clarté de la nécessité du poème à travers ses choix d’écriture… Pour autant qu’il y ait « choix », ce que je ne crois guère ; il serait plus juste de dire que nécessité fait choix. On ne peut demander à un poète que d’écrire aussi loin qu’il le peut dans l’espace qu’il s’est taillé dans la langue commune. Ce faisant, il est tout à fait possible qu’il dépasse notre capacité d’écoute, ou même d’entente ; cela n’invalide pas la tentative, si celle-ci était mue par autre chose qu’une pure vanité d’auteur. « Il faut aller jusqu’au bout, même pour ne pas vaincre » (Reverdy).



    Antoine Emaz, Lichen, encore, Éditions Rehauts, 2009, pp. 92-93.





    ANTOINE EMAZ


    Emaz Portrait
    D.R. Ph. Dominique Houyet




    ■ Antoine Emaz
    sur Terres de femmes

    Cambouis
    Je travaille et je vois, après
    « Le faiseur »
    Un lieu, loin, ici (poème extrait de Personne)
    Plaie, XV
    Poème des dunes
    Poème-lettre
    Soirs






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  • Zéno Bianu | Du plus loin…

    «  Poésie d’un jour  »



    un devenu-ciel anéanti
    Ph., G.AdC







    DU PLUS LOIN…



    du plus loin des voix éteintes
    les étoiles à nu
    blanches de langues


    en amont du sans-fin
    qui creuse les tempes


    un devenu-ciel anéanti
    comme on agrippe sa naissance




    Zéno Bianu, Fatigue de la lumière, Granit, 1991, page 13.






    ZÉNO BIANU


    Zeno Bianu
    Source




    ■ Zéno Bianu
    sur Terres de femmes


    Credo (extrait d’Infiniment proche)
    Bleu Haïku (extrait de Petit éloge du bleu)
    Miroir de tous les doubles (extrait de Satori Express)
    Zéno Bianu | Yves Buin | [Musique antérieure de l’origine océane] (extrait de Santana de toutes les étoiles)





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  • William Cliff | Cape Cod, 7

    «  Poésie d’un jour  »



                   Naufrage
                   Source






    We soon met one of these wreckers            
    with a bleached and weather-beaten face.            
    It was like an old sail endowed with            
    life, ―a hanging cliff of weather-beaten            
    flesh.            




                   Thoreau dit qu’il a longtemps cheminé
                   dans le Nauset au long des longues plages
                   et voyant souvent le sable encombré
                   de bateaux déchirés par les naufrages
                   certains humains solitaires et sauvages
                   vêtus d’affreux manteaux tout rapiécés
                   erraient dit-il pour ce bois ramasser
                   et s’en servir aux baraques et aux barques
                   ce Cap n’ayant pas d’arbres grands assez
                   l’homme est ainsi à l’homme un loup rapace


    William Cliff, « Cape Cod », America, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1983, page 95.





    ______________________________________
    Note d’AP : Cape Cod est un ensemble de dix dizains de décasyllabes (strophes carrées) à la fin du recueil America.




    WILLIAM  CLIFF



    William Cliff 3
    Ph. © Jean Jauniaux





    ■ William Cliff
    sur Terres de femmes


    Lahore, 7 (extrait d’En Orient)
    New York (extrait d’Amour perdu)
    [Réquiem pour l’enfance] (extrait de Matières fermées)
    Au printemps (extrait du Temps)
    30 mai 2003 | William Cliff, Le Pain Quotidien
    10 novembre 2003 | William Cliff, Le Pain Quotidien




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    12 juillet 1817 | Naissance de Henry David Thoreau





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  • Fabio Pusterla | Arte della fuga

    «  Poésie d’un jour  »



    Laisse les noms aux nouveaux constructeurs de drapeaux.
    Ph., G.AdC






    ARTE DELLA FUGA



    Resisti a tutto, fuggi. Fallo in nome
    di niente. Lasci i nomi
    ai nuovi costruttori di bandiere.
    Dai, topolino: è ora.
    Guarda : questo è un bosco, e questa
    una lattina di carne. Questo è un fiume.
    Dal ponte vedi una città bianchissima,
    una polla di sangue raggrumato. E gli anni,
    gli anni sui loro cavalli neri. La città
    è fatta di calce e gesso, di silenzio.
    Il passo è qui, la fuga un’altra strada.






    ART DE LA FUGUE



    Résiste à tout, fuis. Fais-le au nom
    de rien. Laisse les noms
    aux nouveaux constructeurs de drapeaux.
    Allez, petit : il est temps.
    Regarde : ceci est un bois, et ceci est
    une boîte de viande. Ceci est un fleuve.
    Du pont tu vois une ville parfaitement blanche,
    une source de sang grumelé. Et les années,
    les années sur leurs chevaux noirs. La ville
    est faite de chaux et de plâtre, de silence.
    Ici le passage, la fuite est un autre chemin.



    Fabio Pusterla, Une voix pour le noir, Poésies 1985-1999, Éditions d’en bas, Lausanne, 2001, pp. 62-63. Traduit de l’italien par Mathilde Vischer.*



    __________________________________________________
    * Ce poème figure dans Les Choses sans histoire de Fabio Pusterla, Éditions Empreintes, 2002, pp. 170-171. Traduit de l’italien par Mathilde Vischer.





    FABIO PUSTERLA


    Pusterla_1
    Source



    ■ Fabio Pusterla
    sur Terres de femmes

    Au-delà des vagues
    Caparìca
    Corps d’étoiles
    Due rive
    Entre-deux
    Esquisse en poudre de gypse, 6
    La fugitive
    Une vieille (+ bio-bibliographie)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de culturactif.ch)
    une bio-bibliographie très complète de Fabio Pusterla





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  • 21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau

    «  Poésie d’un jour  »

    L-araign-e du beau temps a -tendu sa toile
    Ph., G.AdC






    Le 21 août 1995


    L’été piétine et frappe la pente. Il sème un jaune blanc de litière, de jonchées de paille. Un foin rare, écrasé dans sa couleur, recuit sous le bétail. Des jetées d’épis concassés mettent au jour, à fleur de peau, la fibre battue de la colline. Un été de tannerie et sa vannée de soleil se répandent en épluchures sous le blanc pâle-sec d’un ciel couvert à force de chaleur.

    Les bêtes font le nécessaire, le font à la perfection.
    Et nous, qui tentons d’oublier le moins possible, altérons l’énigme par nos œuvres circulaires, douloureuses, mal réminiscentes.

    Nous partageons sans doute avec elles l’ineffaçable incrustation des moments puissants qui laissent leur empreinte dans nos mémoires. Souvenirs décisifs, repères comprimés, embolies indécorticables : ils balisent nos existences.

    L’écrasante saison, les oiseaux rares, l’amandier en papillotes vert-jaune vif avec ses clochettes de couleurs fraîches, la prairie bottelée.

    L’araignée du beau temps a étendu sa toile comme si rien que de l’imprévisible devait venir.

    Semblable au poème travaillant à tendre la main à sa famine, au butin cruel de son renouvellement, à la toupie de son complot.
    À la préparation de l’orage.


    Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, trois, quatre, André Dimanche Éditeur, 2000, page 84.




    NICOLAS PESQUÈS


    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie




    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes


    Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    15 mai 1886 | Mort d’Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    Intérieur nuit (Juliau 11)
    La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    21-22-23 octobre 2013 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit
    La caisse claire (journal d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    le site de Nicolas Pesquès
    → (sur Poezibao)
    La Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d’Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une
    fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès





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  • 20 août 1878 | William Carlos Williams, Paterson

    «  Poésie d’un jour  »

    WILLIAM CARLOS WILLIAMS
    Image, G.AdC







    20 AOÛT 1878


         Le 20 août 1878, un peu après minuit, l’officier de police Goodridge, qui était alors dans les parages de Franklin House, entendit un curieux bruit strident, en provenance d’Ellison Street. Il accourut sur les lieux pour voir ce qui se passait et découvrit un chat acculé sous le porche de la quincaillerie Clark, à l’angle de la rue. Devant lui se tenait un étrange animal noir, trop petit pour être un chat, mais trop gros pour être un rat. L’officier se précipita sur lui, mais l’animal se réfugia sous la grille d’un soupirail, d’où il se mit à pointer puis à retirer vivement sa tête. Mr. Goodridge essaya plusieurs fois sans succès de l’atteindre avec son bâton. L’officier Keyes arriva alors sur les lieux : dès qu’il l’eût aperçue, il affirma que la bête devait être un vison (ceci ne fit que confirmer l’opinion que Mr. Goodridge s’était déjà forgée). Ils tentèrent ensemble d’assommer l’animal ― toujours en vain. Finalement, l’officier Goodridge sortit son pistolet et fit feu sur lui. Il manqua son but, mais le bruit de la déflagration effraya tant la pauvre bête qu’elle se précipita dans la rue et partit à toute allure le long d’Ellison Street, poursuivie par les deux officiers. Le vison s’engouffra en fin de compte dans un soupirail de l’épicerie qui se trouve près du bar Spangermacher (Bière Blonde) et disparut. On fouilla la cave le lendemain matin, mais sans découvrir la moindre trace du petit animal qui avait causé tant d’émoi.


                Sans l’invention rien ne serait à sa place,
                à moins que l’esprit ne change, à moins
                que l’on ne réévalue les étoiles en fonction
                de leurs positions respectives, le
                sens resterait le même, l’évidence
                ne serait pas admise : à moins d’un
                esprit nouveau le vers ne pourrait
                changer, l’ancien perdurerait
                en se répétant, perpétuellement orienté
                vers la mort : sans l’invention
                il n’y aurait rien sous le buisson
                d’hamamélis, l’aulne ne pousserait pas sur
                les tertres qui bordent le canal
                presque à sec du vieux marécage,
                on ne verrait pas les minuscules
                empreintes des rongeurs
                sous les touffes d’herbe qui les
                cachent : sans l’invention le vers
                ne résoudrait plus ses anciennes
                scansions (du temps où l’on habitait un
                verbe souple, aujourd’hui disparu à jamais).

                Ils sont allongés sous les buissons
                à l’abri du soleil ―
                11 heures
                                        On dirait qu’ils parlent

    ― un parc, voué aux plaisirs : voué aux       .       sauterelles!


    William Carlos Williams, Paterson, Éditions José Corti, 2005, pp. 57-58. Traduit par Yves di Manno.






    AUGUST 20, 1878


        Shortly after midnight, August 20, 1878, special official Goodridge, when in front of the Franklin House, heard a strange squealing noise down towards Ellison Street. Running to see what was the matter, he found a cat at bay under the water table at Clark’s hardware store on the corner, confronting a strange black animal too small to be a cat and entirely too large for a rat. The officier ran up to the spot and the animal got in under the grating of the cellar window, from which it frequently poked its head with a lightning rapidity. Mr. Goodridge made several strikes at it with his club but was unable to hit it. Then officer Keyes came along and as soon as he saw it, he said it was a mink, which confirmed the theory that Mr. Goodridge had already formed. Both tried for a while to hit it with their clubs but were unable to do so, when finally officer Goodridge drew his pistol and fired a shot at the animal. The shot evidently missed its mark, but the noise and powder so frightened the little joker that it jumped out into the street, and made down into Ellison Street at a wonderful gait, closely followed by the two officers. The mink finally disappeared down a cellar window under the grocery store below Spangermacher’s lager beer saloon, and that was the last seen of it. The cellar was examined again in the morning, but nothing further could be discovered of the little critter that had caused so much fun.


                Without invention nothing is well spaced,
                unless the mind change, unless
                the stars are new measured, according
                to their relative positions, the
                line will not change, the necessity
                will not matriculate: unless there is
                a new mind there cannot be a new
                line, the old will go on
                repeating itself with recurring
                deadliness: without invention
                nothing lies under the witch-hazel
                bush, the alder does not grow from among
                the hummocks margining the all
                but spent channel of the old swale,
                the small foot-prints
                of the mice under the overhanging
                tufts of the bunch-grass will not
                appear: without invention the line
                will never again take on its ancient
                divisions when the word, a supple word,
                lived in it, crumbled now to chalk.


                Under the bush they lie protected
                from the offending sun ―
                11 o’clock
                                       They seem to talk

    ― a park, devoted to pleasure: devoted to       .       grasshoppers!


    William Carlos Williams, Paterson, New Directions Books, New York, 1995, pp. 49-50.






    WILLIAM CARLOS WILLIAMS



    ■ William Carlos Williams
    sur Terres de femmes

    17 septembre 1883 | Naissance de William Carlos Williams
    Asphodèle
    Beauté
    [The sea that encloses her young body] (extrait de Spring and all)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de José Corti)
    une page consacrée à Paterson
    → (sur poets.org)
    une note bio-bibliographique (en anglais) sur William Carlos Williams
    (+ William Carlos Williams disant A Love Song)
    → (sur Modern American Poetry)
    de nombreuses pages consacrées à William Carlos Williams
    → (sur YouTube)
    William Carlos Williams lisant son poème « To Elsie » (enregistrement du 9 janvier 1942)





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  • 19 août 2004 | Fabienne Courtade, le cœur bat très vite

    «  Poésie d’un jour  »


    Bruit de l-eau qui tombe avec le battement de cour
    Ph., G.AdC







    19 août 2004


    le cœur bat très vite
    les fleurs sont jetées derrière la porte

                                           sur les dalles inondées

    je suis debout       muette
    j’écoute


                                           bruit de l’eau qui tombe
    avec le battement de cœur



    marche dans
    fin d’été       de petits pétales se soulèvent
    retombent collés

                               on avance où ? dans quel décor ?



    Fabienne Courtade, Table des bouchers, éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2008, page 127.






    Fabienne Courtade  Table des bouchers




    FABIENNE COURTADE


    Fabienne Courtade
    Source




    ■ Fabienne Courtade
    sur Terres de femmes


    Table des bouchers, poésie (note de lecture d’AP)
    suffoquer prendre cette douleur (extrait de Table des bouchers)
    Rien ne nous précède (extrait de Ciel inversé)
    [le fleuve s’entend au loin] (extrait de Corps tranquille étendu)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    poème inédit [sans titre]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net) « 
    Il faut poursuivre… ». Entretien avec Fabienne Courtade, par François Rannou





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  • Marc Delouze | Ravello

    «  Poésie d’un jour  »

    Topique : Ravello

    Ravello
    Source






    RAVELLO

    (EXTRAIT)




    je pousse jusqu’aux splendides jardins de la Villa Cimbrone, puis jusqu’à la Terrazza dell’Infinito, je n’arrête pas de marcher, dressant inconsciemment l’impossible inventaire d’un naufrage, traversant le Belvedere della Principessa di Piemonte, longeant la Villa Rufolo où une chanteuse baroque jette depuis la scène surplombant la mer les pétales fanés de ses trilles sur les lumières du village trois cents mètres plus bas, coincé entre les parenthèses d’une rupture qui me consume, m’accordant comme je peux à la rumeur désespérée du monde, je traîne dans les ruelles un masque de mélancolie, lorsque je croise un passant, un couple, un groupe, je fais mine de savoir où je vais

    un rendez-vous

    un foyer confortable

    comme si je n’étais pas perdu dans ce dédale de pierres et de briques pudiquement recouvertes d’une épaisse végétation automnale qui me rappelle l’ardente chevelure de Marie-Madeleine flamboyant dans l’ombre minérale de Marie qui n’a d’yeux que pour le Christ qui ne regarde que l’Amoureuse plongeant à ses pieds dans l’abîme sans fond d’un amour agonisant

    un si considérable miracle dans ce si pauvre et si petit panneau de bois

    ô Tommaso di Ser Giovanni Cassai

    dit Masaccio

    comment est-ce possible ?

    le retour vers l’hôtel est un trou dans la nuit que j’ai du mal à franchir, m’accrochant aux grilles de villas invisibles, me cramponnant aux parapets penchés sur des obscurités, j’avance par à-coups, comme si mon corps risquait de s’envoler au moindre souffle, allait se déchirer aux ongles noirs des cyprès pour finir crucifié sur les barbelés des étoiles



    Marc Delouze, C’est le monde qui parle, Éditions Verdier, 2007, pp. 75-76.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Hécate endormie





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  • Bernard Bretonnière, Inoubliables et sans nom

    «  Poésie d’un jour  »


    INOUBLIABLES ET SANS NOM




         Elle rit, elle rit comme une tordue, elle se tord de rire : impossible de faire entrer le gros fauteuil qu’elle vient d’acheter dans le coffre de sa voiture. Non qu’il soit trop lourd ― peut-être l’aiderais-je ―, mais il est trop haut, trop large, dans n’importe quel sens il ne passe pas, il ne peut pas passer. Elle rit de plus en plus. Pourtant, personne n’est avec elle, personne dans sa voiture ― je vérifie. Je me demande ce qu’elle va faire, la dame qui a acheté un fauteuil trop gros pour sa voiture, mais elle m’a réjoui de son rire, moi qui, à coup sûr, me serais fâché et maudit, en pareille circonstance.

    ~


         La solide maîtresse d’équitation aux enfants qui viennent de marcher dans le crottin: « Mais, j’aimais voir ça quand j’étais jeune, j’aimais bien voir ça, les vaches faire leurs bouses, j’aimais regarder, ça s’ouvrait, et après ça se refermait, le trou, du cul ».

    ~


         Deux adolescentes rivalisant de coquetterie se séparent sur le trottoir grouillant de monde devant Monoprix. Gestes d’au revoir, puis, quand dix mètres au moins les séparent, à tue-tête et en écho: « Bonne bourre ! » J’en pense quoi, moi ?

    ~


         Elle roule tout son corps, comme si elle se caressait en marchant, voluptueuse, se berçant de tendresse, et ses yeux chaloupent aussi entre les regards des hommes. Lequel posera les mains sur cette houle douce et candide, pour l’attiser, la soumettre, l’entendre crier que oui, elle est adepte de la religion de vivre ?

    ~


         L’une entre, sûre de sa beauté maquillée, veste à boutons dorés négligemment jetée sur les épaules, démarche que rehaussent les talons, et quel parfum, c’est trop. L’autre est déjà assise devant son sandwich, elle sourit à ceux qui croisent son regard lointain, prudente gentiment. Elle porte des chaussures de garçon, un strict pantalon noir. Pour savoir son parfum, il faudrait s’approcher. Et c’est elle, tout à coup, dont le visage tombe dans les mains. Parce que la voilà qui pleure, celle qui souriait. Moi, je termine mon café, je vais bientôt sortir comme je suis entré, ne connaissant pas un humain de plus.

    ~


         « Sodomite » dit l’un des deux garçons. « Sodomite ? » s’étonne l’une des trois filles. La tablée éclate de rire. C’est le seul mot que j’aie entendu, avant et après. Par hasard ?

    ~


         Madame seins s’échappant veut savoir quel effet elle produit sur les hommes. Madame mains très ridées. Madame cheveux décolorés. Madame trop parfumée. Madame bouche en cul-de-poule. Madame soixante ans bien chargés. Madame œil clignotant. Quel effet produit-elle sur les hommes, ce soir chez Leclerc devant la balance de fruits et légumes? Aucun, vraiment aucun? Aucun, vraiment aucun, fors l’agacement, Madame.

    ~


         Naturellement Mercedes. Naturellement décapotable. Naturellement dimanche midi. Naturellement temps ensoleillé. Naturellement route de l’océan. Naturellement lunettes noires. Naturellement beaucoup plus jeune que lui. Naturellement blonde. Naturellement ?



    Bernard Bretonnière, Inoubliables et sans nom, éditions L’Amourier, 2009, pp. 35, 41, 44, 47, 48, 50, 51.





    Bernard Bretonnière  Inoubliable et sans nom




    BERNARD BRETONNIÈRE


    Bernard Bretonnière  Guidu
    Source




    ■ Bernard Bretonnière
    sur Terres de femmes


    Ça m’intéresse de savoir (extraits)
    [Je suis cet homme à la triste figure] (extrait de Je suis cet homme, fiction suprême)
    [Mon père mon héros] (extrait de Pas un tombeau)





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