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  • Angèle Paoli / Dans « l’immensité intime » de Cole Swensen

    Cole Swensen, Poèmes à pied

    Lecture d’Angèle Paoli 

     
     

    « promeneuse urbaine »
    Ph., G.AdC

     
     
    Walking on/Poèmes à pied. Voilà un titre qui ne peut me laisser indifférente. Si je n’ai pas parlé de ce livre reçu en service de presse au mois de juin, c’est qu’il ne m’a pas été possible de m’immerger dans ce recueil de poésie. Car c’est de poésie qu’il s’agit. Une poésie qui s’inscrit dans la très riche lignée des textes issus des poètes-marcheurs.
    Ce qui se dessine dans le livre de la poète américaine Cole Swensen, c’est tout autant un itinéraire littéraire qu’un cheminement poétique. De cet entrelacement de voix et de pas, à la fois siens et autres, naît une polyphonie méditative, qui alterne entre ruralité et urbanité. Douze promenades personnelles – de mai à juillet – ponctuent comme autant de haltes et de suspens, les poèmes que Cole Swensen consacre à ceux, poètes écrivains et marcheurs, qui l’ont précédée. Ce faisant, elle offre dans ce tissage un voyage hors temps et hors espace, conjuguant à la fois ses propres errances et celles de ses prédécesseurs qui faisaient de marcher/écrire une seule et même entité.

    Le recueil s’ouvre avec Geoffrey Chaucer à qui l’on doit Les Contes de Canterbury (1478) et se clôt avec les Seven walks de Lisa Robertson (2003). Entre temps la lectrice (ou le lecteur) croisera en chemin nombre de noms qu’il connaît pour les avoir fréquentés – Rousseau, Thoreau, Dickens, Nerval, Walser, Sebald … et d’autres qu’il connaît moins ou peut-être pas du tout. Ceux-ci seront prochainement pour moi l’objet d’un élargissement de mon propre horizon littéraire. Schelle, Humboldt, Burckhard, Sinclair. Il/elle, retrouvera aussi, avec bonheur, quelques femmes, marcheuses. Dorothy Wordsworth, George Sand, Virginia Woolf, Lisa Robertson.

    Ce qui réunit ces auteurs et poètes c’est avant toute chose la philosophie intime qui les occupe, l’état d’esprit qui anime chacun et qui lie étroitement les deux activités : marche et écriture. Écrire et marcher. Marcher et écrire. Cole Swensen s’inscrit dans ce haut lignage. Ainsi peut-on lire sous la plume de la poète américaine ce qui, chez Jean-Jacques Rousseau, nourrit Les Rêveries du Promeneur Solitaire (1782) :
    « Il y a un lien viscéral entre le rythme de ton pas et ton écriture ».
    Dorothy Wordsworth, la silencieuse Dorothy, marchait par tous les temps. Elle accompagnait dans ses vagabondages, trottant derrière lui, son poète de frère, William Wordsworth. Pour qui « l’écriture même doit figurer la marche même ». William éclipsa sa sœur. Dorothy laissa pourtant de ses escapades Le Journal d’Alfoxen (1798) qui resta longtemps ignoré. Dorothy « Marcha jusqu’à l’aveuglement. Marcha par grand vent. Marcha dedans le temps… Marcha au crépuscule. Marcha au-dedans. » Le lien de Swensen à Dorothy Wordsworth est à ce point symbiotique que l’on ne s’étonnera pas de saisir à la phrase suivante l’intrusion de la première personne : « Ne fus ni entendue ni défendue, bien que je ressentisse les forces d’union tentant de réunir le groupe indéterminé de toutes les choses choisies. Je ferai le tri. »

    À propos de W.G. Sebald, dont elle explore Les Anneaux de Saturne (1995), Swensen écrit :
    « Ce qui étonne chez Sebald c’est la façon dont il utilisait la marche – ou écrivait à propos de la marche – pour se libérer de la pratique du temps. »
    « La phrase est », dit-il, « un cortège funèbre et s’égare. » Et, plus loin, du côté de Southwold, Swensen ajoute :
    « Pour Sebald, écrire sur la marche était en soi une façon de voyager ».
    Quant à Cole Swensen elle-même, elle marche de mai à juillet dans un lieu qui n’est pas nommé, balades nocturnes souvent, et fantaisistes, dont on retient de savoureux et inattendus détails sur les êtres croisés en chemin et sur les chats. Son œil s’arrête sur les scènes de la vie ordinaire, avec, toujours, cette pointe de singularité qui émeut ou qui fait sourire. Comme le fait du reste Sebald, qui, se tenant « sur une falaise, et regardant en bas, vit la créature incongrue/d’un couple faisant l’amour. » Swensen n’en omet pas pour autant de s’arrêter sur la façon qu’ont les autres de marcher, que les marches soient solitaires ou collectives.

    Le fait est que cet entrelacement de voix et de sensibilités témoigne d’une longue fréquentation et connaissance des œuvres dont la poète épouse les sillons et les traces, tantôt de manière brève ; tantôt de manière très développée : Rousseau, Sand, Woolf, Walser, Sebald. Écrivains et marcheurs auxquels elle consacre une suite importante. Ainsi Cole Swensen, faisant son miel des réflexions qui rythment la démarche de ses prédécesseurs, prolonge-t-elle et élargit-elle encore, par le prisme de son regard, leur univers et la vision qu’ils en ont donnée.

    Selon la poète américaine, et d’après ce qu’elle a retenu de chacune de ses lectures ainsi que de sa propre expérience, chaque marcheur/marcheuse suit sa méthode pour « pèleriner » à son gré. Une méthode qui se fond avec l’état d’âme et d’esprit du marcheur. « Par exemple, "prendre à gauche". Puis tu t’engages tout droit et n’appliques la contrainte (prendre à gauche) que et à chaque fois que survient un obstacle… »

    Marcher, traverser les obstacles, se perdre. « Continue jusqu’à ce que quelque chose t’arrête », avait lancé le romancier écossais Michael Innes dans le second exergue choisi par Cole Swensen. Ainsi d’elle-même, qui s’appuie sur « un postulat unique ». Chacun a sa manière. William Blake « tournait à gauche perdu lui aussi. » Chaucer, dont la poète évoque avec humour le pèlerinage à Rome, réduit cet épisode de sa vie à un « filament ». Lequel filament, pareil au « fil » que « tracerait une abeille » lui permit toutefois de survoler la ville éternelle « sur plus de 7.000 miles ». Robert Louis Stevenson affirme dans son Walking Tours (1876) que « vers la fin du jour le marcheur devient le paysage et la vue une chose vivante sans notion de temps. » Le temps et l’espace sont au cœur de la marche, tout à la fois agrandis et estompés. Pour Thoreau « la marche précède le temps, elle est son unique et nécessaire condition de possibilité. » Plus près de nous et de notre époque, Ian Sinclair écrit dans son London Orbital (2002) « que c’est dans la fugue qu’écrire et marcher fusionnent, ce qui implique, comme il a été démontré, qu’écrire est l’effacement de la mémoire, et ainsi, annihile le passé, comme le fait la marche … »
    Ce qui détourne la poète de sa marche et de l’élan qui la porte à arpenter les rues et les ponts, ce sont les autres et le regard qu’elle pose sur eux. Un regard étonné et bienveillant qui nourrit ses talents d’observatrice. Ainsi de ce poème dans lequel le chat évoqué n’est pas sans rappeler le chat du Cheshire :
    « Nous avons un chat. « Nous », s’emploie ici au sens le plus large, et dans ce cas désigne un corps plein d’affection, et, dans ce cas, d’affection pour un chat bien précis – à rayures noires et grises étranges mais très communes dans lesquelles le gris a en fait une légère touche de vert. Le chat se faufile à travers le café, plus précisément vers le trottoir, mais laisse dans son sillage ce « nous » qui affectueusement le suit des yeux. » (in « Une promenade le 1er juillet »)
    L’obstacle qui fit de Rousseau « le marcheur solitaire » qu’il est devenu, c’est la fermeture, un soir d’adolescence, des portes de Genève. La solitude sera désormais sa compagne fidèle et la source de son écriture : « Toute promenade dit un jour Rousseau est sans fin quand il semblerait que la nature ait un nom défait de l’intérieur défaut irrésolu entièrement écrit à la main. Tout le manuscrit appelé aujourd’hui Les Rêveries du Promeneur Solitaire fut retrouvé griffonné à la hâte et la main court et couvre aussi ses centaines de milles. » (in « Promenade 1 à 5 »)

    Marcheuse citadine, Cole Swensen distingue marcheur des villes et marcheur de la campagne dont la typologie varie en fonction des lieux que celui-ci arpente et auxquels il s’adapte. Tantôt vagabond, tantôt pèlerin, tantôt rêveur et flâneur, qu’il soit ensauvagé dans la forêt des villes ou dissous dans le silence de la nature, le marcheur change de physionomie et d’allure. Ainsi de l’infatigable et étonnant Thoreau qui « marchait souvent plusieurs heures par jour, devenant peu à peu impossible à distinguer de tout ce qui l’entourait… » Il écrivait en marchant, « jetant des notes sur ce qu’il avait sous la main, une enveloppe, un vieux reçu, une feuille… » Par contraste, « l’arpenteur des rues de Londres » – Thomas De Quincey – confie dans les Confessions d’un mangeur d’opium (1821) – avoir été tyrannisé par les visages croisés au cours de ses déambulations :
    « j’ai marché mais le plus souvent les visages ».

    De George Sand, définie comme « le parangon de la promeneuse extérieure », Cole Swensen voit en elle « une marcheuse extatique, celle qui marche à côté d’elle-même, suivie donc par tout ce qu’elle a dépassé, animal entouré d’arbres en surplomb dont le sillage charrie plus qu’elle ne pensait… ». Évoquant les Promenades autour d’un village (1866), la poète américaine retient de Sand qu’elle « marchait comme elle aurait peint le paysage de l’intégralité de son esprit ».
    Dans le poème de « La Deuxième Promenade », alors même que « le village demeure sans nom », Swensen évoque la relation que Sand établissait entre la musique « et une ruine dominant la plus belle vue de toute la France. « La Nonne Sanglante de Gounod avec La Chasse infernale de Weber pour couronner sa tour… » Ainsi naquit la « dispute contemporaine entre réalisme et romantisme en littérature… »

    Pour Robert Walser, marcher tient davantage de la promenade que de l’errance. De la rêverie que du vagabondage ou du pèlerinage. Walser pour qui « se promener commençait d’habitude par mettre un chapeau… » ; pour qui « se promener c’était déplier un oiseau origami comme une porte déplie le monde… » disait aussi qu’« une promenade pouvait être un chef-d’œuvre. » Thoreau, encore, « rêvait d’une épopée intitulée La Feuille car il voyait dans les feuilles le principe essentiel de la génération comme une forme non rigide de cristallisation… »

    À l’opposé de la romancière berrichonne, la citadine Virginia Woolf. Modèle de la « promeneuse urbaine », « cherchant des prétextes pour arpenter les rues parmi les batteurs d’or, les plisseurs d’accordéon, les estropiés et les aveugles, croyant en la nuit et en l’hiver, qui brillent », Virginia Woolf assomme les pauvres*, noyant leur peine dans un regard acide… »
    Restent- mais il reste tant de constellations laissées en suspens — les « proménologues », les adeptes de la « baladologie » ou de la « strollologie », tels le situationniste Guy Debord « qui pouvait traverser d’un coup n’importe quelle ville sur une courbe… » ou Lucius Burckhardt, éminent sociologue suisse, inventeur de la « strollologie » (de l’anglais « strolling » : « promenade paisible »), pour qui « tout semble si différent lors d’une balade dans laquelle le temps arrive sous divers angles au ras de la description sur fond du doux bruit de ce qui se scinde… » (Promenadologie, Pourquoi le Paysage est-il Beau ? 2006)

    Ainsi Cole Swensen nourrit-elle son anthologie miniature de toutes sortes de considérations. Mais derrière la femme de lettres imprégnée de nombreuses lectures, se cache le visage de l’immense poète. Pour qui l’écriture est au cœur de sa réflexion . Il n’est qu’à prendre le temps de savourer les poèmes consacrés à Sand, à Thoreau ou à Sebald pour s’en convaincre. Dans les poèmes inspirés de Marcher (1862) Swensen adopte la fragmentation, chère à Thoreau. Alternant ainsi proses et subtiles déconstructions, les poèmes se font brisure, en écho à la sensibilité du « Révérend Gilpin » : « Thoreau lisait le Révérend Gilpin pour sa sensibilité à ce qui est brisé, impossible à représenter sinon par le plus fin détail, déconnecté, puis éparpillé et qui pour finir n’a absolument plus rien à voir avec l’humain, lequel exige une cohérence difficile à préserver, comme toujours.
     
     
    "… par fragments

    il notait

    les oiseaux

    en l'homme

    par subtile

    trouvaille… "
    La question que je me pose est la suivante : comment Cole Swensen a-t-elle procédé pour réussir un entrelacement aussi subtil entre ses propres promenades et celles qu’elle évoque dans ses Poèmes à pied ? La réponse se trouve peut-être dans cette interrogation de Swensen à propos de Sebald : « Comment passons-nous si doucement des obsèques du père de Joseph Conrad à une tyrannique impératrice chinoise puis aux nerfs torturés du pauvre Swinburne ? Seul le paysage peut accomplir cela ; quand le paysage est intériorisé, il transporte toute la diversité historique inscrite en lui. » (in « Sebald : Les Anneaux de Saturne, De Southwold à Walberswick »). Swensen fait siens les subtils fondus enchaînés de Sebald, cheminant librement dans les poèmes qu’elle lui consacre par ce « cortège » d’associations qui lui était propre. Ainsi « ricochant d’indice en indice » **, chaque poème adopte-t-il le souffle inépuisable et se perd-il dans le phrasé infini de Sebald.
    Dans une « poétique de l’espace » toute personnelle, la poète américaine rejoint « l’immensité intime » chère à Gaston Bachelard qui cite ces vers que Rilke met dans la bouche de la Princesse Blanche :
    « Le monde est grand mais en nous il se fait profond comme l’est la mer. »***
     
                                                                                                                                                                          Angèle Paoli, tous droits réservés 
     
    NOTES : *Baudelaire, « Assommons les pauvres » ! in Le Spleen de Paris, Œuvres Complètes, Texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, Édition révisée, complétée et présentée par Claude Pichois, Bibliothèque de La Pléiade, Éditions Gallimard 1961, pp.304,305,306. **Expression empruntée à Jean-Christophe Bailly, « Aventure de W.G. Sebald » in Saisir, Quatre aventures Galloises, Seuil Fiction & Cie, 2018, p.180. ***Rilke, La Princesse blanche et autres jeux in Œuvres poétiques et théâtrales, Traduction par Maurice Régnaut, Bibliothèque de La Pléiade, Éditions Gallimard 1997, p. 135.
     
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    Cole Swensen


    Cole Swensen, Poèmes à pied, traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès, Éditions Corti, Série Américaine, 2021, pp.88 et 95
     
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  • Stefanu Cesari, Pòpulu d’una branata, Peuple d’un printemps

    par Angèle Paoli


    Stefanu Cesari, Peuple d’un printemps / Pòpulu d’una branata, poèmes, édition bilingue (corse-français), éditions Éoliennes, 2021.


    Lecture d’Angèle Paoli





    Ph. G.AdC



    Dans la patience des signes




    Si c’était une saison ce serait le printemps, avril-mai de toujours, renouvelés sans cesse dans les mêmes gestes, les mêmes rituels du quotidien, répétés à l’identique. Si c’était un personnage, ce serait un chevalier — et son compagnonnage—, parti en quête de lui-même dans la traversée infinie des apparences. Si c’était un récit, ce serait un conte médiéval tissé d’énigmes à résoudre. Le récit d’un peuple aimé avec ardeur, à qui rendre sans répit, un hommage fervent. Un peuple dont le nom volontairement tu se devine à partir du lieu qu’il visite traverse et habite, depuis des lunes ancestrales jusqu’à ce jour où l’écriture le fait (re)vivre. Pòpulu d’una branata/ Peuple d’un printemps.
    Un peuple une saison.
    Quatre mots pour définir le dernier ouvrage de Stefanu Cesari, conjointement ou parallèlement écrit par l’auteur lui-même en langue corse et en langue française. Un ouvrage dont le récit, l’écriture et l’esprit se reconnaissent entre mille, comme la continuation, le prolongement, et peut être le point d’orgue des œuvres précédentes.

    Aventureux, il faut l’être pour celui ou celle qui se lance dans la lecture d’un tel ouvrage. Qui ne ressemble à aucun autre, si ce n’est à ceux que leur auteur insulaire de naissance et de cœur nous a déjà offert de découvrir. Genitori, Le moindre geste, Prière pour le troupeau, Bartolomeo in cristu. Entreprise aventureuse que cette lecture car le récit, s’il existe, efface et gomme tout le tangible, jusqu’à l’abstraction. Tout ce que le récit habituellement met en place de balises est ici estompé. Dates, noms de pays et de régions, noms de personnes. Aucun de ces repères ordinaires n’est ici explicite. Parfois surgit à l’improviste un prénom, à peine perceptible, que son apparition éphémère ne reconduira pas. Ainsi de gauvain ou de diana maria. De pasquin de joséphine et de quelques autres. Cependant les signes affleurent, ici ou là, par énigme. Tout comme le récit. Car le poète a pris soin, tout au long des pérégrinations et des haltes du chevalier au palefroi, de semer, tel le « poucet rêveur » d’Arthur Rimbaud, ses cailloux au fil des étapes qui composent la quête. Quatre étapes en tout— précédées et suivies de pages non titrées en guise d’ouverture et de clôture — réparties en quatre sections : « Tagliamondu » / « taille monde » ; « Donna varmidda / « femme vermeille » ; « Riacciu di barbarìa » / « ruisseau de barbarie » ; « Una cisterna bianca » / « une citerne blanche ».

    Les signes qui ponctuent les pages et essèment dans les poèmes sont de formes multiples et très diversifiées. Signes typographiques grecs, en caractères gras, qui ne révèleront leur secret qu’à la fin du récit, dessins et encres de Joseph Orsolini, exergues choisis avec soin, venus de poètes lus et aimés – Claude Henri Roquet, Juan Gelman, Walt Whitman, Georges Seféris, Gaston Febus ; détails de toiles, fondus dans les poèmes, empruntés à des peintres d’époques et de lieux différents : Pisanello, dernier représentant du gothique européen, A. Pinkham Ryder, Bonifacio Bembo, James McNeill Whistler. Ainsi qu’à la fresque anonyme de la « tombe du plongeur. » L’émouvante plongée du « jadis » chère à Pascal Quignard n’est pas loin. La figure de son Boutès s’impose en contrepoint du plongeur de Paestum. « Dressé nu au-dessus des eaux », s’apprêtant à affronter « ce vieux rite de passage. »

    D’autres signes sont disséminés au fil des poèmes — car chaque page est un poème (miniature enluminure, tempera ou gravure) — , qui renvoient à la Bible et aux évangiles, au tarot Visconti-Sforza, à la geste médiévale des paladins ou aux troubadours du pays d’Oc. Aux grimoires et à l’alchimie, figures cryptées des « fragments d’abraxas ». Le poète sème ses allusions, lesquelles sédimentent en autant de strates imagées qui donnent son sens au récit et à la quête qui le mène, celle d’un « vrai lieu » à redécouvrir et où vivre à nouveau. Ainsi discerne-t-on, comme dans les tapisseries de la Renaissance, les motifs oubliés qu’il faut mettre au jour. Ainsi des motifs de la « Fleur inverse », chers à Jacques Roubaud, en écho à l’art du « trobar », chants des troubadours du pays d’Oc :

    « une autre version du monde troublera la première, les pourquoi d’une errance à fleur éclose toute inversée ornée, parmi secrètes mémoires… (p. 105) »

    Quant au chevalier à qui est posée la question « Comment t’appelles-tu ? » il n’a de réponse que celle-ci :
    « Celui qui fera pousser un arbre nouveau, c’est mon nom, c’est comme ça que l’on m’appelle ». Il est le chevalier qui va, pareil au Saint Eustache de Pisanello, ébloui par sa vision de « cerf rouge christophore clé de la porte » qui le guide et le conduit toujours plus avant au-devant de lui-même et des autres, parmi épreuves et obstacles, à la recherche « des vies liées ensemble fenêtres et seuils ».

    Cet étrange chevalier, reconnaissable à sa longue coiffe bleue et à ses ors, trace son sillon espace et temps à la recherche d’une vérité qui le dépasse. Vérité universelle, ancrée dans la mémoire collective. Il est tour à tour le roi Cophetua venu d’Afrique, insensible à toute entreprise de séduction mais qui s’éprend un jour de la mendiante à la fontaine :

    « mais le cavalier regarde la porteuse d’eau, la reine des pauvres gens qui s’en revient de la fontaine ».

    Image biblique, s’il en est, image millénaire, symbole permanent de toutes les contrées de Méditerranée et des pays du désert. Symbole aussi de toute « rencontre éternelle ».

    Il est ce jeune homme tout droit sorti de la mythologie grecque, qui monte une chimère mi-coq mi-cheval

    et

    « Chevauche double bête une seule
    jusqu’au croisement des routes. »


    Il est ce « cavalier à la coupe », figure du tarot milanais réalisé au XVe siècle par Bonifacio Bembo pour les cours italiennes des grands de son temps. Quel qu’il soit, de quelque lieu ou de quelque époque qu’il provienne, le cavalier va, accompagné de voix qui font signe. Comme font signe aussi les traces laissées en chemin par les bêtes et les hommes. Objets de tous les jours, abandonnés sur place à la fin du travail, menus objets d’enfants ramassés dans les jeux et rassemblés au fond des poches, objets discrets, parfois ingrats de laideur et de rouille, parfois teintés de magie. Comme les mots précieux que sème le poète dans son pèlerinage spirituel. Car ce qui s’écrit là, se vit là, c’est tout un arrière-pays mental, reconnaissable par ses odeurs, par ses horizons, par ses formes, par ses ombres.

    « Des tribus immobiles attendent la fin du jour prises dans leurs granits, leurs porphyres, leurs nudités de marbre obscènes veines diffuses c’est la chair des statues leur visage essuyé chaque jour, chaque matin, mais par qui ? »

    Mais aussi par ce qui aujourd’hui le ronge et ronge tous ceux qui l’aiment et tentent de le recomposer. Le récit de Stefanu Cesari est un puzzle qui se lit dans la patience des signes dispersés que l’écriture tisse et assemble, fil après fil, couleur après couleur. Ainsi des caractères grecs disséminés sur les pages blanches qui livrent le secret de l’énigme christique, dissimulée dans les strates de civilisations disparues ou sur le point de disparaître. Une énigme onirique qui n’exclut ni la poésie, ni le souffle qui en est l’âme.

    Poussé vers l’Orient par sa soif d’absolu, et de vérité, la figure de ce paladin, étrange étranger, n’est-elle pas la figure du poète lui-même, dissimulée entre les nœuds de trame de l’écriture, dont la recherche ne se peut résoudre qu’à travers l’écriture poétique qui est la sienne ? Une écriture qui se joue de la ponctuation et des rythmes. Une écriture belle et sensible qui va l’amble du chevalier et du palefroi. Il suffit au lecteur de se mettre au diapason de sa marche pour en saisir toute l’originalité et la force envoûtante. Jusque dans la douleur et le désarroi qui s’expriment, frôlant la prière :

    « Paire de bœufs sortant du sillon délirant comme eux, tu remontes le cours de ta propre phrase folle, redisant mot à mot toute l’histoire, elle se vide et se remplit, elle respire difficilement, peine à trouver sa propre paix, à qui parler ?

    Quand je marche dans la vallée de l’ombre et de la mort, je ne crains aucun mal car tu es avec moi ?

    Une montagne s’élève lentement et ferme le désert, la marche d’approche est longue, longue est la prière. »

    Stephanu Cesari  Pòpulu d’una branata: Peuple d’un printemps.





    STEFANU CESARI

    Stefanu Cesari
    Source
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    ■ Stefanu Cesari
    sur Terres de femmes

    [Jeune […] autant que l’eau] (extrait de Bartolomeo in cristu)
    [In un libru à a cuprendula russa] (extrait d’U Mìnimu Gestu)
    [Nivi, nò?] (autre extrait d’U Mìnimu Gestu)
    Ti scrivaraghju in faccia (extrait d’A Lingua lla bestia)
    Incù ciò chi tu m’ha’ lacatu (extrait de Genitori)
    [On sent peser sur soi un vêtement immatériel] (extrait de Prighera par l’armenti)
    stefanu-cesari-pòpulu-d’una-branata-peuple-d’un-printemps)


    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Terre à ciel)
    un entretien de Françoise Delorme avec Stefanu Cesari
    Gattivi Ochja, la revue de poésie en ligne de Stefanu Cesari





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