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  • Isabelle Lévesque / Pierre Dhainaut / L’invention des couleurs

    <<  Poésie d'un jour

     

    Feu, le sommet n’ose fleurir,

    ses notes rouges cernent

    le givre ce matin. Minuit

    s’en remet à l’ardeur.

    J’ai si froid, les mots m’assaillent,

    le ciel disparaît. À l’heure blanche

    les noms voisinent la mort :

    ils s’éveillent sans croître

    laissant une trace de gloire.

    Un mot pour un silence, verbe pourpre

    étoilé du sanglot qui délivre l’hiver.

     

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    Source : Google images 

     

    Le veilleur

    Noir et nu, cet arbre, nous le croyons seul,

    que savons-nous de lui dans la distance ?

    Nous n’interprétons pas les signes. De ses branches,

    deux ou trois, il se tend à se rompre, il saigne,

    il nous oblige à mieux voir comme à dire,

    le veilleur, l’éveilleur, le jour de l’An,

    le jour où nous aurons rejoint les crêtes.

     

     

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    Isabelle Lévesque / Pierre Dhainaut, « Carnet de voyages » in L’invention des couleurs, L’Ail des ours/n° 2, collection’ coquelicot.
    Les poèmes d’Isabelle Lévesque, les poèmes de Pierre Dhainaut, 2024, pp.36,37?

     

     

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    Isabelle Lévesque sur   => Tdf 

     

     

     

     

     

    Dhainaut-Pierre

    Pierre Dhainaut sur   => Tdf 

     

     

     

     

  • Marie Audran / Voir à perdre la vue

    << Poésie d'un jour

     

     

     

    CARTONS D' EMBALLAGE

     

     

     

     

     

     

     

    Ph / G.AdC

     

     

     

    Coupure Ι Il se passe quelque chose

    « Nous voulons toucher les gens du quartier », disent des
    libraires, entend-on souvent.

    Plusieurs jours sans écrire : j’ai coupé un bout de mon doigt avec un scalpel en coupant du carton pour fabriquer des couvertures de livres. Ça a coupé le flux : je voulais continuer à écrire sur la librairie qui vient de s’installer dans un « quartier » et la brisure que provoquent ces jeunes adolescents qui viennent en fracas – tombent par terre, courent, crient, mâchent, s’approchent et reculent, demandent, entrent, sortent, froissent les paquets de chips ; et hurlent au libraire qu’il est un branleur ; écrire que le livre est peut-être violent quand il est intouchable – marchand, sacré. Ne pas entrer et sortir, mouvement logique et effectif. La vitrine avec les livres neufs derrière la vitre ; les livres à donner, dehors, sur une étagère bancale ; l’odeur des livres neufs ; l’odeur des livres à donner. Comment toucher un livre ? Il s’agit toujours de toucher, de ce qu’on peut et de ce qu’on ne peut pas, de ce qui sépare et de ce qui, au contraire, laisse l’espace ouvert. Les chips volent en éclat devant nos yeux et je ne vois plus les enfants. Les livres n’ont pas bougé, derrière la vitrine. Lire dans l’éparpillement des chips quelque chose de vrai, quelque chose de sacré.
    Elle a lu mon avenir dans les feuilles de coca mais je ne me souviens pas de ce qu’elle m’a dit.

    Lire dans l’éparpillement : je regarde longuement mon visage dans la boule à facettes. Je troque le reflet du miroir contre la diffraction : tu me parles du visage de Narcisse à la surface de l’eau et je plonge dans l’argile après la crue : je plonge la face dans ce qui se disperse et ce qui recouvre. Je plonge ma face dans des milliers d’étoiles vertes et dans les sédiments dorés. Je n’ai jamais reconnu mon visage. Depuis toute petite, je me présente encore aux amis de mes parents au cas où ils ne me reconnaîtraient pas.

    Je regarde, je touche, mais je n’achète rien. C’est au Pérou. Il y a ce couple rencontré la veille qui parlait de Marx – qui parlait fort- en descendant les marches du Huayna Picchu. Ce couple qui parlait de Marx dans la brume et la végétation : ils volent les livres. Ils volent les livres des gros éditeurs dans les grandes librairies et lorsqu’ils les ont lus, ils les laissent dans la rue. Ils me demandent ce que je veux. En sortant de la librairie, ils m’offrent un carnet et ils disparaissent en courant dans une ruelle perpendiculaire à la Plaza de Armas.

    Depuis mes années passées en Argentine et ma rencontre avec C., éditeur cartonero, je fais des livres avec du carton que je récupère dans le super U du centre commercial Gros-Chêne du quartier de Maurepas. Les cartons sont toujours très bien pliés, propres, sans étiquettes. Il y a cette dame qui est assise à l’entrée du supermarché et qui me demande toujours des œufs. Ce jour-là, elle parle avec d’autres personnes assises à côté d’elle sur des chaises pliantes. Je ne sais pas ce qu’elles font ou attendent. Elles parlent entre elles. J’entends qu’elles ne font pas le confinement, qu’elles viennent travailler sur la dalle tous les jours. Je rentre dans le supermarché, j’achète une boite d’œufs et je prends un tas de cartons entreposés dans le fond. Même si aucun terme ne coïncide directement, j’ai l’impression de procéder à un échange rituel : les cartons contre les œufs.

     

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    Marie Audran, Voir à perdre la vue, Collection singuliers pluriel, Éditions] Isabelle sauvage 2024, pp.41, 42, 43.

    Voir => ♦ La note de l'éditeur ♦

  • Antoine Boisseau / Supplément à la violette

    <<Poésie d'un jour

     

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    Édouard Manet

    1872 / huile sur toile H. 55,5 ; L. 40,5 cm.

     

     

    Je me souviens de fleurs placées   puis oubliées entre les
    pages d’un vieil annuaire.    Des violettes et des pensées,
    il me semble. Je les avais retrouvées par hasard, corolles
    aplaties et feuilles empesées.
    Il s’était donc un jour imposé de les soustraire  à la
    déperdition, à l’irrémédiable, tant leur perpétuation
    avait paru désirable,  et précieuse leur préservation.

    La perte,  la littérature la remplace par les mots, la
    peinture par la représentation.
    Pour ce que l’on nomme « nature morte », la dessicca-
    tion des fleurs y renvoie davantage que par exemple les
    pétulants bouquets des hollandais du Siècle d’or…

    Les fleurs ne se sont pas absentées de l’atelier. Elles
    continuent de séduire les peintres ; ils n’ont de cesse d’en
    revisiter l’image. Ils en accentuent dès lors la symbolique
    ou la tension. Energie, sensualité, principe de vie.

    Les violettes de Manet ont quant à elles traversé
    les siècles.
    Celles de Monet, qu’il a peintes dans les mains de sa
    femme Camille, n’ont pas un tel renom.
    Quelques siècles auparavant, Durer avait consacré à
    ces fleurs un bouquet remarquable. Et c’est aussi un
    bouquet de violettes que Magritte en son temps vient
    faire figurer en lieu et place d’un visage de femme…

    Dénégation de l’éphémère
    introduction de la fleur
    dans l’ordre de la durée
    la fleur pérenne
    immuable
    dépariée de sa saison
    la fleur mentale
    inscrite en nous
    devenue icône
    petit cœur battant
    à jamais disponible

    La violette, objet de recension, creuset du sensible,
    source d’évocations, de souvenirs, cœur d’associations
    et de correspondances.
    De cet inventaire le bouquet de Manet fut la suscitation
    initiale. Son bouquet flagrant, effusif.

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     Antoine Boisseau, Supplément à la violette, Poésie, 023,  Librairie éditions Tituli ,  pp.28,29,30,31.

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    Bouquet de violettes
    Édouard Manet , 1872
    Huile sur toile, 22 x 27
    Collection particulière
     
    Ce tableau est un message d'amitié à Berthe Morisot. Il annonce les petites natures mortes de ses dernières années qu'il offrait souvent à ses proches. Ce tableau a été peint à la suite du portrait de Berthe Morisot qui porte à son corsage le même bouquet de violettes. L'éventail dont la tranche de laque rouge contraste avec le bleu tendre des fleurs est associé à presque tous les portraits de Berthe qui en joue même pour cacher son visage. Le rapprochement des trois objets : lettre, bouquet, éventail évoque le raffinement élégant et la distinction de Berthe Morisot.


     

     

  • Bernard Grasset / Et le vent sur la terre des hommes

     

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

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    "Le goéland s’attarde sur le rocher brun"

    Source 

     

     

     

     

     

     

    Saison d’exil, blanc jardin de Loire,
    Trouver les lettres de feu, rues de mémoire.
    Auberge de résistance et de silence,
    Entre les réverbères passe un visage.
    Un château dans la nuit, une prison de poète,
    Et les terres traversées comme en rêve.

    Au matin de brumes s’ouvrent les garennes,
    Le geste lent de la houe défriche les heures.
    Moulins des eaux vives, couleurs d’hommes,
    Frapper à la porte des brûlantes mélodies.
    Etangs voilés, landes d’aventure,
    Un oiseau brun s’élève des roseaux.

     

         ***

    Porte intérieure, c’est l’automne,
    Des feuilles tombent, brun, ocre,
    Dans la forêt de Brocéliande,
    Ajoncs et fougères, chênes de légende.

    Porte des secrets, Graal des demeures,
    Tu cherches la coupe verte, fidèle,
    Vieillards et enfants longent l’étang bleu,
    Et le soleil du soir apaise les rochers.

    Brumes de résistance, écluses et péniches,
    L’aventure du matin est poème sans fin,
    Chemin de halage, feuillages d’eaux,
    Horloge à l’embrasure, terres et ciel.

     

    ***

    Vents, vent fort, forteresse du temps.
    C’est le sentier des ajoncs, des blanches maisons.

    Le goéland s’attarde sur le rocher brun,
    Sémaphore, des témoins, et les vagues sans fin.

    Locmaria, et la place, le chemin de mer,
    Havre d’heure pure, lumière du printemps.

    Dans l’auberge vont et viennent des étrangers,
    Aiguade, renaitre dans la mélodie d’Orient.

    Bleu-vert, bleu clair, des voiliers reviennent,
    Bruyère vagabonde, landes de légende.

    Le sextant près de la page blanche, et la soif,
    Allée de lumière, jardin près de la mer.

     

     

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    Bernard Grasset, « Voyage III » (2009-2018) in Et le vent sur la terre des hommes, Vignette de couverture Isabelle Clément,

    Éditions Henry, La main aux poètes, La rumeur libre Éditions, 2024, pp.15, 29, 39.

     

    BERNARD  GRASSET

    Bernard_grasset_2019 NB
    Source

     

     

    ■ Sur Terres de femmes ▼

    Fontaine de Clairvent, Quatrains des saisons, Illustrations d’Isaure, Éditions Au Salvart 2023
    Brise (2006-2008), Jacques André éditeur, Collection Poésie XXI N° 62, 2020

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Jacques André éditeur) une fiche bio-bibliographique sur Bernard Grasset
    → (sur Terre à cielune page sur Bernard Grasset
    → (sur Recours au Poèmeune lecture de Brise de Bernard Grasset, par Ghislaine Lejard
    → (sur le site À la littérature de Pierre Campion) une lecture de Brise de Bernard Grasset, par Marie-Hélène Prouteau
    → (sur La Pierre et le Selun entretien de Bernard Grasset avec Pierre Kobel


     

  • Souvenirs, souvenirs …

     

     

     

    En décembre 2004 paraissait le premier numéro de Terres de Femmes !

     

    Voir le sommaire du N° 1

     

     

    TDF N° 1

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photographie de G.AdC 

     

    Voix
    voix du premier échange
    sa voix à elle
    la mienne
    quelles voix ce soir-là ?
    sans voix pour dire : «à demain»
    voix étranglée, la sienne pour répondre « a dumane »

     

    Angèle Paoli , extrait de – Indices de présence-

     

     

     

     

  • Emmanuel Moses / L’Auberge au bord de la route / Lecture d’Angèle Paoli

    Emmanuel Moses / L’Auberge du bord de la route
    Éditions Le Bruit du temps, 2024,
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

     

     

     

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    Adam Elsheimer, Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis (vers 1608-1609)

     

     

     

    Joie, oui, jubilation

    Je lis et je relis ce très beau récit d’Emmanuel Moses, L’Auberge au bord de la route. Guidée par le tableau qui a été choisi pour la première de couverture, un tableau du XVIIe siècle signé Adam Elsheimer, Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis (vers 1608-1609), je m’interroge, dès les premières pages de ce récit d’une apparente simplicité – mais seulement apparente – sur le rapport que cette toile entretient avec le texte. Et du reste, comme s’interroge l’auteur lui-même de manière permanente tout au long de ce récit bref mais très dense, je me demande d’emblée s’il en existe vraiment un. Mais oui, bien sûr, il n’y a qu’à reprendre l’histoire de Philémon et Baucis racontée par Ovide dans les Métamorphoses pour s’en convaincre.

    D’ailleurs, la réponse arrive d’elle-même dans les premières pages, au moment de présenter le couple d’aubergistes qui officie avec grande bienveillance et tendresse dans L’Auberge au bord de la route :

    « …l’on était porté à penser que… on aurait bénéficié d’une merveilleuse hospitalité, en toute simplicité, comme celle qu’avaient offerte à Zeus et Hermès déguisés en mendiants le couple phrygien Philémon et Baucis, autrefois, au temps où les dieux avaient encore pour coutume de visiter les mortels… »

    Et ce lien avec le vieux « couple phrygien » se confirme à travers le récit lui-même dans toute sa profondeur. Car ce qui va délier la parole entre les hommes en présence, c’est d’abord la bienveillance de l’aubergiste (et de son épouse), son extrême courtoisie et gentillesse envers ses hôtes de passage. Il est donc possible de voir dans L’ Auberge du bord de la route une allégorie de la bienveillance qui relie (ou qui devrait relier, si le doute s’empare de nous) les êtres entre eux.

    J’écris « ce récit » alors même que le titre est complété par « Un récit », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Je pense dans ma tête que le récit déroulé par E. Moses est un possible récit parmi d’autres. En réalité l’indéfini choisi pour le caractériser ouvre la perspective à une multiplicité de récits, une déclinaison de récits, en quelque sorte, lesquels s’enchâssent les uns dans les autres et se relaient les uns les autres au fur et à mesure que les personnages sortent de leur silence et libèrent leur parole. Un récit qui s’avère être une métaphore de l’existence, avec ses tempêtes furibondes et cruelles, mais aussi ses bonheurs et ses joies. Car la joie est omniprésente à travers le champ lexical de ces pages, et c’est d’ailleurs sur le mot « joie », emprunté à Chrétien de Troyes que se termine le récit :

    « " molt s’esjoï ", il fut plein de joie". »

    Nous sommes dans un huis-clos, « L’Auberge du bord de la route », un soir (et un seul), avec cinq personnages, quatre hommes et une femme, plus un sixième qui surgit soudain et que l’on n’avait pas vu ou remarqué. Un lieu unique, un temps unique, une action unique. Ce pourrait-être le théâtre idéal de la tragédie classique – et il y a en sourdine, une forme de théâtralité qui se dessine.

    « C’est alors, et alors seulement, que tout a commencé. Comme si les trois verres entrechoqués avaient levé le rideau et que les projecteurs étaient entrés en action, que les comédiens avaient paru sur le plateau, que la première réplique avait fusé, marquant le début de la pièce. »

    L’étrange est que cette phrase survient quasiment à la fin du récit. De quoi est-il donc question avant cette phrase qui semble une introduction ? Il faut remonter en amont, ne serait-ce que pour faire connaissance avec les différents acteurs-narrateurs de ce huis clos. En réalité peut-être les tragédies sont-elles aussi à l’intérieur des personnages ?

    Quand était-ce ?

    « C’était, comme l’écrit le grand Chrétien de Troyes, « "au tans qu’arbre florissent foillent bochaische, pré verdisent et cil oisel en lor latin docemant chantent au matin…" »

    Ainsi dit le poète médiéval dans Perceval le Gallois. Quant à Emmanuel Moses, son propre récit, dont l’ancrage dans nos temps actuels ne fait aucun doute, semble s’inscrire dans la lignée des récits chevaleresques de Chrétien de Troyes (~1130-1185). Le poète médiéval, dont il admire « la merveilleuse langue du vieux temps » est peut-être son guide. Et lui le poète d’aujourd’hui, ne serait-il pas le héros de la geste galloise du Conte du Graal, le nouveau Perceval ?

    En quelle région se déroule l’histoire ? Comment se nomment les aubergistes ? Pourquoi l’auberge n’a-t-elle pas de nom ? Nous n’en saurons rien de précis. Même si nombre de détails poussent à imaginer une région, un décor, des paysages. Et nous ne connaîtrons pas non plus le nom des trois étrangers qui vont entrer successivement dans la salle du restaurant. L’auteur gomme les indices qui attisent habituellement la curiosité des lecteurs, pour se concentrer sur l’histoire de chacun. Fêlures et amours, épisodes douloureux qui encombrent la mémoire et pèsent sur les épaules. Sur l’empathie qui circule entre eux et sur la chaleur qui les rassemble le temps d’une soirée autour de la table. Ainsi, le premier étranger, « absorbé par le train de ses réflexions », pense-t-il au massacre de « 180 travailleurs forcés juifs », perpétré à Rechnitz, à la frontière austro-hongroise, dont « un documentaire télévisé avait révélé l’existence ». Le second, traversé par des « épisodes » anciens, revit ses amours enfantines dans l’institution de montagne où il avait été placé en raison de ses troubles psychiatriques. Le troisième arrivant, un chasseur peut-être – à l’allure de chevalier – est-il un descendant de la cour du roi Arthur ? Tel il apparait aux yeux de l’écrivain parce que « l’écrivain ou le poète voit toujours ce qu’il raconte, même lorsqu’il rapporte une tradition ou qu’il emploie son imagination. Il n’y a pas que les yeux qui voient comme il n’y a pas que les oreilles qui entendent. » C’est avec lui que s’ouvre la prise de parole introduite par la phrase de transition : « C’est alors, et alors seulement que tout a commencé. »

    Ainsi se trame ce récit subtil, d’abord occupé par des pensées intérieures propres à chacun, circulant dans le silence des convives et dans l’attente. Une sorte de suspens qui se mue progressivement en prises de paroles, questionnements et réponses différés. Puis déborde sur une autre histoire, récit à l’intérieur du récit premier.

    « Aucun des trois conteurs-raconteurs principaux ne se doutait, loin de là, qu’en franchissant le seuil de l’auberge située au bord de la route, il rencontrerait les deux autres et que de cette conjonction insoupçonnée, que certains pouvaient regarder comme pure coïncidence, hasard de la vie, et d’autres, tenir pour un de ces miracles qui surviennent de temps à autre, naîtrait un récit à plusieurs voix ou plusieurs récits à une voix, la voix qui est derrière la voix et que l’on entend seulement à travers la pluralité des voix. »

    Emmanuel Moses n’est-il pas aussi l’auteur des Poèmes fantômes ?

    Cependant cet enchevêtrement égare la lectrice, la fait se fourvoyer en des chemins divers. D’Ovide à Chrétien de Troyes, d’Alfred de Musset à Rimbaud. Du Médée de Corneille – « Vous portez sur le front un air mélancolique » – aux paraboles évangéliques, de la légende mexicaine de la Llorona aux tueries cauchemardesques perpétrées par les nazis. (Ici, certains épisodes de ces pages la ramènent au puissant récit de Josef Winckler, Le Champ). De la châtelaine tristement célèbre Margit von Batthyany à Serpouhi (rares noms propres de « Un récit »), « compagne de l’arrière-grand-mère » de l’aubergiste qui vient de prendre la parole pour parler des atrocités commises sur les Arméniens. Et il y a tant d’autres choses encore qui entraînent ailleurs la lecture, laquelle se dérobe et garde tout son mystère, pour ne pas dire toute sa « poésie ». Car ce qui est surprenant dans ce récit, c’est le brouillage temporel qui l’entoure.
    Emmanuel Moses déploie avec talent ces emboîtements successifs placés sous le signe de la métaphore. « La métaphore est la réalité », dit l’une des femmes du passé qui occupe momentanément le devant de la scène.

    Construit sur une succession de spirales, de digressions et d’interprétations qui font perdre le fil, passant des prolepses aux analepses, du passé rescapé de la mémoire au présent et aux futurs de l’anticipation introduits par les conditionnels, le récit est labyrinthique. Et la lectrice, encore elle, de perdre ses repères – qui pourtant s’y entend dans l’« art de la digression » – de chercher les cairns qui vont lui permettre de s’orienter et de s’y retrouver. Indices temporels, adverbes de temps, répétitions (reprises) d’expressions comme « L’homme disait / la femme disait » … qui jalonnent le déroulement des prises de paroles mais aussi bien des silences. Car le silence est ici très important qui laisse la place aux échanges de regards, aux souvenirs, aux rêves et aux images qui traversent la pensée. Ces pensées intimes, si bien gardées, et qui sont communes aux trois hôtes de passage :

    « Les trois compagnons du hasard étaient retournés dans leurs pensées et ces pensées étaient, comme la neige dans le tableau de Monet La Pie, colorées de lumière et d’ombre. »*

    Dégagés des noms propres qui ne seront pas révélés, les trois hommes sont des inconnus, des passagers, des étrangers. « Car pour l’étranger, être étranger veut dire être lui aussi entouré d’étrangers, inconnu au milieu d’inconnus. »

    Désignés par les espaces d’où ils semblent être issus, ils ne sont nommés que par des périphrases spatiales. Comme l’écrit en effet le poète « le temps ne nous définit pas, il nous est commun, notre triste lot à tous, alors que l’espace nous identifie et nous singularise et, paradoxalement, c’est lui qui nous attribue notre passé. » Ainsi surgissent d’on ne sait trop où – du moins l’oublie-t-on en cours de lecture – « l’homme du Nord », « l’homme de l’Ouest », « l’homme de derrière les montagnes ». Trois hommes très différents, d’origine, de formation, d’activités, d’amours, dont les portraits se précisent, se complètent, au fur et à mesure que leur bienêtre à la table de l’auberge va s’épanouir, libérant la mémoire et les récits qu’elle recèle. Dès lors, chacun se régalant des mets préparés par la belle aubergiste, leur langue se déliant peu à peu, comme désembrumée par les verres de vin successifs, va prendre place à travers différents récits, dans l’écoute réciproque et le partage de l’échange.

    « Au terme de ce silence coupé par le sifflement triste mais aussi rageur du vent, un vent de plaine, habitué à se déchaîner sans rencontrer d’obstacles, ce silence qui était – comment les trois hommes pouvaient-ils le deviner ? – écouté dans la cuisine, par l’aubergiste et son épouse, écouté attentivement, non pas comme un silence mais au contraire comme une mélodie ravissante, l’homme du Nord a parlé… »

    Suit le récit d’un long désamour et d’une séparation qui se déroule au Bengale. Le narrateur, se libérant d’une passion qui l’inféodait, se joint alors, marcheur somnambulique, à la cohorte parmi des marcheurs miséreux. Et comme pour contrebalancer cet amour défait, éblouit celui partagé de l’aubergiste et de son épouse. L’un chevalier éperdu de sa dame et elle, qui apparaît soudain, –

    « déployée et droite, tel un oiseau magnifique, un héron, un cygne dressé, dans sa tenue de cuisinière, une veste blanche, ses cheveux noirs répandus sur ses épaules, son nez légèrement busqué frémissant, ses yeux gris dardant des éclairs. » – « Une vision ».

    C’est à elle que l’on doit le récit des guerres ayant meurtri durablement la vie de ses ancêtres de Trébizonde. Exodes et déportations. « Les Arméniens disparaitront comme fumée de cigarette, seules resteront les cendres, et seule la terre viendra à notre secours ».

    Et pourtant, au-delà de ces tragédies – « La vie est pleine d’événements inattendus et nous entraîne constamment dans des directions inhabituelles. » – c’est encore la joie qui l’emporte.

    Telle est L’Auberge du bord de la route.

    « Joie, oui, jubilation. »

     

    Claude Monet (1840-1926)  La Pie (détail) 1868-1869  Paris  Musée d'Orsay  Photo Musée d'Orsay.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Claude Monet (1840-1926), La Pie (détail),1868-1869,
    Paris, Musée d'Orsay, Photo Musée d'Orsay.

     

    *J’avais acheté récemment au Musée d’Orsay une carte postale représentant le tableau de Monet, La Pie. Ce tableau m’a toujours fascinée. J’avais glissé la carte postale entre les pages de L’Auberge du bord de la route. J’ignorais bien sûr, qu’il y serait question de La Pie. Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir mon marque-page sur cette même page où E. Moses faisait allusion à La Pie de Monet !

     

     Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli

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    Moses route

  • Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond / Ce qui pousse la langue

                                                                                                  << Poésie d'un jour

     

     

     

    Lumière de Le Corbusier

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    " …vous vous guidez sur les arrêts du ciel
    soucieux qu’il y ait du vrai dans vos mirages …"

     

     

     

         votre livre une braise

           votre livre nous était le foyer, la table quotidienne,
    un cercle inachevable sous la lampe ( sur la langue des
    saveurs barbares, l’amertume d’une loi très ancienne)

         au désert une braise impossible à la bouche, et goûtez
    comme  en    brûlent patiemment les consonnes : tu
    entends et tu trembles

         fermer les yeux, nos deux mains s’agitaient dans la
    marge, le vent nous en tournait les pages

        veillée

         on marquait le linteau, on bouchait comme on peut les
    trous entre les planches, puis fermer et la porte et la table
    dressée ( cet hôte qui s’annonce : les murs trembleront et
    des dents vont grincer)

         on ne sait pas   ce qu’inaugure le soir :     attendant ce
    qui passe l’on reste debout,    pieds chaussés, notre cœur
    aux abois,   ceinturé d’inquiétude, on mâche son pain de
    hâte et de peur,  on devine : le bâton pour la marche, nos
    manteaux, un bassin sang et noir

        et déjà votre seuil n’est plus ni maison ni foyer, mais la
    halte, un bivouac à quitter

     

         le désir du passeur

         le séjour est précaire, son issue incertaine, on mange
    ce qui vient à la main,   de quoi passer le jour,    et vous
    n’avez à boire que rosée qui suinte

        vous vous guidez sur les arrêts du ciel, vous fiez à un
    nuage : il bouge vous bougez, il s’arrête vous vous arrêtez ;
    s’il tonne vous tremblez, mais s’il venait à disparaître,
    vous seriez tout à fait perdus

         peuple quasi de bêtes, qui n’avez en guise de demeure
    qu’une toile   et vos peaux, pour foyer l’embrasement des
    ronces, leurs quelques braises austères dans le sable

        et vous marchez,   soucieux qu’il y ait du vrai dans vos
    mirages ( le désir du passeur ? priez qu’il n’ait été de tous
    le plus trompé, partant le plus menteur)

     

     

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    Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond, « Désert » in Ce qui pousse la langue, Cheyne éditeur 2024, pp.67, 68, 70

     

    Marie-augustin-petit-1-

     

    Grégoire Laurent-Huyghues-Beaufond est un religieux dominicain qui réside
    au couvent de =>  -La Tourette- un chef d'œuvre Architectural de le Corbusier 

     

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  • Anne Barbusse / Ohitza

    << Poésie d'un jour

     

     

     

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    premier portrait à l’Européenne
    parfaitement cadré
    très beau bleu des tissus imprimés
    et collier
    très beau sourire
    regard-caméra dirait le cinéma
    bref portrait
    offert avec le sourire
    pose
    un oiseau sur la tête et comme
    une auréole
    la femme noire parfaite, répondant aux critères de
    beauté connus                                                                                     
    comme une assimilation le sourire
    dédié directement au photographe
    par connivence c’est tout comme
    acceptation de devenir photo en tant que telle
    satisfaction de plaire
    accueil
    comme une assimilation possible le genre européen
    du portrait

     

     

    Ozitha

     

     

     

     

     

     

     

     

    Anne Barbusse, « Sénégal » in Ohitza, photos de Louis Ausquichoury, avant-voir de David Paigneau, POÈTISTHME 2024, pp.50-51.

     

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    Voir aussi sur =>  terre à ciel 

     

     

     

     

     

  • Jean-Marc Barrier / 196 matins

    <<Poésie d'un jour

     

     

    Cypres du matin

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Ph: G.AdC 

     

     

    l’autre ce matin la parole impossible  le geste
    empêché à chercher le vecteur  le cœur ce qui
    déborde  ce matin    je respire son air limpide
    j’apprends encore la langue vulnérable ce qui
    reste muet dans l’amour

    le départ ce matin l’envol comme un art de la
    fugue les pulsations la disponibilité
    grande la zone de rien le cœur les poumons et
    l’envie de ruer à l’infini

     

                                                                ce matin est facile

     

     

    la rumeur  ce matin les sons utiles la machine
    la musique étrange  ce qui n’a rien  d’humain
    la basse continue  qui nous disjoint du silence

     

     

     

    ce matin     la nostalgie légère  des simplicités
    la géométrie    l’apprentissage d’une vie à l’os
    respirer tracer une corde chercher l’asymptote
    le calme équanime     d’un théorème   l’amitié
    d’une équation à deux inconnues   juste avant
    que tout ne se complique

     

                                     le brouillard quantique ce matin

     

     

    vois ce matin    en plein centre je retourne à la
    coulée sombre     au refuge    de brindilles à la
    mousse la défaite ce matin    c’est forêt calme
    où je ne compte où   quand les mains reposent
    je touche    à la confiance      des temps  longs
    appuyé au sol sans le nécessaire à cœur ralenti
    je guette   le son des ailes froissées    la goutte
    qui tombe les insectes rares la feuille enroulée
    au vent  ce matin je hume la naissance   d’une
    femme   je sens la diagonale de l’homme    et
    penché dans la zone blanche   j’habite le rêve
    des mots et des broussailles

     

                     
                                                           ce matin est sauvage

     

     

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    Jean-Marc Barrier, 196 matins, encre de couverture de André Aragon, achevé d’imprimé par monedition.fr à Nîmes, 2024, pp. 52, 53, 54, 55, 58

     

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    JEAN-MARC BARRIER

    Jean-Marc Barrier

    ■ Jean-Marc Barrier
    sur Terres de femmes ▼

    → La rue infinie , Textes et photographies, Phloème, Collection Lumière écrite, 2021.
    → [Vient le temps du fléchir]

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La tête à l’envers) une notice bio-bibliographique sur Jean-Marc Barrier
    → (sur le site des éditions La tête à l’envers) la fiche de l’éditeur sur Noir estran
    → le site de Jean-Marc Barrier

     

  • Sabine Péglion / L’espérance d’un bleu

    << Poésie d'un jour

     

     

     

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    Peinture de Sabine Péglion

     

     

     

    Partir à l’orée de la nuit

    Sous la lumière mauve
    les gouffres se creusent
    les buissons se délitent

    les derniers rayons
    écorchent la montagne
    livrant ses entailles

    Rare l’épine
    en éclairs d’infortune luit

     

     

    Attendre au bord de l’ombre

    Voir surgir
    rebelle       devant les pierres
    une étrange citadelle

    Avancer
    en ces lieux désertés
    creusés de labyrinthes
    aux destins occultés
                Tour de non-retour

     

    Sur le chemin        de genévriers
                    aux ronces mêlées
                    affleurent
                   des visages oubliés

    Dans l’enclos du lavoir
                    leurs voix      résonnent
                    encore

    Elles s’égarent      se brisent
                         ruissellent

     

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    Sabine Péglion, L’espérance du bleu, Peintures de Sabine Péglion, La tête à l’envers 2024,pp.44, 45, 46.

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    S A B I N E     P É G L I O N

    Sabine Péglion portrait
    Source

    ■ Sabine Péglion
    sur Terres de femmes ▼

    Cet au-delà de l’ombre, Œuvres de l’artiste Sabine Péglion, Collection Grand Ours, L’Ail des ours / n°21
    Sabine Péglion | Jacques Bret, Australie, notes croisées (note de lecture de Cécile Oumhani)
    → [La glace dans les verres] (extrait de Derrière la vitre)
    → [L’eau s’écarte] (extrait de Faire un trou à la nuit)
    → [Ombre noire] (extrait du Nid)
    → Prendre le temps (extrait de Traversée nomade)
    → Que sais-tu
    → [Tu sais il n’est de lieu] (extrait d'Écrire à Yaoundé)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de FemmesMalhabile

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions La tête à l’envers) la fiche de l’éditeur sur Ces mots si clairsemés