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  • Terres de femmes n° 235 ―Août 2024

     

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    du numéro du mois d'août 2024
     
     
    TDF AOÛT2024
     
     

     

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

     

     

     

     

    Image: G.AdC

    Responsable de la rédaction : Angèle Paoli
    Coordination éditoriale et mise en pages :  Yves Thomas ( † 2021 ) 
    Direction artistique et mise en images : Guidu Antonietti di Cinarca: ( G. AdC ) 
     
     
     
     
     
  • Éric Sautou / Histoires qui n’ont pas pu / Lecture d’Angèle Paoli

     

    Éric Sautou / Histoires qui n'ont pas pu
    Éditions Faï fioc 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

    Éric Sautou  : Histoires qui n'ont pas pu :

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     Aquatinte de G.AdC 

     

    De l’haridelle… fleur des bois.

    Il existe sur terre des histoires qui n’en finissent pas de commencer et qui ne se terminent jamais. Mais il arrive aussi que les histoires, même incomplètes, perdurent à travers temps. Elles vagabondent, morceaux épars, d’une génération à l’autre, se transmettant jadis de bouche à oreille, se transformant et se modifiant en fonction du locuteur ainsi que des trépignements du jeune auditeur. Il arrive parfois qu’elles s’arrêtent en chemin, qu’elles s’interrompent, laissant celui ou celle à qui elles s’adressent, dans le suspens. Ou dans le loisir de les poursuivre à leur guise. Ainsi des Histoires qui n’ont pas pu. Dont le titre à lui seul ouvre sur une indécision de la pensée.

    Auteur des Histoires qui n’ont pas pu, Éric Sautou laisse à chacune et à chacun le loisir de poursuivre à son gré les récits qu’il a entrepris sans leur permettre de parvenir à leur terme ; ou au contraire de n’en rien faire, respectant ainsi leur état d’incomplétude. D’ailleurs, le poète, en grand enfant qu’il semble être, prend-il le soin de préciser en 4è de couverture qu’« un livre pour enfants ça n’existe pas », ajoutant et complétant, non sans un certain humour, cette première assertion par la suivante, plus énigmatique : « (les enfants n’existent pas) ». En effet, les enfants n’existant pas, les livres d’enfants n’ont aucune chance d’exister. Peut-être pour le poète, les enfants ne sont-ils que des adultes en miniature de sorte qu’il n’existe aucune différence entre les uns et les autres. Aucune différence entre les livres destinés aux uns et aux autres.

    Pour en revenir aux histoires rassemblées dans ce dernier recueil, l’on peut s’attendre à être surpris ; à rester sur sa faim (sa fin ?) ; à s’interroger. Á quoi bon en effet se lancer dans la lecture d’un recueil, si les histoires annoncées n’ont pas abouti ? Cela risque d’en décourager plus d’un ! Á quoi bon poursuivre si elles ont renoncé – ou échoué – à dire ? Car les mots disent rarement ce que l’on cherche à leur faire dire. Hé bien justement ! Tout le talent du poète réside dans ce suspens. Histoires qui n’ont pas pu. Avec beaucoup d’humour, le poète joue. Peut-être se joue-t-il aussi de nous, lecteurs, de nos attentes et nos us bien rôdés de lecture. Nous, à qui il propose de poursuivre à notre gré et selon notre sensibilité, les histoires qu’il a commencées puis qui se sont abandonnées d’elles-mêmes en cours de route. Á chacun de les reprendre. De donner une suite possible au poème. Ou au contraire de n’en rien faire. Ne pas tout dire. Ne pas dire. Laisser aux mots la liberté d’aller leur chemin. De rejoindre leur cible. Et à la lectrice éblouie, le plaisir de savourer le suspense.

    Je lis et je relis Éric Sautou sur la plage, au milieu du fracas des vagues et du vague brouhaha des voix et rien ne peut me distraire de ma lecture. Il arrive même que je rie et que je me lance dans une lecture à voix haute. Pour faire résonner autrement les poèmes, pour leur donner une chance de se prolonger au-delà des mots-mêmes. D’aller au-delà du silence. Le silence, quelle que soit la forme qu’il prend, est souvent chez Éric Sautou, le personnage principal. Et l’attente, son principal corollaire. Tous les autres – « Monsieur Récamier », « Monsieur et Madame Simonin », « Valentine la poupée » – … ne sont là que de passage. Plus d’une fois, le propos s’interrompt, prolongé par des points de suspension.

    Annoncées par un titre, les histoires prennent pourtant le temps de s’inscrire sur la page, tantôt réduites à quelques phrases, parfois même à une seule ; d’autres fois un peu plus développées mais tout aussi singulières. Les mots sont simples, les situations familières, parfois même ordinaires. Les interrogations sont celles de la vie courante. Á quoi tient qu’elles nous surprennent ? Qu’elles nous saisissent ? Qu’elles nous font sourire ? Le plus souvent, à une forme de décalage. D’inattendu. Qui nous laisse dans le suspens, justement. Comme dans ce poème dont seul le titre éclaire le propos :

    « Je l’ai toujours connue.

    Quand je l’ai vue pour la première fois, j’ai pensé :
    Alors te revoilà ! » (in « La Mer et Moi »)

    Ou dans cet autre, construit sur la musicalité de la répétition et de ses variations. Pour moi, la fine fleur de la poésie :

    « Où qu’elle portât son regard, n’était offert à sa vue
    que neige qui tombe, neige tombée.

    Neige qui tombe, neige tombée…

    Il neigeait en silence sur la neige tombée. » (in « La fille neigée »)

    Les dialogues, lorsqu’il y en a, se résument parfois à une amorce. Qui parle à qui ? On ignore tout du contexte, du lieu, de ce qui a précédé et de ce qui va suivre. Ou alors, les échanges tournent court, dans un marmonnement à la Ionesco. Ou à un tour de passe-passe à la Tardieu. Parfois jusqu’au bord de l’absurde. Dans un questionnement qui prend par surprise. Et pourtant, pas si absurde que cela :

    « Qu’y a-t-il dans l’œuf ?
    Quelque chose – ou peut-être quelqu’un.

    L’agiter (maintenant lui parler).
    Qui est là ?
    Dans l’œuf secoué rien ne bouge ni ne répond.
    Qui est là ? (in « L’œuf où nous sommes ») »

    Il arrive aussi que le contexte soit détourné par un titre-écran. Ainsi dans le décor boisé du « Renard ou Lapereau ». Où il n’y a ni l’un ni l’autre. Mais ce n’est pas la seule perplexité. Les mots ont-ils le même sens pour tout le monde ? Je m’interroge. Pour moi une « haridelle » est un mauvais cheval. De type rossinante. Une haquenée. L’un et l’autre mot – haridelle/haquenée/Rossinante – ont un sens péjoratif lorsqu’ils désignent une femme. Éric Sautou fait de l’haridelle une fleur des bois, aux couleurs indéfinissables, hésitant entre le bleu et le mauve. Elle est assortie de lumière dans un poème où tout était sombre. En réalité, tout échappe. Rien ne se laisse appréhender ou saisir de manière claire. Les mots sont ambivalents, qui désignent tout autre chose que ce qu’en dit le dictionnaire. Ou de ce qu’annonce le titre du poème. De sorte que nommer donne sur une autre réalité. Les noms propres – noms de pays de fleuves ou de personnages – ouvrent en quelques vers sur un imaginaire inédit. Inouï. Sidéral. Alors même qu’ils sont poursuivis, les lieux échappent. Dont les noms sont insaisissables. Ils se dérobent, laissant place à la seule attente. Ou alors au vide. De sens d’objet de compréhension:

    « Il ne se souvenait de rien.
    Pas même qu’il y eut des mots pour dire ces choses
    (d’avoir été). » (in « La nuit d'ici »)

    Les personnages eux-mêmes doutent de leur identité. Évanescents, voués à disparaître aussitôt que surgis, à s’effacer sans bruit, les êtres sont des apparitions. Ainsi de ce « garçon qui n’en finissait pas ». Qui n’en finissait pas de compter. Quoi ? Rien. Et qui revient par trois fois poursuivre sa litanie de chiffres interminable. Réels irréels, sans cesse réduits à s’interroger sur leur identité, les êtres flottent dans le paysage, s’absorbent en lui, se confondent et fusionnent. Certains lieux évoquent l’Hérault. Ses plages et ses dunes de sable fin, son arrière-pays et ses paysages spécifiques. « La Tamarissière ». « Navacelles ». Mais il ne faut pas s’y fier. Les lieux aussi se dérobent à toute identification géographique précise.
    Au bord du sommeil, les visages s’estompent puis disparaissent. Laissant la scène de théâtre dans le mystère et la tendre incertitude de leur présence-absence :

    … « (un temps)

    Tu es toujours là ?
    Je serai là – toujours.
    Tu penseras toujours à moi ?
    Je penserai toujours à toi.
    Tu n’oublieras pas mon visage ?
    Je l’ai déjà un peu oublié.
    Et ma voix ?
    Je l’entends mais c’est déjà une autre voix.
    Voix et visage alors s’en vont ?
    Voix et visage s’en vont. » (in « Je suis là »)

    Avec Histoires qui n’ont pas pu, Éric Sautou s’affirme en maître de la poésie onirique.

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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       É R I C   S A U T O U

    ERIC SAUTOU

    Ph. Sébastien Solidon
    Source

    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes ▼

    Grand Saint Vincent, Éditions Unes 2023, lecture d’Olivier Vossot
    → Beaupré (lecture d’AP)
    → [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    → [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    → La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    → [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)
    → La Véranda (lecture d’AP)
    → [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
    → (sur Terre à ciel) une page sur Éric Sautou

     

  • Jean-Pierre Chambon / Étant donné

    Poésie d'un jour

     

     

     

     

    LUNE-COINS

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    photo : G.AdC 

     

     

     

    ǀ Transsubstantiation ǀ

    Papillotant à travers des feuillages
    que le vent brasse
    la lumière filtrée par un vitrail fait danser
    sur le pavement de la petite église
    la queue d’un arc-en-ciel décomposée
    en un jeu de pastilles de couleur
    comme si en elles miraculeusement s’étaient
    transsubstantiés les pigments des fleurs des champs
    dont se fane un bouquet dans le transept
    au pied de la statue d’un saint

    ǀ Au fil de l’eau ǀ

    Dans une trouée entre des saules
    dont la rousseur infuse l’eau
    deux canards de leur sillage
    décomposent en paillettes d’or
    l’étincellement de la lumière
    et distordent le reflet
    des feuillages et des nuages
    puis la cicatrice se dissipe
    à la surface apaisée de l’eau
    où saisi d’une sorte d’hypnose
    je laisse dériver dans le courant
    le mince fil de ma rêverie.

    ǀ Ricochetsǀ

    À l’approche du soir
    le ciel en blanchissant prête
    à la surface de l’étang un poli de miroir
    qu’un enfant se plaît à troubler au jeu des ricochets
    s’émerveillant de voir à l’impact
    de chaque rebond l’eau se mettre à sourire
    jusqu’à ce que longtemps après le dernier choc absorbé
    au bout de la dernière pierre engloutie
    assez d’ombre ait enfin in fusé toute clarté
    pour que la lune puisse venir déposer
    son œuf pâle au creux d’un nid de joncs
    et que le chœur des crapauds goitreux
    entonne sa ritournelle sardonique

     

    Chambon

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean-Pierre Chambon, Étant donné, Aquarelles de Philippe Cognée, Éditions Al Manar 2024 , pp.40, 53,101.

     

     

    JEAN-PIERRE CHAMBON

    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source

    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes ▼

    →Je ne vois pas l’oiseau, Encres de Carmelo Zagari, Al Manar2022
    La montagne lumineuse, Peintures Mad, Voix d’encre 2022.
    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    L’Écorce terrestre (lecture d'AP)
    [Fleurs dans la fleur]
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    → L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    → Des lecteurs (lecture d’AP)
    → Des lecteurs (extrait)
    → Noir de mouches (extrait)
    → Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    → Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    → [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    → Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    → Un écart de conscience, II (extrait)
    → Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)

     

  • Katie Farris / Debout dans la forêt des vivants / Standing in the Forest of Being Alive

     

     

     

    << Poésie d'un jour

     

     

    Katie Farris(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

    Against Loss

    I don’t remember this December on the precipice
    of holiday : your hair poorly cut, the pile of calico fur between
    my right shoulder and your left, purring.
                            The year and the truck out back
    both idling, idling and dying.

                             This memory I do not have –
    I would like to give it to you,
          a prophylactic against loss :

    just four arms and four
    paws and eight legs. Just six lungs,
    sending our breath to the air,
                                                  just
    the air.

     

    Contre la perte

    Je ne me souviens pas de ce mois de décembre au bord
           du précipice
    des vacances : tes cheveux mal coupés, le tas de fourrure
           calicot entre
    mon épaule droite et ton épaule gauche, ronronnant.
                            Derrière, l’année et le pick-up,
    tous deux au ralenti       au ralenti et à l’agonie.

                             Ce souvenir que je n’ai pas –
    j’aimerais te l’offrir,
           une prophylaxie contre la perte :

    juste quatre bras et quatre
    pattes et huit jambes. Juste six poumons,
    envoyant notre souffle dans l’air,
                                                            juste
    l’air.

     

     

     

    Farris

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Katie Farris, Debout dans la forêt du vivant/ Standing in the Forest of Being Alive, Traduit de l’anglais (États-Unis ) par Sabine Huynh, Black Herald Press 2024, pp.82,83. Ce recueil a fait partie de la dernière sélection du T. S. Eliot Prize 2023.

    La poétesse américaine Katie Farris est l’autrice de plusieurs ouvrages, dont Standing in the Forest of Being Alive (Alice James Books), boysgirls (Tupelo Press), A Net to Catch My Body in its Weaving (lauréat du Chad Walsh Poetry Award, 2021), Thirteen Intimacies (Fivehundred Places) et Mother Superior in Hell (Dancing Girl). Ses textes ont paru aux États-Unis dans le New York Times, Granta, The Atlantic Monthly, The Nation et le magazine Poetry. Elle a également co-traduit plusieurs recueils de poésie de l’ukrainien, du français, du chinois et du russe, dont The Country Where Everyone’s Name is Fear, de Boris et Ludmila Khersonsky, traduit avec Ilya Kaminsky (Lost Horse Press, 2023). Diplômée de Brown University, elle est actuellement professeure associée de poésie à Princeton University.

     

    Arm braid

     

      = >  Son site 

     

     

     

     

     

     

  • Nohad Salameh : Saïda / Sidon et Baalbek / Héliopolis, Une adolescence levantine

     

                                                                                                                                         Lecture

     

    Extrait 1 : « Jours tranquilles à Sidon »

    Sidon-chateau-liban-1170x450

     

     

     

     

    Source 

     

         Sidon, jadis perle des mers, avait certes perdu de sa superbe en devenant Saïda, mais elle brûlait toujours à la façon du Phénix, emblème de la Phénicie. Cette espèce d’intériorisation physique de l’émotion celée dans les pierres allait marquer au fer rouge sa mémoire, naturellement en osmose avec les choses et les espaces. Plus tard, ayant mûri, le souvenir des années vécues dans cette cité portuaire se traduira par quantité de rêves récurrents, creusant ses nuits, les ponctuant, mourant à l’aube après avoir restitué une sorte de nostalgie douloureuse. Au petit matin, les rêves nocturnes conservaient la substance lumineuse et épaisse de la prophétie. Que de fois, en songe, elle parcourait sans reprendre souffle les quartiers intérieurs, s’engouffrant dans le tournoiement des souks, comme au cœur d’un enfer délectable ! Souks aux ruelles exigües et sinueuses, fraîches et ombreuses, voûtées par endroits jusqu’à forcer le passant à se courber. Marché vertigineux aux couloirs communicants mais dont elle connaissait la moindre issue. Cependant, il lui arrivait d’éprouver un sentiment de peur au milieu de ces impasses pavées de galets recueillis jadis sur les rivages par les Phéniciens ? Festonnés d’échoppes odorantes, il fuse de ces ruelles anguleuses des parfums d’épices mêlés à celui du traditionnel chawarma1. À noter que chacune de ces ruelles débouche sur une placette laquelle, à son tour, se prolonge par une grande place ponctuée de bistrots. C’est sur les terrasses de ces cafés – connus pour leur succulente citronnade parfumée de fleur d’oranger ou de menthe – que les Sidoniens s’offrent une pause en jouant au trictrac ou en fumant un narghileh2.
          Mais la récurrence des rêves nocturnes de l’adulte ne prolonge-t-elle pas le vécu de l’adolescente ? Vécu dont elle ressuscitait la poésie à chacune de ses déambulations sous les arcades de la vieille ville alors qu’elle était encore la fillette en retrait, prisonnière de ses manuels scolaires : minarets consumés de prières, terrasses dentelées de rayons solaires, moucharabiehs quadrillés d’interdits. C’est à cette période qu’elle déchiffrait ces espèces d’antres d’où naissent dans tous les sens d’autres bifurcations et cul-de -sac fourmillant d’une humanité joyeuse, sereine et pacifique, constituant à elles seules un étrange village inséré dans l’ordonnancement des maisons.

    1: Viande de forme pyramidale qui se grille en tournoyant au-dessus d'un feu de bois.
    2: L'usage remonte, dit-on, au XIVe siècle. en Orient, sa datation correspond à l'approvisionnement de la région en tabac vers le XVIe siècle.

     

    Extrait 2 : « Un verger sur l’Acropole »

    Baalbek-Jupiter-Temple

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

    Étrange Baalbek qui perdure de siècle en siècle grâce au souffle immatériel de ses divinités, qui s’enfle de tous les assauts de ses vents de neige, se nourrit du contraste de la mort et de la vie ! Ville à dominante chiite, jadis elle partageait avec quelques milliers de chrétiens, retranchés au sein de l’extra-muros ou disséminés sur les hauteurs, un miracle de coexistence pacifique jusqu’au conflit armé de 1975. Les massacres et exactions perpétrés un peu partout sur le sol libanais, la main mise des khomeynistes sur la cité, eurent pour conséquence le repli quasi-total des chrétiens vers les localités avoisinantes. Depuis, leur nombre se réduisit à une dizaine de résidents dont l’âge et la neutralité ne pouvaient exercer quelque ascendant politique. Ainsi, au profil antérieur d’une cité paisible et rêveuse se superposera dans l’imaginaire de Myriam une farouche réalité. Cependant, sa mémoire continuait de puiser, même dans la première enfance, de réminiscences délectables : les après-midis de dimanche consacrés aux promenades en carrosse, aux côtés de ses parents, vers la source de Ras-el-Aïn1, d’où partent de multiples canaux irrigant la ville et ses jardins. Prématurément, elle ne tarda pas à saisir l’étymologie du lieu d’agrément vers lequel s’orientait la calèche : « Ba’al Nebecq ou Baalbek signifie seigneur des sources », ne cessait de lui préciser son père qui, installé sur le siège avant, près du cocher, donnait le signal d’emprunter la rue principale en traversant le centre-ville vers le secteur des restaurants. En moins d’une demi-heure, on atteignait le fameux havre, à travers le boulevard de huit cents mètres au sud-est des temples, bordé de part et d’autres de saules. La promenade à pied, à pas lents et mesurés, le long de ce boulevard ombragé par les arbres était la prédilection des quêteurs de félicité et de paradis perdu.

                           1.En français: tête de la source.

     

                        Nohad Baalbek

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Nohad Salameh, Saïda /Sidon et Baalbek/ Héliopolis, Une adolescence levantine, Éditions du Cygne 2024, pp. 13,14,15/100,101.

     


    NOHAD SALAMEH

    Nohad Salameh

    ■ Nohad Salameh
    sur Terres de femmes ▼

    L’écoute intérieure
    → L’envol immobile
    → L’intervalle (+ notice bio-bibliographique)
    → Les nudités premières
    → Plus neuve que la mort (poème extrait du Livre de Lilith)
    Marcheuses au bord du gouffre, Onze figures tragiques des lettres féminines, éditions de La Lettre volée, collection Essais, 2017

    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Nohad Salameh
    → (sur exhibitionsinternational.org) « Le féminin singulier », avant-propos de Marcheuses au bord du gouffre de Nohad Salameh [PDF]

     

  • Caroline Sagot-Duvauroux / Canto Rodado

                      Poésie d'un jour

     

     

    Nuages

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo: G.AdC 

     

     

     

     

     

    In memoriam

     

    Un lézard, une salamandre, un masque d’idiot, la gazelle. Tiens ! la bave de limnée, c’est en liant ça, une agglutinant, une colle ! Et puis ca recommence. C’est une colle, penser. Quand les mains touchent encore aux copeaux légers de l’histoire rabotée par les hommes.
    En l’honneur sorti d’espèce, cuit à point, dit je suis un homme sans savoir ce qu’il dit.
    Alors l’œil attelle ses mains soc ou sep et mancherons et l’âge.
    Tout ! du dental au misérable.
    Araires fronts et dos sursautent parmi les cantos.
    Tout retentit, là sous la main qui sillonne.
    De l’informe à l’informe en passant par la chose.
    Et l’insolite ? Ce qui arrive.
    Quand l’œil veut.

    Alors la pâte lève, drue. Les ingrédients prennent au rêve et l’homme en teste longuement l’efficacité, la solidité, la souplesse. La chair. Longuement. Comme longuement Van Gogh méticuleux questionne l’épaisseur pour qu’une matière survive au désir. Et elle dure. Son éclat dure !
    Honnêteté d’un métier dans les marges des gains de productivité.
    Et le cœur désire désirer encore. Bien final, immatériel, né de fabrique et de glaise. D’une survivance de la matière, naît sans cesse et le désir. Poiein. Paradis dont le cercle rampant s’écarte.
    Loin du mufflisme des colons, financiers et docteurs.

    Alors l’homme pose sur le support de bois, sur le format de penser ce jour-là, la pâte qui tient son rôle. Et la matière livre sa rugosité d’écorce et sa délicatesse de peau.
    Pendant que l’œil veut.
    Une forme naît.

    Et l’homme fabrique l’arbre en l’épousant. Pour que l’arbre ne meure pas. Pour que l’arbre ne meure que d’un crime non pas d’être. Pour que l’arbre totem survive à l’œil et aux mains dans
    l’œil du prochain clampin qui abordera de l’œil, l’arbre.
    Et l’homme accroche son visage à l’arbre. Non pour nommer l’arbre à son visage mais pour que visage d’homme, n’importe quel ce visage d’homme, continue d’envisager le monde.

    Les nuages ? Les nuages. La physionomie du monde.

     

    Canto Rodado

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Caroline Sagot Duvauroux, Canto Rodado, « Le Refuge en Méditerranée », CIPM/ Spectres Familiers 2014, s.f.


    CAROLINE SAGOT DUVAUROUX

    Caroline Sagot Duvauroux 2

    ■ Caroline Sagot Duvauroux
    sur Terres de femmes ▼

    Canto rodado, Centre international de poésie Marseille, Collection ‘‘‘Le Refuge en Méditerranée’’’, 2014, s.f.
    → 
    L’eau puissante ? (extrait de Aa Journal d’un poème)
    → 
    Caroline Sagot Duvauroux, Le Buffre (lecture de Tristan Hordé)
    → 
    Mais avant (extrait du Buffre)
    → 
    [Être serait-il le reflet d’une hypothèse… ?] (extrait de ’j)
    → 
    [Je dissone] (extrait de L’Herbe écrit)
    → 
    Le Livre d’El d’où (lecture d’AP)
    → 
    [La poésie ne traduit pas] (extrait du Livre d’El d’où)
    → (dans la galerie Visages de femmes) 
    Le silence serait-il l’enjeu de la parole ? (un autre extrait du Livre d’El d’où)
    → 
    Une source (extrait d’Un bout du pré)
    → 
    Le Vent chaule (lecture d’AP)

    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur remue.net) « L’intime dehors » (une conversation du 23 août 2012 avec Caroline Sagot Duvauroux)
    → (sur Ta résonance
    Cacophonie vs. polyphonie ou la musicalité de tout dans l’œuvre poétique de Caroline Sagot Duvauroux (par Serge Martin)

     

  • Pause estivale 2024

     

    Collage 5

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                                      Plage de Nonza-Cap Corse, photographiée par Angèle Paoli

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    Angèle cap corse

    Ph. : G.AdC

     

  • Colette Klein / Après la fin du monde, nuages / Requiem / Lecture de Michel Diaz

    Colette Klein , Après la fin du monde, nuages/
    Requiem, Éditions Henry (2023)
    Lecture de Michel Diaz

     

     

     

    La Shoah

     

     

     

     

     

     

             Photo: Googol 

     

     

           Dans ce livre, comme dans un tombeau collectif ou une nécropole intime, Colette Klein élève comme autant de stèles à la mémoire de ceux qu’elle a connus et habitent toujours dans sa tête, ombres des morts qui l’accompagnent, fantômes de voix, de visages et d’images. Ces parents, « que la vie, comme l’écrit Sylvestre Clancier, ne nous a pas permis de mieux connaître », celles et ceux « qui par les liens du sang auraient dû être nos proches », et ces amis qu’elle conserve aussi en sa mémoire et en son cœur, « comme au plus profond de son âme ». Ce recueil mérite donc parfaitement son sous-titre de Requiem, chant profond qui se donne pour devoir de conserver les traces de ceux qui sont passés, ce Troupeau de morts (…) qui dérivent / en ignorant que l’horizon / est tout aussi éphémère qu’une goutte de pluie / prisonnière du soleil, mais qui pourtant demeurent et la hantent, et qu’il lui est toujours possible d’invoquer puisque Il est au-delà des nuages / une forteresse invisible /où les morts / se confondent avec la lumière. Serait-il donc possible, en contemplant le ciel et « ses nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques », pour reprendre les mots de Baudelaire cités par l’auteure en exergue au recueil, d’adresser quelque signe à tous nos disparus, d’en recevoir un de leur part ?…
               

            Ces disparus, ce sont l’ami cher de l’auteure, sa meilleure amie, le meilleur ami de (son) père, mais aussi des poètes et quelques autres, comme cet artiste peintre et graveur… Les proches et parents, au plus près de la vie de l’auteure, ce sont le père, la mère, la sœur, les grands-parents… Nous devinons, au fil des textes, sans que Colette Klein, pudiquement, s’y attarde beaucoup, que les relations familiales, comme en toute famille, ne furent pas toujours aisées, quelquefois même distendues, alourdies de non-dits, émaillées de secrets. Aussi écrit-elle, à propos de son grand-père maternel, Nous aurions pu nous parler, si tu n’avais été tout à la fois de la famille et hors de la famille (…) Si ton second foyer ne t’avait pas exilé sur des terres que je ne pouvais pas arpenter. Ou de sa grand-mère maternelle, Ma mère, entre toi et moi, n’avait pas construit de pont / mais un rempart / que je n’ai jamais eu l’idée de contourner. Ou de ce demi-frère de sa mère, Nous n’avons fait connaissance que très tard / quand le temps eut décousu les rivalités et les rancœurs. Ou encore à propos de sa mère, Il m’a fallu plusieurs années / pour sentir le poids de mon ingratitude // Mais il est bien tard pour que j’obtienne / ton pardon / et que je sourie à tes élans de tendresse. Nous avons là quelques allusions à ces relations souvent contrariées, sinon empêchées par les aléas de la vie et les embûches qu’elle nous tend, contre nos attentes et nos volontés, et qui, après coup, quand il est trop tard pour infléchir notre destin, nous laissent pauvres de regrets et tout à fait désemparés.

          Face à ce qui n’est plus que perte irréparable, ces sommes de vies disparues, Colette Klein convoque ses souvenirs, rassemble dans ses vers ces instants abîmés, essayant de les arracher par lambeaux aux strates du passé, les mettant en correspondance, comme s’il lui était possible encore de recoudre ce que les affaires humaines et le temps cruel ont défait. Mais sans trop d’illusion : je cherche en vain les mots / qui pourraient vous consoler / d’être nés. C’est donc là un recueil, écrit aussi Jean-Louis Bernard, « qui nous permet de nous recueillir devant un monde passé, et qui, même s’il rend hommage aux parents et amis partis, va plus loin, dans le non-oubli des ancêtres dont les pierres tombales sont devenues illisibles, avant que le retour d’entre les morts prenne forme, sous le signe de la voyance, d’un nouveau rapport, orphique, au monde ». Et il souligne avec raison l’emploi par l’auteure de « ce petit mot de trois lettres qui revient toutes les trois pages, entêtant, obsessionnel : cri. » Comme dans ces vers : Le cri se transmet par héritage. / L’insomnie permet de suivre à la trace / les pulsations qui le recomposent / en une symphonie spectrale / qui brutalise tout autant / les corps / les esprits / et qui se propage / à la pointe des nerfs.

               Et c’est par là, ce cri obsessionnel, que le recueil de Colette Klein acquiert toute sa dimension, au-delà de la tragédie personnelle qu’est notre relation à l’existence. Une dimension où les mots prennent une valeur cathartique, qui laissent entrevoir le silence absolu de ce vide qu’est le sentiment de l’absence, mais un vide qui n’a de sens que s’il est potentiellement le lieu qui, en se remplissant du souvenir, nous permet, en nous retournant, de réactiver le regard vers ce que les ombres enfuies nous laissent saisir d’elles. Certes, Orphée se retournant lors de sa remontée des Enfers, va perdre à jamais Eurydice, mais c’est ce geste-là qui, seul, va lui permettre d’entrevoir ce qu’est le vrai visage de la Mort, non celui du néant, mais celui de l’indéchiffrable et de l’innommé. Celui qui donne au monde la vraie mesure du tragique, c’est-à-dire la mort de tous, celle des innocents, des victimes, de siècle en siècle, des massacres, carnages, tueries, pogroms et génocides, tout ce que la folie des hommes perpétue sans qu’on en voie jamais la fin. La provisoire résilience offerte par la
    poésie, et l’art en général, ne sont peut-être, en vérité, que d’un piètre secours. Et ces mots nous en avertissent : Les souvenirs s’encombrent / de squelettes entassés, / vivants et morts. / Non loin des monticules : / les cheveux / les chaussures / les valises. / Éclairs foudroyant le cerveau / par ce qui ne peut être regardé.

               Il nous faut chercher la réponse à ce ton de révolte imprégné de douleur impuissante (mais non de résignation ou de renoncement) dans un texte de l’auteure, intitulé Héritage (revue Apulée N° 5, 2020) et dans lequel nous puiserons de larges citations :

    « Ma mère m’avait prévenue : ça va recommencer.
    J’avais vingt-cinq ans ou un peu plus. Je venais apprendre, par hasard, que ses
    morts étaient partis en fumée, là-bas, dans un camp de concentration, et cela, parce
    qu’ils étaient juifs. Enfant, on m’avait expliqué que, non, le patronyme de mon
    père n’était pas juif. Elle avait précisé que je ne devais pas en parler, parce
    que cela allait recommencer !
    Comme si ce silence n’allait pas peser sur moi, s’ajouter au non-dit.
    Des années plus tard, j’aurais enfin compris que je devais à ce silence, à ce non-dit,
    d’avoir vécu pendant des décennies avec l’obsession quotidienne du suicide, avec
    le refus d’avoir une descendance. Cette chose-là avait amputé ma vie, l’avait
    d’avance condamnée. J’étais, comme je l’ai déjà écrit : morte avant d’être née, et
    tenue au secret.
    Pourtant, je ne la croyais pas. Je savais que les massacres n’avaient jamais cessé dans le monde, que le mal prenait des formes les plus diverses, mais je pensais que
    la shoah ne pourrait pas revenir, que la mémoire collective retiendrait pour des
    siècles les pogroms, les ghettos, les chambres à gaz, l’extermination systématique.
    Je pensais que cette mémoire-là nous protégeait. Plus personne ne pourrait agir, ou
    même voter, en connaissance de cause. »

    Et Colette Klein ajoute, quelques paragraphes plus loin :

    « Ma mère avait raison : cette chose a recommencé. Les insultes, les inscriptions
    antisémites, les cimetières saccagés, profanés, l’appel à la haine, et même les
    meurtres.

    Mon engagement au Pen Club français m’encourage à résister, tout à la fois me
    rassure et m’effraye. Car si j’y suis en communion avec tous ceux qui aspirent à
    dénoncer l’ignominie – qui va bien au-delà de l’antisémitisme, qui gangrène la
    plupart des États par la misère ou des actes de violence, de torture physique ou
    morale, des actes qui nient aux hommes leur droit à l’humanité […].
    Comment vivre dans un monde qui se fissure de pays en pays, qui s’épuise sous le
    fouet des dictatures ?
    Au moins, je n’aurai pas donné naissance à des enfants menacés de mort. Je
    mourrai délivrée de l’angoisse.
    Ma mère avait raison : ça recommence. Jusqu’où cela ira-t-il ? »
    Pourtant, loin de céder au découragement stérile, Colette Klein fait de son
    art poétique un outil de résistance contre le désespoir pour oser affronter le
    silence définitif qui avale le temps et les vies, et cette atmosphère crépusculaire
    qui recouvre le monde, tandis que La liste des morts, / guerre après guerre, /
    encombre les cathédrales du crime, / pierres gravées / à l’encre indélébile, /
    couleur sang, / alphabet de la mémoire. Tandis encore que Les enfants naissent
    avec des armes en guise de bras / et des grenades dans le ventre. Il nous semble
    assez difficile de ne pas rappeler ici cette phrase de Theodor Adorno (Prismes, 1955) :

    « Écrire un poème après Auschwitz est barbare, et de ce fait affecte
    même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire
    aujourd’hui des poèmes ». En effet, dans le contexte de l’après-guerre, l’effroi
    suscité par la découverte de la barbarie nazie rendait inacceptable la réactivation
    de l’activité culturelle et artistique antérieure, laquelle n’avait pu empêcher quoi
    que ce soit. Et Colette Klein n’est pas dupe, qui ne prétendrait certainement pas,
    ainsi qu’a pu l’écrire Jean-Pierre Siméon, que « la poésie peut sauver le
    monde ». Mais il faut compléter cette citation d’Adorno par celle-ci : « Les
    artistes authentiques du présent sont ceux dont les œuvres font écho à l’horreur
    extrême ». Cet écho, Colette Klein nous le fait bien entendre à sa manière en
    évoquant la bombe qui a détruit Hiroshima, et aussi ces maisons aux épaules
    brisée / (qui) dérivent sous les missiles / fleuves de ruines, / scories d’un monde
    hanté / qui ruisselle de la boue obscure des guerres. Et nous ne pouvons que
    penser à ces guerres proches (dans l’espace et le temps) dont les médias nous
    rendent compte chaque jour, avec leurs lots de morts, de « déplacés » contre leur
    gré, de camps de réfugiés, de villes, d’hôpitaux et d’écoles détruites. Et voici
    que ces crimes, comme toujours, ont pour effet d’engendrer avec acuité (le
    public étant informé quasi en direct) des réactions analogues : sidération muette,
    choc émotif, colère, indignation, protestations, recours à des formules
    stéréotypées (« sauvagerie », « barbarie », « folie meurtrière », « cruauté »),
    honte envers les victimes et les rescapés, sentiment de culpabilité… Mais devant
    des dévoiements aussi terrifiants, que peuvent les mots du poète ? Tel est le
    questionnement auquel nous confronte le recueil de Colette Klein. Vaut-il mieux
    se résoudre au silence ? La défaite est entière s’il s’agit de dire l’indicible
    génocidaire ou les massacres quotidiennement perpétrés. Mais tel est le défi
    qu’un tel livre doit relever, si l’on s’en tient à la réflexion d’Adorno : la poésie
    est-elle possible, est-elle décente dans un monde en sang et en larmes ? Elle est
    en tout cas nécessaire face aux affres de la violence qui meurtrissent
    continument le monde. Le travail du poète est aussi de dire, tenter de mettre en
    mots la part d’inhumain qui se cache dans l’humain, l’abasourdissante réversibilité de l’état civilisé : Les spectateurs ne parviennent plus / à comprendre ce qui s’écrit sur la scène / Les pages raturées succèdent / aux pages blanches / […] Les charniers restent derrière les rideaux / invisibles, / hors champ. / Les miroirs ne reflètent plus que / notre impuissance.

    Mais le recueil de Colette Klein va peut-être un pas plus loin. C’est le
    « je » même du lecteur qui, au creux le plus obscur et le plus archaïque de sa
    personnalité, est atteint par la déflagration, cette boue de soi-même à ravaler, ce
    soi-même si peu habitable peut-être, cette imposture d’être qui, toujours,
    cherche à se donner bonne conscience. Nous voyons bien que, face à cet état des
    choses, la poète endure un ébranlement personnel profond, une perte de repères,
    une sorte de contamination intime par l’innommable. Et cette contamination, s’il
    le lit bien ne peut qu’atteindre celui qui lit ce livre. Et l’on peut se prendre à
    rêver que Si l’homme devenait humain / il pourrait marcher hors frontière, /
    poursuive le soleil, / sans craindre les balles ni la torture. C’est en cela que
    Après la fin du monde, nuages, est un de ces livres utiles dont on souhaite,
    luttant contre la folie, et cherchant à nous élever un peu plus loin que nous-mêmes, qu’il éclaire un moment au moins notre présence au monde sans que l’horizon / ne vienne saccager / le rêve / ni l’étreinte du vent. Et si, comme l’écrit encore Colette Klein, Les poètes qui construisent l’impossible / ne savent pas qu’ils laissent derrière eux un sillon / plus profond que celui qui blesse la mer / dans le sillage des cargos, elle est de ceux dont il ne faut pas hésiter à suivre la trace ouverte à vif dans la chair des mots. Cette trace dans laquelle le mot « homme » peut encore se lire à voix haute, et sans honte.

    Michel Diaz, 14/07/2024

     

                                                     

    Klein

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     COLETTE    KLEIN 

    Colette Klein

    ■ Sur Terres de femmes
    Mémoire tuméfiée, suivi de Lettres de Narcisse à l’ange, Éditions Éditinter, 2013

    Après la fin du monde, nuagesRequiem, Préface d’Antoine Spire, Photographie de couverture prise par l’artiste, Les Écrits du Nord, Éditions Henry,

    ■ Voir aussi ▼
    → (sur le site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Colette Klein

     

    _____________________________________________________________________________________________________________

    M I C H E L    D I A Z

    Michel Diaz
    Source

    ■ Michel Diaz
    sur Terres de femmes ▼

    → Comme un chemin qui s’ouvre (lecture d’AP)
    → clair-obscur (extrait de Lignes de crête)
    → [de tourbe] (extrait d’Offrandes Olivia Rolde)
    → Le Verger abandonné (lecture d’AP ) 
    → Michel Diaz | Sous l’étoile du jour  (Lecture d’Alain Freixe) 

    ■ Voir aussi ▼)

    → (sur le site de L’Amourier éditions) la fiche de l’éditeur sur Comme un chemin qui s’ouvre
    → le site de Michel Diaz

    ■ Notes de lecture de Michel Diaz
    sur Terres de femmes ▼

    → Jeanne Bastide, La nuit déborde
    → Alain Freixe, Contre le désert
    → Françoise Oriot, À un jour de la source
    Colette Klein, Après la fin du monde, nuages / Requiem

  • Ariane Dreyfus / Le double été

     <<Poésie d'un jour

     

     

    Fenetre-bis_Fotor

     

     

                     

     

     

     

     

     

     " L’air de la chambre par la fenêtre ouverte"

    Photo : G.AdC 

     

     

     

                                                         

                          Au Parc Montsouris (Avril)

     

    Anders aime cet arbre et rester devant lui

    Ramure plus belle des ombres que le soleil creuse
    Deux branches inclinées ensemble vers le sol
    La troisième presque lourde de son tohu-bohu de feuilles

    Je me levais et déjà, parfois avant toi,
    L’air de la chambre par la fenêtre ouverte
    Je m’étirais debout, ce geste d’arbre et bouge en moi
    Le corps que j’ai le mieux connu et donc il n’a pas disparu

    Sur le banc où il est assis pour se regarder dans l’arbre
    Ne pas tourner la tête vers Sasha
    Elle n’y est pas, et la main,
    Ne pas l’allonger jusqu’à sa place habituelle
    À côté de lui
    Ce ne serait, à la seconde même, que gisants,
    tremblements de feuilles mortes
    dans la gorge
    Les autres peuvent dire : elle n’est plus là, ne pas leur dire
    Si, mais autrement
    Depuis les racines jusqu’à la pointe des feuilles
    Tout le bien qu’elle m’a fait et qui perdure

    Pas une feuille qui ne soit de ce printemps
    Si je reste tranquille,
    Notre histoire se posera, même sur la plus petite des branches,
    elle osera
    Elle n’a plus que moi à porter, et toi si légère

     

    Double été

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Ariane Dreyfus, « II  ZOE, 2017-2018 » in Le double été, Le Castor Astral I POÉSIE 2024, pp.73,74.

     


    A R I A N E   D R E Y F U S

    Ariane Dreyfus
    Image, G.AdC

    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes ▼

    Nous nous attendons, précédé de Iris, c’est votre bleu, Préface de Françoise Delorme, Bibliographie commentée par Stéphane Bouquet, Poésie Gallimard, Éditions Gallimard 2023
    → En sens inverse (poème extrait des Compagnies silencieuses)
    → Anatomie (extrait de Moi aussi)
    → Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
    → L’Inhabitable (note de lecture d’AP)
    → Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    → La nuit commence (autre poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    → La Lampe allumée si souvent dans l’ombre (note de lecture de Matthieu Gosztola)(+ L’Amour 1 dans sa graphie originelle)
    → Nous nous attendons (note de lecture de Tristan Hordé)
    → « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    → « Je suis en train d’oublier son visage » (autre poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    → Sophie ou la vie élastique (lecture d’AP)
    → Le beau tapis (poème extrait du recueil Sophie ou la vie élastique)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) SAMI (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → Un recoin dans un coin (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait d’Ariane Dreyfus (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)

    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
    → (sur YouTube) Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d'Alain Veinstein (France Culture, 29 décembre 2001)
    → (sur le site de France Culture) Ariane Dreyfus dans l'émission Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (30 octobre 2010)
    → (sur le site de France Culture) Ariane Dreyfus dans l'émission Du jour au lendemain d'Alain Veinstein (19 mars 2013)