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  • Terres de femmes n° 234 ―juillet 2024

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    du numéro du mois de juillet 2024
     
     
    TDF CARTOUCHE JUILLET 2024
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

     

     

     

    Image: G.AdC

    Responsable de la rédaction : Angèle Paoli
    Coordination éditoriale et mise en pages :  Yves Thomas ( † 2021 ) 
    Direction artistique et mise en images : Guidu Antonietti di Cinarca: ( G. AdC ) 
     
     
     
     
     
  • Vignale, Le Jardin partagé / Ricochets poétiques d’Angèle et de Marie.T (Lettre n°23 )

     

     

     

    Caprier

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ph. Angèle Paoli

     

     

     

    Lettre en pointillés………, en réponse à la lettre n° 22       ( 4 Juin 2024 ) 

     

    Ma chère Grande,

    Je cherche à rebondir sur ton choix de poèmes et je tombe sur James Sacré. Merci de me ramener à lui car c’est un poète qui m’émeut beaucoup, pour toutes sortes de raisons, intimes, personnelles et /ou poétiques. J’extirpe de ma bibliothèque une autre anthologie dont je lis ou relis souvent des passages. Alors voici :

    Geste parlé
    Le mot rien dans le mot vivant

    Quand je ne serai presque plus rien (déjà
    Me voilà pas grand-chose),
    Quand le corps ni l’esprit n’auront plus de désir
    De porter (de brandir) en de grands gestes insensés,
    Je connaîtrai quelque chose de plus intensément nu :
    Le rien de l’amitié. Drôle de pensée. (237)

    Geste parlé
    Comme une couture du temps

    Écrire passe par des choses qu’on voit :
    La porte de cet hôtel d’où je sortais ;
    Ta lettre écrite au café d’en face, maintenant
    Mon poème qui la regarde longtemps.

    Les mots comme une couture du temps. (295)

    « Un paradis de poussière » in Une fin d’après-midi continuée, trois livres marocains, Tarabuste Editeur 2023.

    ***

    Aujourd’hui j’ai le ciel chagrin, davantage encore qu’hier. Françoise Hardy n’est plus. Plus d’ici, de ce monde dont elle craignait le charivari. Elle, la discrète, la timide dont la mélancolie, la grâce et le talent ont aussi bercé mon insouciante jeunesse. Elle n’est plus et déjà elle me manque, même si je ne pensais pas à elle tous les jours. Mais elle me ramène à Yves qui la croisait régulièrement sur le chemin de son travail, quittant son appartement de la rue Hallé dans le 14ème, tenant son bout de chou par la main pour le conduire à l’école. Au moment où je me lance dans l’écriture de cette lettre, je me rends compte que nous sommes le 12 juin et que demain matin, le 13, à la même heure, Yves rendra son dernier souffle. C’était à La Timone, en 2021. Trois ans déjà ! D’autres ont disparu entre temps, amis et parents. Les vies passent et se succèdent et ce que nous écrivons à l’instant finira dans l’effacement, comme tant de choses autour de nous et avec nous. Mais l’effacement est nécessaire, et sans doute aussi, bienfaisant.

    ……..

    Je ne me souviens plus de ma « merveilleuse lettre » qui remonte à l’hiver et j’ai du mal à revenir sur ce que j’ai écrit (lettres ou notes de lecture). J’avance, un peu à l’aveugle, en mettant mes pas dans les tiens, une façon d’aller l’amble quand tout dérape, dévie et que mon pied fourche, sur la route même. Ce que je résous en partie en m’appuyant sur des bâtons de marche. Mais depuis quelques temps il fait très lourd, le temps est instable, souvent grisouille et encombré de particules jaunes qui se déposent sur les voitures comme autant de cloques variqueuses et ce n’est pas très exaltant. Petite consolation, qui occupe mon esprit : la stratégie des scarabées, laquelle résiste à mes essais de compréhension. Comment décortiquer ce qui pousse ce petit coléoptère, ami des jardins, à traverser la route en courant (je ne sais pas comment le dire autrement ! galopant ? filant ? traçant ? se carapatant ?…), droit devant lui, du talus de droite à celui de gauche (du moulin au village, ou l’inverse) ? et cela chaque jour depuis le début du printemps. Nul entomologiste de talent pour répondre à mes interrogations qui sont aussi celle de mon amie Danielle. La jolie cetonia aurata, d’un vert mordoré, n’en finit pas de m’étonner. Hélas pour elle, elle finit souvent sous les roues des automobilistes qui ignorent tout de sa petite existence fébrile sur le macadam. Pendant ce temps-là, Danielle me raconte ses exploits dans l’élevage de libellules. Qui remonte au temps de sa jeunesse et de son mémoire de future professeure des écoles, consacré à cet insecte, le plus doué dans l’art de la métamorphose. D’une laideur absolue à l’état larvaire il se change soudain en admirable et séduisante demoiselle, gaze légère virevoltant au-dessus du torrent. La nature est pleine de surprises dont nous commençons tout juste à prendre conscience. Et qui garde encore en elle tant de mystères.

    Pour en revenir au scarabée – peut-être y en a-t-il qui gîtent dans le superbe massif de roses rouges du Clos Fleuri – pas de poème qui vaille, à ma connaissance, sur cet insecte précieux. Pas même dans les Chantefables de Robert Desnos. Reste Edgar Poe et son Scarabée d’or :

    « Il est d’une brillante couleur d’or, – gros à
    peu près comme une grosse noix, – avec
    deux taches d’un noir de jais à une extrémité du dos, et une troisième, un peu plus allongée, à l’autre. Les antennes sont… »

    ………

    Drôle de lettre que celle-ci, faite de pointillés, de sauts de carpe dans le temps. C’est ainsi et je pense que je la reprendrai dans quelques jours, après le Marché de la poésie. Je suis sur le départ, ma valise est bouclée. Il n’est pas 10 h et il fait déjà très chaud. Il pleut à Paris. Je vais rejoindre le « poulailler », comme tu dis, sans grand enthousiasme, cette fois-ci. Serait-ce mon dernier Marché ? Je me pose sérieusement la question. J’en saurai peut-être un peu plus à mon retour.

    Depuis que je me suis lancée dans ma réponse sans pouvoir la poursuivre, j’ai subi l’intervention de la cataracte, laquelle s’est bien passée et j’y vois plus clair. Prochaine étape, le 15 juillet, pour faire le point et m’équiper de lunettes neuves.

    En attendant, mille choses nous attendent dont j’ignore comme tant d’autres quelle sera l’issue. Mais si de ton côté, tu repars dans la militance (tu m’as écrit cela dans un courriel), du mien il est clair que je n’engagerai pas ma voix pour les extrêmes. Je n’ai jamais eu confiance dans les extrêmes, de quelque côté qu’elles se trouvent. Et la violence verbale et l’antisémitisme affirmé et forcené des uns vaut bien le racisme des autres. Et je ne veux ni de l’un ni de l’autre. De fait, je ne crois pas aux revirements électoralistes de dernière minute et aux rabibochages de surface. Me voilà donc suspendue à un fil que je n’ai pas choisi et dont j’appréhende l’issue, quelle qu’elle soit. Je reçois en nombre des pétitions à signer, auxquelles je ne réponds pas. Je trouve tout de même incroyable et très désagréable d’être prise en étau dans des diktats que je refuse. Je ne mets pas tout le monde dans le même sac, loin de là, mais je suis atterrée de me sentir emprisonnée dans les idéologies des autres et sommée de les rejoindre. Comme s’il était acquis ou comme allant de soi que j’obéirais aux ordres. Et c’est l’effet contraire que cela produit chez moi. Une réaction instinctive de refus et de rejet. En même temps que le droit de me sentir libre de mes choix (ou de mes non-choix). Alors, je fais ce que j’ai toujours fait, je cherche une consolation dans la marche, sur ma route. C’est là que je me vide de ma colère, de ma souffrance, de ma hargne. Hier, justement, étant confrontée dès le lever du jour à cette situation délétère, je suis partie tôt. Et j’ai marché, sur ma route.

    Surprise ! le maquis est endeuillé. Non par mes larmes mais par le désastre écologique qui a dévasté les chênes. Tout est cendreux. C’est d’une tristesse absolue. Les chenilles qui pendouillaient ces jours derniers des branches ont grillé les feuillages. Il ne reste rien. Tout est réduit à la grisaille. Et ce sera pire l’an prochain car elles ont pondu. Il va falloir attendre trois ans avant que les arbres retrouvent leurs feuilles. Et du même coup, mais j’ignore s’il y a un lien entre les chenilles (très dodues après cette goinfrerie) et les scarabées, il n’y a plus un seul scarabée au sol. C’est tout de même très étrange. Mais n’est pas Pierre-Henri Fabre qui veut et j’en suis quitte pour ressasser un étonnement sans réponse. Tu vois, on est loin de la « jubilation florale » que tu évoques sous ta plume. Encore, qu’hier, au milieu de tout ce désastre, j’ai vu un buisson de câpres en fleurs. Et c’est une merveille ! Les fleurs bicolores, violines et blanches, aux pistils si légers et si fins, m’ont retenue éblouie. Quelle beauté ! Elle m’a, un moment, apaisée. Ce sera ma photo de ce Jardin partagé.

    Étrange coïncidence, je reçois à l’instant un nouveau livre de James Sacré. Par des langues et des paysages. J’en aime la dédicace, tout en finesse et en humour. En voici un extrait, pris au hasard, dans l’ouverture du recueil. Je pense qu’il te parlera :

    « Et de quelle ferme que ne mentionne aucun livre
    Est parti ce berger qui fait passer ses moutons
    De l’autre côté de la route devant nous
    Les voilà qui filent vers l’ombre d’un arbre seul
    Puis continuent,
    Aucune clôture ni rien de fermé, toute l’étendue du paysage
    Est la cour infiniment ouverte
    Que pourrait être celle
    De la masseria du monde,
    Sans murs ni frontières fortifiées.

    Ou cet autre, encore, page de gauche en français, de droite en arabe :

    … Dans la répétition du presque même et de l’ennui mais
    c’est peut-être
    Que le désert du poème qu’on écrit : ses mots
    Qui sont du sable sur le monde, qui n’en savent rien dire :
    l’oubli par exemple à l’instant
    Du café cassé, deux fois, qu’on m’offre ce matin
    Parce que justement pas grand-chose a changé
    Ni moi ni les gens, à Sidi Slimane. Le monde est souvent
    Un désert accueillant. Le poème ? On se demande. *

    *Par des langues et des paysages (1965-2022), APIC éditions 2024, p. 66.

    James Sacré, sa poésie m’habite et me bouleverse. J’aime le phrasé du poète, son agrammalité à la fois familière et savante, sa musicalité et ses paysages qui me rappellent nos voyages au Maroc, que j’ai tant aimé.

    ***

    Masserie : de la plus modeste à celles qui sont quasi des
    Châteaux
    Ça t’explique la complexité (différence dans un jeu de
    ressemblances)
    Non pas d’une « classe » mais de la société des paysans. »

    Voilà, je l’emporte dans mes bagages.

     

    ……………….

    Le temps a passé, et me revoici devant ma lettre commencée et laissée en plan. Je n’y apporte pas de retouche. Je la laisse telle qu’elle est. Je n’ai d’ailleurs pas changé d’avis et je suis toujours aussi perplexe et inquiète. Le chaos va-t-il nous engloutir ?

    Le Marché s’est bien passé. Le « Poulailler » s'est bien tenu. Tout s’est déroulé dans le calme. J’y ai croisé pas mal de monde. Et fait de belles rencontres. Beaucoup cependant ont disparu cette année, dont les noms apparaissent accrochés dans les travées. Le cœur se pince… et la vie continue. On court un peu d’un stand à l’autre, on se perd, on s’arrête devant le podium pour écouter de nouvelles voix. On est souvent emporté par une silhouette imprévue, un échange inattendu. C’est mouvant et c’est fort. Ça passe comme un éclair.

    Á peine arrivée il me faut repartir, prendre l’avion dans l’autre sens. Retrouver l’île, si éloignée de cette énergie incroyable qui se diffuse place Saint-Sulpice. Mais j’ai tout de même eu le temps de m’octroyer une balade dans Paris avec ma fille aînée et mon fils. Ensemble nous avons fait 13 kms à pied. J’étais insatiable et je me sentais des ailes. La fatigue m’avait quittée, l’inquiétude, aussi. Tout semblait normal, les gens attablés aux cafés, les touristes déambulant dans tous les sens, la circulation infernale… Notre-Dame était resplendissante, sa flèche, dégagée, céleste à nouveau. La Capitale était belle, sensuelle, ensoleillée, vivante. La Seine un peu haute et houleuse, les bateaux-mouches pleins à craquer. La Révolution ? Le chaos ? La guerre civile à nos portes ? Ce jour-là toutes les angoisses semblaient abolies. La vie vivait sa vie normale, effrénée, haletante. Et c’était bon. Comme des retrouvailles, de vieilles connaissances. Mais depuis… ? Les murs de Bastia redoublent de slogans anti-français. Ils sont là, pourtant. Toujours plus nombreux. En ce moment sur la plage, Léa S. et sa grande famille. Et R.G. venu en coup de vent pour le week-end. Ils sont propriétaires de deux maisons dans le village. Nous nous croisons dans les épiceries. Ou au restaurant. Des noms circulent mais pas celui de RG. À suivre.

    Tu écris :

    « C’est agréable d’écrire pour ne rien vouloir de spécial, juste trouver sa propre petite musique et l’offrir sans chichis. L’art épistolaire n’est fait que de mélodies consenties. »
    Oui, c’est juste et c’est bien ce que nous faisons quand nous prend le désir de donner une suite à notre échange. Il existe pourtant tant de façons d’écrire que j’aimerais être capable de n’en oublier aucune.
    Demain matin, plage, tôt, avant que la Marine ne soit envahie et débordante de bruit et de fureur.

    Sur ces mots, je t’embrasse, ma chère Grande. Con affetto.

     

     

     

  • Erwann Rougé / Paul les oiseaux (portrait) / Lecture d’Angèle Paoli

    Erwann Rougé, Paul les oiseaux (portrait)
    Éditions Isabelle Sauvage, 2024,
    Dessin d’Ena Lindenbaur
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

     

    Abstraction pour Erwann Rougé

     

     

     

     

     

     

     

     

     " Quelque chose d’un drame mental. "

    Ph. : G.AdC

     

     

     

     

    Portrait du poète en corbeau

    Paul les oiseaux (portrait), voilà un titre qui peut intriguer. Rien, en effet, pas le moindre signe diacritique, ne vient séparer Paul des oiseaux qui le caractérisent. L’ajout entre parenthèse du mot « portrait », laisse à penser à la symbiose de l’un avec l’autre. Peut-être s’agit-il d’un récit onirique en forme de déclaration poétique ? Et sans doute d’un « portrait » du poète en « Paul les oiseaux » ? Il faut poursuivre.

    Le titre est d’autant plus singulier qu'il est accompagné en première de couverture par une bien étrange silhouette. Un être longiligne, présenté de dos, étire sa forme décharnée, bras collés le long du corps. La tête coiffée d’un oiseau. L’homme et l’oiseau regardent-ils dans la même direction ? Cela semble peu probable. Le regard de l’homme est invisible. Figé droit devant lui. L’œil rond de l’oiseau, pris dans son profil, regarde vers la gauche. Ailes repliées. Bec tendu dans le prolongement du corps. Est-ce un corbeau ? Une sterne ? Un freux ? Une mouette ? Un guillemot ? Un oiseau. Peut-être un oiseau de mer. De type alcidé. Ou alors un corvidé. Le coup de crayon est graphique, serré, minimaliste. Il se dégage de l’ensemble une impression d’« étrangeté », de presque anomalie. De désolation. Quelque chose d’un drame mental. Celui d’« un physique stratifié d’insecte ou d’idiot »*. Le dessin – un « dessin à regarder de traviole »** – est de la peintre allemande Ena Lindenbaur, les poèmes du poète Erwann Rougé. Les deux artistes, le poète et la peintre semblent attachés à la même manière. Une écriture à l’os, un graphisme constitué de traits noirs, à peine ébauchés. Qui fait de cet humain inabouti un être poignant. Inspiré du « portrait » que le poète donne de Paul : « La pointe des pieds sur le qui-vive » / « Les bras sait pas les retenir… »

    Le recueil d’Erwann Rougé est une reprise d’un précédent recueil édité en 2005 aux éditions du Dé Bleu. Le titre du recueil est emprunté à Antonin Artaud : Paul les Oiseaux ou la Place de l’Amour. Avec en exergue « tu es sang toi aussi, les oiseaux. » Chez Artaud, « Paul les Oiseaux » fait partie du recueil L’Ombilic des Limbes (1925) et renvoie au peintre florentin Paolo Uccello. Dans ce drame en prose, le spectateur assiste à une confrontation entre le sculpteur Donatello, l’architecte Brunelleschi, le peintre Uccello et son épouse la jeune Selvaggia. On voit le peintre se débattre « au milieu d’un vaste tissu mental où il a perdu toutes les routes de son âme ». De cette matière originelle complexe, démultipliée à travers des époques différentes, de Paolo Uccello à Erwann Rougé, en passant par les Vies imaginaires de Marcel Schwob et par Paul les Oiseaux d’Antonin Artaud, Erwann Rougé tire sa propre création. Mais s’il en garde l’esprit, volatil, éphémère, il resserre le propos à l’extrême :

    « les mots sont des vertèbres
    des chairs des os »

    Á partir de son personnage et à travers lui, le poète interroge l’écriture poétique. Origines et limites :

    « D’où vient que ça prend langue
    au bord de pas dire jusqu’où »

    D’Antonin Artaud, il garde quelques expressions : « la place d’amour » / « sa détresse » aussi. Ou encore, plus explicite, « la petite oreille du ventre » (écho inversé de « L’Ombilic des Limbes »). Mais aussi le combat contradictoire entre la cruauté et la charogne, les excréments et la beauté. Ainsi que cette « insoutenable légèreté de l’être » chère à Milan Kundera qui met sans cesse en balancement l’esprit et le corps. Leur incompatibilité. Légèreté et pesanteur.

    « La beauté balance mal »

    « De toute façon
    corbeau blanchit l’os »

    Le poème d’Erwann Rougé se déroule en trois temps, trois tableaux. Le plus développé est le premier temps. Celui du portrait de Paul en aliéné. Par touches sensibles, le poète fait évoluer Paul dans le monde intérieur qui est le sien. Celui d’un psychotique pris dans son décor familier d’oiseaux, de ronces, de sel, de vent, de mer et de dunes.

    « En rond
    tourne sans cesse en rond

    Ne sait pas le corps si grand
    se balance se balance mal… »

    ou encore :

    « Se tient là d’arrière en avant
    la lèvre déborde et bave
    les mains ne se touchent pas. » 

    Empêtré dans d’incompréhensibles contradictions, Paul est voué à la solitude :

    « Peux pas rester seul
    Peux pas avec les autres »

     

     

    Le second tableau, plus bref est celui de la mort de Paul.

    « Alors on prépare l’oubli on laisse venir
    on n’oublie pas au fond on ne l’oublie pas »

     

    Le dernier, cinq pages à peine, est un adieu poétique à Paul. Paul qui porte « quelque chose de nous ». Et de la poésie.

     

    Du portrait que le poète fait de « Paul les oiseaux », le lecteur retient qu’il est un grand enfant au corps mal maitrisé, aux gestes imprévisibles, aux « doigts à contresens. »

    « Il est un dedans
    le corps dedans sans dehors » 

    Il rit à contretemps, se berce dans la répétition des gestes qui sont les siens – collectes, petits rituels, frottements érotiques, répétition des mots et des formes. Il vit dans l’inadéquation du langage et des choses – « Il n’y a pas de mot pour chaque chose » – mais aussi dans l’adéquation de son être avec la nature, avec le vent. Avec les oiseaux. Peut-être la seule qu’il connaisse vraiment :

    « Paul prend tout entière l’aile
    en lui l’aile toute entière » 

    ou encore, Paul artisan de son univers :

    « Paul ramasse des plumes
    les cherche tout entières

    fait des boules
    comme un fruit sur le rebord du mur

    avec des feuilles des os
    refait l’intérieur d’oiseau

    les enduit de boue appuyée de blanc
    pareille à la rondeur
    Petit tas d’os de salive et de plumes » 

    Ce à quoi Paul aspire – ce qu’il recherche jusqu’au vertige – c’est à la douceur. Et à la chaleur qui l’accompagne. La douceur du ventre, la chaleur des plumes et de la peau.
    Le poète, lui, semble en parfaite adéquation avec Paul. Reprend et mime ses hésitations. Á partir de verbes simples : regarde/ pique/ serre/ crie… Il s’adapte à Paul à travers le langage qui est le sien. Agrammatical et répétitif. Mais un répétitif construit et très varié. Parfois immédiat, comme dans ces quatre vers:

    « Fallait pas le battement
    du sable et des abeilles

    Fallait pas ce qui se torture
    entre l’oreille et Paul »

    Parfois différé, par association d’idées ou de sons, comme dans les suivants :

    « La main à plat touche terre
    et les mots montent dedans

    les mots tiges avec la dune
    et l’usure du vent

    ses doigts arrachent
    la brindille serrée entre les dents »

    Ainsi le poète nous berce-t-il nous aussi, pris que nous sommes dans la proximité des syllabes, des allitérations et des assonances, des mots et des rimes ; dans le balancement lent des rythmes. Pourtant, derrière l’apparente douceur, se cache la cruauté et la laideur. Odeurs fétides, pourrissement, excréments, sang, énucléations, images de charognes et de mort :

    « Ne pas lâcher gratter l’os
    creuser les yeux tirer les dents

    Nettoyer chaque trou
    des vertèbres du cou… »

    Car ce que désire Paul, c’est revenir en amont du point de départ de l’existence « au commencement / "où nul retour possible" ».

    Bien en amont de l'exécrée copulation père-mère.

    En attendant ce retour improbable, Paul se coule au plus près des oiseaux, mémorisant leur être. C’est par eux qu’il existe – « avec les yeux-oiseaux » ; avec leurs histoires :

    « Le merle tisse
    l’histoire des petites choses

    Être prend la main de Paul »

    Avec la mort de Paul, se glisse un « on » qui s’affaire autour du défunt, discrètement, comme en sourdine. Qui exécute des gestes, peut-être pour leur trouver un sens ; ou pour se rapprocher de ses manières ; pour mieux en comprendre la teneur. Mais Paul échappe à la compréhension ordinaire des choses ; à leur appropriation. Aspirant à la légèreté de l’oiseau, il se heurte à sa propre pesanteur qui l’empêche de voler. Il est du côté de la paradoxale et inaccessible « insoutenable légèreté de l’être ». Du côté du mystère de la langue qui interroge. Du côté du poète pour qui « les mots sont des vertèbres
    des chairs des os ».

    Et le poète-corbeau s’accroche à la beauté du poème, au travail d’arrimage serré qu’exige la poésie pour dire peut-être quelque chose de nous, entre éphémère et infini :

    « Le vent est un pauvre fou
    qui …
    tisse l’épissure peut-être poème
    enlacement proie contre proie… »

     

               * Antonin Artaud, Paul les oiseaux ou La Place de l'amour in L'Ombilic des Limbes, Poésie  / Gallimard, Préface d'Alain Jouffroy, 1968, p.57

     

    La machine de l'être

             

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ** Dessin à regarder de traviole d'Antonin Artaud également intitulé La machine de l'être, 1946. In Artaud, Dessins et portraits, Paule Thévenin / Jacques Derrida, Gallimard 1986.

     

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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     Voir aussi  → Erwann Rougé sur Terres de femmes 

     

  • Étienne Faure / Séries parisiennes

    << Poésie d'un jour

     

     

     

    TATE

     

     

     

     

     

     

     

     

    "-Ah !- devant quelque tableau,  cette  mortelle pâmoison… "

    Aquatinte numérique : G.AdC

     

     

     

     

     

    Comme on part en vitesse refaire sa vie, un soir d’été il arrive,
    à l’angle d’une rue adoucie par un bar,  qu’une rencontre avec
    des yeux complices,   présumés tels,  l’espace d’un éclair téta-
    nise le temps.
    La peau aimantée   par l’orage   offre alors cet aspect nommé
    d’un raccourci de plume chair de poule.

    Et    pour garder    la contenance –    ce menu geste en tenant
    lieu -   on prend un verre,    épousant discrètement du regard,
    compliment réversible,   une forme assez compliquée de féli-
    cité, au moindre éclair des yeux, avec leurs façons proches, à
    la fin presque amis, séduit.

    La foudre est tombée

     

    Au creux de l’heure, en plein été le geste est ralenti, mais l’œil
    éveille un  mouvement d ’un seul homme des têtes à la terrasse
    d’un bistrot   quand    la belle échappée    du bois dormant  des
    villes   un quinze août à Paris défile à bicyclette,   débouche un
    peu pincée,   princière,     dans les parages      de Saint-Antoine.
    C’était, de lavis général, la mieux roulée    depuis cinq minutes.

    séance plénière sous les platanes

    Le soir     bien exposé    à la terrasse d’un café cramois, exta-
    sié, on meurt    comme il fut de bon ton    jadis en Italie d’en
    finir, entré en religion dans la pénombre des musées, interdit
    -Ah !- devant quelque tableau,    cette      mortelle pâmoison
    continuant de sévir d’identique façon dans le désir des corps
    aimantés   par la lumière     quand déambule     la colonne de
    Juillet,   beau platane d’or et de vert-de-gris,  un mouvement
    des hanches – la vie – et qu’on en meurt.

    mortelles pâmoisons

     

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    Étienne Faure, « Côté bar » in Séries parisiennes, Éditions Gallimard 2024, pp.70,71,72.

     

     

    ÉTIENNE   FAURE

    Photo-etienne-faure (1)
    Source

    ■ Étienne Faure
    sur Terres de femmes ▼

    Vol en V, poèmes, Éditions Gallimard, 2022
    → [Après les rigueurs inhumaines | du gel] (extrait de Ciné-plage)
    → Et puis prendre l’air (lecture d’AP)
    → Sortir, Éloge appuyé des bancs, Changements de saison (extraits d’Et puis prendre l’air)
    → Les soirs d’été au pas des portes (extrait d’Horizon du sol)
    → sur « Le Poète à tête renversée » (extrait de Tête en bas)
    → Tête en bas (lecture d’AP)

    ■ Voir aussi ▼
    → (sur le site des éditions Champ Vallon) un autre extrait de La Vie bon train
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Étienne Faure

  • Anne Rothschild / Tourne et tourne le vent

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

     

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    Gravure : Anne Rothschild 

     

     

     

     

    Te souviendras-tu
    des citronniers lointains
    de l’odeur d’herbe grillée
    du vent gonflé de piaillements
    quand nous délaisserons le clocher
    tapi au creux des garrigues
    et que nous choisirons le chemin
    où s’égarer?

     

    L’entremêlement des roses et des ronces
    une pensée de végétal
    autour des fleurs de l’arbre de Judée
    rose compact
    le bourdonnement incessant
    des bourdons noirs
    le monde est en suspens
    les oliviers veillent sur le jardin

    goûter lécher le miel de chaque lettre

     

    Les arbres content leurs saisons
    boucles de l’aubier
    une autre mesure du temps
    pour nouer avec la vieillesse
    une amitié douce et râpeuse

    Ils ouvrent les bras
    leurs troncs couturés d’entailles
    et de combats
    m’ordonnent de vivre

     

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    Anne Rothschild, Tourne et tourne le vent, Frontispice de l’auteure, Le Taillis Pré, 2024, pp.45,46,47.

     

     

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    Anne Rothschild sur Terres de Femmes

    →Nous avons tant voyagé, Éditions Le Taillis Pré, 2018

    →Au pays des Osmanthus, Frontispice de Sylvie Wuarin, Le Taillis Pré 2020,

     

    Voir aussi:

    Le site d’Anne Rothschild →  : Écriture, gravure, peinture, sculpture

    Site Rothschild

    La voie des femmes, de la série Lunes

     

     


  • 9 juillet 1932 | Giuseppe Ungaretti, Carnets italiens

    Éphéméride culturelle à rebours


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    Ph., G.AdC







    Naples, le 9 juillet 1932




    LOINTAINS DE PARADIS PERDU



        Souvenirs et songes mûrissent l’avenir. Même éveillés, nous portons dans notre conscience des points de magie sous une aile de secret : les songes. C’est la mémoire, personnelle ou tribale, qui s’est délivrée d’elle-même et ressurgit au-delà du temps et de l’espace. Ces lointains de paradis perdu, tout acte d’amour les rapproche et les recrée. La poésie consiste à convertir la mémoire en songes et à porter d’heureuses clartés sur le chemin de l’obscur.



    Giuseppe Ungaretti, « Vasàmolo int’a l’uocchie », Carnets italiens [1931-1934], Fata Morgana, 2004, page 57.






    NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE


    [rédigée par Yves Thomas, l’éditeur-webmestre de Terres de femmes]



        Il y a eu d’abord, au commencement de la vie d’Ungaretti, au commencement de sa poésie, le désert (Philippe Jaccottet).

        Giuseppe Ungaretti est né le 10 février 1888 à Alexandrie (Égypte), de parents originaires de Lucca. Durant toute son adolescence égyptienne, il fréquente les milieux intellectuels français et italiens, ses principales lectures portant sur Leopardi, les poètes symbolistes, Mallarmé et Nietzsche. Venu suivre ses études à Paris de 1912 à 1914, il prend pension dans un petit hôtel de la rue des Carmes, s’inscrit à la Sorbonne, suit les cours d’Henri Bergson au Collège de France, fréquente les cafés littéraires et les milieux d’avant-garde français (Braque, Cendrars, Modigliani, Picasso,…) et italiens (les futuristes Boccioni, Marinetti, Palazzeschi,…), et se lie d’amitié avec Guillaume Apollinaire.

        Enrôlé volontaire comme simple soldat durant la Première Guerre mondiale, mais aussi poète révolutionnaire, il publie à Udine en 1916 son premier recueil, Le Port enseveli (Il Porto sepolto), ouvrant la voie au courant poétique dit « hermétique ». Au lendemain de la guerre, alors qu’il est le correspondant à Paris du Popolo d’Italia (le journal de Mussolini) et travaille pour l’ambassade d’Italie, il publie la Guerre (1919), recueil qu’il écrit directement en français et dédie à Apollinaire. A Paris, il fait la rencontre d’André Breton et de Philippe Soupault, mais aussi de Jean Paulhan. Il contribue notamment à la création de la revue rationaliste L’Esprit Nouveau (Le Corbusier/Ozenfant), et collabore à la revue surréaliste Littérature. Installé à Rome à partir de 1921, il travaille au ministère des Affaires étrangères, participe aux activités du groupe de la Ronda (Baldini, Barilli, Cardarelli), tout en écrivant pour les revues littéraires Tribuna et Commerce (la revue fondée en 1924 à Paris par Marguerite Caetani). En 1925, Ungaretti signe le Manifeste des intellectuels fascistes et se rapproche des artistes et hommes de lettres romains (Scuola di via Cavour), parmi lesquels Leonardo Sinisgalli. Au début des années 1930, il collabore à la Gazzetta del popolo, et devient le chef de file de la jeune génération des poètes hermétiques. Il publie en 1931 le recueil L’Allégresse (L’Allegria), et en 1933 Sentimento del Tempo (Sentiment du temps).

        Professeur de littérature italienne à l’Université de São Paulo à partir de 1936, son séjour au Brésil est endeuillé par la mort en 1939 de son tout jeune fils Antonietto, deuil qui lui inspirera les vers du recueil La Douleur (Il Dolore, 1947). Rentré dans son pays en 1942, il obtient une chaire de littérature italienne à l’université de Rome, où il enseigne jusqu’en 1959. Durant les dernières années de sa vie, il est notamment « visiting professor » à l’Université Columbia de New York et est fêté par les intellectuels et artistes de la Beat Generation (Greenwich Village). Il meurt à Milan en 1970.

        L’intégralité de l’œuvre poétique d’Ungaretti a été rassemblée de son vivant sous le titre Vie d’un homme (Vita d’un uomo. Tutte le poesie, 1969). Ungaretti est aussi l’auteur d’essais critiques et de traductions (Racine, Shakespeare, Góngora, Mallarmé, Rilke, T.S. Eliot et William Blake), publiés à part, mais toujours sous le titre Vie d’un homme.



    GIUSEPPE UNGARETTI


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    ■ Giuseppe Ungaretti
    sur Terres de femmes


    10 février 1888 | Naissance de Giuseppe Ungaretti
    7 février 1915 | Premiers poèmes de Giuseppe Ungaretti
    16 février 1917 | Giuseppe Ungaretti, Naufragi
    29 janvier 1933 | Giuseppe Ungaretti, Carnets italiens
    16 janvier 1950 | Lettre de Giuseppe Ungaretti à Jean Paulhan
    12 septembre 1966 | Giuseppe Ungaretti, Dialogo
    2 juin 1970 | Mort de Giuseppe Ungaretti (+ notice bio-bibliographique)



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur ina.fr)
    une exceptionnelle émission d’Archives du XXe siècle sur Giuseppe Ungaretti en deux parties (16/05/1971 – 57min49s) et (23/05/1971 – 45min13s)





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    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Erwann Rougé / Paul les oiseaux (portrait)

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

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    « cet animal poésie »

    dessin de Ena Lindenbaur, Source 

     

     

     

     

     

     

    Alors c’est ça rien que ça
    « cet animal poésie » qui lèche les os

    ne dit jamais le silence
    comme il faut

    tellement la salive
    tant de lignes d’eau
    tant d’excréments

    la vie est un bâton
    d’aveugle sans nom

    C’est pour le sable que le doigt
    s’obstine

    On les a entendus les ressacs
    les souffles meurtris

    les plus longues attentes
    le plus invisible déplacement

    incapables de comprendre
    ce qui épuise incise le monde

    On l’a regardé raturer la peur

    racler le sable qui chante
    un requiem d’eau

    peut-être que cela va le sauver
    la rondeur d’un galet qu’il frottait

    doucement durement
    contre la joue

     

    Erwann

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Erwann Rougé, Paul les oiseaux (portrait), en couverture dessin d’Ena Lindenbaur, éditions isabelle sauvage 2024, pp.47, 48, 49.

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    E R W A N N     R O U G É

    Erwann Rougé
    Ph. Michel Durigneux
    Source

    ■ Erwann Rougé
    sur Terres de femmes ▼

    → Proëlla (lecture d'AP)
    → [la brûlure a une odeur de fleuve] (extrait de L’Enclos du vent)
    → [on ne fait qu’écrire] (extrait de Voa, Voa)
    → Passerelle, Carnet de mer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → [quand le ciel est ainsi] (extrait d'Étais de Jean-François Agostini)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage) la fiche de l’éditeur sur Proëlla d’Erwann Rougé
    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Erwann Rougé

     

     

     

     

  • Gérard Cartier / Le roman de Mara / Lecture d’Angèle Paoli

    Gérard Cartier, Le Roman de Mara,
    Tarabuste 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

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     - Le Roman de Mara est voyage dans le temps et dans l’espace autant que « voyage intérieur » –

    Mise en page de G.AdC ( images: Google )  suivant les instruction précises d'Angèle Paoli

     

     

     

     

     

    Tristran, le « mauvais griffon »

    Le Roman de Mara est-il réellement un roman ? Le titre annonce-t-il un roman d’amour ? Peut-être. Un roman de formation ? Aussi. Mais j’ignorais tout de Mara. En ce qui me concerne, j’ai longtemps cru à un classique roman d’amour. À cause du nom de Mara que j’ai toujours associé à La Noire. Mara, puits d’amertume de l’Exode. Sans doute aussi un écho lointain de Paul Claudel, réinterprété à ma mode, par ma propre plume.

    « tout poème dit-on
    est une machine à coudre les images »

    écrit Gérard Cartier dans le poème consacré à la ville de Matera (in « Le Grand Huit »). Et je le crois volontiers, moi qui recouds en le lisant, mon écriture à la sienne.

    Pour en revenir au Roman de Mara, tout lecteur / et / ou lectrice sait qu’avec Gérard Cartier explosent les limites imposées par les genres. Par le titre si explicite, il s’agirait d’un roman. Par la forme visuelle qui s’impose d’un bout à l’autre du recueil, le recueil est succession de poèmes qui ménage espaces et blancs. Lesquels confèrent à la lecture son envoûtante musicalité. Le Roman de Mara semble offrir une suite, au sens musical du mot, au Voyage intérieur. Une suite et fugue de l’intime. Roman autobiographique, alors ? sans doute en partie. Mais éminemment poétique. Avec ses rythmes internes et son lyrisme. Et avec l’élégie, sa tonalité dominante. Par la composition très structurée que le poète met en place autour/ avec/ pour/ en compagnie de Mara, le récit tripartite tient du roman. Étapes progression dénouement. Comme dans tout roman de formation, « Les enfances de Mara » en marquent le commencement. Fillette ardente et espiègle, joueuse adepte des marelles, Mara est d’emblée nommée « Mara-la-noire ». C’est ainsi qu’elle s’impose. Sans que l’on en saisisse aussitôt la raison. Très vite, pourtant, dès le premier poème, survient la révélation : « Mara en cornette enfantée d’une morte ». Naissance et mort sont d’ores et déjà liées à jamais. Vie et deuil se sont enfantés dans un même temps. Dès lors, trente-trois chants se déploient pour explorer les contraires, « l’esprit mort » du poète, perdu éperdu, couvant sous la sensualité gourmande de sa fille – « Mara en Bacchus » -. Peu à peu, en grandissant, « Mara-des-métamorphoses » échappe à son père, pétri de douleur et d’incompréhension. Mais sans doute aussi, de jalousie.

    « Pas de ça Mara        instrument du diable
    qui charmes-tu vautrée dans tes indiennes
    scrutant de biais dans la lucarne ovale
                 une étrangère           lèvres noires
    œil charbonneux joues lunaires           apparat
    de courtisane… »

    L’Enfer n’est pas loin qui conduit père et fille des enfances dans les brumes de la Chartreuse et du Vercors au temps des voyages. Trente-trois autres chants se déploient dans « Le Grand huit », initié avec le tour en Italie, poursuivi à travers l’Europe, et marqué par la confirmation de l’émancipation de Mara, faisant du père un étranger ou de Mara, une étrangère œdipienne pour son père :

    « Cet aveugle errant à travers l’Europe
    conduit par une jeune fille que tout
    enfièvre … »

    Et du poète, un homme tâtonnant dans l’inconnu du nouveau siècle, s’arrimant au passage à d’autres poètes qui hantent son monde intérieur, malmené par une histoire d’amours malheureuses :

    « Mara s’envole          cicéronant au vent
    o flots que vous savez de lugubres histoires
    tandis que je m’enfonce       en aveugle
    dans une vieille Europe »

    Quelle trouvaille ce « cicéronant » !

    Les trente-trois chants du troisième volet de l’ouvrage, « La Passion Mara », replacent Mara dans sa « romance », amours aventureuses et tourments, amours et abandons, plongeant son père dans une tourmente parallèle que rien ne pourra apaiser. Pas même l’écriture, pourvoyeuse d’inventions et de chimères :

    «                                          la main dans mes
    pages          comptant selon les règles      l’air
    altéré      frémit… tentant de retenir           ce
    qui n’est plus     et nier       le sens gauchi
         louange    en langue oubliée    d’une autre
    Mara… » (.XXI.)

     

    Rejeté au désert et contraint à l’errance, le « vieux fou » solitaire habité par la plainte d’un « chant immémorial », hante l’écriture, ballotté entre deux forces contraires :

    « je parcours ma vie sur un chemin oblique
    une ligne tendue entre deux pôles
    balançant à contretemps entre l’abîme
               et l’éclat insolent d’un visage
    juvénile        à composer d’une autre
    le roman de Mara » (.VII.)

    Tel est l’objet du Roman de Mara. Roman poétique de longue haleine – trois fois trente-trois poèmes – qui couvre des années d’errance, de doutes, d’interruptions et d’interrogation 199(4)…-2007, 2017-2019-, Le Roman de Mara est voyage dans le temps et dans l’espace autant que « voyage intérieur ». Où l’on retrouve non seulement les thématiques et les objets, chers au poète – jeu de l’oie, géométrie et algèbre, astronomie – ah, le gnomon de Saint-Sulpice, écho lointain du gnomon de Florence – lectures d’enfance, cartes et quêtes dans le déchiffrement des signes, sicut /in Arcadia, énigmatique peinture de Nicolas Poussin – Nature morte à l’échiquier (1646) de Lubin Baugin -, allusions littéraires et poétiques – Arioste, la Phèdre de Racine, Les Fiancés de Manzoni, Zanzotto, Dante, Leopardi-, Vaghe stelle dell’Orsa ; présence de Victor Hugo mais aussi du poète vénitien Pietro Buratti, dont la tombe sur l’île des morts de San Michele, voisine dans ma mémoire avec celles de Diaghilev, d’Ezra Pound ou d’Igor Stravinsky ; Pietro Buratti, auteur du poème « La Barcheta », mis en musique par Reynaldo Hahn, o mia cara… dont la complainte obsédante fait soudain irruption, ramenant avec elle la vague sous-jacente de la naissance et du deuil :

    «                                   et tout à coup c’est là
    pierre grise un nom l’état – civil et quatre
    vers sous le lichen inspirés des Anciens
    une barque légère et des asphodèles
    qu’on peine à déchiffrer les yeux
    brouillés » (.IV.)

    Où l’on retrouve aussi les contradictions et la duplicité du poète. Son goût pour l’inquiétude propre au baroque, éphémère et mobilité, étrangeté et difformité, qui semble une composante de son travail, de son œuvre et de lui-même :

    « Me plaît fort le chaos me plaît aussi que rien
               ne dérange les lignes rien qui estropie
                   pervertit défigure aveugle falsifie
              et que soit le dessin régulier et sévère
         d’où ce trouble toujours à ajuster mes pages
    où s’entassent en vrac l’harmonieux et l’informe » (.VI.)

    « Comment/ réconcilier ces deux* qui font leur personnage/ ce sera le labeur de nombreuses années », écrivait Gérard Cartier en 2017 dans un poème (in Les Métamorphoses).
    *Elle et lui. La sirène et le solitaire…

    Il serait cependant injuste de réduire Le Roman de Mara à la seule Mara. Et le recueil à un simple roman dont il suffit de dérouler le fil en suivant la chronologie des événements. Mara, dont le nom est décliné à l’envi selon les composantes du moment de sa vie, est-elle à elle seule, cette « autre », devenue insaisissable ? N’est-elle pas aussi celle qui porte en elle cette « autre » ? L’absente de toujours. Celle que le poète désigne, dès les premiers vers, par l’initiale de son prénom : « O*** ». Suivie de « l’Innominata ».

    Chacun des volets qui structure le récit est introduit par un poème de quatre quatrains, rangés dans «. Le carnet. » Ce fameux carnet, « carnet à serrure », qui tout au long du roman, pérégrinations et épisodes, accompagne le poète. Trois poèmes marqués par Mara ! Mara présente et fuyante à la fois, Mara-la-noire / Mara-des-siècles / Mara-des-cendres / Mara en fuite. Fuite et fugue autour de Mara, « le livre s’ouvre », « scandant la langue morte » ; il se referme à Venise avec « le Grand huit » interrompu par le poète, laissant son histoire en suspens dans « vingt ans de vase » ; puis le poète reprend ses notes éparses et repart, portant sur ses épaules, le mystère inassouvi de Mara. Mara renaîtra-t-elle de ses cendres ? Et le poète ? À lire le dernier et quatrième poème «. Le reste du carnet. », la lectrice ne peut que s’interroger tant la tonalité de ces ultimes quatrains est proche de celle des trois autres, laissant le poète à sa solitude. « En exil ».

    Chacun de ces poèmes introductifs – ainsi que le poète final – porte très haut la plainte. Claudio Monteverdi veille. Le « lasciatemi morir » d’Arianne se glisse sous la cendre, ranime « le feu glacé ». Le Lamento de « celle qui va inconsolée », teinte de sa tonalité éminemment élégiaque, frôlant jusqu’à l’obscur, l’ensemble du voyage. Cette «épopée des cendres ». En chemin, le poète croise le double ombreux de Mara, O***, l’Innominata, annoncée dès le premier quatrain du « premier carnet », retrouvée dans le dernier du troisième – « L’île d’O*** » – ; croisée deux autres fois en cours de lecture, poème 23 du dernier volet, O*** ; finalement nommée Ornella, poème 29 du même volet. « Poème au noir ». Ornella, dont le « o » initial se glisse dans tant de mots – Orion, or, ortie, corde, mort … – comme pour teinter les poèmes de leur nuancier de mélancolie et de plainte. La mère défunte est double, qui mène le poète en funambule et protège l’enfant par son sacrifice. La tragédie du poète se noue dans la réversibilité mère-fille. Leur parfaite adéquation. L’une ne va pas sans l’autre: 

    « Portrait au masque nègre Mara mangée par la lumière,
    O*** mangée par la nuit. Laquelle est morte, laquelle
    vive ? même regard charbonneux, même visage sous
    la cendre, au cou, le même collier d’aînesse. Deux
    reines jumelles, deux sorcières dogons… »

    Présente/ absente, liées à jamais, indissociables.

    Ainsi Le Roman de Mara est-il la suite d’un inépuisable continuum où se croisent les différents recueils du poète. Quelque chose comme un work in progress qui jamais ne s’achève. Et qui se clôt ici sur un être hybride, mi-homme mi-animal, assoiffé de chimères. Un « Tristran », mélange du Tristan d’Iseult (parfois nommée Ysé) des années Béroul et peut-être du Tristram Shandy de Laurence Sterne, né sous de mauvais augures. « Je suis Tristran j'apporte le malheur ».* Un « mauvais griffon » peut-être, mais quel talent.

    « Je serai peintre dans le talent des êtres, des passions. à nouveau je souffrirai. D’un fol amour trouver courage. Je me souviendrai. Ce que je ne sais pas, je l’inventerai. » Écrivait jadis le poète dans son Tristran.

    * in Tristran, Obsidiane 2010.

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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     Voir aussi  → Gérard Cartier  sur Terres de femmes