Signature au Marché de la Poésie 2024
Vendredi 21 juin à 16h
stand éditions Al Manar
![]() Ph, G.AdC
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<< Poésie d'un jour
"Elles allaient dans la France défaite à l’arrière
en blouse blanche soigner folie des hommes"
Mon grand-père descendait la montagne
des arbres de dix mètres sur le dos
ma grand-mère montait la montagne
derrière le troupeau de brebis
elle prenait les bœufs par la corde
mon grand-père leur donnait les ordres
La sueur de l’un et de l’autre
se mêlaient le soir dans le même lit
Ils recommençaient chaque printemps
les mêmes gestes d’élan et de cœur
corps entremêlés l’un dans l’autre
ni vraiment femme ni vraiment homme
juste des êtres de la terre et du ciel
célébrant la semence le blé le maïs la vie
Qu’en savons-nous comme c’était dur
frotter cirer récurer puiser l’eau du puits
l’œuvre des femmes nul salaire nulle retraite
jours de lessive marmots marmite sur le feu
la vaisselle au baquet les petits fagots à la hache
la terre les boulons à dévisser à l’usine
Elles allaient dans la France défaite à l’arrière
en blouse blanche soigner folie des hommes
à fabriquer des obus elles s’émancipaient
faisaient tourner la boutique qui les aurait crues
Tissent kilomètres de fils invisibles
des pelotes à dérouler entre elles
Je répète des gestes d’autrefois
-mon plat au micro-ondes –
Je les poursuis contemporaine
Cécile Guivarch, SI ELLES S’ENVOLENT…, En couverture, un collage de Ghislaine Lejard,
Éditions Au Salvart, 2024, pp. 30, 36, 37.
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CÉCILE GUIVARCH
Ph. : Michel Durigneux
Source
■ Cécile Guivarch
sur Terres de femmes ▼
→ Cent ans au printemps (lecture d’AP)
→ Cent ans au printemps (lecture de Philippe Leuckx)
→ [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
→ Cécile Guivarch, mots et mémoire en double (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
→ Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
→ [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
→ [J’ai marché sur les morts]
→ Renée, en elle (lecture d’AP)
→ [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
→ Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier)
→ (dans l’anthologie Terres de femmes) [ma grand-mère avait beaucoup de clés]
→C’est tout pour aujourd’hui, éditions La tête à l’envers, 2021
→Cécile Guivarch et Jean-Louis Kuntzel, Tu dis la vie, Collection Duo, Les Lieux-Dits 2024
<<Poésie d'un jour
Peinture de Valérie Buffetaud
***
serais-je
le miroir de ma propre mort ?
de toutes ces mers
je n’ai plus que du sel
et mes matelots
sont de vieux criquets
appuyés sur leurs cannes
priant dans ce vaste temple qui est le mien
***
la poésie
comme le pommier
venue du paradis
donne des fruits interdits
***
je peux écrire des poèmes
avec un cœur
où courent des biches décapitées
rendez-moi mes rêves
mon papier
mon crayon
la jeunesse de mes doigts
et dites -moi
comment s’écrit mon nom
dans votre prison
j’ai oublié les lettres de l’alphabet
__________________________
Chams Langaroudi, les cendres de l’envol, poèmes traduits du persan par Farideh Rava, peinture de Valérie Buffetaud, éditions Érès, Po&psy 2024.
Chams Langaroudi est l’une des figures les plus importantes de la littérature iranienne contemporaine. Né en 1950 au bord de la mer Caspienne, il vit à Téhéran. Outre de la poésie (15 recueils publiés entre 1976 et 2021), il a publié plusieurs ouvrages sur l’histoire de la poésie moderne en Iran, des monographies consacrées à plusieurs écrivains et un roman.
Anguéliki Garidis, Le lézard aux yeux bleus,
Illustrations de Danielle Dénouette
Éditions Pétra 2024
Lecture d’Angèle Paoli
Photo: © Anguéliki Garidis / Facebook
Un roman de poésie
J’ai découvert Le lézard aux yeux bleus et son autrice, Anguéliki Garidis grâce à mon ami Guidu Antonietti di Cinarca. Lequel veille à mes côtés à la bonne marche de Terres de Femmes. Et je l’en remercie. Faisant ensuite des recherches sur ce beau titre et sur Anguéliki Garidis, « docteur en sémiologie du texte et de l’image », je suis tombée sur une page FB de France Burghelle-Rey. Ma curiosité s’est aussitôt éveillée. Le livre, illustré par Danielle Dénouette et édité par les éditions PÉTRA, antérieurement reprises par notre amie disparue, la poète Jeanine Baude, m’est parvenu dans la foulée. J’ai pensé que c’était un signe, un signe du « lézard bleu » qui se faufile entre les pages. J’ai lu le livre d’une traite, d’emblée intriguée par son titre aussi mystérieux que poétique.
Mystérieux, le récit l’est resté longtemps au cours de la lecture, quasi jusqu’à son dénouement. De fait, sa structure labyrinthique – pourtant organisée selon une progression en cinq étapes, de « L’œuvre au noir » à « L’arc-en-ciel », en passant par « L’œuvre au blanc », « L’œuvre au jaune » et « L’œuvre au rouge », égare la lectrice, prise dans une alternance de personnages, de couleurs, de formes, de paysages, d’animaux dont les liens et les rapports, même s’ils existent explicitement, ne se dévoilent, tant est subtil leur entrelacement, que peu à peu et gardent leur force secrète. Anguéliki Garidis maîtrise l’art du suspense. Il y a en effet, dans le lacis des figures – signes, images, mythes et références –, dans le dessin qu’elles semblent tracer dans les linéaments du récit, quelque chose du « lemniscate de l’infini », symbole communément associé à l’éternité et à l’amour. Également décliné à l’infini par Anguéliki Garidis.
Ainsi de Stella, la joueuse de flûte, frôlée dans ses déambulations nocturnes par deux chatons :
« Lorsqu’elle se relève, ils la précèdent, déroulant devant ses pieds un tapis invisible, marchant en spirale, se frôlant à chaque boucle, dessinant une double hélice. »
Ou ailleurs, chez Michael, dans les paroles que l’Ancien lui adresse :
« Je le perçois en toi, ce désir… Tu tournes autour des initiés, hommes et femmes, qui peignent leur Rêve sur l’écorce, sur les pierres ou sur la toile, et je remarque ton regard qui se fige soudain et se retourne sur lui-même. »
Ou encore, plus loin mais toujours avec Michael :
« Ce sentiment de paix, il l’avait ressenti dans le Wannsee. Dessiner des cercles dans l’eau en jetant des cailloux… Les cercles concentriques, il les retrouve ici, dans ces peintures faites d’infinie patience. Les points d’eau sur la toile ont la même forme que les ronds dans le lac qui allaient en s’agrandissant, jusqu’à s’effacer de la surface et n’être plus qu’un frémissement se confondant avec la caresse de la brise. »
Mais aussi chez Hélène, de retour à Paris :
« Retrouvant sa ville, se perdant dans ses méandres, elle fait inconsciemment la traversée de ses cercles et se retrouve toujours au cœur de l’escargot, sur l’île de la Cité… Notre- Dame, centre sacré de l’escargot secret… l’escargot… ce petit animal fragile a entraîné dans sa spirale nombre de rêveurs… »
Ainsi en est-il à nouveau de Stella :
« Tandis qu’elle se repose, les yeux fermés, la tête contre l’épaule musclée du lion de marbre, un air de flûte, répétitif, se glisse d’une fenêtre entrouverte, de l’autre côté du pont… Tandis qu’elle écoute, sa main frôle l’épaule du lion, et ce que ses yeux n’avaient pas remarqué, ses doigts le sentent. Inscrites sur la chair de la pierre, des lettres qu’elle ne peut déchiffrer. L’écriture tourne sur elle-même, les phrases s’enroulent. Elle avait vaguement entendu parler de ces runes gravées sur le lion de l’Arsenal, mais elle n’y avait pas prêté attention. »
De même qu’il y a cinq étapes dans le récit, il y a aussi cinq personnages. Cinq jeunes adultes, deux femmes trois hommes, qui se succèdent en alternance et que seuls leurs prénoms permettent d’identifier et de suivre dans les arabesques de leur histoire, bifurcations et croisements de voies/voix, les uns / les unes avec les autres. Chaque changement de point de vue, de décor et de protagoniste, étant marqué, en bas de paragraphe, par une étoile, il suffit dès lors de suivre cette alternance à partir des prénoms de chacun. Hélène, Michael, David, Stella et Ilias. C’est avec Hélène, parisienne et professeur de lettres que s’ouvre le récit. Et c’est avec elle qu’il se clôt. S’il commence dans la grisaille d’une stagnation sans horizon, il se termine pour la jeune femme dans la lumière. Son attente est récompensée : « Le grand Pan n’est pas mort ! » « Écrire, dit-elle… », aux accents durassiens. Il en sera de même de ses comparses, qui suivront une évolution semblable, du négatif au positif.
Ce qui relie à la manière de racines souterraines chacun des protagonistes, c’est leur quête. Une quête de soi, impérieuse et soudaine, impatiente et fiévreuse, nourrie par les déceptions que la vie moderne, ses débordements et ses exagérations, son bruit et sa fureur aveugles, engendre. De ces déceptions aux accents multiples – deuil, déception amoureuse, contradictions irréconciliables, travail épuisant et fatigue générale due à une civilisation exaspérante qui a perdu la boussole, naît le désir ardent de changement. Et avec lui, l’exploration de mondes nouveaux qui conduit vers l’ailleurs en passant par le voyage et les découvertes multiples qu’il fait lever, comme lève le levain en cours de cuisson. Non par le biais d’un tourisme débridé qui laisse les populations autochtones exsangues et derrière lui, les destructions innombrables. Mais bien, plutôt, une autre forme de voyage.
« Voyages au long cours et voyages minuscules, exploration des profondeurs infimes d’un territoire… »
Il s’agit pour chacun de retrouver une énergie vitale, enfouie sous la crasse pesante et noire d’une vie plaintive vidée de sens.
« Je suis en train, en ce pays lointain, de débroussailler ma vie… tout comme le feu est mis à la terre, en saison sèche, pour favoriser la germination des plantes », écrit Michael à son amie Hélène.
Pour Hélène, le débroussaillage passe par l’écriture. Une voie nouvelle s’ouvre, à laquelle Hélène aspirait depuis longtemps mais qu’elle ne s’autorisait pas à emprunter :
« Lorsque j’écris, j’ai l’impression d’exister, dit Hélène à David. Tout s’illumine autour de moi, même la grisaille se met à briller. Ecrire le matin enrobe la journée pour mieux l’accueillir, écrire le soir fait passer les choses de la vie par le tamis de l’écriture, adoucit le jour qui s’achève et apporte la paix à la nuit à venir. Une journée sans écriture est une journée perdue […] De ma rencontre avec un banc de dauphins sur les flots de la mer Egée, par une nuit d’automne, a surgi mon désir d’écrire, et maintenant, en moi, a commencé la gestion d’un livre… Quand sera-t-il mûr, prêt à être lu, je ne le sais pas encore… »
D’ailleurs, Hélène n’égrène-t-elle pas sur les pages des poèmes brefs, proches du haiku ?
« Ciel argenté
Mer émeraude perlée de blanc
S’abreuver de beauté. »
Quant à la « double et multiple » Stella, vagabondant désormais dans les déserts pierreux d’Islande, et « [D]essinant des spirales avec le galet sur la roche » elle « découvre que de la friction de la pierre sur la pierre naît le chant du vent, brise et ouragan. Alchimie naturelle. Du son cristallin des blocs de glace a surgi l’aiguillon de la création, et maintenant les éléments, s’unissant, lui offrent tous ensemble l’idée d’une fugue… d’une fugue à deux, à trois ou à cinq voix… Art minimal, tout près de l’essence des étoiles. »
Car le ciel aussi et l’univers stellaire ont leur langage propre et leur influence sur les êtres. Ils tracent leurs signes oniriques sur la terre, échos précieux qu’il faut apprendre à déchiffrer :
« Lorsque les nuées laissent place à l’étendue bleue, une île en forme de poisson s’offre pour elle seule. N’est-elle pas née sous ce signe double qui promet l’éternité ? » interroge Hélène, perdue dans sa rêverie, entre ciel terre et mer.
Ainsi, de l’exil librement consenti et du voyage, naissent les rencontres et les découvertes, amours imprévisibles et création. Le monde antérieur et ses certitudes dérisoires se craquèle et vacille. Il laisse place à d’autres possibles, remettant en question les acquis que l’on croyait souverains et éternels, pourvoyeurs cependant de sévères désillusions. L’argent, le travail et ses contraintes, la course effrénée à la réussite sociale passent au second plan, dès lors que chacun accepte de se remettre en question et de jouer le jeu de l’imprévu. Les existences vides et absurdes s’éloignent, qui laissent place à l’imagination créatrice et à la lumière. Ainsi de Michael le berlinois. Porteur d’un passé historique lourd, il est parti vivre un temps au fin fond de l’Australie. Il découvre chez les Aborigènes qui l’accueillent, l’authenticité de coutumes ancestrales qui le relie avec eux au cosmos et à la nature. De retour en Europe, il se lie à Ilias, jusqu’alors errant « dans les brumes de l’ennui et du désespoir ». Ilias qui cherche désespérément, dans sa nuit solitaire et dans ses errances, son ami Gabriel, tué pour des raisons obscures, et enterré dans un petit cimetière de Mexico. Ses pérégrinations le conduisent jusque chez les Aztèques, à la recherche de « l’inframonde », tenu secret dans les pyramides. Ilias cherche à comprendre. Mais ses interrogations demeurent sans réponse :
« Au sommet de la montagne de pierres, Ilias se recueille. Tous ces sacrifices humains, sur ces marches… tout ce sang versé, ces cœurs arrachés… Pourquoi ? Pourquoi ? Pour faire tourner le monde ? »
Plus tard, « par une froide aube de novembre… », on retrouve Ilias à Pékin, en observateur amusé des mœurs nouvelles. Un langage caché se révèle à travers des gestes dont il perçoit toute la richesse :
« C’est cela qu’ils font, debout sur le tapis de feuilles morte, ils imitent les arbres, ils sont une forêt, le sommet de leur tête attiré par le ciel, leurs pieds ancrés au sol. Des racines invisibles s’enfoncent pour recueillir le suc de la terre et faire germer l’apaisement. »
Avec ce chassé-croisé de récits, se desserre l’étau du temps et se dissolvent les frontières. Paris, la Grèce, Jaffa, Berlin, Padoue, le Mexique et l’Australie, la Chine et l’Islande, se côtoient et se fondent en une suite de paysages où se croisent nombre d’« écrivains voyageurs ». « Change-t-on d’identité en voyageant ? » s’interroge Hélène la lettrée. « Transporte-t-on avec soi son pays comme une ancre ? Se transforme-t-on en chemin ? »
Il semble bien qu’au fil des pages se dessine une réponse. Ainsi en est-il pour Ilias – guéri de son deuil – et pour Michael. Qui « partent ensemble en Grèce, à la recherche d’un lieu où ils pourraient construire un restaurant… Un restaurant d’art, qui pourrait parfois devenir un lieu alternatif, accueillant musique, théâtre ou soirées poétiques, au gré des rencontres et des possibilités. »
De son côté, David, artiste excédé par les excès de religiosité qui pèsent sur Jaffa, obsédé par le poids d’un passé dont il ne parvient pas à se libérer, rêvant d’une Méditerranée pacifiée et des deux peuples meurtris réconciliés, transpose pour une exposition au Japon, les errances de la « langue des Kabbalistes » dans une « installation qu’il a nommée « Gematria japonaise ». Une « Gematria inversée. » Sa rencontre dans une galerie d’art à Tokyo avec Hélène lui ouvre un nouvel horizon. Il confie à la visiteuse les souffrances indicibles qui sont les siennes. Elle lui parle de la beauté de la nature et des fleurs en particuliers. Ils échangent sur Hokusai. Il lui parle du Nouvel An des arbres en Israël. Elle lui parle de la fable romaine de Pasolini, Uccellacci e uccellini. Elle évoque pour lui la disparition des lucioles. De leur visite dans un temple, ils retiennent l’art japonais de la restauration des cicatrices sur une céramique brisée. Un travail tout en délicatesse. C’est là l’occasion pour David d’évoquer une « théorie de la mystique hébraïque selon laquelle des vases cosmiques brisés attendent d’être restaurés. » L’entière philosophie du monde se tient dans ce Tsimtsum, lequel guide l’homme sur la voie de la résilience. « Le retrait de Dieu fait entrer l’homme dans l’immortalité. L’immortalité de ses actes », écrit Marc-Alain Ouaknin dans Zeugma.
« En réparant à l’aide de la poudre d’or les vases brisés, les Japonais font un geste symbolique sui des rapproche du Tikkun. Il me semble que la réparation exprime quelque chose sur l’éthique japonaise de la vie, sur la capacité de résilience des Japonais. »
À son retour à Jaffa, David retrouve la guerre et le poids du réel. Mais il y redécouvre aussi les « Minuscules merveilles » qu’il avait cessé de voir.
« David se sent vivant, vibrant, moins éthéré. Il voit plus clairement les contours du monde, perçoit tout de façon amplifiée, comme une femme enceinte, et ses sens se sont comme affinés. Une nouvelle œuvre est en train de mûrir en lui, il le sent…plus proche du monde sensible, moins abstraite… Il ne sait pas encore quelle forme elle prendra, mais il la perçoit monter en lui, grandir, affleurer à la surface … »
Lassé de la monochromie d’un monde factice, chacun invente peu à peu son propre chant. Retrouve le goût de la vie et celui du sens. Des sens. Le lézard bleu lui, se faufile, semant les signes sur la page blanche devenue noire. Jusqu’à l’arc-en-ciel final lequel détermine les formes multicolores rêvées par Hélène et donne sens à son désir :
« … écrire un roman exalté par les sens, une construction où les couleurs et les parfums auraient une vie propre, aussi importante que les péripéties des personnage… un roman de poésie. »
Anguéliki la chamane, versée dans la lecture des signes, comme Hélène à qui elle confie sa voix et la complexité du monde qui est le sien. Ésotérique, onirique. Éminemment poétique.
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Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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<< Poésie d'un jour
une palette de scribe du musée d’archéologie méditerranéenne de Marseille
et son calame
Le scribe
affûte son calame
à un rêve de craie
de secret et d’effroi
est l’encre
fore les origines
il n’est plus temps d’écrire
un seul geste
pour émonder l’espace
et ouvrir le passage
jusqu’au seuil
où veille
l’inquiétude
*
J’écris
sous les brumes embrasées
sous la voussure des ombres
flamme
peureuse immarcescible
j’écris
comme en un lieu
où s’abrège
la lumière
le silence me
surveille
j’écris
en vibration
le vide obscur
de la mer
Jean-Louis Bernard, Héritage du souffle, Éditions Alcyone et Silvaine Arabo,
Conception maquette, photographie de couverture, conception et réalisation graphique du logo de couverture : Silvaine Arabo, Collection Surya 2023, pp. 16 et 44.
<< Lecture
Pleureuses -voceri- en Corse dans les années 50
Photo: Ange Tomasi
MP.
Salle 228
Gémissements et plaintes dans l’aile Richelieu du Louvre. Sur une tablette sumérienne datant de plus de deux mille siècles avant notre ère, je vois la lamentation en onze chants sur la ruine de la ville d’Ur. Les tablettes de lamentations étaient aussi des tablettes de fondation : on les plaçait dans les soubassements des nouveaux bâtiments pour conjurer le mauvais sort de leur destruction. Devant cette tablette, les visions conformistes du lyrisme sont réduites en miettes : il n’est question ici ni de l’expression plate et mièvre des sentiments d’un sujet, ni d’un art virtuose aux règles prosodiques fixes, dont le devoir est de siéger dans les hautes sphères du sublime et du beau. En France, on retient surtout les vers de Boileau, qui ne sont pas sans évoquer la condamnation orthodoxe de Marie-Madeleine, icône à la chevelure désordonnée à cause de la luxure et du chagrin : La plaintive Elégie, en longs habits de deuil, / Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil. Je me les remémore automatiquement, souvenir d’école et de la chronologie par époques de l’histoire littéraire.
La tablette babylonienne n’est qu’un fragment. Une pierre qui pleure des signes à deviner. Face à elle, considérons donc l’elegia pour ce qu’elle est vraiment : un chant des morts, et pour les morts. A l’Antiquité, les pleureuses professionnelles prenaient en charge l’émotion suscitée par la perte d’un proche ( et il semble que l’on puisse encore en trouver en Corse), elles chantaient les élégies, donnaient voix à la douleur, donnaient larmes pour tous en narrant les prouesses du défunt.
Ce métier, réservé aux femmes, je l’ai découvert dans la salle 228 du Louvre grâce à une tablette gesticulant des signes qu’il m’était impossible de lire, de comprendre, d’analyser, mais dont je percevais le rythme, la matière, la surface sensible. Tout était parfaitement clair dans cette pierre. Je comprenais sa fierté et sa peine. Il ne me restait plus qu’à l’imiter. J’ai écrit des élégies, archives à l’appui. En somme, et parce qu’il faut bien rire de soi-même, je suis une pleureuse documentaire.
Source: Wikipédia
AW.
Quand on tape « pleureuse professionnelle », l’association de mots la plus fréquente est « pleureuse professionnelle salaire ». On dirait qu’il y a pas mal de femmes cherchant à se reconvertir. Google les renvoie d’abord sur le blog d’une assurance obsèques où l’on apprend que le métier de pleureuse a disparu en France dans les années 60 (ils ne sont pas au courant, pour la Corse) mais continue d’être pratiqué dans de nombreuses régions du monde, entre autres en Afrique, par l’intermédiaire d’entreprises proposant des services allant du pleur normal, du pleur en se traînant par terre, du pleur en insultant le coupable de la mort jusqu’au pleur en menaçant d’entrer dans la tombe. En Côte d’Ivoire, ces prestations sont rémunérées entre 300 et 500 euros.
Entonner une plainte, il faut l’oser. En Occident, on a vite fait de se ridiculiser, même quand on est une femme ; quand on est un homme, n’en parlons pas, sauf les poètes, qui sont considérés traditionnellement comme des hommes certes vénérables mais un peu ramollis. Un homme, ça ne pleure pas. Une femme, ça pleure tout naturellement mais pas toujours à bon escient. Pleureuse, ça s’apprend, c’est un métier ; un métier pour lequel les femmes semblent prédisposées : d’Hippocrate à Freud, des hommes ne pleurant pas sont d’accord pour trouver les femmes facilement hystériques, ce qui est dû, selon Hippocrate, à un dessèchement de l’utérus (qui, étymologiquement, sa cache dans l’hystérie). Est-ce qu’elles réagiraient à ce dessèchement par une surproduction lacrymale ? Depuis des millénaires, leurs larmes sont intarissables. Sur la tablette sumérienne du Louvre, c’est déjà une femme, Ningal, qui pleure la ruine d’Ur et les cadavres qui jonchent le sol.
L’homme qui a vendu la tablette sumérienne s’appelle Ibrahim Elias Géjou, c’est un Irakien d’origine arménienne naturalisé Français qui n’a pas la larme facile. Il a vendu plus de mille pièces au Louvre et près de dix-huit mille au British Museum, sur une quarantaine d’années, à partir de la fin du XIXe. En France, par sa contribution à l’enrichissement des collections nationales et à l’agrandissement de l’influence française en Orient, il a été fait chevalier de la Légion d’honneur en 1926.
Muriel Pic & Anne Weber – Petit Atlas des pleurs, L’Extrême contemporain 2024, pp.19, 20, 22, 23.
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♦ Voir aussi ♦
MURIEL PIC
Ph. © éditions Macula
Source
sur Terres de femmes ▼
→ Élégies documentaires (lecture de Gérard Cartier)
→ Élégies documentaires
→ Janvier 2001 | Muriel Pic, Affranchissements
■ Voir | écouter aussi ▼
→ Le Sang de bêtes, Un documentaire de Georges Franju
→ (sur le site des éditions Macula) la fiche de l’éditeur sur Élégies documentaires
→ (sur CCP, Cahier critique de poésie) une lecture d’Élégies documentaires, par Jérôme Duwa
→ (sur le site de France Culture) Muriel Pic, décrire ou hanter
→ (sur Diacritik) Les montages documentaires de Muriel Pic : En regardant le sang des bêtes, par Laurent Demanze
→ (sur etudiants.ch) Muriel Pic: Lire est un acte critique, un acte civique (Fragments d’entretien avec Muriel Pic)
→ (sur Babelio) une notice bio-bibliographique sur Muriel Pic
ANNE WEBER
→Auguste, Le Bruit du temps, 2010 (Lecture d'Angèle Paoli)
→ Bio-bibliographie
<< Poésie d'un jour
Photocollage : Eritréa → G.AdC: photos by Google
J’ai cette photo de moi, visage rougi presque bronzé,
bretelles du petit sac à dos plaquant le polo contre
mon corps, désert et montagne en fond – ville de
Keren, Érythrée
La route serpente sur les versants, carcasses
de blindés ready-made, macaques sur l’asphalte
(macaques, babouins, qu’est-ce que j’en sais en)
revenant de Massawa où les ruelles trop chaudes et
malades… sans Rimbaud
Palais du Négus éventré, un baobab, le premier que je
voyais : le Petit Prince !
Keren s’ouvre sur la poussière, ses charrettes à plateau
tirées à folle vitesse par des chevaux blancs qui
soulèvent des nuages, les land-rover, les dromadaires
et ces pluriels non mérités, tant il y a peu ici
Cette autre photo, dans les faubourgs d’Asmara :
bidonville en contre-plongée (de loin) et un camion
rouge à côté de ce qui doit être un entrepôt
On rasera le bidonville et quand le camion trop vieux
aura pété son joint de culasse, sa peinture va cloquer
au soleil ; toute cette ferraille va rouiller
Merci, Faytinga, pour le café que tu as préparé, voici
que je reste seul avec mes nerfs et le kaléidoscope
.
Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu
puisque nous croyons encore à la grammaire. (Nietzsche)
.
Ma tête, l’ayant dévissée, l’ayant calée sous mon bras,
elle tait ses parenthèses, ses guillemets, je sors en
pareil équipage, qu’est-ce qui me prend, qu’est-ce qui
m’habille, me contient en sorte que je, en sorte que
ma tête disperse les passés simple et composé ; gonflé
de cet hélium, vois comme je me dévêts, reste nu et
m’avance
Entre les mains griffues de la nuit, la lune trône
impassible au milieu de ses courtisanes ; séquences
dans les intervalles desquels l’instant
-et ces phrases ne sont-elles pas comme une pluie
de curieux têtards ?
Ma tête, l’ayant torticolis vers d’autres réfléchir,
j’écriture comme je tordu et si je prends peur, dans le
labyrinthe on ne meurt jamais, ma tête revissée en haut
du phare, may day, may day
Ma tête échouée de côté à l’oreiller sang caillé -c’est
que/ peut-être / la lumière – ma tête proie sans
méfiance des eaux dormantes je la perds dans
l’archipel vaporeux des rousseurs, ah que sonnent les
voyelles pour le psaume de la nuit goulue
Mauvais sang me rend la tête esquintée, le cœur galet
pourfendu ; la main mienne à l’étiage du sommeil,
cet apaisement diffus en lente circulation, patient
ravaudage
Suffit cet évangile minimal pour les prochaines
heures, coudre ainsi la gueule du néant, je m’extrais,
je prépare un café
Entre les mâchoires de la hyène, l’entier alphabet
siffle la grande F majuscule de la folie, ma tête est
mon cénotaphe et pas plus mort que vivant, moi,
contradictoire, qui n’y suis plus, la grande F majuscule
de la folie fortissimo, cela est féroce farandole de non-
sens, ma tête hantée par ce fracas, hall désert, de
gigantesques plantes vertes agonisant au long des
baies vitrées et le carrelage comme une banquise
crevassée
.
Jean-Christophe Belleveaux, « De quoi s’agit-il ? » in Les lointains, Faï fioc 2024, pp.80, 81, 82.
JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
Source
■ Sur Terres de femmes
→Territoires approximatifs, éditions Faï fioc, 2018,
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Jean-Christophe Belleveaux
<< Poésie d'un jour
. Le carnet.
1. Train de nuit. patience des paysages.
L’île des morts. o mia cara… sévère,
La main dans le carnet à serrure. L’eau
Affleure les tombes. la mémoire est la faute.
2. Mara-des-siècles. ruines au sang de bœuf.
Déchiffrant les dalles, les marbres brisés.
Déesse mutilée sous les lauriers vernis.
Vingt siècles de terres rouges. le même éclat.
3. Des villes justes. des collines parfaites.
Ciel du nord qui engloutit les vœux. longtemps
La griserie des langues. son chant en fausset.
Tout bonheur est miracle. tout bonheur indigent.
4. L’étoile rouge dans les ronces. les châlits.
Vieille Europe des manuels. si vite on incline
Á l’oubli. Mara-des-cendres. sur la carte un grand
Huit. le carnet refermé, qu’en reste-t-il ?
.IV.
L’île morte société d’égaux retranchés
dans leurs vieilles frontières grecs romains
évangélistes inapaisés en compagnie
des oiseaux un geai à grands cris poèmes
de Zanzotto mais m’obsède Far
senza… un autre chant plainte amoureuse
qui de la cave humide au canot funèbre
accompagnait l’absente O*** mia
cara… assez mon cher Hahn assez
les allées se perdent qui menaient à elle
et vont au diable cyprès buis lauriers
et de beaux bâtiments d’éternelle structure
rien pour me guider l’alphabet qui tout règle
jeté en désordre ADON BELM FQ
arpentant les divisions près d’une jeune fille
à tête de sphinx et tout à coup c’est là
pierre grise un nom l’état civil et quatre
vers sous le lichen inspirés des Anciens
une barque légère et des asphodèles
qu’on peine à déchiffrer les yeux
brouillés
V.
Mara-des-sommeils les cahots roulent
sa tête lourde d’hypothèses aux genoux
un livre abandonné non l’énigme aujourd’hui
des passions mais une étroite nécessité
une équation autant possède le monde
qu’une élégie ax3+bx+ c
la joue sur mon épaule tandis que le ciel
glisse sur son axe emportant songe et nombres
loin des îles maternelles mais là-bas
là-bas je suis resté avec l’étrangère
front fermé sous les lèvres laiteuses
geignant en sommeil fa’presto… ce n’est
que Mara le temps qui courait à l’envers
me ramène à elle qui recrée le monde
à partir de rien une flûte en fa
un carnet et la sagesse des nombres
Gérard Cartier, « I, Les enfances de Mara » in Le Roman de Mara, Tarabuste éditeur, 2024,pp.49, 54, 55.
GÉRARD CARTIER
■ Gérard Cartier
sur Terres de femmes ▼
→ Le voyage intérieur (lecture d'Angèle Paoli)
→ La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
→ Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
→ Tristran (lecture de Nathalie Riera)
→ Le philtre (extrait de Tristran)
→ Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
→ Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
→EX MACHINA, Journal de L’OIE, La Thébaïde, Collection Roman, 2022.
→Gérard Cartier / Le Voyage intérieur
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions Flammarion) d’autres extraits de L’Ultime Thulé [PDF]
→ (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier