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  • Élise Feltgen / La fenêtre est restée ouverte

    <<Poésie d'un jour

     

    Nuit-d-ete

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo :  G.AdC 

     

     

     

     

    Prière pour les ronces

    Nos maisons sont des maisons de brume
    nous les habitons si peu
    et nos mots errent dans l’espace
    les mains que nous rencontrons
        s’évanouissent
    les yeux hésitent
    c’est à peine si nous pouvons toucher
    notre propre corps
    les fils électriques pulsent autour une
        beauté intense
    tandis que grandit l’immense gouffre
    de nos mélancolies
    la nuit mesure l’inconsistance du monde
    et comme les samares de l’érable
        tourbillonnant aux vents
    nos âmes s’évident et se fractionnent
    l’épine du chardon peut-être
    enroulera à l’envers

    le fuseau de l’enchantement.

     

    IMG_1999

    Élise Feltgen, La fenêtre est restée ouverte, Couverture Denys Moreau, Polder 2025, p.31.

     

     

    Élise Feltgen(1)

     

     

     

    Après des études de lettres, de cinéma et de mise en œuvre de projet culturel, Élise Feltgen devient libraire, à Rouen, puis à la librairie Le Temps qu’il fait à Mellionnec. Après une incursion dans l’édition (La Robe noire), elle participe également à la rédaction du site Les cahiers du Bruit, et du fanzine CommunE Ouragan. En 2023 elle co-crée et co-dirige le festival sur les imaginaires techniques (à Mellionnec) : La machine dans le jardin. 

    Source 

     

     

     

     

     

  • Yves Colley / Signature Infinie précédé de Peuples

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

    ÉCRIRE bis

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    -C’est quoi « avant » ?-
    Collage de  → G.AdC 

     

     

     

     

                                                  À la mémoire de mon ami Vincent Watelet

    Aux bulles et leur vitesse en moi.

    Entre le lieu et le mot
    la mort est un mouvement.

    Peuplé de dés sans pente je suis tous les lieux.

    Lointaine la flamme.
    Vent sur un nom qui retient et dévoile.
    Avais-je été marchand crevant son œil
    dans mes mots de l’autre ?
    Ce que j’ai perdu des chemins se le partagent.

     

     

    Par où m’échappai-je, un jour ? De quoi ?
    D’un face- à-face où la lumière manque ?

    Les ruées ?
    Caves éventrées sous la langue.
    Dans la poussière de bols et de ventres
    nous rebondissons sur des seuils tremblants.

     

    Lointains les flux et reflux,
    les caches dans la pénombre,
    les cordes de la mer folle,
    les monnaies que l’on joue sur les ventres.

     

    C’est quoi « avant » ?
    Châteaux construits autour d’une gourde ?
    Des « moi » et des « nous » dans une même poussée ?

    Lignée de bols qui en étaient devenus
    légers, tellement légers…

     

     

    Flottent des coffres autour d’un « je » insoupçonné.
    Qui porte le nom comme je porte les départs ?

     

     

    Écriture d’éclats. De refus.
    De bêtes folles à vivre le sang de
    l’autre.
    Écrire : déshabiter.
    Comme si une ville nous rentrait dans la peau et que
    nous allions sonner aux portes, déshérités.

     

    Contre la figure mais figure quand même :
    de mot en mot tombe la sépulture.

     

    Travail de la matière où les villages s’effacent.

     

    Écrire : faire rebondir la boue du dos au ventre ?

     

     

    Écrire :

    On plante mes os.
    J’accompagne l’ennemi que je ne reconnais pas.
    Au travers de notre peau les lames m’enfantent.

     

    Crève les bulles sur des dos immenses !
    Où sont les visages qui remontaient les seaux en moi,
    sans fin ?

     

    Dans le langage : jeux brisés.
    Qui regarde à travers les doigts qui pleuvent ?

     

    Orage dans un dé.

     

     

    COLLET

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Yves Colley, « Signature infinie » in SIGNATURE INFINIE précédé de PEUPLES, Frontispice de l’auteur, Le Taillis Pré 2025,pp.56, 57, 58 ,59, 60, 61, 62, 63, 64, 65.

    Yves Colley est né à Bourgeois, hameau qui le rattache tant bien que mal à la Belgique. Il a publié Le Nom dépossédé aux éditions Les Éperonniers, et Liant, aux éditions Argol.

     

     

  • Angèle Paoli | Glen Coe

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

     

    La plage où je me love

     

     

     

     

     

     

     

     

     

           

     

    " La mer est mon horizon de vie"                                                                                                                                                "
    photo-collage → G.AdC

     

     

     

     

    Glen Coe

    Je suis fille de la mer.
    Les noces de Thétis
    et de Pélée se sont déroulées
    au large de la Balagne du côté
    de Monte Genovese.
    Mon île est une montagne
    qui flotte sur les eaux.
    La mer est mon horizon de vie
    et la montagne      un permanent appel.

    La montagne d’ici     souvent
    est coiffée d’un nuage
    un nuage qui passe ou se pose
    c’est selon    une caresse qui effleure
    la roche    les pacages     les brûlis
    de l’été précédent.

    De la plage où je me love
    entre galets et posidonies
    je la regarde qui file en sens inverse
    de mon regard
    elle navigue au long cours
    des longues journées d’été
    je la laisse voguer à son aise
    il fait trop chaud pour grimper
    à l’assaut de son téton cendré.

    Pourtant    immobile tantôt naviguant
    dans le bleu     elle semble si proche
    il suffirait de quelques sauts de chèvre
    d’un mouvement de corde lisse
    d’une grimpée prenant appui
    sur les cailloux de berger
    pour atteindre son sommet arrondi
    pour se hisser entre deux mers
    Est/Ouest     Ouest/Est.

    L’œil ébloui scrute à travers clignements de cils
    les passes     les failles sombres où s’engouffrer
    les roches escarpées où prendre appui
    les touffes de maquis à prendre en repères.
    plus sombres      non plus clairs.
    L’œil patient s’égare dans l’éclat
    des cascades éphémères
    sinue dans la lumière changeante
    d’une pente à l’autre ses variations de couleur
    lever du soleil     soleil couchant.

    L’œil parcourt les distances
    franchit les écueils     rebondit
    d’un pan à un autre     et ainsi     sans bouger
    de la plage tu vagabondes     voyages
    imagines en un clin de paupière
    ce qui se cache derrière l’autre versant.

    Tu croises en chemin les pierres écrites
    incisées de striures millénaires
    tu penses aux premières populations
    qui ont arpenté ces plateaux et franchi ces à-pics
    caracolant dans le fouillis des rocailles.

    Tu as en mémoire le Pinzu a a Vergine
    de ton adolescence     les stèles dressées en cercle
    offrandes à la lune    ou au soleil     nul ne sait.

    Et de là     sans crier gare     tu files d’un bond
    vers les montagnes du Glen Coe
    vallées glaciaires et arrondis déboisés
    si lisses si uniformes que tu imagines
    pouvoir gambader parmi les moutons
    moutonnants     et de là     encore
    grimper tout en haut sans effort
    le sommet est si proche.

    Mais la montagne est un leurre
    qui se joue de ton regard
    qui se joue de ton rêve
    il te suffit de te lancer à travers tourbe
    pour comprendre que tu te trompes
    que les efforts pour avancer dans le paysage
    ne sont pas à ta portée
    que l’errance guette si la fantaisie te prend
    de t’aventurer dans la rocaille
    que ton pied va te trahir
    à la première embûche
    toi     la randonneuse     inexpérimentée.

    Tu oublies que la montagne est vivante
    que sa vie lui appartient
    que tu n’es là que de passage
    une intruse parmi tant d’autres
    qui te pliera à elle    et non elle    à ton désir.

    Elle est là     montagne docile
    à portée de regard     animée de cours d’eau
    qui dévalent      sans obstacles
    soudain recouverte de nappes givrantes
    de brumes imprévisibles
    qui masquent ses formes      en sculptent d’autres
    qui t’avaient jusque-là      échappé.

    Soudain interrompue par des lochs verdoyants
    vibrants de chatoyantes couleurs
    dans lesquelles elle se mire
    dupliquant à l’envi dans la plus exacte perfection
    ses arrondis trompeurs.

    Tu voudrais ne pas poursuivre le voyage
    t’arrêter là un moment pour amadouer
    ses courbes    la faire tienne un peu
    la retenir      entre les mailles de ta mémoire
    écrire peut-être     oser quelques mots
    et tu ne peux     tant elle t’obsède
    et t’oppresse    et t’attire    l’inaccessible
    l’indomptable montagne des Glen Coe.

    Tu es là     devant elle     immobile
    loin de tes montagnes aux lacs sublimes
    et tu n’as rien vu d’aussi beau
    d’aussi exaltant que ces Glen Coe
    elles t’ont prise par surprise
    à en couper le souffle    elles déplient et déploient
    à l’infini leurs lignes glaciaires
    aussi impressionnantes par l’âge
    et par la force     que les petites fleurs
    rampantes      si modestes fleurs des montagnes
    qui s’arriment à la pierraille
    résistent vaillantes au froid et à l’âpreté
    du sol et du climat
    petites plantes saxifrages silènes acaules roses
    et lotiers corniculés du même jaune d’or
    que celui des genêts bordant de massifs odorants
    ta route

    et ces champs d’herbe à coton
    qui tremblent sous les souffles d’air
    magie de ces tiges ouatées
    qui ponctuent de leur laine aérienne
    la rigidité de la rocaille
    et la gluance de la tourbe.

    La montagne est vivante
    qui vibre à l’unisson de l’air de l’eau
    de la roche de la sphaigne frisottée
    du climat des oiseaux
    des phoques et des parfums arctiques
    elle est vivante     intensément
    tu n’as qu’à fermer les yeux
    pour la retrouver     intacte et vierge
    de cette virginité millénaire
    qui est la sienne et qui te laisse
    ce sentiment enivrant d’infini
    dans une infinie beauté.

    Canari, le 16 juin 2023

    Encres

    Angèle Paoli, « Glen Coe » in Montagnes, chemins d'écriture,
    Une anthologie conçue par Jean-Pierre Chambon, Voix d'Encre 2023, pp.134,135,136, 137.

    ANGÈLE copie→  Bio-bibliographie

    Glen Voix

  • Friedrich Hölderlin / La mort d’Empédocle / Traduction de l’allemand par Jean-Claude Schneider / Lecture d’Angèle Paoli

    Hölderlin, La mort d’Empédocle
    Traduction de l’allemand, présentation et chronologie de l’œuvre par Jean-Claude Schneider
    Suivi de Fondement pour Empédocle
    Traduction de l’allemand, annotations et postface de Clément Layet

    Le Bruit du temps, 2025

    Lecture d'Angèle Paoli

     

     

    HOLDERLIN

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Voir  →  Friedrich Hölderlin 

     

     

     

    Ô monde d’ombres !

    « La tragédie écrite par Friedrich Hölderlin et l’essai qui en pose les fondations constituent un ensemble particulièrement abrupt. » Ainsi s’ouvre la postface de Clément Layet à la tragédie d’Hölderlin, La Mort d’Empédocle. Imposante postface qui, selon les mots d’Antoine Jaccottet, l’éditeur du Bruit du temps, « va bien au-delà d’une simple postface ».

    « Auteur d’essais et de traductions concernant la poésie, la philosophie et les arts plastiques », Clément Layet vient en effet éclairer, par une analyse très dense, à la fois philosophique et poétique, l’œuvre d’Hölderlin dont la complexité structurelle et formelle, échappe au premier abord à celle ou à celui qui n’a pas une pratique courante du plus grand des poètes allemands. Ce qui est, hélas, mon cas. La lecture de l’ouvrage requiert donc une attention soutenue ainsi que de nombreux allers-retours sur les différentes parties qui le composent. L’ensemble étant absolument passionnant, même si complexe, la lecture des poèmes d’Hölderlin n’en est que plus enivrante.

    Antoine Jaccottet propose ici à ses lecteurs une somme, dont la partie la plus importante concerne les trois versions successives de La Mort d’Empédocle, toutes trois inachevées, dans la très belle traduction de Jean-Claude Schneider. Je ne suis nullement germaniste, ce qui ne me permet pas d’apprécier de manière objective les qualités de la traduction. Mais je sens à lire les poèmes toute la force de leur rythme si particulier et la puissance dont ils sont porteurs. Comme il s’agit de poèmes faits pour être dits au théâtre, je m’applique à les lire à voix haute pour les sentir à l’oreille et pour m’en pénétrer.

    Cependant, avant même d’entrer dans les poèmes, il m’apparaît nécessaire de parcourir l’ouvrage afin de comprendre ce qui le constitue et comment il s’organise. Une note d’ouverture de l’éditeur met l’accent sur les différentes publications et traductions connues et répertoriées à ce jour ainsi que sur les différents « matériaux » qui accompagnent cette nouvelle édition. Suit une préface de Jean-Claude Schneider, intitulée « Fonder ce qui demeure ». Cette préface s’appuie surtout sur la question de la langue d’Hölderlin :

    « Phrase ample, sonore, respirée, déroulant comme une vague l’harmonieuse alternance des temps forts et faibles. Ou brisée entre deux méandres, tendue par l’attente du verbe. »

    Ainsi de ces vers adressés à Délia par Panthéa :

    « Il faut, toujours il faut
    qu’aux forces qui l’écrasent
    le génie survive – l’avez-vous cru,
    que l’aiguillon le retiendrait ? Elles précipitent
    son envol, les douleurs, et comme pour l’aurige,
    quand sur le stade vient à fumer
    sa roue, le mène avec plus de hâte encore
    vers les lauriers le péril qui menace ! » (Deuxième version / Scène dernière de l’acte II, p.154)

    Et j’ai griffonné, en bas de page : les vers sont comme une houle faite de creux et de vagues, une ondulation permanente. Sans doute due aux emboitements successifs, avec inversion du sujet qui bouleversent la préhension des comparaisons et des images.

    Il faut ajouter aux « odes tragiques » en elles-mêmes, les fameux « matériaux divers ». À savoir le « Plan de Francfort », pages rédigées par Hölderlin en 1797 et retrouvées dans un cahier du jeune Henry Gontard dont il a été le précepteur et dont la mère, Suzette Gontard, la femme aimée du poète, lui a inspiré la Diotima du roman épistolaire Hypérion ou L’Ermite de Grèce (1794-1798).

    « J’ai élaboré le plan détaillé d’une tragédie dont le sujet me passionne », confie-t-il dans une lettre adressée à son frère. Ce plan résume la tragédie dans ses cinq actes. Non terminée, elle n’en comporte finalement que deux. Suivent un plan plus bref de la troisième version ainsi qu’un « brouillon pour la suite de la troisième version » ; et une « Ode écrite entre 1796 et 1798… »

    Ces documents sont complétés par les pages du « Fondement pour Empédocle », essai rédigé à Hombourg (août-septembre 1799) dans lequel Hölderlin expose ce qui s’exprime d’intime dans ce poème tragique, un « intime profond », fondé sur les expériences du poète et les épreuves qu’il traverse, luttes fondamentales et fondatrices où s’affrontent les tensions opposées entre l’Un et le Multiple, « issues de la vie et de la réalité poétiques, du monde et de l’âme propres au poète », jusqu’au « divin dont Hölderlin a le sentiment et dont il fait l’épreuve dans son monde ». Ces tensions antagonistes forment entre elles une dyade nécessaire, parce que constituée d’éléments complémentaires non séparables de l’hybris ou hubris, l’ivresse de la démesure. Ici exaltation également liée, au-delà des perturbations intimes, à la création poétique. En cette dyade s’affrontent l’informe (l’illimité) et l’organisé ; « l’objet et le sujet, la nature et l’art, l’universel et l’individuel, la totalité et la singularité. » Soit le couple de « l’aorgique » (la nature) et de « l’organique » (l’art).

    Or, pour se dire et pour trouver sa forme, cet intime a besoin d’une matière extérieure au poète lui-même. Ainsi Hölderlin s’en remet-il au personnage d’Empédocle qui représente selon lui la figure la plus à même d’incarner ses propres tensions psychiques. Et de l’aider à accomplir l’unification des forces contraires à laquelle il aspire. Si pour Empédocle l’harmonie avec la nature ne peut être atteinte qu’en expiant – par sa mort sacrificielle dans les bouches de l’Etna – les fautes d’orgueil commises envers le peuple d’Agrigente, pour le poète allemand, seule « la conscience de ses contradictions » peut le mettre sur la voie de la réconciliation et le guider dans l’écriture.

    Le présent recueil se clôt sur l’essai en forme de postface signé par Clément Layet sous l’intitulé « La nuit énigmatique du temps. » Selon Clément Layet, l’ensemble des différents fragments réunis, « porte sur les rapports entre le poème dramatique et l’essai. » Mais, précise l’auteur, la « tragédie peut se lire indépendamment de l’essai. »

    Autant dire que l’adjectif « abrupt » n’est pas excessif. Tant la composition de l’ouvrage dans son intégralité peut paraître complexe, pentue, verticale d’accès, escarpée dans la facture des vers eux-mêmes. D’autant plus abrupte que le poète Hölderlin est lui-même profondément imprégné de la philosophie. Notamment celle du philosophe allemand Johann Gottlieb Fichte (1762-1814). Et que ces deux dimensions de sa personnalité et de sa création sont quasi indissociables. Ma lecture cependant s’attache davantage à la poésie qu’à la philosophie. Par formation et par goût. Par sensibilité, surtout. Quant aux « odes poétiques » en elles-mêmes, ma préférence va à la seconde version de la tragédie. Dont le vers iambique plus court me semble à l’oreille plus fluide.

    Comme au théâtre, il y a dans ces poèmes tragiques, des personnages qui se partagent les prises de paroles, dialoguent entre eux, mais aussi s’invectivent, s’accrochent, disputent, se rebellent les uns contre les autres, s’accusent de mépris et de reproches. Jusqu’à plaider pour une mise à mort.
    Ainsi de la violente dispute où Empédocle se trouve assailli par les rancœurs du prêtre Hermocrate, de l’archonte Critias, en même temps que par l’incompréhension du peuple d’Agrigente :

                Hermocrate

    « Ami, calme-toi !
    Je t’avais dit que l’irritation
    s’emparerait de lui. – Cet homme
    me méprise, vous l’avez entendu, citoyens
    d’Agrigente ! mais avec lui je ne veux pas,
    dans une folle querelle, échanger de paroles dures.
    Cela ne sied pas au vieillard. Demandez-lui
    vous-mêmes qui il est ?

              Empédocle

    « Arrêtez !
    Vous le voyez : nul ne gagne rien
    à irriter un cœur qui saigne. Accordez-moi
    de poursuivre en silence le sentier que je suis,
    jusqu’au bout, le sentier silencieux de la mort… » (Première version, Acte I scène 5, p.54)

    ou encore, dans la longue dispute entre Hermocrate et Mécade (Mécade est-il le même personnage que Critias ?) au cours de laquelle l’Agrigentin tente de dissuader le prêtre Hermocrate de réaliser son sombre dessein :

    Mécade 

    … « laisse-le, ne le froisse pas ! de peur qu’il ne tente,
    l’arrogant, quelque geste audacieux,
    et s’il ne peut pécher qu’en paroles,
    qu’il meure, dans sa folie, et à peine
    nous nuise. Un puissant adversaire le rend redoutable.
    Alors là, oui, il sentirait sa force.

    Hermocrate

    Tu a peur de lui, pauvre homme, et de tout !

    … Comprends-moi, être immature, avant de
    me diffamer. Cet homme doit tomber, je te dis,
    et crois-moi, si l’épargner était possible,
    je le ferais même plus que toi. Il m’est,
    plus qu’à toi, proche. Mais apprends ceci :
    plus néfaste que le fer ou le feu est
    l’esprit de l’homme qui, égal des Dieux,
    ne sait se taire ni tenir enseveli
    son secret… » (Deuxième version/ Acte I, scène 1, p.131) »

    Parmi les singularités de cette œuvre il y a aussi les variations sur le nombre, le nom des protagonistes, ainsi que sur leur statut, lequel est instable. Or, il y a trois versions différentes, dont l’historique est présenté dans la « Chronologie de l’œuvre » ainsi que dans la préface de J.C. Schneider. Certains d’entre eux n’apparaissent que dans une seule version, d’autres au contraire, comme Empédocle et son disciple favori Pausanias, dans les trois versions. Panthéa (est-elle l’épouse d’Empédocle et la fille de Critias ?) apparaît dans les trois versions. Le magistrat Critias, dans la première version. Manès – « le Voyant » égyptien – dans la seconde. Délia, l’amie de Panthéa, dans les deux premières. Dans la troisième version, apparaissent Strato, frère d’Empédocle et souverain d’Agrigente ainsi que le mage égyptien Manès. Le peuple d’Agrigente est présent par trois fois : la première il apparait sous les dénominations Esclaves/Paysan/Peuple/Citoyens ; dans la seconde version ils sont individualisés sous les noms de Mécade, Empharès, Démoclès, Hylas. Dans la troisième version le peuple est présent dans l’ébauche du chœur final. Dont Hölderlin précise dans le « Brouillon pour la suite de la troisième version » (Quatrième acte), ses hésitations entre « lyrique ou épique ? » / « élégiaque héroïque » / « lyrique héroïque », associées aux personnages. Quant à Clément Layet, il s’intéresse dans sa postface à « l’alternance des tons ». En s’appuyant sur « les différents affects et modes d’expression théorisés par Hölderlin lui-même. À savoir le « naïf », l’« héroïque », et l’« idéal ». Ainsi, poursuit l’essayiste, le « ton naïf est marqué par l’émotion, le rapport immédiat à la nature, l’expression simple. « L’héroïque » est marqué par l’élan, l’emportement dans l’action, les paroles fortes. « L’idéal » est marqué par l’intériorisation, la réflexion, l’idéal. » Et d’ajouter : « Aucune voix ne se suffit à elle-même. Seule leur complémentarité, leur conflictualité, donne une image de la vie à exprimer. »

    D’inspiration différente et inégalement développées, les trois versions sont incomplètes. Mais elles ont un sujet commun : Empédocle et son suicide dans les bouches de l’Etna. Dès 1797, l’on trouve dans Hypérion une première mention de ce sujet :
    « Et maintenant, dis-le-moi, où trouver asile ? Je suis monté hier sur l’Etna. Là, je me suis souvenu du grand Sicilien qui jadis, las de compter les heures, proche de l’âme du monde, malgré son téméraire goût de vivre, se jeta dans les flammes admirables… » (Hypérion, in Bibliothèque de la Pléiade, pp. 265, 266)
    Le « grand Sicilien » auquel il est fait allusion ici est bien le philosophe, poète et médecin pré-socratique Empédocle, (Ve siècle av. J.-C.). L’histoire du « sage d’Agrigente » ou du « tyran d’Agrigente » a été partiellement inspirée à Hölderlin par les Vies et Doctrines des philosophes de l’Antiquité, œuvre de Diogène Laërce, poète et biographe du IIIe siècle. Mais aussi par Héraclite d’Éphèse, philosophe pré-socratique dont Diogène Laërce a livré des Fragments.
    Cependant J’ai quelque difficulté à établir un lien entre un Empédocle qui se détourne de la société au point de vouloir s’en détacher intégralement en se réfugiant dans la solitude violente de l’Etna, et le philosophe qui s'emporte contre la velléité de son peuple après l'avoir tant servi. Ce qui apparaît dans la première version de la tragédie :

     

    Empédocle

    « Honte à vous
    de désirer encore avoir un roi, vous,
    trop âgés ; au temps de vos pères
    il en aurait été autrement. Vous, nul ne peut
    vous aider, si vous-mêmes ne vous aidez pas. » (Première version/ Acte II, scène 4, p.97)

    En effet, dans l’enthousiasme – (état d’exaltation – étymologiquement « inspiré par un dieu ou par les dieux » – l’enthousiasme n’est-il pas une manifestation de l’hubris ?) -  suscité en lui par la Révolution française et par la philosophie de Fichte, Hölderlin s’attache à mettre en scène le conflit d’Empédocle avec ses semblables. Dans de longues interventions au cours desquelles il revient sur un passé heureux, proche d’une forme d’âge d’or, puis s’explique sur son désir de se retirer de la vie publique qui l’a longtemps occupé, il revient dans une longue analepse sur ses convictions et ses engagements anciens auprès du peuple, l’incitant à se réveiller et à pendre son destin en main: 

    Empédocle

    « Depuis longtemps vous avez soif d’inattendu
    et l’âme d’Agrigente, comme d’un corps malade
    a soif de s’arracher à sa vieille ornière.
    Osez donc ! Votre héritage, vos récoltes,
    les récits dans la bouche de vos pères, leurs leçons,
    la loi et l’usage, les noms des Dieux anciens,
    oubliez-le sans peur et tels des nouveau-nés
    levez vers la divine Nature vos yeux… » (p.99)

    Après cette introduction exaltée vient en un long déroulement ininterrompu de vingt vers, l’exhortation oratoire. Le discours d’Empédocle s’organise autour de la répétition de 5 évocations introduites par « si » et débouche sur une consécutive amenée par « alors », et martelée par la répétition en trois temps du souhait de l’orateur – « que… / que…/ et que … » :

    « … alors tendez l’un à l’autre
    la main, parlez-vous, partagez vos biens,
    ô, amis chers, partagez exploits et gloire
    comme de fidèles Dioscures ; que chacun soit
    l’égal des autres, – que, comme sur de sveltes colonnes,
    repose sur de justes décrets la vie neuve
    et que la loi vienne affermir votre alliance… » (Première version/ Acte I, scène 4, p.100)

    Faut-il lire dans cette magnifique harangue une exaltation de l’utopie communiste ? Exaltation que le poète partage avec le célèbre Sicilien. En effet, comme l’écrit Jean-Claude Schneider dans sa préface, « Empédocle est d’abord l’ébranleur de son temps, "un fils de son ciel et de sa période". La scène historique qui sert ici de toile de fond fait signe aussi vers celle qui fascine Hölderlin et son ami Hegel, celle où paraissent, parlent et agissent les défenseurs des Droits de l’Homme et du Citoyen. Comme l’avait fait son Hypérion en Grèce, Hölderlin appelle aussi de tous ses vœux le nouvel ordre social ; il s’enthousiasme pour "le temps qui mûrit". Sous l’habit grec c’est un jacobin qui, dans la grande tirade (dont j’ai sélectionné les extraits) aux Agrigentins de la première version, « prêche la liberté, l’égalité et la fraternité, allant même jusqu’à partager les biens. »

    Or, après avoir longtemps adhéré à la philosophie de Fichte et à son enthousiasme révolutionnaire, Hölderlin se trouve soudain en prise avec le remord, convaincu d’avoir commis un péché envers Dieu. Un retournement s’opère dans la seconde version dans laquelle le poète met en scène un Empédocle sensiblement différent. Presque christique dans certains vers :

    « Où êtes-vous, mes Dieux ?
    hélas, vous m’abandonnez là,
    tel un mendiant,
    et cette poitrine
    qui dans son amour vous avait devinés,
    pourquoi la rejeter
    et l’enfermer dans des liens honteusement serrés,
    elle, née libre, dépendant d’elle
    seule ? » (Deuxième version/ Acte I, scène 2, p.137)

    Mais la foi d’Empédocle, désormais tout entier dévoué à la Nature, n’a rien à voir avec celle d’Hermocrate, le prêtre de la cité qui jalouse le charisme de son rival:

    … « ô Vie ! bruissaient-elles
    pour moi, tes mélodies ailées, et l’ai-je perçue,
    ton ancienne harmonie, vaste Nature ?
    Ah, moi le solitaire, n’ai-je pas vécu
    avec cette terre sacrée, avec la lumière,
    avec toi, d’un lien que jamais l’âme ne rompt,
    ô Ether, Père, dans l’amitié des Dieux comme
    de tous les vivants dans le présent
    Olympe ? … » (Deuxième version, Acte I, scène 3)

    Hölderlin est sans doute le premier grand témoin du déchirement entre l’homme et la Nature, l’Éther, le Un. Témoin de sa séparation avec les Dieux. Ce qu’Empédocle traduit ailleurs par cette définition de la mort :

    « C’est d’être seul
    et sans Dieux, la mort. » (Deuxième version /Acte I, scène 3, p.144)

    Dès lors, discrédité par le peuple d’Agrigente qui, après l’avoir adulé, le renie, le sage est vilipendé et malmené par ses congénères. Le phrasé des vers est ample, rythmé par l’invective, les prises à parti et la violence des propos :

              Troisième citoyen

    « Sais-tu ce que tu as fait ? Que n’as-tu plutôt,
    horreur ! commis quelque sacrilège ? Mais à lui
    nous adressions notre prière et ce n’était que juste ;
    avec lui nous serions devenus libres comme les Dieux,
    c’est alors qu’infectés comme d’une brusque peste
    par ton esprit mauvais les cœurs et la parole
    nous ont manqué, et toute la joie par lui
    dispensée sombra dans un répugnant vertige.
    Ha, honte ! honte ! Comme de furieux fous
    nous jubilions lorsque tu as outragé à mort
    l’homme tant aimé. Un acte irrémédiable
    et mourrais-tu sept fois, tu ne pourrais,
    ce que tu lui as fait, nous as fait, l’effacer. » (Première version / Acte II, scène 4, p. 95)

     Depuis que le sage a perdu la raison, la vie harmonieuse d’Empédocle n’est plus. Ainsi Hermocrate décrit-il dans une longue tirade ce qui fut jadis béni des Dieux et qui, désormais, est voué à disparaître :

    « … il
    parle, semblable à ces anciens exaltés qui
    sillonnaient l’Asie avec leur roseau, disant
    que les Dieux jadis sont nés du verbe.
    Alors le vaste monde débordant de vie s’étale
    à ses pieds comme une possession perdue
    et des désirs monstrueux s’agitent
    dans sa poitrine et, là où elle se jette,
    la flamme, elle fraye son chemin.
    Loi, art, usages, légende sainte,
    ce qui avant lui a mûri dans un temps béni,
    il y met le trouble, ne tolère plus
    chez les vivants ni joie ni paix.
    Plus jamais il ne sera paisible.
    De même que tout s’est perdu, de même
    il viendra tout reprendre, et nul mortel
    ne le retiendra, le sauvage, dans son déchaînement. » (Première version/ Acte I, scène 2, p.40)

    Plus concentrée et plus brève, scandée par des vers iambiques plus courts, la seconde version s’attache à première vue à des thématiques identiques. Ainsi retrouve-t-on dans les échanges entre Hermocrate et l’Agrigentin Mécade, les mêmes reproches adressés à Empédocle : son emprise sur le peuple, cet aveuglement et cet orgueil qui conduisent à sa perte le « tentateur ». Cependant apparaissent au-travers des paroles des protagonistes en lice, des propos ayant trait à la relation qu’Empédocle semble avoir noué avec les Dieux et avec la religion. Dans une longue tirade, Mécade reprend et reproduit un discours récent d’Empédocle, obscur et incompréhensible :

    Mécade

    « Me revient en mémoire
    un propos insolent qu’il a tenu ces derniers jours
    sur l’Agora… » (Deuxième version / Acte I, scène I, p.129)

    Le propos qu’Empédocle adresse au peuple est à la fois une accusation et un plaidoyer. Une accusation contre la nature, muette et insensible aux énergies du monde, sourde aux problèmes des hommes ; et un plaidoyer en sa faveur : " Vous m’honorez / vous faites bien… " Car, prétend-il, il assume en lui l’unité qui relie les hommes au divin :

    " En moi
    fusionnent âme et force,
    mortels et Dieux… (p.129)

    " ma bouche nomme l’inconnu,
    je porte en ses flux et reflux,
    l’amour des vivants ; ce qui pour l’un dépérit,
    à l’autre je l’emprunte, je noue
    en donnant âme, je dispense la mue
    qui rajeunit un monde hésitant,
    à personne et à tous je ressemble. "

    Ainsi parlait l’insolent. » (Deuxième version / Acte I, scène 1, p.130)

    Plus loin au cours de la même scène, Mécade traite Empédocle d’« arrogant » et le prêtre Hermocrate réclame pour lui mise à mort exemplaire :

    Hermocrate

    « Rassemble pour moi le peuple ; je l’inculpe,
    jette sur lui l’anathème, afin qu’eux prennent peur
    de leur idole, le repoussent
    au fond du désert,
    et que sans espoir de retour lui, là-bas,
    expie d’avoir, plus qu’il n’est tolérable,
    révélé la Parole aux mortels. » (Deuxième version / Acte I, scène 1, p.133)

    L’échange houleux et violent des deux hommes est suivi d’un long monologue lyrique d’Empédocle. Le Sicilien évoque sa solitude nouvelle qui lui fait ressentir plus âprement la blessure d’un passé où il était perçu par le peuple comme « un ensorceleur de foules ».
    Se succèdent alors les exclamatives et les interrogatives : « qu’en est-il à présent ? / portez-vous le deuil ? suis-je complètement seul ? / et fait-il nuit dehors en plein jour ? Où êtes-vous, mes Dieux ? » … Le « sage » invoque la Nature, les « Énergies des hauteurs » et les forces fécondantes, leur relation étroite à tous deux, passé et présent se rejoignant dans l’alternance des images. Tantôt joyeuses et vibrantes de fraîcheur et de vitalité, tantôt emplies de doute et de nostalgie. Le registre très soutenu privilégie les allégories et les personnifications. Les termes tels que Nature / Vie / Ether / Ciel… y sont présentés avec des majuscules, souvent introduits par un « Ô » vocatif noble. Le phrasé est fluide, construit sur des vers iambiques plus courts, où se succèdent les alternances qui dessinent des ondulations permanentes, flux et reflux de la houle. Désireux d’être seul dans son choix de la mort, Empédocle a convaincu Pausanias, le tendre Pausanias, à se séparer de lui et à le quitter. Comme il le confie à Panthéa et à Délia :

    Pausanias

    « Il m’a chassé loin de lui, depuis lors
    je ne l’ai revu. Là-haut, dans la montagne,
    je l’ai appelé, mais ne l’ai pas trouvé. » (Scène dernière de l’acte deuxième)

    Contrairement à ce qu’espère Pausanias – « Il reviendra sans doute » -, Empédocle ne reparaîtra pas.

    Vient enfin la troisième version. Incomplète, elle ne comporte qu’un acte unique et se déroule en 3 scènes. L’action y est très condensée, centrée sur l’essentiel. Empédocle y apparait les trois fois. Seul d’abord, dans un long monologue dans lequel il évoque son passé :

    « Car beaucoup j’ai péché dès mon jeune âge,
    n’ai aimé ni servi, humainement les hommes… »

    Puis en compagnie de Pausanias, et enfin en compagnie du mage égyptien Manès. L’acte s’ouvre sur un monologue. Banni par « son royal frère », Empédocle est enfin seul désormais sur les « hauteurs » de l’Etna. Dégagé des liens humains, réconcilié avec lui-même. « Avec les aigles je chante ici un chant de nature. » Isolé dans son vaste refuge où règne la lumière, Empédocle savoure la beauté qui l’entoure et nourrit sa méditation.
    C’est alors que survient le fidèle Pausanias qui se met au service de son maître et « très rare ami ». La parole de Pausanias prend la forme d’une déclaration, une confession intime :

    « Je suis depuis lors un autre, suis à toi,
    de toi plus proche et, avec toi plus solitaire,
    n’en grandit que plus gaie, plus libre, mon âme. » (p.165)

    Empédocle repousse Pausanias et sa parole, endurci qu'il est aux supplications de son ami. Peut-être est-ce une stratégie pour ne pas céder à cet aveu. Mais sans doute davantage répond-il à son désir de ne pas entraver la liberté de Pausanias. Désormais leur destin diverge et chacun doit affronter le sien :

    « Sache-le, pas plus que tu ne m’appartiens
    je ne t’appartiens, et tes chemins ne sont pas
    les miens ; ma destinée fleurit ailleurs. » (p.166)

    Suit une série d’injonctions, motivées par des verbes à l’impératif :

    « Retourne parmi eux, mêle-toi, homme, mais sans tituber,
    à leur foule et pense à moi le soir. » (pp.166,167)

    Pourtant Pausanias parvient à obtenir un revirement d’Empédocle en évoquant le passé qui les unissait, peut-être même s’agissait-il d’amour. Mais de revirements en revirements, d’une déclaration à l’autre, Empédocle finit par l’emporter et enjoindre son ami, au-delà de l’affection et l’estime qu’ils se portent l’un à l’autre, à résister à l’appel de la mort et à se soumettre à son destin :

    « Va ! n’aie crainte ! toute chose un jour revient.
    Déjà est accompli ce qui va devoir advenir. » (p.172)

    Pausanias disparait, laissant libre la place à l’Égyptien Manès, qui s’en revient, en tentateur, hanter Empédocle. Leur dialogue s’engage, qui porte sur la mort et annonce la présence de l’Unique, « le nouveau sauveur ». Empédocle se rebiffe contre l’intrusion de son « mauvais génie », alors que lui n’aspire qu’au calme qu’il est venu chercher. Dès lors, en réponse à Manès, Empédocle se lance dans une longue rétrospective de sa vie et de son évolution :

    « Alors en moi naissait le chant, s’éclaircissaient
    les ténèbres de mon cœur dans l’oraison du poème,
    lorsque par leur nom je les nommais, ces figures
    étranges, mais présentes, les Dieux de la nature,
    et que l’Esprit en moi déchiffrait pour lui-même
    en paroles, en images de jubilation, l’énigme de la Vie. » (p.176)

    Mais la parole d’Empédocle et sa belle analepse prend un autre tour, et le voilà qui se lance dans le souvenir des luttes fratricides, des lamentations et des larmes des humains. Le chaos est à l’œuvre, qui détruit les familles leurs maisons leurs lois leurs amours. La parole devient inintelligible et l’Unité s’effondre, remplacée par la séparation entre le dieu et le peuple. Tous ces dommages et toutes ces désillusions ont conduit Empédocle dans le choix qui le tient à l’écart de ses semblables. Le voilà qui revient, dans un élan lyrique, au présent :

    « Cela est passé. Aux mortels désormais
    je n’appartiens plus. Ô l’achèvement de mon temps !
    Ô Esprit, qui fus notre maître, toi, qui, en secret,
    au grand jour, dans les nuées, gouvernes,
    et toi, Lumière, et toi encore, Terre, ma mère,
    me voici apaisé, car elle m’attend,
    depuis bien longtemps prête, l’heure neuve… » (p.177)

    Après avoir salué d’un dernier adieu tous ceux qu’il a aimés, Empédocle fait ses adieux dans la lumière de la séparation.

    Tout est accompli. Le « Monde neuf » peut advenir, laissé en suspens à l’état d’« ébauche » dans le « CHŒUR DE LA FIN DU PREMIER ACTE. »

    Dès lors, Hölderlin abandonne le projet d’Empédocle. Sans pour autant cesser de s’interroger sur la notion de sacrifice, laquelle atteint son acmé indépassable avec la Passion du Christ. Le poète s’attache désormais à la composition des grands poèmes lyriques ainsi qu’à la traduction des tragédies de Sophocle. Sans doute parce que le genre tragique est le seul à séparer les incommensurables.

    Clément Layet écrit dans la postface :

    « À travers l’essor de la réflexion et du savoir, la Modernité occidentale a entraîné le genre humain à rompre violemment avec la nature et avec tout ce qui transcende l’humanité. Empédocle, qui a connu et perdu l’unité absolue, exprime la douleur de cette perte… Les paroles où il regrette d’avoir gâché son union avec le divin par sa présomption trouvent aujourd’hui un écho dans notre culpabilité d’avoir brisé les équilibres naturels jusqu’à tout dévaster :

    « Ô monde d’ombres ! le temps est révolu
    et toi, ne te le cache pas ! c’est même
    ta propre faute, pauvre Tantale,
    tu as profané le sanctuaire, as
    par ton orgueil insolent rompu la belle alliance,
    ô misérable ! » (Première version/ Acte I, scène 4, p.44)

     

    ________________________________

    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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    Hölderlin, La mort d’Empédocle
    Traduction de l’allemand, présentation et chronologie de l’œuvre par Jean-Claude Schneider
    Suivi de Fondement pour Empédocle
    Traduction de l’allemand et annotations par Clément Layet/ Postface de Clément Layet
    Le Bruit du temps, 2025

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Jean- Marc Sourdillon / N’est pas là

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

     

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    "  L’un d’eux, leur chef… " 

    Source 

     

     

                                                  X

    La voix qui va devant, qui tout ensemble suffit et ne suffit pas,
    voix qui donne tout et plus que tout. A la fois ma voix et la voix
    d’un autre que moi

    Ma voix avec ma vie, ma vie en moi, plus vaste que moi, sa
    tessiture, tout son élan

    Voix qui ouvre, qui souffre, c’est toi dedans

    Voix qui tout à la fois conduit et éconduit

    Voix du plus profond de soi, en avant de soi, étrave et geste du
    doigt

    Voix quia douceur dit non, avec ardeur dit oui, dont le non
    mène au oui

    Voix amoureuse dans le fond de ma nuit

    Quand la pureté se fait déchirante et dans la nuit jour, quand la
    voix se fait innocente et en même temps incompréhensiblement
    violente, cri qu’un appel surmonte

    Voix de tout ce qui en soi appelle, et hors de soi ; de tout ce qui en
    soi répond. Et n’est pas soi

    Voix où j’aspire dans le même temps que j’expire, où suivant ma
    vie j’adviens me traverse. Le visage et sa surprise

     

     

                                                10

    Un jour,    tu avais six ans,      des hommes en armes ont encer-
    clé ta maison,    celle où tu vivais avec les tiens, sœur, parents,
    grands-parents,    en Corrèze,    loin de chez vous,     pour vous
    protéger.    Ces hommes  ne nous voulaient pas    du bien.    Ils
    portaient l’uniforme des occupants,    de ceux    qui vous  pour-
    suivaient sans répit     et voulaient    votre disparition.       L’un
    d’eux, leur chef, est entré dans la cuisine où tu dessinais. C’est
    tout ce que tu avais trouvé     pour écarter   le danger : dessiner
    des chevaux,  des cavaliers, des danseuses, des amoureuses, ce
    qu’il y avait    dans ta vision d’enfant.   Il s’est approché de toi,
    la lumière    passait à travers la fenêtre    et tu n’as pas  bien vu
    son visage sous la visière. Il t’a prise sur ses genoux, a regardé
    tes dessins, a pensé    à sa fille    qui avait ton âge   et dessinait
    là-bas elle aussi à Berlin,    et ils sont repartis,      vous laissant
    saufs et sans voix.  Tu les avais chassés, peut-être convertis, tu
    savais désormais  quelle force il y a dans ceci : être vulnérable
    et continuer à rêver,    ne pas cesser    de rêver,   laisser agir en
    soi par la blessure   ouverte le souffle    qui nous ouvre et nous
    porte, qui passe   à travers nous    et se poursuit   d’être en être
    tant que nous serons vivants,   tant que nous serons   blessés et
    ouverts,   jusqu’à ce qu’il nous ait tous    fait naître, chacun de
    nous,    intégralement,    jusqu’à ce qu’il nous ait   transformés
    et offerts.

    De là vient    la voix qu’on entend en soi    et hors de soi, de là
    vient la voix qu’on entend dans le poème.

     

    SOURDILLON

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean-Marc Sourdillon, « L'Aspiration » in N'est pas là, Poésie, Éditions Gallimard 2025, pp.77, 78, 79, 80.

     

     

    SOURDILLON-Jean-Marc

     

     

    ♦ Voir  aussi, Jean-Marc Sourdillon  sur→ TdF 

     

     

    Source 

     

     

  • Béatrice Bonhomme / Murmurations des oiseaux

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

     

    Retomber en larmes de feuille

     

     

     

     

     

     

     

     

     " Retomber en larmes de feuille "
    Photo:G.AdC 

     

     

    On voudrait rejoindre un temps d’arbre
    Un temps d’automne et de plantes jaunies
    Dans un parterre de feuilles craquantes
    Se détacher et pénétrer dans le monde de la terre.

    On voudrait n’être que rythme des pierres
    Devenir du minéral
    Prendre la mousse comme une tombe
    Ou bien laisser pousser sur son corps
    De jolis champignons des bois.

    On passerait juste à l’heure
    Où résonne le temps au clocher
    Où dort le village sous la nuit.

     

     

    On est devenu la terre
    On s’est couché sur la terre
    Pas différent du mouvement de l’arbre
    Ou de la libellule au-dessus de la mare
    Gobée par une grenouille
    Pas mieux pas pire
    Un élément du monde déjà oublié.

    Se placer sur la terre comme un arbre dressé
    Laisser pousser des ramures et des silences
    Retomber en larmes de feuilles
    Faire bruire ses branches au vent
    Devenir eau claire s’écoulant d’une source
    Crépitement serré de pluie.

    Poser sur son visage une feuille de platane
    Large et douce comme une main
    La sève sentant la fraîcheur crue
    Dénombrer ses nervures
    Et faire une symphonie
    De sa dissection flottante.

     


    Murmurations des oiseaux photo angèle paoli

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo Angèle Paoli 

    Béatrice Bonhomme, « VI, L’Arbre-Enfant » in Murmurations des oiseaux, La rumeur libre Éditions 2025, pp.67,68,69,70.

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    BÉATRICE   BONHOMME

    Béatrice Bonhomme Bourdelas 2
    D.R. Ph. Laurent Bourdelas

    ■ Béatrice Bonhomme
    sur Terres de femmes ▼

    Béatrice Bonhomme| Prix Mallarmé 2023 pour son recueil: Monde, genoux couronnés.
    Mutilation d’arbre  (lecture d'AP)
    → Le pacte des mots
    → Passage du passereau
    → [Les petits chevaux de Tarquinia]
    → Poumon d'oiseau éphémère
    → Sauvages
    → T’écrire adolescent
    → La terre rouge
    → Tes nuits sont devenues mes jours
    → Variations du visage & de la rose (lecture de France Burghelle Rey)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)Un lacis de sang et d'ombre
    → (dans la galerie Visages de femmesle Portrait de Béatrice Bonhomme-Villani par G
    uidu Antonietti di Cinarca, un poème extrait de Poumon   
      d'oiseau éphémère et l’excipit de Mutilation d'arbre

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur la site des éditions L’Étoile des limites) la fiche de l'éditeur sur Les Boxeurs de l’absurde
    → (sur Terres de femmes) Kaléidoscope d’Enfances
    → (sur Wikipedia) une belle bio-bibliographie de Béatrice Bonhomme
    → (sur Terres de femmes) La rencontre Hölderlin-Jouve-Klossowski par Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
    → (sur le site de la Revue d'art et de littérature, musique) un entretien de Rodica Draghincescu avec Béatrice Bonhomme (Numéro 45 – décembre 2008)

  • Pierre Gondran dit Remoux / Même

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

    FRAGNU

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La meule du pressoir à huile "U franghju"
    au siège même du site de Terres de Femmes,
    au premier plan,  le n° 197 de -Décharge-
    Photo:  Angèle Paoli

     

     

                             

     

     à sa proue
    au revers de la nuit qui a éteint même les plus
    têtues des étoiles, l’aurore même est ponctuée
    de nos mêmes rêves obstinés qu’au soir même
    -  même les grillons d’Italie   ont cessé    leurs
    comptines ténues    et sur l’horizon     paraît la
    même lueur   irisée d’ombelle géante empesée
    de rosée   que tous les matins   de ce même été
    aux ombelles géantes qui ploient  empesées de
    rosée – l’ombre tient    encore   le taillis que la
    renarde        à la robe efflanquée    et au regard
    maquillé tarde même     à regagner  au premier
    rayon froid où tous les épis oubliés illuminent le
    champ moissonné puis l’entier paysage qui éclôt
    d’un même émoi :    un lit de soleil  découpe la
    pénombre même où je m’enfuis à sa proue pour
    demeurer    dans l’ombre même si toi-même as
    choisi   de laisser la lumière   te baigner dans la
    même épiphanie    que les blés     oubliés   nous
    recréons    ce moment même où – moi toujours
    dans la même nuit toi dans le jour – le désir était
    si tendu que le soleil même n’avait pu le
    résoudre

     

    Polder 4

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Pierre Gondran dit Remoux, Même, Polder Quatrième Génération, n° 197, Décharge / Gros Textes, p.176, 2025.

    Gondran-pierre

     

    Né en 1970 à Limoges, Pierre Gondran dit Remoux est ingénieur agronome de formation.
    Il exerce le métier de correcteur dans le domaine des éditions médicales.
    Il publie dans plusieurs revues : Gong, Revue du tanka francophone, Traction-Brabant, À l'index, Traversées,
    Décharge, Dissonances… 

    → Source

     

     

     

     

     

  • Gérard Cartier / Les Bains-Douches de la rue Philonarde

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

     

     

    Palladio-San-Giorgio-Maggiore

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    L'église San Giorgio Maggiore, à Venise, architecte Andrea Palladio.
    © Photo : Serge Jodra, 2012.

     

     

                             

     

                                          IL VIAGGIO VENETO

     

    San Nicolò 30            sous une double voûte
    de vieux livres entassés jusqu’au plafond
    chacun dans la pénombre avec son nom
    ici         du poil juvénile à la barbe dure                                              Umberto Saba
    toute une vie sans presque respirer
    réduite enfin en quelques courtes pages
    au milieu de millions

                                         *

    Aux monts Euganéens dans le dernier soleil
                oisif       à écouter les mouches
    & assis sur le cul contempler sans voix
                du sommet des collines bossues                                                Petrarca
    le paysage en feu         un vieux monde
                épousant           qui lentement finit
    & nous emporte …

                                           *

     

    L’eau ride les hauts frontons classiques
    dans le ciel de la Brenta rêve la pierre
    & versées dans l’herbe des statues lépreuses
    le regard se brouille          tant que dans le ciel                                        Palladio
    des anges désirables je surprends tout à coup
    l’enlèvement d’Hélène

                                              *

     

    Ruines étagées            reposer avant l’heure
    dans l’ombre amère des oliviers            où songe
              après la longue course                à ses amours
    celui qui passe      l’esprit dérivant avec les nuages                                [ … quid moraris emori ?]
    Catulle est mort         & Lesbie           mais sur l’île
              le printemps demeure              ébloui

     

                                             *

     

    Nuages légers au vent du large              rien
               m’est assez           l’aile d’un passereau
    & les tours qui penchent                 l’eau noire avale                                 Tiziano
    les marbres         dans les palais les vierges
              de lis           sous le vernis peu à peu
                             s’obscurcissent …

                                           *

    À bicyclette moi aussi            folle liberté
    dans la nuit padouane places & portiques
    sur un vélo volé        & l’ancien marécage
    volant sur les pédales comme autrefois
    mais près de moi       à m’éperonner                                          [Passa una bellezza che va in fret-
    nulle beauté véloce…                                                                  ta … (Sandro Penna)]

     

    IMG_1949

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Gérard Cartier, Photographies d’Emmanuel Moses, LES BAINS-DOUCHES DE LA RUE PHILONARDE, Vignette de Gérard Titus-Carmel,
    Le Carré des lombes, Obsidiane 2025, pp.48, 49.

     

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    GÉRARD  CARTIER

    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC

    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes ▼

     

     → L’Oca Nera, La Thébaïde, Collection roman, 2019. Lecture d'Angèle Paoli
    « Oiseaux » in L’Oca Nera, La Thébaïde, Collection roman, 2019

    →« I, Les enfances de Mara » in Le Roman de Mara, Tarabuste éditeur, 2024
    →  Le voyage intérieur (lecture d'Angèle Paoli)
    → La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    → Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    → Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    → Le philtre (extrait de Tristran)
    → Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    → Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    EX MACHINA, Journal de L’OIE, La Thébaïde, Collection Roman, 2022.
    Gérard Cartier / Le Voyage intérieur


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Flammarion) d’autres extraits de L’Ultime Thulé [PDF]
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier

     

     

  • Angèle Paoli / Aviatrix / Martyn Crucefix

           << Poésie d'un jour
    Angèle Paoli Aviatrix, Traduit par Martyn Crucefix
    →  Atlanta Review, 2025

     

     

                           

     

     

    Angèle cap corse

                 

     

     

     

     

     

     

     

    Photo: G.AdC 

     

     

               Aviatrix

                                    I

    Earth sky sea
    utter osmosis of the androgynous

    universe

    same tempests same high days
    same sails catching the breeze

    setting out for—

                                   II

    And the fire ?

    Its form hidden
    incandescent passion spurs
    the voyager on her way—She ? —
    leaping borders
    the frontiers of the void
    the invisible real
    experimentation and revelations

    she sea-wolf skipper for the long haul

    oceanic aviatrix

    O Captain! My Captain ! Our fearful trip is done

    to what shapeshifting
    does your dream of union invite us ?

                                    III

    and if this were a dancer?

    A slim dancer
    in this instant inhabited
    by the spirit of Icarus
    with its multitude of qualities she forgets
    to consider the violence
    and turns her back
    on them

    armored helmeted sail-winged
    airy—heavy-weight
    the dancer readies for lift-off
    a billowing of canvases before the breakers
    waves whipped by a squall
    she’s re-made
    translates herself into a giant bird
    borderland brant goose
    ash-grey goose
    off the straits of Magellan
    the frozen shores

    feet stretched towards—
    —the next height.

    she sticks in the sand
    lashed by waves
    belly and thighs smothered
    in the shift of the tides
    arms folded
    and her head floating
    high in the winds

    capped by

    the exponential sail

    the navigator unfurls herself

    woman

    kite flying

    little bird

    dazzling windmill

    smooths her wings shakes herself
    invents herself bird-woman
    lift-off in her dream
    of glass
    perfect

    insane encumbered by gilding
    of scales

    doomed in the air
    to an exemplary shipwreck
    her blindness
    prevented her seeing

    she’s tail-spin
    in the void

    O Captain ! My Captain ! Our fearful trip is done

    the frantic poet singing

    of inscrutable desire
    of dreams commotions

    ice-locked in air

    of brass

     

     

     

     

    Aviatrix

     

         I

    .

    Terre ciel mer
    osmose aboutie
    de l’androgyne

    cosmos

    même fête même tempête
    mêmes voilures dans les airs

    embarquement vers~~~

                                 

                              II

    .

    Et le feu ?

    Il est forme dérobée

    brûlante passion qui pousse
    la voyageuse – Elle ?-
    au-delà des frontières
    des limites du vide
    d’un réel invisible
    expérimentation et
    découvertes

    louve de mer capitaine au long cours

    aviatrice nautonière

    « O Captain! My Captain! our fearful trip is done»*

    à quelles métamorphoses
    ton rêve de fusion convie-t-il ?

     

                              III

    .

    et si c’était une danseuse ?

    Une danseuse élancée
    à ce point habitée
    par le souffle d’Icare
    que des éléments elle oublie
    de considérer la violence
    et leur tourne
    le dos

    cuirassée casquée ailée de voiles
    légère – lourde
    la danseuse se prépare à l’envol
    toiles gonflées sous les brisants
    flots secoués par la bourrasque

    elle évolue
    se fait oiseau géant
    bernache des confins
    ouette cendrée
    de magellan
    et des terres glacées

    pieds tendus vers ~~~
    ~~~ l’élévation prochaine

    .

    elle adhère au sable
    fouettée par les vagues
    cuisses et ventre enrobés
    dans la mouvance des flots
    bras en croix
    et tête émergeant
    dans les vents

    coiffée de

    l’exponentielle voilure

    la navigatrice se déploie

    femme
    cerf-volant
    oiselle

    éolienne éblouie

    elle caresse ses ailes     s’ébroue
    s’invente femme-oiseau
    s’élève dans son rêve
    de verre

    idéal

    .

    insensée alourdie par les ors
    des écailles

    condamnée dans les airs
    à un exemplaire naufrage
    que son aveuglement
    l’empêche d’entrevoir

    virevolte
    dans le vide

    « O Captain! My Captain! our fearful trip is done»

    chante la poète éperdue

    de désirs insondables
    de rêves et d’émois

    glacés dans l’air

    d’airain.

    *In Leaves of grass de Walt Whitman

     

     

     

  • Vénus khoury-Ghata / Désarroi des âmes errantes / Lecture de Michaël Bishop

    Vénus Khoury-Ghata. Désarroi des âmes errantes,
    Mercure de France, 2024,
    Lecture de Michaël Bishop

     

     

     

     

    KHOURY-GHATAEn 2020 Vénus Khoury-Ghata publie Demande à l’obscurité, titre qui implique la fatale nécessité d’une modestie, d’une incontournable franchise face aux choses qui sont, au précaire non-savoir dont on dispose et qui impose l’ouvert d’un questionnement permanent et une absence de prétention quant à tout jugement absolu devant, au cœur même de l’obscur, de l’étrange, du mystérieux qui prolifèrent tout autour et en nous-mêmes. La suite éponyme, liminaire du livre, s’inspirant de l’œuvre et du courage de Nazim Hikmet, offre un de ces tours de force dont Khoury-Ghata connaît le secret, un long récit « pour faire revivre hommes et femmes issus de mon enfance » (sp), récit en vers libres de violences, d’injustices, d’improbable ténacité, réinvention, revigoration, le tout baigné de cette lumière, cette compassion, qu’est le sourire, le quasi-magique, le phantasmagorique.
    Deux remarques que reprendra ma lecture de Désarroi des âmes errantes : « Dans quel sens tourne aujourd’hui le terre? »(sp) restera partout ici une interrogation sans réponse stable mais que pose incessamment, comme un devoir, l’esprit du poème; la relativité que ressent et souligne souvent la poète de toute nomination, sentiment riche de pertinence pour saisir la pleine subtilité de la poétique d’une œuvre si prolifique.

    En 2024 donc ce nouveau recueil, composé de huit suites – toujours en vers libres ou presque, sans rimes ni aucune métrique stable, esthétisante, n’offrant aucune mathématique de la longueur de vers, strophe, suite – nous replonge d’un côté dans l’expérience vécue-observée d’une détresse, d’un désordre avec ses affolements et angoisses; de l’autre, mais intimement coïncident, tout un monde où s’élabore le sentiment, l’aventure même d’une errance, d’un nomadisme de l’être, de son vécu comme de son « onto-logique », le sentiment en fin de compte d’une explosion de notre conception du lieu, de la présence, de tout ce qui est. Et tout de suite en effet les premiers vers de ce recueil nous plongent dans un monde métamorphosé, où le méta s’affiche, quirky, déphasé, magique, idiosyncratique, étrange, autre, vu selon l’optique de ses infinies altérités, l’absence et la mort dévoilées, redevenues puissamment « présentes » : « Tache d’effroi l’âme échappée du linge / elle cherche un endroit où se poser / la tourterelle grise est seule à s’affliger / tu déformes le monde pour le rendre conforme à ton incompréhension / un mort te tourne le dos / cercle vide tes bras autour de ses reins / il ne sait plus qui il était / mais se souvient d’un peigne en écaille d’un livre ouvert de ciseaux jamais refermés / il n’est pas fétichiste mais absent de lui-même / son corps ne lui tient plus compagnie » (11). Et, comme si souvent, l’œuvre de Vénus Khoury-Ghata, choisit de reconnaître, explorer, vivre et signer la signature de l’autre de notre présence à ce qui est. Sans peur, sans sentimentalité, avouant douleurs et même horreurs de la mort, les violences si fréquemment associées à celle-ci, « veillée funèbre sans nécessité sans chagrin »à bien des égards (28), mais aussi incessante ode, moins élégiaque, dirais-je, que chant, péan, hymne et murmuration subtile et vigoureuse d’un sentiment de consentement à l’imbrication de l’incarné et du désincarné, consentement autorisant l’énergie remarquable de l’imaginaire, de la voyance-clairvoyance, ce sourire de compassion et d’étreinte, d’amour même qui sous-tend cette inimitable poétique, sa forme et son fond.
    Ce qui peut, cependant, étonner, tout en faisant partie intégrante de cette poétique, c’est la relativisation de l’écrit même qui la fonde. Écrire resterait un poïein, un faire-créer fondamentalement intransitif, tournant sur son propre axe. Jamais pourtant un art pour l’art, narcissique, dédaigneux de ses rapports au réel, mais au contraire y voyant l’infinie et mystérieuse vastitude de celui-ci, son appartenance à un Grand Réel. Et ceci sans prétention, sans fioriture, sans grandiosité, un écrit auscultant sa propre énergie dans un geste, une geste, inséparable de la totalité de cet ontos redéfini, indéfiniment visité, médité, prospecté. Prenant la mesure de son propre pouls, sa musique, son sens. Vivant sans cesse, d’un poème-livre à l’autre, la fragilité comme la force de nos dons, nos savoirs, nos intuitions et nos expériences face au mortel, à ses relatives transparences. Il s’agit d’une tâche ayant « besoin d’un excédent de vie pour écrire », lit-on (30), et toute l’œuvre de Khoury-Ghata en témoigne avec détermination et grâce, une curieuse et parfois extravagante élégance. Certes, le quotidien de toute vie n’est jamais loin. Le poème fleure et effleure partout le piquant, une certaine ironie que sous-tend une tristesse, la vivacité d’une plaie, d’un manquement, d’une inexécution qui exige et reçoit toute l’énergie correspondante que ne cesse de dérouler chaque page de ce recueil et de toute l’œuvre de Khoury-Ghata. Ceci dans une grande quoiqu’étrangement souple tensionalité où une critique largement culturelle reste un élément hautement pertinent de sa démarche. Et pourtant nous sommes loin de tout geste sermonneur, moralisateur, la sagesse d’un refus d’aller au-delà d’un certain point d’analyse-digestion du mortel régnant, omniprésent. Et ce discernement synonyme de tendresse, d’amour plutôt, poussant la plume à caresser sans contre-violence, générant dans l’écrit ce que Vénus Khoury-Ghata appelle « le bruissement du papier [qui] est seul à parler » 36). Un bruissement : une légère murmuration, une espèce de voix, de musique richement, mais subtilement implicite. Une relativisation de toute flagrance explicativement ambitieuse des mots. « Écris [plutôt, se dit le poème] au dos de la page laissée en jachère / sur le miroir fêlé qui te décloisonne / t’inonde d’un plaisir fugace comme l’éclair » (39). Vise, s’encourage-t-il, quelque chose d’originel, de profond, d’intemporel, baigné d’une « érudit[ion]» radicalement libérée, autre, vaste, implicitement infinie car ouverte sur ce que toute inscription ne parviendrait jamais à articuler (39). Oui, le poème frôle le pénible, le deuil, la rage même. Mais il ne cesse d’être site de gratitude, comprenant ce qui le dépasse, ce qu’à son tour il persiste à dépasser en vertu de ce que Salah Stétié – Yves Bonnefoy, également – appelle « l’inconnaissance », son humilité, son acquiescement, son assentiment à l’insaisissable au sein de toute voix, toute parole. «Du sable sur du sable, lit-on déjà dans Demande à l’obscurité, le monde au-delà de son figuier de Barbarie » (sp). « Le jour / seul événement », ajoute le poème. Celui-ci, ainsi, toujours déployant la conscience d’un indivis, d’un unifié où chaque figure, chaque mot, excéderait le sens de ses propres signes, au mieux des suppliques, des prières, portant au-delà, haut, à bien des égards aveuglément, au sein d’une lumière, « seul événement » , lieu d’une transcendance, indescriptible.

     

    Voir aussi sur→  TdF