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  • Patrick Argenté / Noctambules et journaliers

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

     

    LA NUIT

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo: G.AdC 

     

     

    La nuit est le jour

    ce moment suspendu où pas encore
    ne s’éveille le chant mais
    va venir

    la nuit est jour et l’on entend déjà
    la mésange et les camions-
    poubelles

    la nuit est le jour il n’y a pas
    de frontières le noir
    est blanc

    le bleuté vire au
    rouge la couleur est
    chant

    la nuit ma chambre est
    éventrée grande ouverte sur
    le ciel.

     

    La nuit n’est pas la nuit
    les morts ne sont pas morts

    ce sont des lançons blancs
    dans la lumière de la lune

    c’est la rangée de réverbères absents
    sur les bords de la digue

    et le bac qu’ils ont pris
    avec leurs bicyclettes leurs outils

    leurs sacoches leur regard leur
    peu de volonté leur façon de traverser

    vers une rive tout aussi
    misérable que leurs mains

    les morts ne sont pas morts ils
    sont à l’intérieur la nuit

    n’est pas la nuit.

    La nuit avec cette
    façon douce

    de s’insinuer en nous
    par le fond de la baie.

     

    ARGENTÉ

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Patrick Argenté, Noctambules et journaliers, Cahiers du Loup bleu, dessin, Sylvie Durbec, Les Lieux-Dits 2024, pp.27,28,29.

     

    Argente

     

     

     

     

     

     

     

     

    À propos de la collection des   – Cahiers du loup bleu –

     

  • Christiane Veschambre / là ou je n’écris pas

    <<Poésie d'un jour

     

     

     Coffret Clarice Lispector

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     Coffret  =>  Clarice Lispector

     

     

     

    « j’ai besoin d’être rencontrée dans la rue »
    écrit Clarice Lispector

    le corps un instant
    se dépose

    ainsi on apprend
    qu’il se tenait
    toutes forces épuisées
    tendues
    au-dessus
    du territoire irradié

     

    chaque jour
    on fait la lecture
    à voix haute
    (des pages que Clarice Lispector
    écrivit
    en guise de (déguisées en)
    chroniques)

    chaque jour
    à voix basse
    naît l’eau des larmes
    et s’étend une faiblesse
    qu’il nous faut apprendre

     

    la petite barre verticale
    clignote au haut de la page
    vide
    signe raide impérieux
    (on écrit ceci pour le faire taire)

    l’ordre est numérique

    on s’exécute

     

    « la poésie est une langue handicapée »
    expliquais-je à ceux qui m’écoutaient

    réveillée
    j’ai su ce que je disais
    inadaptée
    par son handicap
    à l’usage courant normal
    elle est sans rampe d’accès
    n’est pas plus

    mais
    manque
    née avec

    chaque poète ajoute sa langue handicapée
    aux langues vivantes

     

    (à ceux qui m’écoutaient dans le rêve je disais la nappe d’eau
    lumineuse parcourue d’un vol d’oiseaux que je voyais plus loin
    derrière eux)

     

     

    l’étrange
    étranger
    infuse à présent
    les lumières
    sur les chemins

    infuse
    le rêve
    il y faut se laisser basculer
    jusqu’à faire tête première
    une complète révolution

    on n’y arrive pas tout de suite
    on y perd
    le petit sac
    des identités

    et l’on craint pour
    les cerises fragiles

     

    Veschambre_couv-laou_24

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Christiane Veschambre, là où je n’écris pas, collection présent (im)parfait, éditions]isabelle sauvage 2024, pp.40, 41, 42, 43, 44, 45.

     

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    CHRISTIANE   VESCHAMBRE

    Christiane Veschambre 2
    Ph. Olivier Roller
    Source

    ■ Christiane Veschambre
    sur Terres de femmes ▼

    Là où je n'écris pas, Contre-Allées 2024.
    Julien le rêveur, Éditions] Isabelle Sauvage, 2022,
    → dit la femme dit l’enfant (lecture d’AP)
    → Basse langue (lecture d’AP)
    → Une Hôtesse minuscule (extrait de Basse langue)
    → [Cela s’est passé lundi] (extrait d’Ils dorment)
    → Écrire Un caractère (lecture d’AP)
    → [Écrire n’a pas d’objet] (extrait d’Écrire Un caractère)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Christiane Veschambre
    → (sur En attendant Nadeauun entretien avec Christiane Veschambre, par Gérard Noiret
    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage) la page de l’éditeur sur dit la femme dit l’enfant

  • Rosalind Brackenbury / Sestina pour Marie-Claire

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

    TRIPORTEUR(2)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photocollage de G.AdC 

     

     

    [SESTINA FOR MARIE-CLAIRE ]

    We met on those evenings at Louie’s backyard
    To perch on the deck and drink our chardonnay
    Looking out on thr burnished water at sunset
    Both of us free and easy, come on bicycles –
    I’d met you at Key West’s public library
    Wearing – you saw – my grandmother’s fur coat.

    We laughed, remembering that old fur coat
    You thought me a bourgeoise in spite of my bicycle –
    Nothing to drink there, not a drop of chardonnay
    So – meet me, you said, at Louie’s soon at sunset.
    The books we talked of would have filled a library
    As the bar held all the world in its backyard.

    You wrote as if the universe were your backyard,
    The streets you rode at night, fast on your bicycle
    Wearing denim, leather, never a proper coat,
    Sitting in bars to sip your glass of chardonnay
    Listening to strangers’tales, long after sunset
    Finding the stories for your future library.

    In your house that last afternoon, before sunset
    You sat with sleepy cats in your own library
    I came to you by trike, no longer bicycle
    We didn’t drink, not one drop of chardonnay
    But talked soberly of writing, the lifelong coat
    About to drop from you, as dusk came to your backyard.

    And I didn’t know itw as the last time, your life’s sunset
    About to become night, your star to blaze in my backyard
    As I raise a glass to you, a taste of chardonnay
    And watch the moon rise, bright wheel of your bicycle,
    The planets your celestial library
    As I stand in the dark alone without a coat.

    We miss you, friend, about town on your bicycle
    Your voice low and plangent as the taste of chardonnay
    Your presence for Saturday pizza in our backyard –
    You who gave the world a new library
    Who wore fame light as a thin leather coat
    Who left on November’s last day, before sunset.

    Alone in my backyard I pour a glass to you of French chardonnay
    In my attic library your books fill my shelves, as
    On your bicycle, you still go out waving, smiling, without a coat.

     

     

    [SESTINA POUR MARIE-CLAIRE ] 

    Nous nous retrouvions ces soirs-là dans la cour de Louie
    Pour nous installer en terrasse, boire notre chardonnay
    Tout en regardant l’eau s’assombrir au soleil couchant
    Toutes deux libres et décontractées, nous venions à vélo –
    Je t’avais rencontrée à la bibliothèque de Key West
    Alors que je portais – tu l’avais remarqué – le manteau de fourrure de ma grand-mère.

    Nous avons ri, nous souvenant de ce vieux manteau
    Tu m’as prise pour une bourgeoise malgré ma bicyclette –
    Rien à boire là-bas, pas une goutte de chardonnay
    Alors tu m’a dit, rejoins-moi vite chez Louie en fin de journée.
    Les livres dont nous avons parlé auraient rempli une bibliothèque
    Comme le bar contenait le monde entier dans son arrière-cour.

    Tu écrivais comme si l’univers était ton jardin,
    Les rues que tu parcourais la nuit, à toute vitesse sur ton vélo
    Vêtue de jean, de cuir, jamais de vrai manteau,
    T’asseyant dans les bars pour siroter ton verre de chardonnay
    Écoutant les étrangers raconter des histoires, longtemps après le coucher du soleil
    Découvrant des sujets pour ta future bibliothèque.

    Dans ta maison, ce dernier après-midi, avant que le soleil ne se couche
    Tu t’es assise dans ton bureau avec des chats endormis
    Je suis venue te retrouver en triporteur, et non plus en bicyclette
    Nous n’avons pas bu, pas une goutte de chardonnay
    Mais nous avons parlé sobrement d’écriture, ce vêtement de toute une vie
    Sur le point de tomber de tes épaules, alors que la nuit s’installait dans ton jardin.

    Et je ne savais pas que c’était la dernière fois, le crépuscule de ta vie
    Tout proche de devenir nuit, ton étoile pour incendier mon jardin
    Alors que je lève mon verre vers toi, un goût de chardonnay
    Et regarde la lune se lever, roue lumineuse de ta bicyclette,
    Les planètes, ta bibliothèque céleste
    Alors que je me tiens dans le noir, seule, sans manteau.

    Tu nous manques, amie, en ville sur ton vélo
    Ta voix grave et sonore comme le goût du chardonnay
    Ta présence dans notre jardin pour la pizza du samedi –
    Toi qui as donné au monde une nouvelle bibliothèque
    Qui portais la célébrité légère comme un fin manteau de cuir
    Qui es partie le denier jour de novembre, avant le coucher du soleil.

    Seule dans mon jardin, je te verse un verre de chardonnay français
    Dans ma bibliothèque au grenier, tes livres remplissent mes étagères, alors que
    Sur ton vélo, tu continues à rouler en saluant, souriante, sans manteau.

     

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    Rosalind Brackenbury, Choix de poèmes, Traduit de l’américain par Geneviève Liautard in Les Carnets d’Eucharis, 2024, pp.129, 130, 131.

     

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    ROSALIND   BRACKENBURY

     

    Rosalind

     

     

     

     

     

     

     

     

    Image G.AdC

    ■ Rosalind Brackenbury
    sur Terres de femmes ▼

    Jaune balançoire | Yellow Swing (Lecture d’Angèle Paoli)
    → Artists in studios (poème extrait de Jaune balançoire)
    → (dans la galerie Visages de femmesle poème Yellow Swing (extrait du même recueil)

    ■ Voir aussi ▼

    → le site de Rosalind Brackenbury
    → (sur le site France Culture) Rosalind Brackenbury dans Le Temps des femmes de Sylvie Andreu (émission du 18 août 2011)
    → (sur le site de John Daniel & Company) une fiche de l'éditeur américain sur Yellow Swing, publié aux États-Unis en 2004
    → (sur Terres de femmes) Le Scriptorium de Marseille fête ses dix ans

     

     

  • Patricia Cottron-Daubigné / Parure pour un sein absent / Lecture de Marie-Hélène Prouteau

    Patricia Cottron-Daubigné, Parure pour un sein absent,
    Les Lieux-Dits, 2024
    Lecture de Marie-Hélène Prouteau

     

     

    Lili Sohn

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Illustration de => Lili Sohn 

     

     

     

     

    Le titre, à lui seul, laisse entrevoir l’inscription poétique d’une épreuve intime, hautement sensible, l’ablation d’un sein après un cancer, restituée par Patricia Cottron-Daubigné. Dans le droit fil de ses recueils antérieurs, elle écrit à sa façon, rebelle, ironique, irrespectueuse, transgressive. Toujours touchante mais jamais dans le pathos. Car, au-delà de la souffrance et de l’angoisse du cancer, il faut traverser cette expérience d’étrangeté qu’est la perte d’un sein. Éros et thanatos intimement mêlés.

    Que devient-on, en effet, quand votre corps de femme se voit amputé d’un petit bout de chair d’une telle portée érotique ? Quand l’épreuve se centre sur « le corps en déroute », quand la lutte et l’énergie dépensée pour simplement réagir suscitent un questionnement sur l’image de soi. Et sur l’identité intime de son être. Quand, fait peu glorieux, l’autre, le compagnon aimant qu’on pouvait espérer solidaire, « est parti voir ailleurs sous des cieux plus profonds » ?

    C’est dans une écriture de l’incarnation que la poète a choisi de loger son poème. Sur le mode quelque peu ironique du blason, ce genre poétique de la Renaissance, consacré à telle partie du corps féminin. Elle reconfigure à sa manière le « blason du beau tétin » de Clément Marot autour du sein absent. La poète décline ainsi une quarantaine de poèmes-blasons qu’elle détourne par antiphrase. Au sentiment de la perte se mêlent la peur, la colère, le sentiment du « désamour » dans le couple qui n’a pas résisté à une telle expérience.

    La poète déploie un foisonnement d’images, de références empruntées l’une à Proust avec le « petit pan de mur jaune », l’autre à Mallarmé avec « l’absente de tout bouquet », à Brassens et Margot, à Homère pour un « Buste cyclope/au sein seul ». Ou bien à Beckett avec son « cap au pire », pour ne citer que quelques-unes des vingt-cinq poètes, peintres ou chanteurs présents ici. Le recueil prend ainsi la forme d’une sorte de rhapsodie poétique où Nougaro côtoie Vermeer ou Magritte et « La trahison des images » dans le vers « ceci est un sein ». Il s’agit de cerner au plus près, de montrer ce « sein qu’on ne saurait voir », de nommer ce sein malade, « corps qui s’en va déchet poubelle/ écartelé écorché », de retrouver l’image du « nénuphar » de L’Écume des jours. L’art de la poète-rhapsode est bien de coudre, recoudre les mots, comme le fit la main gantée « qui a cousu ma peau/le sein absent ». Là est le « toucher » du poème, tout de tendresse et de délicatesse.

    Véritable mise à nu, expeausition, pourrait-on dire, de l’écriture, qui rend possible le dépassement du vécu douloureux. Mais il ne faut pas se fier à l’apparente légèreté de ton. Derrière celle-ci, il y a un travail subtil de décalage, d’écart, propre à l’écriture de la poète qui affectionne les vers brefs, heurtés, à la scansion inattendue. Et cultive les remuements et déplacements multiples et flottants du sens. C’est au cœur de ce travail sur la disparition/reconstruction que se source l’écriture qui va de l’inscription corporelle, charnelle à l’inscription textuelle :

    je l’ai écrit
    sur la chemise
    bleue
    matériaux pour le sein
    les mots
    pour reconstruire

     

    Il y a dans cette Parure pour un sein absent un clin d’œil à la Pavane pour une infante défunte, présente à la fin du recueil. Superbement associée par la poète à l’océan, à un air de jazz qui fait à nouveau danser la vie. Voilà qui laisse entrevoir dans la dernière partie, « Femme dans le paysage », une portée de sublimation consolante que vient renforcer l’hommage poignant à ces anonymes qui l’ont soignée :

     

    je m’incline devant vous
    qui m’avez soignée
    devant vous
    qui m’avez protégée
    j’abandonne le mot « défaite »
    je vous offre ce matin
    ma joie
    forte et simple.

     

    Le titre du dernier poème, « Réconciliation », marque le point d’orgue d’une renaissance au monde. Dans la joie et à la hauteur de l’humanité généreuse, bienveillante de la poète qui traverse ses recueils, tel Ceux du lointain qui revisite les errances des migrants à partir de l’Énéide.

     

    Patricia_Cottron_Daubigne-2

    ■ Patricia Cottron-Daubigné
    sur Terres de femmes ▼

    Parure pour un sein absent, Les parallèles croisées, Les Lieux-Dits, 2024,
    Femme broussaille, la très vivante, Les Lieux Dits éditions, Collection 2Rives, 2020,  Dessins de Mélissa Fries. Lecture de Gérard Cartier) 
    → Ceux du lointain (lecture d’AP)
    → [Je marche seul avec mon fils](extrait de Ceux du lointain)
    → Visage roman (lecture de Sylvie Fabre G.)

     

     

  • Isabelle Lévesque / Pierre Dhainaut / L’invention des couleurs

    <<  Poésie d'un jour

     

    Feu, le sommet n’ose fleurir,

    ses notes rouges cernent

    le givre ce matin. Minuit

    s’en remet à l’ardeur.

    J’ai si froid, les mots m’assaillent,

    le ciel disparaît. À l’heure blanche

    les noms voisinent la mort :

    ils s’éveillent sans croître

    laissant une trace de gloire.

    Un mot pour un silence, verbe pourpre

    étoilé du sanglot qui délivre l’hiver.

     

    Le-mélange-des-couleurs-en-peinture

     

     

     

     

     

     

     

    Source : Google images 

     

    Le veilleur

    Noir et nu, cet arbre, nous le croyons seul,

    que savons-nous de lui dans la distance ?

    Nous n’interprétons pas les signes. De ses branches,

    deux ou trois, il se tend à se rompre, il saigne,

    il nous oblige à mieux voir comme à dire,

    le veilleur, l’éveilleur, le jour de l’An,

    le jour où nous aurons rejoint les crêtes.

     

     

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    Isabelle Lévesque / Pierre Dhainaut, « Carnet de voyages » in L’invention des couleurs, L’Ail des ours/n° 2, collection’ coquelicot.
    Les poèmes d’Isabelle Lévesque, les poèmes de Pierre Dhainaut, 2024, pp.36,37?

     

     

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    Isabelle Lévesque sur   => Tdf 

     

     

     

     

     

    Dhainaut-Pierre

    Pierre Dhainaut sur   => Tdf 

     

     

     

     

  • Marie Audran / Voir à perdre la vue

    << Poésie d'un jour

     

     

     

    CARTONS D' EMBALLAGE

     

     

     

     

     

     

     

    Ph / G.AdC

     

     

     

    Coupure Ι Il se passe quelque chose

    « Nous voulons toucher les gens du quartier », disent des
    libraires, entend-on souvent.

    Plusieurs jours sans écrire : j’ai coupé un bout de mon doigt avec un scalpel en coupant du carton pour fabriquer des couvertures de livres. Ça a coupé le flux : je voulais continuer à écrire sur la librairie qui vient de s’installer dans un « quartier » et la brisure que provoquent ces jeunes adolescents qui viennent en fracas – tombent par terre, courent, crient, mâchent, s’approchent et reculent, demandent, entrent, sortent, froissent les paquets de chips ; et hurlent au libraire qu’il est un branleur ; écrire que le livre est peut-être violent quand il est intouchable – marchand, sacré. Ne pas entrer et sortir, mouvement logique et effectif. La vitrine avec les livres neufs derrière la vitre ; les livres à donner, dehors, sur une étagère bancale ; l’odeur des livres neufs ; l’odeur des livres à donner. Comment toucher un livre ? Il s’agit toujours de toucher, de ce qu’on peut et de ce qu’on ne peut pas, de ce qui sépare et de ce qui, au contraire, laisse l’espace ouvert. Les chips volent en éclat devant nos yeux et je ne vois plus les enfants. Les livres n’ont pas bougé, derrière la vitrine. Lire dans l’éparpillement des chips quelque chose de vrai, quelque chose de sacré.
    Elle a lu mon avenir dans les feuilles de coca mais je ne me souviens pas de ce qu’elle m’a dit.

    Lire dans l’éparpillement : je regarde longuement mon visage dans la boule à facettes. Je troque le reflet du miroir contre la diffraction : tu me parles du visage de Narcisse à la surface de l’eau et je plonge dans l’argile après la crue : je plonge la face dans ce qui se disperse et ce qui recouvre. Je plonge ma face dans des milliers d’étoiles vertes et dans les sédiments dorés. Je n’ai jamais reconnu mon visage. Depuis toute petite, je me présente encore aux amis de mes parents au cas où ils ne me reconnaîtraient pas.

    Je regarde, je touche, mais je n’achète rien. C’est au Pérou. Il y a ce couple rencontré la veille qui parlait de Marx – qui parlait fort- en descendant les marches du Huayna Picchu. Ce couple qui parlait de Marx dans la brume et la végétation : ils volent les livres. Ils volent les livres des gros éditeurs dans les grandes librairies et lorsqu’ils les ont lus, ils les laissent dans la rue. Ils me demandent ce que je veux. En sortant de la librairie, ils m’offrent un carnet et ils disparaissent en courant dans une ruelle perpendiculaire à la Plaza de Armas.

    Depuis mes années passées en Argentine et ma rencontre avec C., éditeur cartonero, je fais des livres avec du carton que je récupère dans le super U du centre commercial Gros-Chêne du quartier de Maurepas. Les cartons sont toujours très bien pliés, propres, sans étiquettes. Il y a cette dame qui est assise à l’entrée du supermarché et qui me demande toujours des œufs. Ce jour-là, elle parle avec d’autres personnes assises à côté d’elle sur des chaises pliantes. Je ne sais pas ce qu’elles font ou attendent. Elles parlent entre elles. J’entends qu’elles ne font pas le confinement, qu’elles viennent travailler sur la dalle tous les jours. Je rentre dans le supermarché, j’achète une boite d’œufs et je prends un tas de cartons entreposés dans le fond. Même si aucun terme ne coïncide directement, j’ai l’impression de procéder à un échange rituel : les cartons contre les œufs.

     

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    Marie Audran, Voir à perdre la vue, Collection singuliers pluriel, Éditions] Isabelle sauvage 2024, pp.41, 42, 43.

    Voir => ♦ La note de l'éditeur ♦

  • Antoine Boisseau / Supplément à la violette

    <<Poésie d'un jour

     

    Edouard_Manet_-_Berthe_Morisot_With_a_Bouquet_of_Violets_-_Google_Art_Project

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Édouard Manet

    1872 / huile sur toile H. 55,5 ; L. 40,5 cm.

     

     

    Je me souviens de fleurs placées   puis oubliées entre les
    pages d’un vieil annuaire.    Des violettes et des pensées,
    il me semble. Je les avais retrouvées par hasard, corolles
    aplaties et feuilles empesées.
    Il s’était donc un jour imposé de les soustraire  à la
    déperdition, à l’irrémédiable, tant leur perpétuation
    avait paru désirable,  et précieuse leur préservation.

    La perte,  la littérature la remplace par les mots, la
    peinture par la représentation.
    Pour ce que l’on nomme « nature morte », la dessicca-
    tion des fleurs y renvoie davantage que par exemple les
    pétulants bouquets des hollandais du Siècle d’or…

    Les fleurs ne se sont pas absentées de l’atelier. Elles
    continuent de séduire les peintres ; ils n’ont de cesse d’en
    revisiter l’image. Ils en accentuent dès lors la symbolique
    ou la tension. Energie, sensualité, principe de vie.

    Les violettes de Manet ont quant à elles traversé
    les siècles.
    Celles de Monet, qu’il a peintes dans les mains de sa
    femme Camille, n’ont pas un tel renom.
    Quelques siècles auparavant, Durer avait consacré à
    ces fleurs un bouquet remarquable. Et c’est aussi un
    bouquet de violettes que Magritte en son temps vient
    faire figurer en lieu et place d’un visage de femme…

    Dénégation de l’éphémère
    introduction de la fleur
    dans l’ordre de la durée
    la fleur pérenne
    immuable
    dépariée de sa saison
    la fleur mentale
    inscrite en nous
    devenue icône
    petit cœur battant
    à jamais disponible

    La violette, objet de recension, creuset du sensible,
    source d’évocations, de souvenirs, cœur d’associations
    et de correspondances.
    De cet inventaire le bouquet de Manet fut la suscitation
    initiale. Son bouquet flagrant, effusif.

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     Antoine Boisseau, Supplément à la violette, Poésie, 023,  Librairie éditions Tituli ,  pp.28,29,30,31.

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    Bouquetdeviolettes
    Bouquet de violettes
    Édouard Manet , 1872
    Huile sur toile, 22 x 27
    Collection particulière
     
    Ce tableau est un message d'amitié à Berthe Morisot. Il annonce les petites natures mortes de ses dernières années qu'il offrait souvent à ses proches. Ce tableau a été peint à la suite du portrait de Berthe Morisot qui porte à son corsage le même bouquet de violettes. L'éventail dont la tranche de laque rouge contraste avec le bleu tendre des fleurs est associé à presque tous les portraits de Berthe qui en joue même pour cacher son visage. Le rapprochement des trois objets : lettre, bouquet, éventail évoque le raffinement élégant et la distinction de Berthe Morisot.


     

     

  • Bernard Grasset / Et le vent sur la terre des hommes

     

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

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    "Le goéland s’attarde sur le rocher brun"

    Source 

     

     

     

     

     

     

    Saison d’exil, blanc jardin de Loire,
    Trouver les lettres de feu, rues de mémoire.
    Auberge de résistance et de silence,
    Entre les réverbères passe un visage.
    Un château dans la nuit, une prison de poète,
    Et les terres traversées comme en rêve.

    Au matin de brumes s’ouvrent les garennes,
    Le geste lent de la houe défriche les heures.
    Moulins des eaux vives, couleurs d’hommes,
    Frapper à la porte des brûlantes mélodies.
    Etangs voilés, landes d’aventure,
    Un oiseau brun s’élève des roseaux.

     

         ***

    Porte intérieure, c’est l’automne,
    Des feuilles tombent, brun, ocre,
    Dans la forêt de Brocéliande,
    Ajoncs et fougères, chênes de légende.

    Porte des secrets, Graal des demeures,
    Tu cherches la coupe verte, fidèle,
    Vieillards et enfants longent l’étang bleu,
    Et le soleil du soir apaise les rochers.

    Brumes de résistance, écluses et péniches,
    L’aventure du matin est poème sans fin,
    Chemin de halage, feuillages d’eaux,
    Horloge à l’embrasure, terres et ciel.

     

    ***

    Vents, vent fort, forteresse du temps.
    C’est le sentier des ajoncs, des blanches maisons.

    Le goéland s’attarde sur le rocher brun,
    Sémaphore, des témoins, et les vagues sans fin.

    Locmaria, et la place, le chemin de mer,
    Havre d’heure pure, lumière du printemps.

    Dans l’auberge vont et viennent des étrangers,
    Aiguade, renaitre dans la mélodie d’Orient.

    Bleu-vert, bleu clair, des voiliers reviennent,
    Bruyère vagabonde, landes de légende.

    Le sextant près de la page blanche, et la soif,
    Allée de lumière, jardin près de la mer.

     

     

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    Bernard Grasset, « Voyage III » (2009-2018) in Et le vent sur la terre des hommes, Vignette de couverture Isabelle Clément,

    Éditions Henry, La main aux poètes, La rumeur libre Éditions, 2024, pp.15, 29, 39.

     

    BERNARD  GRASSET

    Bernard_grasset_2019 NB
    Source

     

     

    ■ Sur Terres de femmes ▼

    Fontaine de Clairvent, Quatrains des saisons, Illustrations d’Isaure, Éditions Au Salvart 2023
    Brise (2006-2008), Jacques André éditeur, Collection Poésie XXI N° 62, 2020

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Jacques André éditeur) une fiche bio-bibliographique sur Bernard Grasset
    → (sur Terre à cielune page sur Bernard Grasset
    → (sur Recours au Poèmeune lecture de Brise de Bernard Grasset, par Ghislaine Lejard
    → (sur le site À la littérature de Pierre Campion) une lecture de Brise de Bernard Grasset, par Marie-Hélène Prouteau
    → (sur La Pierre et le Selun entretien de Bernard Grasset avec Pierre Kobel


     

  • Souvenirs, souvenirs …

     

     

     

    En décembre 2004 paraissait le premier numéro de Terres de Femmes !

     

    Voir le sommaire du N° 1

     

     

    TDF N° 1

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photographie de G.AdC 

     

    Voix
    voix du premier échange
    sa voix à elle
    la mienne
    quelles voix ce soir-là ?
    sans voix pour dire : «à demain»
    voix étranglée, la sienne pour répondre « a dumane »

     

    Angèle Paoli , extrait de – Indices de présence-

     

     

     

     

  • Emmanuel Moses / L’Auberge au bord de la route / Lecture d’Angèle Paoli

    Emmanuel Moses / L’Auberge du bord de la route
    Éditions Le Bruit du temps, 2024,
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

     

     

     

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    Adam Elsheimer, Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis (vers 1608-1609)

     

     

     

    Joie, oui, jubilation

    Je lis et je relis ce très beau récit d’Emmanuel Moses, L’Auberge au bord de la route. Guidée par le tableau qui a été choisi pour la première de couverture, un tableau du XVIIe siècle signé Adam Elsheimer, Jupiter et Mercure chez Philémon et Baucis (vers 1608-1609), je m’interroge, dès les premières pages de ce récit d’une apparente simplicité – mais seulement apparente – sur le rapport que cette toile entretient avec le texte. Et du reste, comme s’interroge l’auteur lui-même de manière permanente tout au long de ce récit bref mais très dense, je me demande d’emblée s’il en existe vraiment un. Mais oui, bien sûr, il n’y a qu’à reprendre l’histoire de Philémon et Baucis racontée par Ovide dans les Métamorphoses pour s’en convaincre.

    D’ailleurs, la réponse arrive d’elle-même dans les premières pages, au moment de présenter le couple d’aubergistes qui officie avec grande bienveillance et tendresse dans L’Auberge au bord de la route :

    « …l’on était porté à penser que… on aurait bénéficié d’une merveilleuse hospitalité, en toute simplicité, comme celle qu’avaient offerte à Zeus et Hermès déguisés en mendiants le couple phrygien Philémon et Baucis, autrefois, au temps où les dieux avaient encore pour coutume de visiter les mortels… »

    Et ce lien avec le vieux « couple phrygien » se confirme à travers le récit lui-même dans toute sa profondeur. Car ce qui va délier la parole entre les hommes en présence, c’est d’abord la bienveillance de l’aubergiste (et de son épouse), son extrême courtoisie et gentillesse envers ses hôtes de passage. Il est donc possible de voir dans L’ Auberge du bord de la route une allégorie de la bienveillance qui relie (ou qui devrait relier, si le doute s’empare de nous) les êtres entre eux.

    J’écris « ce récit » alors même que le titre est complété par « Un récit », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Je pense dans ma tête que le récit déroulé par E. Moses est un possible récit parmi d’autres. En réalité l’indéfini choisi pour le caractériser ouvre la perspective à une multiplicité de récits, une déclinaison de récits, en quelque sorte, lesquels s’enchâssent les uns dans les autres et se relaient les uns les autres au fur et à mesure que les personnages sortent de leur silence et libèrent leur parole. Un récit qui s’avère être une métaphore de l’existence, avec ses tempêtes furibondes et cruelles, mais aussi ses bonheurs et ses joies. Car la joie est omniprésente à travers le champ lexical de ces pages, et c’est d’ailleurs sur le mot « joie », emprunté à Chrétien de Troyes que se termine le récit :

    « " molt s’esjoï ", il fut plein de joie". »

    Nous sommes dans un huis-clos, « L’Auberge du bord de la route », un soir (et un seul), avec cinq personnages, quatre hommes et une femme, plus un sixième qui surgit soudain et que l’on n’avait pas vu ou remarqué. Un lieu unique, un temps unique, une action unique. Ce pourrait-être le théâtre idéal de la tragédie classique – et il y a en sourdine, une forme de théâtralité qui se dessine.

    « C’est alors, et alors seulement, que tout a commencé. Comme si les trois verres entrechoqués avaient levé le rideau et que les projecteurs étaient entrés en action, que les comédiens avaient paru sur le plateau, que la première réplique avait fusé, marquant le début de la pièce. »

    L’étrange est que cette phrase survient quasiment à la fin du récit. De quoi est-il donc question avant cette phrase qui semble une introduction ? Il faut remonter en amont, ne serait-ce que pour faire connaissance avec les différents acteurs-narrateurs de ce huis clos. En réalité peut-être les tragédies sont-elles aussi à l’intérieur des personnages ?

    Quand était-ce ?

    « C’était, comme l’écrit le grand Chrétien de Troyes, « "au tans qu’arbre florissent foillent bochaische, pré verdisent et cil oisel en lor latin docemant chantent au matin…" »

    Ainsi dit le poète médiéval dans Perceval le Gallois. Quant à Emmanuel Moses, son propre récit, dont l’ancrage dans nos temps actuels ne fait aucun doute, semble s’inscrire dans la lignée des récits chevaleresques de Chrétien de Troyes (~1130-1185). Le poète médiéval, dont il admire « la merveilleuse langue du vieux temps » est peut-être son guide. Et lui le poète d’aujourd’hui, ne serait-il pas le héros de la geste galloise du Conte du Graal, le nouveau Perceval ?

    En quelle région se déroule l’histoire ? Comment se nomment les aubergistes ? Pourquoi l’auberge n’a-t-elle pas de nom ? Nous n’en saurons rien de précis. Même si nombre de détails poussent à imaginer une région, un décor, des paysages. Et nous ne connaîtrons pas non plus le nom des trois étrangers qui vont entrer successivement dans la salle du restaurant. L’auteur gomme les indices qui attisent habituellement la curiosité des lecteurs, pour se concentrer sur l’histoire de chacun. Fêlures et amours, épisodes douloureux qui encombrent la mémoire et pèsent sur les épaules. Sur l’empathie qui circule entre eux et sur la chaleur qui les rassemble le temps d’une soirée autour de la table. Ainsi, le premier étranger, « absorbé par le train de ses réflexions », pense-t-il au massacre de « 180 travailleurs forcés juifs », perpétré à Rechnitz, à la frontière austro-hongroise, dont « un documentaire télévisé avait révélé l’existence ». Le second, traversé par des « épisodes » anciens, revit ses amours enfantines dans l’institution de montagne où il avait été placé en raison de ses troubles psychiatriques. Le troisième arrivant, un chasseur peut-être – à l’allure de chevalier – est-il un descendant de la cour du roi Arthur ? Tel il apparait aux yeux de l’écrivain parce que « l’écrivain ou le poète voit toujours ce qu’il raconte, même lorsqu’il rapporte une tradition ou qu’il emploie son imagination. Il n’y a pas que les yeux qui voient comme il n’y a pas que les oreilles qui entendent. » C’est avec lui que s’ouvre la prise de parole introduite par la phrase de transition : « C’est alors, et alors seulement que tout a commencé. »

    Ainsi se trame ce récit subtil, d’abord occupé par des pensées intérieures propres à chacun, circulant dans le silence des convives et dans l’attente. Une sorte de suspens qui se mue progressivement en prises de paroles, questionnements et réponses différés. Puis déborde sur une autre histoire, récit à l’intérieur du récit premier.

    « Aucun des trois conteurs-raconteurs principaux ne se doutait, loin de là, qu’en franchissant le seuil de l’auberge située au bord de la route, il rencontrerait les deux autres et que de cette conjonction insoupçonnée, que certains pouvaient regarder comme pure coïncidence, hasard de la vie, et d’autres, tenir pour un de ces miracles qui surviennent de temps à autre, naîtrait un récit à plusieurs voix ou plusieurs récits à une voix, la voix qui est derrière la voix et que l’on entend seulement à travers la pluralité des voix. »

    Emmanuel Moses n’est-il pas aussi l’auteur des Poèmes fantômes ?

    Cependant cet enchevêtrement égare la lectrice, la fait se fourvoyer en des chemins divers. D’Ovide à Chrétien de Troyes, d’Alfred de Musset à Rimbaud. Du Médée de Corneille – « Vous portez sur le front un air mélancolique » – aux paraboles évangéliques, de la légende mexicaine de la Llorona aux tueries cauchemardesques perpétrées par les nazis. (Ici, certains épisodes de ces pages la ramènent au puissant récit de Josef Winckler, Le Champ). De la châtelaine tristement célèbre Margit von Batthyany à Serpouhi (rares noms propres de « Un récit »), « compagne de l’arrière-grand-mère » de l’aubergiste qui vient de prendre la parole pour parler des atrocités commises sur les Arméniens. Et il y a tant d’autres choses encore qui entraînent ailleurs la lecture, laquelle se dérobe et garde tout son mystère, pour ne pas dire toute sa « poésie ». Car ce qui est surprenant dans ce récit, c’est le brouillage temporel qui l’entoure.
    Emmanuel Moses déploie avec talent ces emboîtements successifs placés sous le signe de la métaphore. « La métaphore est la réalité », dit l’une des femmes du passé qui occupe momentanément le devant de la scène.

    Construit sur une succession de spirales, de digressions et d’interprétations qui font perdre le fil, passant des prolepses aux analepses, du passé rescapé de la mémoire au présent et aux futurs de l’anticipation introduits par les conditionnels, le récit est labyrinthique. Et la lectrice, encore elle, de perdre ses repères – qui pourtant s’y entend dans l’« art de la digression » – de chercher les cairns qui vont lui permettre de s’orienter et de s’y retrouver. Indices temporels, adverbes de temps, répétitions (reprises) d’expressions comme « L’homme disait / la femme disait » … qui jalonnent le déroulement des prises de paroles mais aussi bien des silences. Car le silence est ici très important qui laisse la place aux échanges de regards, aux souvenirs, aux rêves et aux images qui traversent la pensée. Ces pensées intimes, si bien gardées, et qui sont communes aux trois hôtes de passage :

    « Les trois compagnons du hasard étaient retournés dans leurs pensées et ces pensées étaient, comme la neige dans le tableau de Monet La Pie, colorées de lumière et d’ombre. »*

    Dégagés des noms propres qui ne seront pas révélés, les trois hommes sont des inconnus, des passagers, des étrangers. « Car pour l’étranger, être étranger veut dire être lui aussi entouré d’étrangers, inconnu au milieu d’inconnus. »

    Désignés par les espaces d’où ils semblent être issus, ils ne sont nommés que par des périphrases spatiales. Comme l’écrit en effet le poète « le temps ne nous définit pas, il nous est commun, notre triste lot à tous, alors que l’espace nous identifie et nous singularise et, paradoxalement, c’est lui qui nous attribue notre passé. » Ainsi surgissent d’on ne sait trop où – du moins l’oublie-t-on en cours de lecture – « l’homme du Nord », « l’homme de l’Ouest », « l’homme de derrière les montagnes ». Trois hommes très différents, d’origine, de formation, d’activités, d’amours, dont les portraits se précisent, se complètent, au fur et à mesure que leur bienêtre à la table de l’auberge va s’épanouir, libérant la mémoire et les récits qu’elle recèle. Dès lors, chacun se régalant des mets préparés par la belle aubergiste, leur langue se déliant peu à peu, comme désembrumée par les verres de vin successifs, va prendre place à travers différents récits, dans l’écoute réciproque et le partage de l’échange.

    « Au terme de ce silence coupé par le sifflement triste mais aussi rageur du vent, un vent de plaine, habitué à se déchaîner sans rencontrer d’obstacles, ce silence qui était – comment les trois hommes pouvaient-ils le deviner ? – écouté dans la cuisine, par l’aubergiste et son épouse, écouté attentivement, non pas comme un silence mais au contraire comme une mélodie ravissante, l’homme du Nord a parlé… »

    Suit le récit d’un long désamour et d’une séparation qui se déroule au Bengale. Le narrateur, se libérant d’une passion qui l’inféodait, se joint alors, marcheur somnambulique, à la cohorte parmi des marcheurs miséreux. Et comme pour contrebalancer cet amour défait, éblouit celui partagé de l’aubergiste et de son épouse. L’un chevalier éperdu de sa dame et elle, qui apparaît soudain, –

    « déployée et droite, tel un oiseau magnifique, un héron, un cygne dressé, dans sa tenue de cuisinière, une veste blanche, ses cheveux noirs répandus sur ses épaules, son nez légèrement busqué frémissant, ses yeux gris dardant des éclairs. » – « Une vision ».

    C’est à elle que l’on doit le récit des guerres ayant meurtri durablement la vie de ses ancêtres de Trébizonde. Exodes et déportations. « Les Arméniens disparaitront comme fumée de cigarette, seules resteront les cendres, et seule la terre viendra à notre secours ».

    Et pourtant, au-delà de ces tragédies – « La vie est pleine d’événements inattendus et nous entraîne constamment dans des directions inhabituelles. » – c’est encore la joie qui l’emporte.

    Telle est L’Auberge du bord de la route.

    « Joie, oui, jubilation. »

     

    Claude Monet (1840-1926)  La Pie (détail) 1868-1869  Paris  Musée d'Orsay  Photo Musée d'Orsay.

     

     

     

     

     

     

     

     

    Claude Monet (1840-1926), La Pie (détail),1868-1869,
    Paris, Musée d'Orsay, Photo Musée d'Orsay.

     

    *J’avais acheté récemment au Musée d’Orsay une carte postale représentant le tableau de Monet, La Pie. Ce tableau m’a toujours fascinée. J’avais glissé la carte postale entre les pages de L’Auberge du bord de la route. J’ignorais bien sûr, qu’il y serait question de La Pie. Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir mon marque-page sur cette même page où E. Moses faisait allusion à La Pie de Monet !

     

     Angèle Paoli / D.R. Texte angèlepaoli

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    Moses route