Blog

  • Elena Gouro / Les Petits Chameaux du Ciel

     

     

     

    Portrait_elena-genrikhovna-gouro_aware_women-artists_artistes-femmes(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

     

     

     

     

    UN SONGE

     

         Plus doux qu’un nuage sera mon amour quand
    j’aimerai, mais je n’ai pas encore aimé,
         Plus tendre que le sourire d’un nuage sera mon amour,
    mais gardez patience, je n’ai pas encore aimé.
         Plus clair qu’un lac sera mon amour, mais je n’ai pas
    encore aimé.
         Ou bien est-ce déjà possible ? Le temps est-il venu ?
    Une brume rose va-t-elle se lever sur les roselières et ne
    plus se dissiper ? Une fois encore, j’irai d’un banc de sable
    à l’autre avec l’œil aigu d’une grue cendrée. Dans la clarté
    du matin, je désignerai la branche la plus claire d’un pin.

     

    Thumbnail_IMG_2398

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Elena Gouro, Les Petits Chameaux du ciel, Traduit du russe et préfacé pat Jean-Baptiste Para, Æncrages & Co, 2025, p. 54.

     

     

    Guro_selfport

     

     

    Poète et peintre russe née en 1877, Elena Gouro publie son premier livre, Orgue de Barbarie en 1909. Seule femme poète au sein du groupe futuriste, elle participe à plusieurs publications collectives. Atteinte d’une leucémie, elle meurt en 1913, à l’âge de 36 ans, après avoir achevé Les Petits Chameaux du Ciel, considéré comme son livre majeur. L’almanach Les Trois, en collaboration avec Khlebnikov et Kroutchenykh, orné par Malevitch, est publié quelques mois après sa mort à titre d’hommage.

     

     

  • Myriam Watthee-Delmotte / Indemne, Où va Moby Dick? / Lecture de Béatrice Bonhomme

    Myriam Watthee-Delmotte,
    INDEMNE / Où va Moby – Dick ?
    Actes Sud 2025,
    Lecture de Béatrice Bonhomme

     

     

     

    Moby(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Une lecture de merveilles

    Je viens de terminer la lecture du roman Indemne, où va Moby-Dick de MyriamWatthee-Delmotte, paru chez Actes Sud en mai 2025. Ce livre m’a beaucoup touchée par son originalité et la profondeur des réflexions qu’il nous inspire concernant notre rapport à l’écriture et à la littérature. Le choix très original de la narration confiée à un personnage romanesque sorti ex-nihilo de son propre roman est surprenant et nouveau. Le livre nous emmène le long du chemin emprunté par Ishmaël. Passant de main en main, le roman de Moby-Dick nous fait partager des tranches de vie de ses successifs détenteurs. Stendhal nous disait qu'un roman était un « miroir que l’on promène le long d’un chemin ». Il me semble que cette définition du roman correspond bien à cette écriture, sur un plan temporel comme spatial, car le récit nous entraîne d’une époque à une autre, de la seconde moitié du XIXème, date de parution de Moby-Dick, à nos jours et d’un pays ou d’une région à l’autre. Ce long chemin nous permet de partager les événements marquants de la vie des différents propriétaires de l’exemplaire rare du roman de Melville, ainsi que les grands moments historiques auxquels ils se trouvent confrontés. L’autrice relie ainsi de façon romanesque l’intime et l’universel, ce qui est somme toute le propre des grandes œuvres. Nous nous attachons très vite à ce personnage d’Ishmaël, dont l’autrice fait, dans une forme de mise en abyme, la figure centrale de son roman. S’extrayant d’un récit figé sur le papier, nous le voyons prendre vie et s’animer dans un dialogue intérieur avec lui-même et par identification avec le lecteur. Il possède même le don de communiquer avec ses semblables, autres personnages littéraires qu’il est amené à côtoyer sur les étagères de ses lecteurs ou dans des bibliothèques publiques. Tel un être vivant doué de sensations et de sentiments, nous le voyons s’attacher à chacun de ses nombreux propriétaires, pour lesquels il ressentira de la sympathie, de l’empathie, voire de l’amour, comme pour Ève, cette jeune femme qui va se mettre à écrire, après sa lecture de Moby-Dick. J’ai beaucoup aimé ce chapitre où Myriam Wathee-Delmotte parle si bien du pouvoir du processus créatif, inséparable d’une certaine perception du monde. En nous rappelant le beau vers de Heather Dohollau : « Si nous ne voyons pas de dehors, chaque chose peut être infinie ». Elle nous fait percevoir à travers la conscience de la figure imaginaire d’Ishmaël l’infini de l’être littéraire. Et nous rappelle l’essence de la poésie : « Demain, si vous regardez les vagues avec votre cœur, peut-être que vous aussi vous verrez l’infini », ou encore ce vers de Bobin : « L’écriture, c’est le cœur qui éclate », mettant en lumière l’importance de la sensibilité pour l’artiste.

    Son roman nous propose ainsi, au-delà du récit, une réflexion sur l’acte d’écrire et sur le pouvoir de la littérature. « La littérature n’efface pas les malheurs du monde, mais elle peut parfois soulager ceux qui souffrent et aider à cicatriser les plaies », écrit-elle au chapitre 16, consacré à Claire, cette jeune femme qui intervient dans des maisons de retraite pour faire des lectures aux personnes âgées. Nous nous remémorons alors les mots de Tolstoï : « la seule utilité de la littérature est de pouvoir rendre l’homme meilleur. »

    On prend grand plaisir à suivre les aventures de ce personnage romanesque qui nous emmène de New-York à Saint-Pétersbourg, de différentes régions de France à la Belgique, où il finira son errance dans la fondation de Michel Wittock, ressuscité en quelque sorte par le travail de Nathalie Berjon. J’ai également aimé les pages consacrées à Giono et heureuse de voir rappelé aux lecteurs son engagement pacifiste en 40. L’autrice souligne un autre fait, essentiel et trop peu connu, qu’il fut un grand admirateur de Melville et le premier à traduire Moby-Dick en français. Je ne pourrais pas parler de chaque personnage rencontré à la lecture de ce livre, certains sont plus attachants ou plus sympathiques que d’autres, certains anonymes, d’autres connus. On est touché par l’histoire tragique de Charly, d’Yvonne et Fernand, on suit avec intérêt les événements de Mai 68 vécus par François et Maud, étudiants parisiens que la lecture de Moby-Dick incite à voir différemment le réel et à remettre en question l’ordre social établi. On partage l’enthousiasme de Yannick Haenel à la lecture de Moby-Dick ou le passage de l’écrit au dessin avec l’auteur de BD, Christophe Chabouté, qui fera paraître ce livre en deux tomes de bande-dessinée.

    Ce roman m’a ainsi inspiré énormément de réflexions et je mesure le travail immense de recherches et d’écriture qu’il a dû demander. Personnellement cette histoire d’Ishmaël, héros de roman balloté au gré des flots (pour reprendre une métaphore maritime), m’a curieusement fait penser à ces boîtes à livres que l'on trouve dans les parcs publics ou au bord des routes et qui offrent au passant la possibilité d’emmener un ou plusieurs livres. Il m’arrive parfois de m’y arrêter et de lire les titres des ouvrages par curiosité. Je suis souvent frappée par le nombre de grands auteurs et de grandes œuvres littéraires que l’on y trouve. Comme l’autrice le fait dire à Ishmaël dans un autre contexte, « il ne faut pas mépriser les objets, car selon l’usage qu’on en fait ils peuvent être un ascenseur vers la béatitude. ».

    ____________________________________________________________________________________________________________________________

     

     

    BÉATRICE   BONHOMME

    Béatrice Bonhomme Bourdelas 2
    D.R. Ph. Laurent Bourdelas

    ■ Béatrice Bonhomme
    sur Terres de femmes ▼

    Murmurations d'oiseaux, La rumeur libre Éditions 2025,
    → Béatrice Bonhomme| Prix Mallarmé 2023 pour son recueil: Monde, genoux couronnés.
    → Mutilation d’arbre  (lecture d'AP)
    → Le pacte des mots
    → Passage du passereau
    → [Les petits chevaux de Tarquinia]
    → Poumon d'oiseau éphémère
    → Sauvages
    → T’écrire adolescent
    → La terre rouge
    → Tes nuits sont devenues mes jours
    → Variations du visage & de la rose (lecture de France Burghelle Rey)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)Un lacis de sang et d'ombre
    → (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Béatrice Bonhomme-Villani par Guidu Antonietti di Cinarca, un poème extrait de Poumon     d'oiseau éphémère et l’excipit de Mutilation d'arbre

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur la site des éditions L’Étoile des limites) la fiche de l'éditeur sur Les Boxeurs de l’absurde
    → (sur Terres de femmes) Kaléidoscope d’Enfances
    → (sur Wikipedia) une belle bio-bibliographie de Béatrice Bonhomme
    → (sur Terres de femmes) La rencontre Hölderlin-Jouve-Klossowski par Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
    → (sur le site de la Revue d'art et de littérature, musique) un entretien de Rodica Draghincescu avec Béatrice Bonhomme (Numéro 45 – décembre 2008)

     

     

     

     

     

  • Angèle Paoli / En creux sur

    << Mon poème du samedi 

     

    CANARI(1)

     

     

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    Pour Hélène Mohone (* NB ) 

    EN CREUX SUR

    Bleu délavé      pervenches pâles
    tu panses ta mémoire
    en
    creux sur
                                    le rien
                                    l’eau rigole en
    liberté franche
    et claire
                                    à claire-voie
    ligari denses dans la feuillée
    le rouge-queue absent
    des cerisiers en
                                    pleurs
    lancine son appel sans
                                                   fin
    parfum d’herbe tendre
                                    à-pâques-fleurie
    les iris mauves lissent
    leurs voiles sur
    le silence de l’amer
    à ras de terre le myosotis
    te nargue de son
                                    for ever
    dents de neige écrantées sur
                                    l’infini du ciel
    extérieur voix sourire et joie
    intérieur pluie sur désespoir
    délavées pervenches claires
                                    au fin soleil
                                    de printemps
    ton cœur défunt broyé de
    larmes ignore la douceur de
                                          l’air
    trois ânes broutent
                                          en silence
    les asters bleus
    d’un temps déteint.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

    (*NB) voir son portrait par G.AdC 

     

     

  • Frédérique de Carvhalo / désarmée désarmante

    <<Poésie d'un jour

     

     

    le champ de recouvert n’obstruait pas le monde
    pas encore
    je lisais à rebours et comme un vent contraire le pli
    dissimulé l’arête à peine éteinte d’un ancien feu l’ombre
    têtue de la blessure ou d’une autre
    figure

    la main rouge du froid avait lâché la corde le pendu et
    la barque
    maintenant le corps-mort n’arrimait que la vague

    un corbeau descendait jusqu’au blanc de la neige qu’un vieux fou
    dessinait sans qu’on puisse bien lire

     

     

    il y avait je crois des cavités lointaines et bourrées d’écriture que
    je ne
    savais plus et qui me
    tenaillaient dans le ventre évidé de quoi l’oubli
    se pare

    des bombes et des miracles cohabitaient
    stupides

     

     

    qu’on me donne
    un marteau une enclume et quelques mots soufflés à attiser
    la forge à rougir métal ferrailles épaves éventrées engins
    dépossédés matières nausées jusqu’à l’absinthe jusqu’à vomir
    le pire
    et
    que vienne le cheval dans le désir des plaines qu’il vienne
    comme on vient par le sentier qui borde
    que vienne
    le pas lent des rivières sous le croissant des lunes quand le ciel
    se fait nuit que vienne l’ordre des choses ramassées en galets
    que viennent sur la grève l’étoile le feu follet les petites icônes
    les feuilles mortes

     

     

    à l’embouchure du fleuve un ressac inaudible

    un petit barrage embarrasse l’estuaire un pêle-mêle d’algues
    de corps de choses et d’autres dans l’emmêlement obscur
    des étreintes dissoutes des adieux de fortune des mots à peine
    dits que déjà les noyés remontent vers la rive

     

    je fais herbier d’écorces de brindilles de baisers d’oiseaux de
    perce-neige je fais pèlerinage de chaque geste c’est fou comme
    on s’accroche à l’abord du vide c’est fou comme

     

     

    un bateau a remonté le temps et les sables. Une grande marée
    a passé. La figure de proue une sirène intacte jette un regard
    vert de gris vide vers le large. tu caresses le visage tu caresses
    le visage tu caresses le visage.

     

    6a00d8345167db69e202e860ef2829200b-500wi(1)

    Frédérique de Carvalho, « /1/ scène du crime » in désarmée désarmante, éditions] isabelle sauvage 2025, pp.31, 32, 33.

     

     

    FRÉDÉRIQUE DE CARVALHO

    Frederique de Carvalho 2

    ■ Frédérique de Carvalho
    sur Terres de femmes

    barque pierre, éditions Isabelle Sauvage, Collection pas de côté, 2020
    → [à part elle] (extrait de barque pierre)

    ■ Voir aussi ▼


    → (sur le site des éditions Isabelle Sauvage) la page de l'éditeur sur barque pierre
    → (sur Terre à cielun entretien de Frédérique de Carvalho avec Roselyne Sibille
    → le site de l’association terres d’encre

     

     

  • Théophile Barbu / Au colloque Tarabuste avec Watson

    <<Poésie d'un jour
    Proposition de Jean-Paul Bota

     

     

    Extrait 1

     

    Projet éditorial

     

    Aux habitants du village qui ont assisté,
    dubitatifs, à son installation à Saint-Benoît-
    du-Sault, l’éditeur Djamel Meskache
    a assuré vouloir prendre sa place comme
    « artisan des nuages » aux côtés du boulanger,
    du charpentier et des autres corps de métier.
    Une occupation qui consiste principalement
    à se faire le premier lecteur des poètes,
    puis le passeur de leurs écrits. Autrement dit,
    à réveiller ses clients au son du « tarabouc »,
    du tambour du dissensus, ou à les transporter
    par le chant jusqu’au « tarab », l’extase des
    Soufis. Puisque, dans un cas comme dans
    l’autre, il s’agit bien « d’atteindre quelque
    chose qui nous dépasse ».

     

                                                 

    Surmenage d’émotions

    Une semaine ! C’est le temps dont je disposais
    désormais pour boucler le compte-rendu du
    colloque Tarabuste — une synthèse que je n’avais même pas commencée. A cette urgence s’ajoutait une autre, celle de l’arrêté des comptes d’une grande banque internationale qui emploie plus de dix mille salariés sur cinq continents1.

    Bien que formulée avec la délicatesse habituelle
    de Tatiana Lévy, qui dirige la revue Triages,
    la demande de compte-rendu me replongeait
    soudain quatre semaines en arrière, dans
    l’embarras terrible qui avait été le mien à la clôture du colloque. Bien loin de l’excitation première avec laquelle j’avais claironné mon départ pour la manifestation. Au point que ma femme, me voyant, sur le palier, si enthousiaste, si vibrant de poésie, avait conclu :
    — Avec toi, tout est toujours dans l’excès !

     

    Extrait 2

                                                                                                                  SUR LE THEATRE DES « OPÉRATIONS »

     

    Parfois les mots sont francs-tireurs.
    Ils surgissent à la surprise
    de celui qui les profère.
    A l’exemple du banquier,
    longeant les quais le soir :
    tracassé par un crédit démentiel
    que les règles déconseillent
    il s’entend pester : qu’irai-je faire
    dans cette galère ?
    Image suggérée
    par une péniche qui tangue
    sur l’inspiration noire,
    les hublots allumés.

    Les codes de bonne conduite
    des établissements financiers
    excluent les crédits fumeux
    ou nuisibles à leur image.

    Toutefois, ces politiques
    prêtent à interprétations.
    Poèmes d’un capitalisme
    qui se réforme,
    elles sont truffées de MÉTAPHORES
    dont certaines pour le moins traitresses…

     

    Aristote dit de la métaphore
    qu’elle est un TRANSPORT :
    l’utilisation d’un mot pour un autre,
    un parlé par détour,
    le figuré préféré au propre.
    Là où blanchiment de valeurs et métaphore
    vont de pair,
    la croisière lyrique cache volontiers
    le vaisseau pirate.

    Déjà les Grecs se méfiaient de Zeugme
    et Catachrèse, deux ports douteux
    de la parabole. L’un signifie
    « détournement de sens »,
    l’autre, « omission hasardeuse ».
    Embarquées dans les politiques vertueuses
    des banques,
    ces figures de styles
    déguisent leurs appétits.
    Dans le militaire par exemple,
    « Secteur en plein boom
    – mais sensible,
    le financement des exportations de canons,
    lit-on à moitié rassuré,
    fera l’objet d’une vigilance renforcée ».
    On se trouve déjà en eaux troubles
    avant même d’avoir quitté le quai. 

     

                                                                                    Dans l’arsenal des métaphores, il en est une,     pourtant, qui est fraternelle : la métonymie.
    De mots qui cheminent souvent
    côte à côte dans les phrases,
    elle fait des égaux pour le sens.
    C’est à la métonymie que l’on doit.
    de « boire un verre » par soif de liquide.
    Une prouesse qui suppose quand même
    de soigner ses fréquentations
    quand on est senior banker.
    Car au pot des ministères,
    on vous fait avaler, l’air de rien,
    un sous-marin.
    Le petit four qui ne sent pas bon
    dans le fonds de commerce,
    la tôle maudite dont la remontée furtive
    précipitera le bouillon.

     

    En résumé la métaphore est brigande : elle enlève un mot,
    en pousse un autre, prétend que tout se vaut,
    remplace la pomme du voisin
    par « fruit » sur un écriteau.

     

                                                        Watson                                                     

     

    Théophile Barbu est le fils de la peintre Louise Barbu et du scientifique Emanoïl Barbu. Ses recueils, tous publiés chez Tarabuste, relèvent le défi de ramener sur le territoire de la poésie les sujets qui s’en éloignent le plus a priori : la science économique, le 2ème principe de la thermodynamique, la Françafrique. Son dernier recueil, Au colloque Tarabuste avec Watson, raconte, à l’heure de l’intelligence artificielle, le dialogue entre la poésie et un agent conversationnel bancaire.

     

     

     

    40

     

     

     

     

     

     

     

  • Carole Carcillo Mesrobian / Falloir

    << Poésie d'un jour 

     

     

                                                     

    DESING

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                                                  " dans la condensation du silence " 

                                                      Aquatinte de G.AdC 

     

     

     

     

     

     

     

                     I

                                    Le poème parle une langue
                       cosmique car il ne s’arrête pas entre
                       les mots
                                    Son silence énumère la dispa-
                       rition du néant

     

    sur la table
    une assiette vide
    dans l’obscurité paresseuse
    disperse des éclaboussures de lune
    biseautées par instant
    et saillantes
    comme un sabre de feu roule au bord du regard

    par la fenêtre ouverte tu écoutes un souvenir
    revêtu de papier
    glacé
    de mots partis
    depuis une telle éternité
    que tu n’as plus de nom
    et l’herbe n’en a plus et la couleur des arbres
    s’écroule dans la terre
    depuis une telle éternité
    que la béance des mots suffoque tes paroles
    et boit ta solitude

     

    dans la condensation du silence
    une épaisseur de souche lente
    éventée par endroit
    laisse émerger les étoiles
    ta trace ne fait pas de bruit
    parce que ton ombre a disparu
    peu à peu effacée
    par l’espace naufragé dans une mer d’encre
    aucun temps ne révèle encore sa lumière
    et demain dans le feu éteint du crépuscule
    ressemble aux souvenirs
    pliés dans des images que l’eau d’un songe allonge
    jusqu’au loin de tes yeux qui s’effacent
    démunis
    par la simplicité de l’oubli

    […]

     

    tu fouilles les mondes
    cousus
    dans la perméabilité
    circulaire
    des histoires

    un jour une eau millénaire
    lavera toute encre
    échappée de tes mains

    viendra cette évidence
    des images
    inscrites
    dans une absence circulaire
    comme l’arbre ne sait plus où regardent les branches
    plongées dans ses racines

    et sous la peau du ciel
    tu liras les abîmes cousus dans la lumière
    comme un livre muet enfante la légende
    des années dissolues dans l’angle vertical
    d’une pluie sous la pluie

    Carole Carcillo Mesrobian, Falloir, Revue la forge I Éditions de Corlevour 2025, pp.11, 12, 16.

     

    Mesrobian

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ♦ Voir sur TdF ♦ : 

    Carole Mesrobian / Alain BrissiaudOctobrePhB éditions,2022

     

     

     

  • Arnoldo Feuer / 9 Fenêtres sur l’Infini

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

     

     

    La-feuille-rouge-968x1024

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Tableau de→   Erwin Heyn 

     

     

     

     

                    L’ivre de tous les infinis !

     

    Se jeter dans le feuillage nocturne du texte
    vers le chant deviné au sein de la pénombre.
    Savoir que ma langue sera toujours obscure
    sans autres promesses que gifles et griffures.

    Fou, qui nourrit l’espoir d’atteindre, au monde
    des mots inarticulés, ce que lui délivre la musique
    de Jean-Sébastien Bach, chacune de ses notes
    à sa juste place, sensible, éloquente et tempérée.

                  L’inaccessible à portée de main.

                                         

    Le mythe de Babel fait rêver d’une légendaire langue de l’origine, une et complète, où les humains parlaient l’humain, comme les merles parlent le merle. Comment en est-on arrivé à user de parlers qui n’ont pas toujours de correspondance entre eux ? Des idiomes où des termes de l’un ne peuvent se traduire dans l’autre, sinon avec les pires difficultés, au prix de contorsions d’une grande inélégance ? Faut-il s’en affliger ? Faut-il se plaindre d’une fenêtre sur l’infini ?

                                          ∞

    Quel vertige ! D’aucuns ont calculé combien de positions de pièces pouvaient apparaître sur les 64 cases de l’échiquier. Immensités effrayantes des nombres, broutilles du regard des combinaisons sonores codées dans une langue articulée.

                                           ∞

    Foule donc l’herbe innombrable d’un pas toujours neuf,
    oublieux de la répétition.
    Les brins de langue que tu piétines se redresseront
    après ton passage, et d’autres que toi
    les maltraiteront encore et encore.
    Aller son chemin
    -ce que tu crois être une unique phrase où s’enlacent
    les syllabes composant le nom de ton destin-
    passe par des redites
    dont on s’indigne tout en les commentant.
    Répète-toi et n’y pense pas. Avancer est à ce prix.

    Et puis : garde pour toi tes illusions,
    si tu as l’espoir d’être suivi sur la trace que tu laisses.
    De tous ceux traversant un même paysage,
    s’en trouvera-t-il deux à poser sur lui
    des regards semblables ?
    Le « dur désir de durer » ne garantira pas
    la survivance de ton passage,
    quand demeurera le paysage.
    Tu vois bien, à une lettre près, que
    la langue se moque de toi,
    et tu persistes.

                                      ∞

     

                                   Ma langue
                            sera toujours en retard
                       d’un mot pensé ou introuvable
               d’une lettre tracée ou retenue dans l’encre
         d’un son émis ou enfermé au fond d’une gorge aphone
                                 Trop courte
                        même pour l’acte limité
                d’écrire comme on tamise la cendre
           je suis le trieur de feuilles mortes du livre
      où j’attends indéfiniment que se dépose l’infini de la langue.
        

                                        ∞

     

    Tu navigues, comme toujours, entre deux absolus,
    sans concevoir que l’entre-deux
    est pareillement un absolu.
    Tu nommes une proie que tu voudrais pouvoir
    saisir, embrasser sans limites,
    t’incorporer dans une fusion mystique,
    la baiser sur la bouche, la malaxer
    sans devoir reprendre ton souffle,
    et tu dois convenir que ta langue à toi
    n’y suffit pas. Elle en vient pourtant.

     

                                       ∞

     

                             René Char
              abordait la Nuit talismanique
         armé d’encres et d’instruments à écrire ;
                      était-ce pour dompter la nuit
                           ou subjuguer la langue
                                d’autre manière ?
                                       Je n’ai
                              pareille ressource
                         et traverse bien plus que la nuit
                                 en rêvant de fenêtres
                                           ouvertes.

     

                                                ∞

     

    Tu courtises
    la pente raide, flattes les
    forêts dévastées, adjure l’inachevé
    de te tendre la clé : et d’où tiens-tu qu’il y a
    serrure ? Chercher ta voie est pitoyable excuse.

     Tu peux aussi quêter ta sève sous une autre écorce,
                      ou dépouiller la nuée de ses incertitudes,
                                 c’est semblable vanité qui s’offre
                                                  sans plus te rapprocher
                                                             du sombre désir.

    Le temps viendra où il te faudra bien faire silence.

     

     ∞

    L’acacia au grand vent me traduit dans une langue encore sans égale.
    Il entend que les autres, toutes les autres fabriquées de voix d’homme,
    sont insuffisantes et leurs aspirations à la totalité infiniment étroites.

    À son balancement délicat,    je sens bien       que sa traduction est fidèle et
    sensible, bien supérieure à l’original, un tracé de sismographe précis, sans
    limites autres   que sa souplesse dans les souffles atmosphériques.

    Il connaît sa part d’infini, ne tentant rien qui en excède les dimensions.
    Et quand j’essaie avec obstination de cerner l’insaisissable périmètre,
    l’acacia au grand vent me traduit en sa langue dont personne n’a idée.

    ­ 

     

     

    IMG_2284

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Arnoldo Feuer, « L’infini de la langue» in 9 Fenêtres sur l’Infini, Avec 9 monotypes d’Erwin HEYN, L’Atelier du Grand Tétras, 2024, pp.83, 84, 85, 86, 97.

     

    _____________________________________________________________________________________________________

    _____________________________________________________________________________________________________

     

     

    ARNOLDO   FEUER


    Arnoldo Feuer 2
    Ph: DR

       ■ Sur Terres de femmes▼

      → Sylvie Durbec| Arnoldo Feuer, « landau » in « En boîte pour l’hiver », « poules »
    in « Coque de noix », « mammouth » in « Écureuils fantômes » in Dans ma cabane à pattes de poule,
    2Rives, Les Lieux Dits Éditions, 2023
      → Chemins de forêts et de champs, septains XXXV, XXXVI, XLI et XLII, Les Lieux-Dits éditions,
    Cahiers du Loup bleu, 67000 Strasbourg, 2018

     

       ■ Voir aussi ▼
    Shurumburum, le site d’Arnoldo Feuer
    → le site d’Haleh Zahedi

     

     

  • Adrienne Eberhard / Marie & Marie

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

    Mute swan

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

     

     

     

    23   A Swan Haunts the Boat

     

    Tuileries Palace, Paris, March 1792
    Marie-Antoinette to Louis Girardin

    Sometimes, I remember the Grand Canal,
    Its length and sweep
    Once vast to me, the gusts
    Ruffling water from smooth to steep,
    Our game to chase the waves
    And row them down,
    Our laughter lifting
    To the rising sound
    Of the wind finding its voice,
    And I imagine you,
    Your body’s music muffled,
    Your heart an avenue
    Tunnelling the wind’s endless refrain.

    Sometimes, a swan haunts
    The boat that is my mind,
    Its breast a snowy stretch
    Of linen, starched white
    And your shirt, mesmerising,
    Its wings tucked to its sides,
    Restrained, despite its haughty
    Elegance, its dark eye,
    Despite the vastness of that garden,
    A captive creature,
    It rides the waves,
    Effortless, a beacon
    Burning, dimming.

     

    23  Un cygne hante le bateau

    Palais des Tuileries, mars 1792
    Marie-Antoinette à Louis Girardin

    Parfois, je me souviens du Grand Canal
    Sa longueur et son étendue
    Qui me semblaient si vastes, les rafales
    Ebouriffant les eaux de leurs crêtes à leurs fonds
    Notre jeu consistait à chasser les lames
    Et les poursuivre à la rame,
    Nos rires s’élevant
    En un crescendo
    De vent en quête de sa voix,
    Et je vous imagine,
    La seule musique ici de votre corps, étouffée,
    Votre cœur un tunnel
    Qui piège sans fin le refrain du vent.

    Parfois, un cygne hante
    Le bateau qu’est mon esprit,
    Sa poitrine, une neigeuse étendue
    De lin, amidonnée de blanc
    Comme votre chemise, envoûtant,
    Les ailes repliées,
    En dépit de sa hautaine
    Elégance, son exil sombre,
    Et malgré l’immensité de ce jardin,
    Créature captive,
    Il chevauche les vagues,
    Sans effort, un phare,
    Brûlant, s’estompant.

     

    24   A Bird Haunts the Ship

    on board La Recherche, March 1792
    Louis Girardin to Marie-Antoinette

    Sometimes, I remember the Grand Canal,
    its length and sweep
    the wind would scud the water
    to small peaks, blowing spray in faces
    or the evenings when it was lit
    with flame and boats paraded
    sailing you to other game.
    The canal was tiny, the boats
    a sham. The only music here
    is the wind screaming
    and my hart’s terrified refrain.

    Sometimes, a bird haunts
    the ship, its breast paler than yours,
    pure as the first snow untrammelled
    by prints, its wings stretched
    in an enormous arc.
    It swoops low over the waves,
    wing tips bent, its body skimming water,
    effortlessly riding the wind,
    the sky a grey blanket,
    the sea cold metal,
    and the bird’s white breast
    a beacon blazing its brilliance
    against this bleak light.

     

    Le_Palais_des_Tuileries

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

    24  Un oiseau hante le bateau

    à bord de La Recherche, mars 1792
    Louis Girardin à Marie-Antoinette

    Parfois, je me souviens du Grand Canal,
    sa longueur et son étendue
    qui me semblaient si vastes, la façon
    dont le vent faisait des ricochets sur l’eau
    leurs petites crêtes éclaboussant les visages,
    ou les soirs quand il était éclairé
    de flammes et de bateaux en parade
    en partance vers d’autres mondes.
    Tout cela était un jeu.
    Le canal était minuscule, les bateaux
    une mascarade. La seule musique ici
    est le vent hurlant
    et le refrain terrifiant de mon cœur.

    Parfois, un oiseau hante
    le vaisseau, sa poitrine plus pâle que le vôtre,
    pure comme la première neige, libéré de l’entrave
    des pas, ses ailes étendues
    en un arc immense.
    Il plonge au ras des vagues,
    la pointe de ses ailes courbées, son corps écumant les flots,
    chevauchant le vent sans effort,
    le ciel une couverture grise,
    l’océan un métal froid,
    et l’oiseau à la blanche poitrine
    un phare dont l’ardeur étincelle
    contre une lumière glauque.

     

    IMG_2257

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Adrienne Eberhard, Marie & Marie, Poésie, Traduit de l’anglais par Catherine de Saint Phalle, LIBRAIRIE ÉDITIONS tituli 2025, pp. 90, 91.

     

     

     

     

  • Diane Régimbald / Elle voudrait l’ailleurs encore / Lecture d’Angèle Paoli

    Diane Régimbald / Elle voudrait l’ailleurs encore
    Éditions du Noroît

    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

    « aux filles, aux mères,
    à Denise Leduc, ma mère »

    Diane_Régimbald_au_Marché_de_la_Poésie_2024(2)(1)
    De Paris à Bastia, elle traverse l’azur avec Diane Régimbald. De la poète québécoise à elle-même s’effacent la frontière mère-fille-femme… laquelle engendre l’autre, la figure amniotique mère-sœur. Pour donner vie à un nouveau recueil Elle voudrait l’ailleurs encore.

    Si les mots du poème de Diane Régimbald tissent les liens, il les étire aussi et les éloigne pour gagner en liberté. Affranchir franchir s’affranchir puis retrouver et renouer, d’un poème l’autre, l’histoire d’un amour sans faille, unique et doux, doux et puissant, en dépit des blessures des doutes des rebuffades. De l’inconnaissance. Et me voilà à mon tour interpellée hors de mes propres formes par Diane qui s’éloigne, son sourire chaleureux, son amitié toujours présente, vers mes propres interrogations. Celles de mère – de fille – de mère, qui sommeillent en moi. Perdurent derrière les silences, les gestes ébauchés, les fêlures de l’enfance, la douleur de la perte. Parler de tout cela, couvrir de mots le mystère de cette relation, que toutes nous avons connue, boutées hors du « ventre intérieur » de la mère, et à notre tour, pour beaucoup, devenir « ventre intérieur » de l’enfant, tel est le propos de la poète. Que dire sinon que ce compagnonnage aérien avec Diane m’a portée en profondeur, témoignage précieux et émouvant de son propre cheminement à travers les méandres tracés par la vie. Mais comment mieux que la poète retranscrire et retransposer ce qui fut l’aventure poétique et créatrice de Diane, au-delà de toute autre ?

    Tout dans ce recueil est beau et fort, tout est pensé et choisi avec conviction tandis que les peintures de Sophie Lanctôt accompagnent dans la douceur des couleurs et le subtil effacement des formes, les poèmes de Diane Régimbald. Visages et silhouettes, pareils à des estompes, corps à peine ébauchés pour la marche, mains tenues de l’une à l’autre. Elle la mère elle la fille. L’une est l’autre chacune à son tour. Continuité malgré la séparation des vies faites pour prolonger tout en défaisant, corps qui ploient dans le vide, une fois « le ventre intérieur » abandonné. Fille/Mère, tant de mots dans tant de langues différentes pour dire la relation originelle, indissociable, essentielle. Deux pages introductives couvertes de hiéroglyphes empruntés à toutes les langues du monde précèdent, comme un chant d’ouverture, annoncent l’entrée dans le poème. Quel est cet ailleurs, auquel chacune aspire, vers lequel chacune, qu’elle soit mère ou fille, est appelée ? Comment le définir ?

    « Écris-moi. Sois ma mère encore un temps. » semble supplier Nicole Brossard dans l’exergue qui précède « Variations ». « We don’t mind where we go /as long as/it is away », poursuit Rachel Mccrum dans celle qui précède « Fille des ailleurs ». La route est longue, sans aucun doute et l’esquisse d’une réponse demande du temps. D’autres exergues jalonnent le cheminement d’écriture, qui guident Diane Régimbald d’une section à l’autre de cet « ailleurs ». Ainsi croise-t-on Anne-Marie Albiach avec ces mots à la fois évidents et mystérieux qui précèdent « Fille de mère » : « Une incision tente de défaire le corps ». Ou encore cette affirmation d’Anne Dufourmantelle- « Toute mère est sauvage » – pour ouvrir « Nudité de l’absence ». Il y aurait tout une réflexion à mener sur le choix de ces autres, les autres de Diane, déposées là comme autant de perles qui mènent vers cet ailleurs désiré – et atteint ?

    Je m’arrête un instant sur celle-ci, d’Olivia Tapiero, qui préside à l’ouverture de « De mère encore » : « S’il n’y a plus de mères, le fil est brisé ». Pourquoi cette évidence me fascine-t-elle ? Parce que la poète dit avoir par deux fois brisé le fil ; par esprit de révolte, par désir de résistance. Par deux fois aussi elle l’a recousu en donnant la vie à un fils puis à une fille. Cela s’écrit dans des poèmes brefs, sans emphase sans pathos. Et pourtant cela bouleverse, comme des évidences tenues sous le boisseau et toujours tues :

    « j’ai porté le vent osseux
    chairs de pousses
    organes fibreux
    j’ai nourri la genèse
    l’ai aussi avortée deux fois

    connaître la douleur
    de faire mourir
    c’était juste résistance
    carré de lumière
    dans l’ombre »

    poèmes suivis de cet aveu qui me poursuit et m’ébranle :

    « faire disparaître
    cela m’arrive »

    Ainsi lire Diane Régimbald, c’est suivre une femme complète dans le sens de ses expériences, de ses évolutions :

    « elle c’est moi la fille qui marche défaite de ses attaches qui
    erre au mouvement de sa liberté pense soupèse et mesure ce
    qui peut advenir »

    ou encore :

    « elle c’est moi
    la fille du dehors
    qui naît affranchie… »

    Elle, libre de ses errances et de son devenir :

    « je me construis fille
    avec mes armes de protection
    mes armes de désarmée »

    Il fallait d’abord se dessaisir de la mère pour pouvoir devenir mère et se reconstruire comme mère :

    « de fille dessaisie
    je suis devenue mère
    sans passage
    fracturée
    en espoir d’une recomposition »

    Les poèmes sont brefs, souvent construits autour d’une expression reprise, répétée. Mais tout commence sur un vide, une absence, un effacement :

    « je commence sans »

    Mais le recueil se clôt sur cette affirmation :

    « et la mère deviendra
    ma sœur »

    Preuve qu’une évolution intérieure s’est opérée. Un passage vivifiant de la verticalité à l’horizontalité.

    Paradoxalement, la naissance (l’autre naissance) de la fille survient à la mort de la mère (à Denise Leduc, ma mère), comme si le devenir de l’une s’ancrait dans l’achèvement de l’autre. Elle survient aussi lorsque la fille devient mère à son tour. Ainsi se constitue la chaîne faite de variations » de l’une à l’autre, comme l’écrit Olivia Tapiero. La connaissance et la compréhension de la mère surgit à partir de la maternité de la fille :

    « je ne savais rien d’elle
    outre les naissances données

    il m’a fallu être mère
    à mon tour
    pour connaître le vide du sang
    la crainte »

    Bien d’autres pensées jalonnent le parcours initiatique qui passe de la mère à la fille, de la fille à la mère, bien d’autres images traversent son évolution. Imitation volonté superpositions des amours, naissance de l’amour et mises au monde. Combien de naissances avant de comprendre, d’être soi, à la fois libérée et heureuse de tous les franchissements de toutes les étapes accomplies ?

    Pourtant, à regarder certaines photos et à considérer le visage de la mère, quelque chose d’une ombre passe derrière le « vaste sourire radieux ». Une ombre fugace sous la lumière du regard, la présence discrète d’une crainte à peine ébauchée, quelque chose comme une attente, la présence de l’inabouti dans ce portrait que Diane, l’aînée de ses enfants donne d’elle et interroge :

    « Cette photo d’elle
    avec ses cinq enfants
    vingt-cinq ans manteau
    vaste sourire radieux les mains
    plein les bras.
    Elle ne rêve pas. On imagine
    dans son regard lumineux
    un espoir, mais quelle inquiétude
    traverse sa bouche désorientée ? »

    et quelques pages plus loin :

    « Elle voudrait l’ailleurs encore.
    Cherche du regard une chose
    insensée qui la bercerait. »

    Diane la fille, devenue mère à son tour, a-t-elle trouvé cet ailleurs ? Il semble bien. Il est celui de la poésie. Cet « ailleurs » est sa voie / sa voix. En écrivant sur le lien qui la relie à sa mère, Diane Régimbald lui fait don de cet ailleurs. Elle fait sienne la parole des poètes. Ainsi des mots de Sara Danièle Michaud, à qui elle confie l’ouverture de « Comme lieu(x) » :

    « Il a fallu de la cicatrice pour faire une mère,
    une mère pour faire la matière de l’écriture. »

    Il faut lire Diane Régimbald – Elle voudrait l’ailleurs encore recueil dédié

    « aux filles, aux mères,
    à Denise Leduc, ma mère »

     

    ________________________________

    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

    ________________________________

     

  • Bernard Grasset / Paysages

     

     

     

    <<Poésie d'un jour

     

     

                                    CÉVENNES

       Coule claire la rivière. Ermitage et cigales. Chênes
    verts et pins d’azur.   Près du rocher   tu vois la croix
    arrachée. Sébastien. Sonne la cloche du matin.
        La lampe du mineur.   Le pas   des pauvres.     Les
    mots du vannier. Et l’envol de la tourterelle.  Temple
    et château.   Chevaliers et troubadours   retrouvent la
    vallée des amandiers.
        Allée de cyprès.    Villages aux maisons de schiste.
    Treilles   de    clinton.   Bancels et capitelles.      Qui
    Emprunte la calade du prieur dans l’herbe brûlante ?
    Rêve d’oliviers.
        Les réverbères s’allument sur les serres. La rivière
    n’est plus que murmure.   Assis sur les marches de la
    demeure du mineur,   nous regardons    longtemps  la
    symphonie des étoiles.
       Par les quatre chemins aller vers le soleil.    Le mas
    aux châtaignes    dans le ciel encore azuré.   Arche de
    vérité.    Promesse de résistance.    Sur le sentier   des
    crêtes    il n’est qu’un regard.  Là-bas scintille le haut
    pays des vents.

                         MONT LOZÈRE

        L’heure vient    de marcher vers les hauteurs. Au
    pays des sources. Terre de genêts et de bruyères où
    s’amassent de verts rochers. Près du hameau coule
    l’eau claire sous les arches blanches. Ascension du
    cœur et de l’esprit. Callune et Jean-le-Blanc.
        Chants clairs. Un berger regarde ce désert lunaire.
    Herbe rase. Et le sentier caillouteux contre le bleu du
    ciel. Je cherche l’infini. Passage d’Horeb. Là-bas à
    l’horizon commence un autre monde.
        Tant de solitude    et de silence,      tant de liberté.
    Vaste majesté. Cimes dépouillées. Sans bruit le petit
    oiseau retrouve le vent.   Croix de Malte, montjoies.
    Et la source     près du chemin.     Pointe d’ardoises.
    Le souffle secret des rencontres.   Soudain éclate la
    lumière de midi.    Tant de pas ici revenus.     Mont
    Lozère des nuées – Mont Lozère d’azur.

     

                           MONT BEUVRAY

     

          Et c’est la terre encore. Houe et herse. Meules de
    foin autour des hameaux.    Oppidum celte. Joug des
    jours, ossements du temps.   Lampe d’argile.  Quelle
    langue parles-tu     en gravissant la montée ?  Ombre
    et lumière, ruines et frondaisons. Coque de navire. La
    terre comme voyage.
         Centaurées et sorbiers, fougères et terrasse. Voici
    les vastes étendues comme damier de vert clair, vert
    foncé, sous un voile bleu.     Et là, à l’écart, calme et
    fraîcheur, tu écoutes l’eau vive qui coule claire entre
    les pierres.  Roseaux et escaliers.    Prés de l’attente.
          Une porte    entrouverte.    Sanctuaire des cimes.
    Style et cire.  Des mots sur une tablette en bois pour
    chasser l’oubli.     Une cigale stridule. Lyre et forêts.
    Terres proches, terres lointaines.     Monts et vallées.
    Terre pauvre ruisselante aujourd’hui de lumière.

    Bernard Grasset, « Terres des hauteurs » in PAYSAGES (2014-2022), photographies de l’auteur, LES CAHIERS D'ILLADOR, Éditions Illador 2025, pp. 35, 37, 39.

     

    IMG_2291

     

     

     

    BERNARD GRASSET

    Bernard_grasset_2019 NB
    Source

    ■ Sur Terres de femmes ▼

     

    « Voyage III » (2009-2018) in Et le vent sur la terre des hommes, Vignette de couverture Isabelle Clément, Éditions HenryLa main aux poètes, La rumeur libre Éditions, 2024

    Fontaine de Clairvent, Quatrains des saisons, Illustrations d’Isaure,
    Éditions Au Salvart 2023

    Rachel, Sur les rives de Tibériade, traduit de l’hébreu et présenté par Bernard Grasset, Paris – Orbey, Arfuyen, 2021

    Brise (2006-2008), Jacques André éditeur, Collection Poésie XXI N° 62, 2020

     

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Jacques André éditeur) une fiche bio-bibliographique sur Bernard Grasset
    → (sur Terre à cielune page sur Bernard Grasset
    → (sur Recours au Poèmeune lecture de Brise de Bernard Grasset, par Ghislaine Lejard
    → (sur le site À la littérature de Pierre Campion) une lecture de Brise de Bernard Grasset, par Marie-Hélène Prouteau
    → (sur La Pierre et le Selun entretien de Bernard Grasset avec Pierre Kobel