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  • Ariane Dreyfus / Le double été / Lecture d’Angèle Paoli

     

    Ariane Dreyfus, Le Double Été,
    Le Castor Astral I POÉSIE 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

    Dreyfus

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    A  R  I  A  N  E      D  R  E  Y  F  U  S

    Source 

     

     

     

    De l’élan infini dans Le Double Été

    La vie/ la poésie. La poésie / la mort. La mort / l’Amor / la vie. Dans Le Double été comme dans nombre de ses recueils, Ariane Dreyfus mêle vie et poésie. Poésie et amour. Ensemble ces points dessinent et tracent une constellation lumineuse de sens. La vie est là, présente, ardente ou tout simplement sage, sous toutes ses facettes, celles de tous les jours auxquelles se nouent celles que traverse une foule d’images, composées de souvenirs, de lectures, de films ou de spectacles de danse, de références littéraires et artistiques. La poésie d’Ariane Dreyfus est poésie vivante, vibrante, constituée de fragments que la poète assemble de manière subtile, lesquels l’accompagnent de longue date et façonnent son écriture, entre toutes reconnaissable. Le tout s’impose très naturellement au cœur du recueil Le Double été, avec son phrasé et ses rythmes ; ses trouvailles inattendues – comme dans les deux vers suivants :

    « Dès qu’ils arrivent à l’herbe
    Anders quitte son vélo et son passé tombe par terre avec lui… » –

     L’écriture d'Ariane Dreyfus se nourrit des écritures autres, prenant appui, comme sur de solides étais choisis avec soin, sur les ouvrages qui comptent, car ces fragments habitent la poète en profondeur, qui la traversent continument. Ici, peut-être davantage qu’ailleurs, la mort se glisse entre les pages. Elle accompagne l’amour et la vie, l’amour de la vie. L’amour qui perdure au-delà (et malgré) la mort, car, comme le confie la poète dans son « Poème sage » :

    « Le corps qu’on a connu est entré dans les pensées
    Assez souvent pour que la mélodie monte encore »

    Deux œuvres en particulier ont guidé la sensibilité de la poète dans l’écriture de Le Double été. Deux œuvres marquées par le deuil : Ce sentiment de l’été, film de Mikhaël Hers et Une autre Aurélia, œuvre bouleversante du sinologue suisse, Jean-François Billeter. L’un et l’autre, le film et le récit-journal, « abordent la mort d’une compagne, et cette nécessité de continuer à vivre… »:

    « J’étais dans un malheur qui voulait être heureux
    Un malheur qui fait des efforts, heureux
    De faire des efforts, si rare de vivre »,

    pense Anders dans « Rêve (du 3 juillet au 4 juillet) ».

    Et, plus loin, dans le poème intitulé « L’Hésitation », le même Anders s’interroge :

    « Est-ce qu’il veut vivre encore ?
    Il soulève son bras, mais c’est tout le corps
    Qui veut
    Et le lui demande »

    Poésie narrative sans doute que celle de Le Double été, puisqu’il y a une histoire. Mais aussi poésie. Une histoire en trois temps avec trois personnes, trois femmes. Et un axe temporel qui s’étire de 2015 à 2019. Une histoire d’amour de deuil de mort. Mais une histoire qui reprend vie, inattendue, toujours recommencée. Et, au centre, qui fait le lien entre Sasha, Zoé, Lisa, – amante, sœur de l’amante, nouvelle amante – un jeune homme, Anders, que vient ébranler le deuil.

    « Il s’appelle Anders et elle s’appelle
    Mais pourquoi l’appeler puisqu’elle va mourir » (in « Berlin (La Chambre) »

    Ainsi s’ouvre le recueil, sur ces deux vers. ("Terrible", ai-je noté en marge, au crayon de bois, sans trop m’interroger sur le sens à donner à cette interjection).

    Les poèmes ici rassemblés, donnent sur une infinité de mondes, de lieux et de décors (villes, parcs, chambre, atelier, plages…) et de paysages, de découvertes, de voix qui prennent place dans l’espace du poème en même temps qu’elles ouvrent à l’infini sur d’autres possibles. Chaque poème est un tableau dans lequel les scènes, prises sur le vif, offrent des images où le passé vient rejoindre le présent, jusqu’à se substituer à lui, presque :

    « Quand il bouge son corps Sasha revient
    Plus facilement, elle ne prévient pas pour autant… »

    Le temps très bref d’un instant, présence et absence se superposent se rejoignent se frôlent et se fondent, jouant subtilement l’une de l’autre. L’amour la mort,

    « Comme paupières à chaque souffle tressaillent
    Feuilles aussi vivantes
    Que visages se touchent l’une contre l’autre » (in « La Reconnaissance »)

    [Lire A.D, je la lis à la Marine, entre deux baignades deux eaux, modifie l’espace et le temps. Avec elle, je suis ailleurs, rien n’est plus comme avant dans la familiarité des choses connues. C’est une sensation rare, très singulière, jusqu’à lors jamais à ce point éprouvée. De sorte que Le Double été ne me quitte pas. Il navigue avec moi, de la Marine à la plage, du matin délicieux aux après-midi chauffées à blanc.]

    Ce qu’il y a de passionnant dans ce recueil bouleversant, outre les poèmes qui sont très beaux et échappent à tout essai de préhension définitive – ils gardent ainsi leur part de mystère – c’est tout l’appareil du paratexte – exergues et notes, citations finales – qui rassemble toutes les références, page après page. Ainsi, à travers Ariane Dreyfus, lit-on tant d’autres œuvres-échos de Le Double été et ces lectures parallèles et (ou) annexes ne cessent de modifier la lecture de chacun des poèmes du présent recueil. Ainsi la poète invite-t-elle à une lecture démultipliée. Et ouvre-t-elle autant de pistes de lecture à l’ouvrage premier. Une lecture en éventail, en quelque sorte. Où l’on retrouve des fragments de poèmes et de titres de Guillevic, de Pierre Jean Jouve, de Jacques Réda, de Sandro Penna, de Colette, de K. Mansfield, d’Éric Rohmer … de Marilyn Monroe, mais surtout de vastes références au poète Mathieu Bénézet – Ceci est mon corps / Détails / L’Océan jusqu’à toi/ Premier crayon – et à Jean-François Billeter – Une autre Aurélia – dont les extraits et citations reviennent et se glissent – en italiques – entre les vers d’Ariane Dreyfus.

    L’on croise aussi Germaine Dulac, dont la définition qu’elle donne du cinéma pourrait s’appliquer à Ariane Dreyfus :

    « Le cinéma est un œil grand ouvert sur la vie, un œil plus puissant que le nôtre. Il visualise à la fois l’exactitude et l’insaisissable. »*

    Et, parmi d’autres aphorismes, celui-ci :

    « Le cinéma est l’art du mouvement et de la lumière. »**

    Lumière sur laquelle se clôt le recueil :

    « Quelque chose brille sur son dos
    Il la caresse à nouveau
    Mieux qu’une aile ».

    Ou encore, deux pages plus loin, dans ce final qui unit Lisa et Anders,

    «…. Anders ne la quitte pas des yeux,

    Laissant le soleil dire sa tendresse autant que désir
    L’écume la toucher aux genoux, leur nacre »,

    et, consolatrice et légère, cette « Chanson à l’aube » de Paul Fort :

    « Où est donc ma peine ?
    Je n’ai plus de peine.
    Ce n’est qu’un murmure
    Au bord du soleil. »

    Quant à la poésie, comme les autres arts et comme la danse aussi, elle est « mouvement » « qui reflète des impressions successives, qui oppose et relie des sensations et des états d’âme. Les mots, en littérature, peuvent être assimilés aux éléments d’un mouvement, que reconstitue la phrase. Mouvement aussi la musique qui se déroule en harmonies toujours changeantes, toujours animées… »***

    Ainsi de ce poème étrange, dont le titre même interroge – quels signes avant-coureur peuvent bien conduire à l’existence de ce « Jaune Poussin » ? Quelles images sont cachées et incluses derrière ces deux mots ? – qui glissent à l’insu de la lectrice, subrepticement, de la vie à la mort, du présent au passé récent, des suppositions aux certitudes, du mouvement extérieur au mouvement intérieur. Mouvement qui gagne l’espace et le temps, la surface familière des choses et la profondeur – histoire d’un pull qui glisse et tombe, de Sasha qui s’en empare puis glisse et tombe à son tour, de l’avant à l’après, si proches et si indissociables :

    De : « Sasha s’effondre sans un bruit et sans douleur » (in « Mariannenplatz »)
    Á : « Maintenant il est seul à bord » (in « Jaune Poussin ») ; expression empruntée à Une autre Aurélia. Et déclinée dans le recueil sous d’autres formes.
    C’est sur la métaphore de la mer que se clôt ce moment de l’histoire de Sasha et d’Anders et que se réalise la fusion amoureuse avec la mort :

    « Il recule, ramasse le pull avec le courage d’un plongeur
    Vers les grands fonds
    Ainsi je suis plus en toi qu’en moi-même. »

    Grande admiratrice de la poésie d’Éric Sautou, Ariane Dreyfus a aussi sa pratique du silence. Silence du geste et du regard, silence dans la musique et au cinéma, dans les figures corporelles de la danse. Dans la poésie. Elle possède un art personnel de ne pas tout dire. Elle laisse le suspens lever entre les mots. Ainsi de la définition qu’elle donne d’Anders dans « Une blancheur égale » :

    « Dépouillé
    Comme un jeune homme qu’aucune femme encore… »

    La phrase interrompue laisse la pensée de la poète se poursuivre ailleurs.

    De même que le silence fait partie du poème et de la musique, la chute fait partie du mouvement.

    « Le silence fragmenté, est-ce la musique ? » interroge la poète ou la danseuse Maya dans le poème intitulé « Le rythme d’une chute, répétition / Batsheva Dance Company »). La chute finale de Maya renvoie à celle, antérieure et définitive de Sasha :

    « C’est tellement bien quand on n’a pas peur du tout
    Et la gravité de la terre »

    Silence de l'indicible qui affleure entre Lisa (elle) et Anders. Sasha:

    « Elle se déchausse car on approche de la mer

    Anders la laisse y aller, voir tout son corps
    Lui entrer dans la chair à la regarder

    Elle avance son pied, marche dans l’eau si émouvante
    Sait-elle qu’elle bouge en lui,

    Sasha frémit aussi
    Puis se retourne de l’autre côté elle s’y repose… » (in « La plage grande ouverte sur la mer»)

    Qu’en est-il – dans Le Double Été – du manque dans l’amour ? Comment en résoudre l’énigme lorsque la mort a pris toute la place occupée jadis par l’amour ? Ariane Dreyfus, tout comme Jean-François Billeter, tourne autour de ce constat : ne pas enfermer l’autre, ne pas l’enserrer dans un étau ; laisser le suspens agir par surprise. Faire confiance à l’imprévu. Ainsi dans ce dialogue d’Anders avec Sasha :

    « Et c’est à nouveau
    La fraîcheur d’un chemin suspendu entre deux vides
    Mais je n’ai plus peur parce que vois-tu

    Sasha, tu viens de me surprendre
    Je n’espérais pas, je croyais que plus rien ne nous arriverait

    Tu sais comment je vais l’appeler ? Je vais l’appeler
    La sieste heureuse » (in « L’imprévu »)

    Ailleurs la poète prête à Anders les efforts conscients qui l’habitent pour ne pas transformer Sasha en gisante, la réduire à corps de marbre, immobile et froid :

    « Sur le banc où il est assis pour se regarder dans l’arbre
    Ne pas tourner la tête vers Sasha
    Elle n’y est pas, et la main,
    Ne pas l’allonger jusqu’à sa place habituelle
    Á côté de lui
    Ce ne serait, à la seconde même, que gisants,
    tremblements de feuilles mortes
    dans la gorge ****(in « Au Parc Montsouris (Avril) »

    Le plus beau poème d’amour du recueil, celui que je lis et relis chaque jour, est, me semble-t-il, celui de « L’Élan infini », qui fait surgir les images reconnues, d’un passé partagé, vécu entre enfance et érotisme floral, tendresse ludique et aveu. Tremblé d’émotion. Le voici :

    « Anders lance le drap pour qu’il retombe sur le lit

    Ses bras !
    Si légers soudain malgré le gris du jour, ses bras
    Voudraient un geste encore
    Malgré l’ombre sur le mur renversée
    En un instant

    La vie qu’ils ont eue

    Il sait comment elle bougeait sur le lit
    Et s’immobilisait, encore
    Les yeux ouverts

    C’est pour mieux te voir, comment sa bouche
    S’ouvrait, puis se faisait étroite et souple, fleur dans tous les sens,
    Ou quand, au matin si proche,
    Elle se rendormait, posant le bout de son pied sur lui

    Une seule note

    Pas de clavier dans la chambre que lui, tout maigre
    Son tee-shirt toujours trop large, elle s’y glissait
    Sa tête surgissant contre lui

    Le bonheur qu’elle a mis dans ma vie continue à couler à flots *****»

     

    *Germaine Dulac, Qu'est-ce que le cinéma? Light Cone, 2020

    **Germaine Dulac, Avez-vous peur du cinéma, Chroniques (1919-1931), Æncrages &Co 2024, p.25

    ***Germaine Dulac, Avez-vous peur du cinéma, Chroniques (1919-1931), Æncrages &Co 2024, p32

    ****Mathieu Bénézet, Premier crayon, Flammarion, 2014,p.62

    *****Jean-François Billeter, Une autre Aurélia, Allia 2023, p.16

     

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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    A R I A N E   D R E Y F U S

    Ariane Dreyfus
    Image, G.AdC

    ■ Ariane Dreyfus
    sur Terres de femmes ▼

    Le double été, Le Castor Astral I POÉSIE 2024

    Nous nous attendons, précédé de Iris, c’est votre bleu, Préface de Françoise Delorme, Bibliographie commentée par Stéphane Bouquet, Poésie Gallimard, Éditions Gallimard 2023
    → En sens inverse (poème extrait des Compagnies silencieuses)
    → Anatomie (extrait de Moi aussi)
    → Le Dernier Livre des enfants (lecture d’AP)
    → L’Inhabitable (note de lecture d’AP)
    → Épilogue (poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    → La nuit commence (autre poème extrait du recueil L’Inhabitable)
    → La Lampe allumée si souvent dans l’ombre (note de lecture de Matthieu Gosztola)  + L’Amour 1 dans sa graphie originelle)
    → Nous nous attendons (note de lecture de Tristan Hordé)
    → « C’est tout mouillé » (poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    → « Je suis en train d’oublier son visage » (autre poème extrait du recueil Nous nous attendons)
    → Sophie ou la vie élastique (lecture d’AP)
    → Le beau tapis (poème extrait du recueil Sophie ou la vie élastique)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) SAMI (poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → Un recoin dans un coin (autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)
    → (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait d’Ariane Dreyfus par Guidu Antonietti di Cinarca  (+ un autre poème extrait de La Terre voudrait recommencer)

    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Ariane Dreyfus
    → (sur YouTube) Ariane Dreyfus dans l’émission Du jour au lendemain d'Alain Veinstein (France Culture, 29 décembre 2001)
    → (sur le site de France Culture) Ariane Dreyfus dans l'émission Ça rime à quoi ? de Sophie Nauleau (30 octobre 2010)
    → (sur le site de France Culture) Ariane Dreyfus dans l'émission Du jour au lendemain d'Alain Veinstein (19 mars 2013)

     

  • Danielle Fournier / Il y avait du sel

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

     

     

    BOIS DUR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo..: G.AdC

     

     

     

    Il y avait du sel, du feu                                           
    de la glaise

    et des coulées de lave
    plus forts que nous
    heureusement
    plus forts que nous
    qui, à mesure,
    disparaissions
    dérisoires

    debout dans la tempête
    le bois tendre plie
    le dur, lui, résiste

    que se passet-t-il donc
    dans cet univers qui
    s’échappe ?

     

     

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    Danielle Fournier, Il y avait du sel, Éditions.Imprévues,  « Accordéons » 2021, pp. 1,2.

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    DANIELLE  FOURNIER 


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    ■ Danielle Fournier
    sur Terres de femmes ▼

    → (dans la galerie Visages de femmes) un Portrait de Danielle Fournier (+ un autre poème extrait du même recueil)
    → Le chaos des flammes
    → ton prénom
    → Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (extrait)
    → Danielle Fournier | Luce Guilbaud [Dis-moi plutôt ce qui nous réunit](autre extrait d’Iris)
    → Danielle Fournier | Luce Guilbaud, Iris (note de lecture d'AP)
    → (dans l'anthologie poétique Terres de femmesPas de mots dans les mots
    ce pourrait être l’été, Méridianes – Collection Duo, avecMireilleFargier-Caruso

    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur L’île, l’infocentre littéraire des écrivains québécois) une notice bio-bibliographique sur Danielle Fournier
    → (sur Voix d’ici, répertoire audio de la poésie québécoise) deux extraits du recueil Il n’y a rien d’intact dans ma chair, dits par Danielle Fournier
    → (sur remue.net) Rencontre avec Danielle Fournier (soirée enregistrée le 4 décembre 2012 à la Mairie du 2e arrondissement, Paris)

     

  • Doina Ioanid / Une obscurité remplie de lumière

    <<Poésie d'un jour

     

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    Fenêtres à Amsterdam.   D’autres fenêtres   que celles    avec les filles, des
    fenêtres allumées   au-delà   de l’immense acacia   qui dépasse la maison à
    trois étages, des fenêtres-boîtes, des caisses vitrées et éclairées, des caisses
    avec des histoires d’orphelins    dans la cour du    Musée d’Amsterdam. Et
    d’autres caisses  avec des histoires de    familles    fortunées et généreuses.
    Musée avec des caisses raconteuses. Je me souviens du coffre du lit contre
    lequel je m’adossais lorsque je lisais.   Le coffre  capitonné accompagnant
    mes lectures. Et à nouveau, c   es caisses-boites-vitrines avec des histoires.
    Des fenêtres avec des fromages,   un musée du fromage,  des fenêtres avec
    des dentelles,    des chaussures Saint-Crispin   faites à la main (de grandes
    pointures pour hommes grands), des fenêtres avec des canapés confortables,
    garnis de coussins.   Des fenêtres avec des lampes de nuit parmi les arbres,
    fenêtres-façades.    Et tout à coup me reviennent les fenêtres de synagogue
    peintes pas Chagall.   Des fenêtres que je collectionne de partout ainsi que
    des livres, des lettres ou des cartes postales.

    Des petites fenêtres à l’arrière de la maison comme des carrés éclairés dans
    ces jours d’hiver.   J’ai toujours aimé   ces petites fenêtres,     par lesquelles
    je regardais    comme par une lunette les autres,    car elles donnaient     sur
    d’autres jardins. Je me tenais    perchée sur le tabouret   et les regardais. Et
    chaque jour j’avais un petit film.    Tantôt,  c’était assez ennuyeux, travaux
    quotidiens,    tantôt c’était plus animé,    rencontres de parents, cris de joie
    ou jurons.   Et un jour,    je ne sais pas comment c’est arrivé, la petite vitre
    du garde-manger s’est assombrie.    Elle s’obstinait à rester    cendrée. Un
    gris cendré et graisseux à me donner le tournis, voire la nausée.

    Lorsque le cadre    des fenêtres était encore     en bois, nous avions
    une autre relation au bois. Nous l’essuyions,  nous en suivions les fissures,
    les bouchions au mastic, les peignions.    Les fenêtres dont  nous prenions
    soin faisaient partie de notre vie.    C’était quelque chose de normal, aussi
    normal que les saisons et leurs fêtes.    Puis,     nous y mettions    de petits
    rideaux ou des dentelles.    Et ils n’oubliaient     jamais  leur raison d’être.

     

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    Doina Ioanid, « Les poèmes des fenêtres » in Une obscurité remplie de lumière
    Traduit du roumain par Jan H.Mysjkin, Préface Carmen Muşat, Éditions Lanskine 2024, pp.13,18,19.

     

     

    DOINA

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Ph. Jan H. Mysjkin

    DOINA IOANID SUR   => TdF 

  • Alain Freixe / Quand l’automne dit non, c’est oui que j’entends

      <<Poésie d'un jour

     

                                                                                                                             

     

     

    J’aime l’automne sans que je sache d’où que ça vient comme le
    disait Françoise   au narrateur d’À la recherche du temps perdu.
    Cela  s’impose à moi   comme le sourire    d’un ciel clos sur ses
    nuages   que le vent dessoude    et bouscule.    Vent, réinventeur
    de ciel,    ouvreur des grandes routes   du froid, celui des neiges
    et des gels.   Déchiré et éclairé,   l’automne    va son allant   qui
    est perpétuelle réserve,    retenue,    protection de soi,  de ce qui
    fait son cœur,    porte qui bat    au sein du temps      par laquelle
    j’aime à passer    et me perdre     en ces arrières qui sont devant.

                                                               *
    Tremblements      obscurs,      passages     d’ombres,      brumes,
    sombres parages,    j’aime cette     façon navrée     de porter    le
    temps.     Cette manière qu’a l’air   de laisser venir sur le monde
    la pénombre,    de laisser descendre     les ombres du soir, demi-
    jour    où le décor se floute,     où le silence     prend possession
    des lieux.    Les contours nets    et ceux déjà estompés palpitent
    ensemble,    l’obscur ne dissout pas     les formes,      il les rêve
    plutôt.

                                                                *
    Des brouillards    miséricordieux     paressent     entre les troncs
    nus     des arbres du Bois Noir   en contrebas de la route en leur
    ajoutant     cette distance    qui les doue      de ce lointain où les
    choses du monde se retirent.     Quelque chose       s’abandonne
    non à     une présence vive    mais au contraire à quelque chose
    qui s’est déjà     absenté.     C’est cette présence       enfuie que
    j’aime.

     

    Freixe automne

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Alain Freixe, Quand l’automne dit non, c’est oui que j’entends, Cahiers du Loup bleu, Dessin de Martin Miguel, Les Lieux dits 2022,pp.18,19, 21.

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    ALAIN   FREIXE

    Alain Freixe par Marc Monticelli
    Source

    ■ Alain Freixe
    sur Terres de femmes ▼

    Les mains heureuses, La rumeur libre éditions, 2022
    → Vers les riveraines (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → Vers les riveraines (lecture d’AP)
    → À l’étrangère (extrait de Vers les riveraines)
    → [on serait à couvert sous les arbres] (autre extrait de Vers les riveraines)
    → Bleu plié au noir
    → Contre le désert (lecture de Michel Diaz)
    → Contre le désert (lecture d’AP)
    → Septième pas (extrait de Comme des pas qui s’éloignent)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmesSerge Bonnery et Alain Freixe, Les Blessures de Joë Bousquet, 1918-1939 (lecture d'AP)
    → P/oésie, le blog d’Alain Freixe : La poésie et ses entours

  • Jean-Pierre Siméon / AVENIRS suivi de LE PEINTRE AU COQUELICOT

      <<Poésie d'un jour

     

     

     

    Pavot

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo : G.AdC

     

     

    Rebelles nous serons

    Rebelles nous serons
    Comme un matin qui piétine la nuit
    A l’entour de la vie
    Ce n’est plus la vie
    Nous serons chez nous
    Au cœur de chaque seconde
    Nous prenons absurdement le temps pour le temps
    Il doit être un lieu
    Si nous n’habitons pas notre souffle
    Nous sommes un feuillage sans tronc
    Nos gestes nos pensées nos désirs
    Tôt desséchés
    Nos paroles des feuilles mortes
    A l’entour de la vie
    Ce n’est pas la vie
    La vie demande l’éternité dans la seconde
    Là où le dedans et le dehors s’épousent
    Là où tout en nous se concentre et s’épouse
    L’air et la lumière
    Le bruit et le silence
    Le vol de l’oiseau
    Et le poids de la pierre
    L’univers et sa question
    Vivre ne peut être qu’habiter la question
    Comme font les amants dans leur étreinte
    Comme fait le dormeur
    Quand le jour tinte à sa fenêtre
    Toute réponse nous dépossède de la vie
    Rebelles nous serons à toute réponse
    Il n’y a pas de différence
    Entre un poème et une poignée de main
    Dit Paul Celan
    Le poème est une question
    La poignée de main est une question
    La vie est une poignée de main

     

     

     

    SIM

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean-Pierre Siméon, « Déserter la mort » in AVENIRS suivi de LE PEINTRE AU COQUELICOT, Poèmes, Éditions Gallimard, 2024, pp.68,69.

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    JEAN-PIERRE SIMÉON

     

    Jean-Pierre Siméon
    Source

     

    ■ Jean-Pierre Siméon
    sur Terres de femmes ▼

    Une théorie de l’amour, poèmes, Éditions Gallimard, 2021
    → [Chaque pli du matin] (poème extrait de Fresque peinte sur un mur obscur)
    → [Tandis que j’écris ce poème tu dors] (poème extrait de Lettre à la femme aimée au sujet de la mort)
    Retour du refoulé poétique (nrf n° 641)

    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la Poéthèque du site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Jean-Pierre Siméon

     

     

  • François Cheng / Suite Orphique

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

     

    La-place-vide-laissée-vacante-signale-l’absence

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo: G.AdC

     

     

                           6

    Je lève la tête, et tu es là,
    ton être entier en un regard :
    Au milieu des rides, éclate
    un iris taché de rosée…

                            7

    Quand nuitamment nous vient la voix d’un être cher
    depuis longtemps parti, s’ouvre en nous une voie vive,
    Voie de l’âme, voie des larme, source d’un courant
    nous conduisant en secret jusqu’à l’Autre-Rive.

                             8

    Nous sortirons de l’errance ;
    tout n’est plus que retrouvailles.
    Au bout des allées : mésanges !
    et le long de l’étang : cailles !

                              9

    La mort n’efface rien ; Orphée persistera
    A se retourner, tirant de l’ombre l’aimée
    Le Vide-médian tournera le tout en chant,
    Et le corps déchiré en souffle résonnant.

     

                             95

    Être ici les yeux ouverts et le cœur battant
    fût-ce le temps d’un éclair,
    L’univers n’est plus là pour rien. Cet instant nôtre
    vaut en durée l’éternité.

                            96

    Non cycle mais cercle, on avance en ondes concentriques ;
    Non rectiligne mais spirale, on s’élève de sphère en sphère.
    Tout astre suit une orbite, nulle vie n’est à part,
    Dans la longue lignée, on ne succède pas, on rejoint.

    IMG_0628 (5)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    François Cheng, Suite Orphique, 99 quatrains, Postface de Daniel Henri Pageaux, Gallimard 2024, pp.16,17,18,19,114,115.

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    F R A N Ç O I S     C H E N G

    Cheng
    Source

    ■ François Cheng
    sur Terres de femmes ▼

    Enfin le royaume, quatrains, Éditions Gallimard, Collection blanche, 2018
    → L’appel de la mer
    Longtemps à longer cette eau sans âge
    → [Oui, nous suivrons le sentier]
    → Rose d’indigo
    → [Suivre le poisson, suivre l’oiseau]
    → Tango toscan

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de l'Académie française) une bio-bibliographie de François Cheng

  • Terres de femmes n° 235 ―Août 2024

     

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    du numéro du mois d'août 2024
     
     
    TDF AOÛT2024
     
     

     

     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

     

     

     

     

    Image: G.AdC

    Responsable de la rédaction : Angèle Paoli
    Coordination éditoriale et mise en pages :  Yves Thomas ( † 2021 ) 
    Direction artistique et mise en images : Guidu Antonietti di Cinarca: ( G. AdC ) 
     
     
     
     
     
  • Éric Sautou / Histoires qui n’ont pas pu / Lecture d’Angèle Paoli

     

    Éric Sautou / Histoires qui n'ont pas pu
    Éditions Faï fioc 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

    Éric Sautou  : Histoires qui n'ont pas pu :

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     Aquatinte de G.AdC 

     

    De l’haridelle… fleur des bois.

    Il existe sur terre des histoires qui n’en finissent pas de commencer et qui ne se terminent jamais. Mais il arrive aussi que les histoires, même incomplètes, perdurent à travers temps. Elles vagabondent, morceaux épars, d’une génération à l’autre, se transmettant jadis de bouche à oreille, se transformant et se modifiant en fonction du locuteur ainsi que des trépignements du jeune auditeur. Il arrive parfois qu’elles s’arrêtent en chemin, qu’elles s’interrompent, laissant celui ou celle à qui elles s’adressent, dans le suspens. Ou dans le loisir de les poursuivre à leur guise. Ainsi des Histoires qui n’ont pas pu. Dont le titre à lui seul ouvre sur une indécision de la pensée.

    Auteur des Histoires qui n’ont pas pu, Éric Sautou laisse à chacune et à chacun le loisir de poursuivre à son gré les récits qu’il a entrepris sans leur permettre de parvenir à leur terme ; ou au contraire de n’en rien faire, respectant ainsi leur état d’incomplétude. D’ailleurs, le poète, en grand enfant qu’il semble être, prend-il le soin de préciser en 4è de couverture qu’« un livre pour enfants ça n’existe pas », ajoutant et complétant, non sans un certain humour, cette première assertion par la suivante, plus énigmatique : « (les enfants n’existent pas) ». En effet, les enfants n’existant pas, les livres d’enfants n’ont aucune chance d’exister. Peut-être pour le poète, les enfants ne sont-ils que des adultes en miniature de sorte qu’il n’existe aucune différence entre les uns et les autres. Aucune différence entre les livres destinés aux uns et aux autres.

    Pour en revenir aux histoires rassemblées dans ce dernier recueil, l’on peut s’attendre à être surpris ; à rester sur sa faim (sa fin ?) ; à s’interroger. Á quoi bon en effet se lancer dans la lecture d’un recueil, si les histoires annoncées n’ont pas abouti ? Cela risque d’en décourager plus d’un ! Á quoi bon poursuivre si elles ont renoncé – ou échoué – à dire ? Car les mots disent rarement ce que l’on cherche à leur faire dire. Hé bien justement ! Tout le talent du poète réside dans ce suspens. Histoires qui n’ont pas pu. Avec beaucoup d’humour, le poète joue. Peut-être se joue-t-il aussi de nous, lecteurs, de nos attentes et nos us bien rôdés de lecture. Nous, à qui il propose de poursuivre à notre gré et selon notre sensibilité, les histoires qu’il a commencées puis qui se sont abandonnées d’elles-mêmes en cours de route. Á chacun de les reprendre. De donner une suite possible au poème. Ou au contraire de n’en rien faire. Ne pas tout dire. Ne pas dire. Laisser aux mots la liberté d’aller leur chemin. De rejoindre leur cible. Et à la lectrice éblouie, le plaisir de savourer le suspense.

    Je lis et je relis Éric Sautou sur la plage, au milieu du fracas des vagues et du vague brouhaha des voix et rien ne peut me distraire de ma lecture. Il arrive même que je rie et que je me lance dans une lecture à voix haute. Pour faire résonner autrement les poèmes, pour leur donner une chance de se prolonger au-delà des mots-mêmes. D’aller au-delà du silence. Le silence, quelle que soit la forme qu’il prend, est souvent chez Éric Sautou, le personnage principal. Et l’attente, son principal corollaire. Tous les autres – « Monsieur Récamier », « Monsieur et Madame Simonin », « Valentine la poupée » – … ne sont là que de passage. Plus d’une fois, le propos s’interrompt, prolongé par des points de suspension.

    Annoncées par un titre, les histoires prennent pourtant le temps de s’inscrire sur la page, tantôt réduites à quelques phrases, parfois même à une seule ; d’autres fois un peu plus développées mais tout aussi singulières. Les mots sont simples, les situations familières, parfois même ordinaires. Les interrogations sont celles de la vie courante. Á quoi tient qu’elles nous surprennent ? Qu’elles nous saisissent ? Qu’elles nous font sourire ? Le plus souvent, à une forme de décalage. D’inattendu. Qui nous laisse dans le suspens, justement. Comme dans ce poème dont seul le titre éclaire le propos :

    « Je l’ai toujours connue.

    Quand je l’ai vue pour la première fois, j’ai pensé :
    Alors te revoilà ! » (in « La Mer et Moi »)

    Ou dans cet autre, construit sur la musicalité de la répétition et de ses variations. Pour moi, la fine fleur de la poésie :

    « Où qu’elle portât son regard, n’était offert à sa vue
    que neige qui tombe, neige tombée.

    Neige qui tombe, neige tombée…

    Il neigeait en silence sur la neige tombée. » (in « La fille neigée »)

    Les dialogues, lorsqu’il y en a, se résument parfois à une amorce. Qui parle à qui ? On ignore tout du contexte, du lieu, de ce qui a précédé et de ce qui va suivre. Ou alors, les échanges tournent court, dans un marmonnement à la Ionesco. Ou à un tour de passe-passe à la Tardieu. Parfois jusqu’au bord de l’absurde. Dans un questionnement qui prend par surprise. Et pourtant, pas si absurde que cela :

    « Qu’y a-t-il dans l’œuf ?
    Quelque chose – ou peut-être quelqu’un.

    L’agiter (maintenant lui parler).
    Qui est là ?
    Dans l’œuf secoué rien ne bouge ni ne répond.
    Qui est là ? (in « L’œuf où nous sommes ») »

    Il arrive aussi que le contexte soit détourné par un titre-écran. Ainsi dans le décor boisé du « Renard ou Lapereau ». Où il n’y a ni l’un ni l’autre. Mais ce n’est pas la seule perplexité. Les mots ont-ils le même sens pour tout le monde ? Je m’interroge. Pour moi une « haridelle » est un mauvais cheval. De type rossinante. Une haquenée. L’un et l’autre mot – haridelle/haquenée/Rossinante – ont un sens péjoratif lorsqu’ils désignent une femme. Éric Sautou fait de l’haridelle une fleur des bois, aux couleurs indéfinissables, hésitant entre le bleu et le mauve. Elle est assortie de lumière dans un poème où tout était sombre. En réalité, tout échappe. Rien ne se laisse appréhender ou saisir de manière claire. Les mots sont ambivalents, qui désignent tout autre chose que ce qu’en dit le dictionnaire. Ou de ce qu’annonce le titre du poème. De sorte que nommer donne sur une autre réalité. Les noms propres – noms de pays de fleuves ou de personnages – ouvrent en quelques vers sur un imaginaire inédit. Inouï. Sidéral. Alors même qu’ils sont poursuivis, les lieux échappent. Dont les noms sont insaisissables. Ils se dérobent, laissant place à la seule attente. Ou alors au vide. De sens d’objet de compréhension:

    « Il ne se souvenait de rien.
    Pas même qu’il y eut des mots pour dire ces choses
    (d’avoir été). » (in « La nuit d'ici »)

    Les personnages eux-mêmes doutent de leur identité. Évanescents, voués à disparaître aussitôt que surgis, à s’effacer sans bruit, les êtres sont des apparitions. Ainsi de ce « garçon qui n’en finissait pas ». Qui n’en finissait pas de compter. Quoi ? Rien. Et qui revient par trois fois poursuivre sa litanie de chiffres interminable. Réels irréels, sans cesse réduits à s’interroger sur leur identité, les êtres flottent dans le paysage, s’absorbent en lui, se confondent et fusionnent. Certains lieux évoquent l’Hérault. Ses plages et ses dunes de sable fin, son arrière-pays et ses paysages spécifiques. « La Tamarissière ». « Navacelles ». Mais il ne faut pas s’y fier. Les lieux aussi se dérobent à toute identification géographique précise.
    Au bord du sommeil, les visages s’estompent puis disparaissent. Laissant la scène de théâtre dans le mystère et la tendre incertitude de leur présence-absence :

    … « (un temps)

    Tu es toujours là ?
    Je serai là – toujours.
    Tu penseras toujours à moi ?
    Je penserai toujours à toi.
    Tu n’oublieras pas mon visage ?
    Je l’ai déjà un peu oublié.
    Et ma voix ?
    Je l’entends mais c’est déjà une autre voix.
    Voix et visage alors s’en vont ?
    Voix et visage s’en vont. » (in « Je suis là »)

    Avec Histoires qui n’ont pas pu, Éric Sautou s’affirme en maître de la poésie onirique.

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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       É R I C   S A U T O U

    ERIC SAUTOU

    Ph. Sébastien Solidon
    Source

    ■ Éric Sautou
    sur Terres de femmes ▼

    Grand Saint Vincent, Éditions Unes 2023, lecture d’Olivier Vossot
    → Beaupré (lecture d’AP)
    → [c’était ça simplement ça] (extrait de Beaupré)
    → [Lire les poèmes] (extrait des Jours viendront)
    → La vie éternelle, I (extrait d’Une infinie précaution)
    → [comme le héron je descends de ma fenêtre] (extrait des Vacances)
    → La Véranda (lecture d’AP)
    → [assise et seule assise] (extrait de La Véranda)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du Printemps des poètes) une fiche bio-bibliographique sur Éric Sautou
    → (sur Terre à ciel) une page sur Éric Sautou

     

  • Jean-Pierre Chambon / Étant donné

    Poésie d'un jour

     

     

     

     

    LUNE-COINS

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    photo : G.AdC 

     

     

     

    ǀ Transsubstantiation ǀ

    Papillotant à travers des feuillages
    que le vent brasse
    la lumière filtrée par un vitrail fait danser
    sur le pavement de la petite église
    la queue d’un arc-en-ciel décomposée
    en un jeu de pastilles de couleur
    comme si en elles miraculeusement s’étaient
    transsubstantiés les pigments des fleurs des champs
    dont se fane un bouquet dans le transept
    au pied de la statue d’un saint

    ǀ Au fil de l’eau ǀ

    Dans une trouée entre des saules
    dont la rousseur infuse l’eau
    deux canards de leur sillage
    décomposent en paillettes d’or
    l’étincellement de la lumière
    et distordent le reflet
    des feuillages et des nuages
    puis la cicatrice se dissipe
    à la surface apaisée de l’eau
    où saisi d’une sorte d’hypnose
    je laisse dériver dans le courant
    le mince fil de ma rêverie.

    ǀ Ricochetsǀ

    À l’approche du soir
    le ciel en blanchissant prête
    à la surface de l’étang un poli de miroir
    qu’un enfant se plaît à troubler au jeu des ricochets
    s’émerveillant de voir à l’impact
    de chaque rebond l’eau se mettre à sourire
    jusqu’à ce que longtemps après le dernier choc absorbé
    au bout de la dernière pierre engloutie
    assez d’ombre ait enfin in fusé toute clarté
    pour que la lune puisse venir déposer
    son œuf pâle au creux d’un nid de joncs
    et que le chœur des crapauds goitreux
    entonne sa ritournelle sardonique

     

    Chambon

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean-Pierre Chambon, Étant donné, Aquarelles de Philippe Cognée, Éditions Al Manar 2024 , pp.40, 53,101.

     

     

    JEAN-PIERRE CHAMBON

    Jean-Pierre Chambon  en vignette
    Source

    ■ Jean-Pierre Chambon
    sur Terres de femmes ▼

    →Je ne vois pas l’oiseau, Encres de Carmelo Zagari, Al Manar2022
    La montagne lumineuse, Peintures Mad, Voix d’encre 2022.
    L’Écorce terrestre (lecture de Cécile A. Holdban)
    L’Écorce terrestre (lecture d'AP)
    [Fleurs dans la fleur]
    [Je touche le grain du silence] (extrait de L’Écorce terrestre)
    → L’invention de l’écriture (extrait de Zélia)
    → Des lecteurs (lecture d’AP)
    → Des lecteurs (extrait)
    → Noir de mouches (extrait)
    → Le Petit Livre amer (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → Détour par la Chine intérieure (poème extrait du Petit Livre amer)
    → Fragments d’un règne (poème extrait du Roi errant)
    → [Sur le papier la lumière](extrait de Sur un poème d’André du Bouchet)
    → Tout venant (lecture de Sylvie Fabre G.)
    → [À partir de l’inaliénable singulier] (extrait de Tout venant)
    → Un écart de conscience, II (extrait)
    → Zélia (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → Jean-Pierre Chambon | Marc Negri, Fleuve sans bords (lecture d’AP)