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  • Cécile Guivarch / SI ELLES S’ENVOLENT

      << Poésie d'un jour

     

     

     

     

     

     

    Infirmière 2 guerre mondiale

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    "Elles allaient dans la France défaite à l’arrière
    en blouse blanche soigner folie des hommes"

    Source

     

     

     

    Mon grand-père descendait la montagne

    des arbres de dix mètres sur le dos

    ma grand-mère montait la montagne

    derrière le troupeau de brebis

    elle prenait les bœufs par la corde

    mon grand-père leur donnait les ordres

    La sueur de l’un et de l’autre

    se mêlaient le soir dans le même lit

    Ils recommençaient chaque printemps

    les mêmes gestes d’élan et de cœur

    corps entremêlés l’un dans l’autre

    ni vraiment femme ni vraiment homme

    juste des êtres de la terre et du ciel

    célébrant la semence le blé le maïs la vie

     

     

    Qu’en savons-nous comme c’était dur

    frotter cirer récurer puiser l’eau du puits

    l’œuvre des femmes nul salaire nulle retraite

    jours de lessive marmots marmite sur le feu

    la vaisselle au baquet les petits fagots à la hache

    la terre les boulons à dévisser à l’usine

    Elles allaient dans la France défaite à l’arrière

    en blouse blanche soigner folie des hommes

    à fabriquer des obus elles s’émancipaient

    faisaient tourner la boutique qui les aurait crues

     

    Tissent kilomètres de fils invisibles

    des pelotes à dérouler entre elles

    Je répète des gestes d’autrefois

    -mon plat au micro-ondes –

    Je les poursuis contemporaine

     

    Salvart

     

     

     

     

     

     

     

     

    Cécile Guivarch, SI ELLES S’ENVOLENT…, En couverture, un collage de Ghislaine Lejard,
    Éditions Au Salvart, 2024, pp. 30, 36, 37.

     

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    CÉCILE  GUIVARCH

    Cécile Guivarch portrait
    Ph. : Michel Durigneux
    Source

    ■ Cécile Guivarch
    sur Terres de femmes ▼

    → Cent ans au printemps (lecture d’AP)
    → Cent ans au printemps (lecture de Philippe Leuckx)
    → [Écrire ses yeux] (extrait de Cent ans au printemps)
    → Cécile Guivarch, mots et mémoire en double (chronique de Marie-Hélène Prouteau)
    → Sans Abuelo Petite (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → [Je ne sais pas si tu es encore jeune](extrait de Sans Abuelo Petite)
    → [J’ai marché sur les morts]
    → Renée, en elle (lecture d’AP)
    → [des hommes tressaillent](extrait de S’il existe des fleurs)
    → Vous êtes mes aïeux (lecture de Gérard Cartier)
    → (dans l’anthologie Terres de femmes[ma grand-mère avait beaucoup de clés]
    C’est tout pour aujourd’hui, éditions La tête à l’envers, 2021
    →Cécile Guivarch et Jean-Louis Kuntzel, Tu dis la vie, Collection Duo, Les Lieux-Dits 2024


  • Chams Langaroudi / les cendres de l’envol

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

    Valérie Buffetaud

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Peinture de Valérie Buffetaud

     

     

    ***

    serais-je
    le miroir de ma propre mort ?

    de toutes ces mers
    je n’ai plus que du sel
    et mes matelots
    sont de vieux criquets
    appuyés sur leurs cannes
    priant dans ce vaste temple qui est le mien

     

    Serais je(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ***

    la poésie
    comme le pommier
    venue du paradis
    donne des fruits interdits

     

    La poésie(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ***

    je peux écrire des poèmes
    avec un cœur
    où courent des biches décapitées
    rendez-moi mes rêves
    mon papier
    mon crayon
    la jeunesse de mes doigts
    et dites -moi
    comment s’écrit mon nom
    dans votre prison
    j’ai oublié les lettres de l’alphabet

     

    Je peux écrire des poèmes(1)(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    Les-cendres-de-lenvol-499x705

     

     

     

     

     

     

     

     

    Chams Langaroudi, les cendres de l’envol, poèmes traduits du persan par Farideh Rava, peinture de Valérie Buffetaud, éditions Érès, Po&psy 2024.

     

    Shams langaroudi

     

    Chams Langaroudi est l’une des figures les plus importantes de la littérature iranienne contemporaine. Né en 1950 au bord de la mer Caspienne, il vit à Téhéran. Outre de la poésie (15 recueils publiés entre 1976 et 2021), il a publié plusieurs ouvrages sur l’histoire de la poésie moderne en Iran, des monographies consacrées à plusieurs écrivains et un roman.

     

     

     

  • Anguéliki Garidis / Le lézard aux yeux bleus / Lecture d’Angèle Paoli

    Anguéliki Garidis, Le lézard aux yeux bleus,
    Illustrations de Danielle Dénouette
    Éditions Pétra 2024

    Lecture d’Angèle Paoli

     

    ANGUÉLIKI GARIDIS PRESQUE(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo: © Anguéliki Garidis / Facebook     Lezard

     

     

     

     

     

     

    Un roman de poésie

    J’ai découvert Le lézard aux yeux bleus et son autrice, Anguéliki Garidis grâce à mon ami Guidu Antonietti di Cinarca. Lequel veille à mes côtés à la bonne marche de Terres de Femmes. Et je l’en remercie. Faisant ensuite des recherches sur ce beau titre et sur Anguéliki Garidis, « docteur en sémiologie du texte et de l’image », je suis tombée sur une page FB de France Burghelle-Rey. Ma curiosité s’est aussitôt éveillée. Le livre, illustré par Danielle Dénouette et édité par les éditions PÉTRA, antérieurement reprises par notre amie disparue, la poète Jeanine Baude, m’est parvenu dans la foulée. J’ai pensé que c’était un signe, un signe du « lézard bleu » qui se faufile entre les pages. J’ai lu le livre d’une traite, d’emblée intriguée par son titre aussi mystérieux que poétique.

    Mystérieux, le récit l’est resté longtemps au cours de la lecture, quasi jusqu’à son dénouement. De fait, sa structure labyrinthique – pourtant organisée selon une progression en cinq étapes, de « L’œuvre au noir » à « L’arc-en-ciel », en passant par « L’œuvre au blanc », « L’œuvre au jaune » et « L’œuvre au rouge », égare la lectrice, prise dans une alternance de personnages, de couleurs, de formes, de paysages, d’animaux dont les liens et les rapports, même s’ils existent explicitement, ne se dévoilent, tant est subtil leur entrelacement, que peu à peu et gardent leur force secrète. Anguéliki Garidis maîtrise l’art du suspense. Il y a en effet, dans le lacis des figures – signes, images, mythes et références –, dans le dessin qu’elles semblent tracer dans les linéaments du récit, quelque chose du « lemniscate de l’infini », symbole communément associé à l’éternité et à l’amour. Également décliné à l’infini par Anguéliki Garidis.

    Ainsi de Stella, la joueuse de flûte, frôlée dans ses déambulations nocturnes par deux chatons :

    « Lorsqu’elle se relève, ils la précèdent, déroulant devant ses pieds un tapis invisible, marchant en spirale, se frôlant à chaque boucle, dessinant une double hélice. » 

    Ou ailleurs, chez Michael, dans les paroles que l’Ancien lui adresse :

    « Je le perçois en toi, ce désir… Tu tournes autour des initiés, hommes et femmes, qui peignent leur Rêve sur l’écorce, sur les pierres ou sur la toile, et je remarque ton regard qui se fige soudain et se retourne sur lui-même. » 

    Ou encore, plus loin mais toujours avec Michael :

    « Ce sentiment de paix, il l’avait ressenti dans le Wannsee. Dessiner des cercles dans l’eau en jetant des cailloux… Les cercles concentriques, il les retrouve ici, dans ces peintures faites d’infinie patience. Les points d’eau sur la toile ont la même forme que les ronds dans le lac qui allaient en s’agrandissant, jusqu’à s’effacer de la surface et n’être plus qu’un frémissement se confondant avec la caresse de la brise. » 

    Mais aussi chez Hélène, de retour à Paris :

    « Retrouvant sa ville, se perdant dans ses méandres, elle fait inconsciemment la traversée de ses cercles et se retrouve toujours au cœur de l’escargot, sur l’île de la Cité… Notre- Dame, centre sacré de l’escargot secret… l’escargot… ce petit animal fragile a entraîné dans sa spirale nombre de rêveurs… » 

    Ainsi en est-il à nouveau de Stella :

    « Tandis qu’elle se repose, les yeux fermés, la tête contre l’épaule musclée du lion de marbre, un air de flûte, répétitif, se glisse d’une fenêtre entrouverte, de l’autre côté du pont… Tandis qu’elle écoute, sa main frôle l’épaule du lion, et ce que ses yeux n’avaient pas remarqué, ses doigts le sentent. Inscrites sur la chair de la pierre, des lettres qu’elle ne peut déchiffrer. L’écriture tourne sur elle-même, les phrases s’enroulent. Elle avait vaguement entendu parler de ces runes gravées sur le lion de l’Arsenal, mais elle n’y avait pas prêté attention. » 

    De même qu’il y a cinq étapes dans le récit, il y a aussi cinq personnages. Cinq jeunes adultes, deux femmes trois hommes, qui se succèdent en alternance et que seuls leurs prénoms permettent d’identifier et de suivre dans les arabesques de leur histoire, bifurcations et croisements de voies/voix, les uns / les unes avec les autres. Chaque changement de point de vue, de décor et de protagoniste, étant marqué, en bas de paragraphe, par une étoile, il suffit dès lors de suivre cette alternance à partir des prénoms de chacun. Hélène, Michael, David, Stella et Ilias. C’est avec Hélène, parisienne et professeur de lettres que s’ouvre le récit. Et c’est avec elle qu’il se clôt. S’il commence dans la grisaille d’une stagnation sans horizon, il se termine pour la jeune femme dans la lumière. Son attente est récompensée : « Le grand Pan n’est pas mort ! » « Écrire, dit-elle… », aux accents durassiens. Il en sera de même de ses comparses, qui suivront une évolution semblable, du négatif au positif.

    Ce qui relie à la manière de racines souterraines chacun des protagonistes, c’est leur quête. Une quête de soi, impérieuse et soudaine, impatiente et fiévreuse, nourrie par les déceptions que la vie moderne, ses débordements et ses exagérations, son bruit et sa fureur aveugles, engendre. De ces déceptions aux accents multiples – deuil, déception amoureuse, contradictions irréconciliables, travail épuisant et fatigue générale due à une civilisation exaspérante qui a perdu la boussole, naît le désir ardent de changement. Et avec lui, l’exploration de mondes nouveaux qui conduit vers l’ailleurs en passant par le voyage et les découvertes multiples qu’il fait lever, comme lève le levain en cours de cuisson. Non par le biais d’un tourisme débridé qui laisse les populations autochtones exsangues et derrière lui, les destructions innombrables. Mais bien, plutôt, une autre forme de voyage.

    « Voyages au long cours et voyages minuscules, exploration des profondeurs infimes d’un territoire… »

    Il s’agit pour chacun de retrouver une énergie vitale, enfouie sous la crasse pesante et noire d’une vie plaintive vidée de sens.

    « Je suis en train, en ce pays lointain, de débroussailler ma vie… tout comme le feu est mis à la terre, en saison sèche, pour favoriser la germination des plantes », écrit Michael à son amie Hélène.

    Pour Hélène, le débroussaillage passe par l’écriture. Une voie nouvelle s’ouvre, à laquelle Hélène aspirait depuis longtemps mais qu’elle ne s’autorisait pas à emprunter :

    « Lorsque j’écris, j’ai l’impression d’exister, dit Hélène à David. Tout s’illumine autour de moi, même la grisaille se met à briller. Ecrire le matin enrobe la journée pour mieux l’accueillir, écrire le soir fait passer les choses de la vie par le tamis de l’écriture, adoucit le jour qui s’achève et apporte la paix à la nuit à venir. Une journée sans écriture est une journée perdue […] De ma rencontre avec un banc de dauphins sur les flots de la mer Egée, par une nuit d’automne, a surgi mon désir d’écrire, et maintenant, en moi, a commencé la gestion d’un livre… Quand sera-t-il mûr, prêt à être lu, je ne le sais pas encore… » 
    D’ailleurs, Hélène n’égrène-t-elle pas sur les pages des poèmes brefs, proches du haiku ?

    « Ciel argenté
    Mer émeraude perlée de blanc
    S’abreuver de beauté. »

    Quant à la « double et multiple » Stella, vagabondant désormais dans les déserts pierreux d’Islande, et « [D]essinant des spirales avec le galet sur la roche » elle « découvre que de la friction de la pierre sur la pierre naît le chant du vent, brise et ouragan. Alchimie naturelle. Du son cristallin des blocs de glace a surgi l’aiguillon de la création, et maintenant les éléments, s’unissant, lui offrent tous ensemble l’idée d’une fugue… d’une fugue à deux, à trois ou à cinq voix… Art minimal, tout près de l’essence des étoiles. »

    Car le ciel aussi et l’univers stellaire ont leur langage propre et leur influence sur les êtres. Ils tracent leurs signes oniriques sur la terre, échos précieux qu’il faut apprendre à déchiffrer :

    « Lorsque les nuées laissent place à l’étendue bleue, une île en forme de poisson s’offre pour elle seule. N’est-elle pas née sous ce signe double qui promet l’éternité ? » interroge Hélène, perdue dans sa rêverie, entre ciel terre et mer.

    Ainsi, de l’exil librement consenti et du voyage, naissent les rencontres et les découvertes, amours imprévisibles et création. Le monde antérieur et ses certitudes dérisoires se craquèle et vacille. Il laisse place à d’autres possibles, remettant en question les acquis que l’on croyait souverains et éternels, pourvoyeurs cependant de sévères désillusions. L’argent, le travail et ses contraintes, la course effrénée à la réussite sociale passent au second plan, dès lors que chacun accepte de se remettre en question et de jouer le jeu de l’imprévu. Les existences vides et absurdes s’éloignent, qui laissent place à l’imagination créatrice et à la lumière. Ainsi de Michael le berlinois. Porteur d’un passé historique lourd, il est parti vivre un temps au fin fond de l’Australie. Il découvre chez les Aborigènes qui l’accueillent, l’authenticité de coutumes ancestrales qui le relie avec eux au cosmos et à la nature. De retour en Europe, il se lie à Ilias, jusqu’alors errant « dans les brumes de l’ennui et du désespoir ». Ilias qui cherche désespérément, dans sa nuit solitaire et dans ses errances, son ami Gabriel, tué pour des raisons obscures, et enterré dans un petit cimetière de Mexico. Ses pérégrinations le conduisent jusque chez les Aztèques, à la recherche de « l’inframonde », tenu secret dans les pyramides. Ilias cherche à comprendre. Mais ses interrogations demeurent sans réponse :

    « Au sommet de la montagne de pierres, Ilias se recueille. Tous ces sacrifices humains, sur ces marches… tout ce sang versé, ces cœurs arrachés… Pourquoi ? Pourquoi ? Pour faire tourner le monde ? »

    Plus tard, « par une froide aube de novembre… », on retrouve Ilias à Pékin, en observateur amusé des mœurs nouvelles. Un langage caché se révèle à travers des gestes dont il perçoit toute la richesse :

    « C’est cela qu’ils font, debout sur le tapis de feuilles morte, ils imitent les arbres, ils sont une forêt, le sommet de leur tête attiré par le ciel, leurs pieds ancrés au sol. Des racines invisibles s’enfoncent pour recueillir le suc de la terre et faire germer l’apaisement. »

    Avec ce chassé-croisé de récits, se desserre l’étau du temps et se dissolvent les frontières. Paris, la Grèce, Jaffa, Berlin, Padoue, le Mexique et l’Australie, la Chine et l’Islande, se côtoient et se fondent en une suite de paysages où se croisent nombre d’« écrivains voyageurs ». « Change-t-on d’identité en voyageant ? » s’interroge Hélène la lettrée. « Transporte-t-on avec soi son pays comme une ancre ? Se transforme-t-on en chemin ? »

    Il semble bien qu’au fil des pages se dessine une réponse. Ainsi en est-il pour Ilias – guéri de son deuil – et pour Michael. Qui « partent ensemble en Grèce, à la recherche d’un lieu où ils pourraient construire un restaurant… Un restaurant d’art, qui pourrait parfois devenir un lieu alternatif, accueillant musique, théâtre ou soirées poétiques, au gré des rencontres et des possibilités. »

    De son côté, David, artiste excédé par les excès de religiosité qui pèsent sur Jaffa, obsédé par le poids d’un passé dont il ne parvient pas à se libérer, rêvant d’une Méditerranée pacifiée et des deux peuples meurtris réconciliés, transpose pour une exposition au Japon, les errances de la « langue des Kabbalistes » dans une « installation qu’il a nommée « Gematria japonaise ». Une « Gematria inversée. » Sa rencontre dans une galerie d’art à Tokyo avec Hélène lui ouvre un nouvel horizon. Il confie à la visiteuse les souffrances indicibles qui sont les siennes. Elle lui parle de la beauté de la nature et des fleurs en particuliers. Ils échangent sur Hokusai. Il lui parle du Nouvel An des arbres en Israël. Elle lui parle de la fable romaine de Pasolini, Uccellacci e uccellini. Elle évoque pour lui la disparition des lucioles. De leur visite dans un temple, ils retiennent l’art japonais de la restauration des cicatrices sur une céramique brisée. Un travail tout en délicatesse. C’est là l’occasion pour David d’évoquer une « théorie de la mystique hébraïque selon laquelle des vases cosmiques brisés attendent d’être restaurés. » L’entière philosophie du monde se tient dans ce Tsimtsum, lequel guide l’homme sur la voie de la résilience. « Le retrait de Dieu fait entrer l’homme dans l’immortalité. L’immortalité de ses actes », écrit Marc-Alain Ouaknin dans Zeugma.

    « En réparant à l’aide de la poudre d’or les vases brisés, les Japonais font un geste symbolique sui des rapproche du Tikkun. Il me semble que la réparation exprime quelque chose sur l’éthique japonaise de la vie, sur la capacité de résilience des Japonais. »

    À son retour à Jaffa, David retrouve la guerre et le poids du réel. Mais il y redécouvre aussi les « Minuscules merveilles » qu’il avait cessé de voir.

    « David se sent vivant, vibrant, moins éthéré. Il voit plus clairement les contours du monde, perçoit tout de façon amplifiée, comme une femme enceinte, et ses sens se sont comme affinés. Une nouvelle œuvre est en train de mûrir en lui, il le sent…plus proche du monde sensible, moins abstraite… Il ne sait pas encore quelle forme elle prendra, mais il la perçoit monter en lui, grandir, affleurer à la surface … »

    Lassé de la monochromie d’un monde factice, chacun invente peu à peu son propre chant. Retrouve le goût de la vie et celui du sens. Des sens. Le lézard bleu lui, se faufile, semant les signes sur la page blanche devenue noire. Jusqu’à l’arc-en-ciel final lequel détermine les formes multicolores rêvées par Hélène et donne sens à son désir :

    « … écrire un roman exalté par les sens, une construction où les couleurs et les parfums auraient une vie propre, aussi importante que les péripéties des personnage… un roman de poésie. »

    Anguéliki la chamane, versée dans la lecture des signes, comme Hélène à qui elle confie sa voix et la complexité du monde qui est le sien. Ésotérique, onirique. Éminemment poétique.

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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    ♦Voir aussi sur Tdf 

     

     

  • Jean-Louis Bernard | Héritage du souffle

     << Poésie d'un jour

     

        Palette_2                             

     

     

     

     

     

     

     

     

    une palette de scribe du musée d’archéologie méditerranéenne de Marseille
    et son calame 

    source 

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Le scribe
    affûte son calame
    à un rêve de craie

    de secret et d’effroi
    est l’encre

    fore les origines
    il n’est plus temps d’écrire

    un seul geste
    pour émonder l’espace
    et ouvrir le passage

    jusqu’au seuil
    où veille
    l’inquiétude

    *

    J’écris
    sous les brumes embrasées
    sous la voussure des ombres

    flamme
    peureuse immarcescible

    j’écris
    comme en un lieu
    où s’abrège
    la lumière

    le silence me
    surveille

    j’écris
    en vibration
    le vide obscur
    de la mer

    HERITAGE DU SOUFFLE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean-Louis Bernard, Héritage du souffle, Éditions Alcyone et Silvaine Arabo,
    Conception maquette, photographie de couverture, conception et réalisation graphique du logo de couverture : Silvaine Arabo, Collection Surya 2023, pp. 16 et 44.

     

     

  • Muriel Pic & Anne Weber / Petit Atlas des Pleurs

                                                                                                                                                                                                                          << Lecture

     

     

     

    VOCERI PLEUREUSES CORSES(1)(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                               

                                  Pleureuses -voceri- en Corse dans les années 50   
                                 Photo: Ange Tomasi 

     

     

     

     

     

     

    MP.
    Salle 228

    Gémissements et plaintes dans l’aile Richelieu du Louvre. Sur une tablette sumérienne datant de plus de deux mille siècles avant notre ère, je vois la lamentation en onze chants sur la ruine de la ville d’Ur. Les tablettes de lamentations étaient aussi des tablettes de fondation : on les plaçait dans les soubassements des nouveaux bâtiments pour conjurer le mauvais sort de leur destruction. Devant cette tablette, les visions conformistes du lyrisme sont réduites en miettes : il n’est question ici ni de l’expression plate et mièvre des sentiments d’un sujet, ni d’un art virtuose aux règles prosodiques fixes, dont le devoir est de siéger dans les hautes sphères du sublime et du beau. En France, on retient surtout les vers de Boileau, qui ne sont pas sans évoquer la condamnation orthodoxe de Marie-Madeleine, icône à la chevelure désordonnée à cause de la luxure et du chagrin : La plaintive Elégie, en longs habits de deuil, / Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil. Je me les remémore automatiquement, souvenir d’école et de la chronologie par époques de l’histoire littéraire.
         La tablette babylonienne n’est qu’un fragment. Une pierre qui pleure des signes à deviner. Face à elle, considérons donc l’elegia pour ce qu’elle est vraiment : un chant des morts, et pour les morts. A l’Antiquité, les pleureuses professionnelles prenaient en charge l’émotion suscitée par la perte d’un proche ( et il semble que l’on puisse encore en trouver en Corse), elles chantaient les élégies, donnaient voix à la douleur, donnaient larmes pour tous en narrant les prouesses du défunt.
         Ce métier, réservé aux femmes, je l’ai découvert dans la salle 228 du Louvre grâce à une tablette gesticulant des signes qu’il m’était impossible de lire, de comprendre, d’analyser, mais dont je percevais le rythme, la matière, la surface sensible. Tout était parfaitement clair dans cette pierre. Je comprenais sa fierté et sa peine. Il ne me restait plus qu’à l’imiter. J’ai écrit des élégies, archives à l’appui. En somme, et parce qu’il faut bien rire de soi-même, je suis une pleureuse documentaire.

     

    Ur

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source: Wikipédia

     

     

    AW.

     

    Quand on tape « pleureuse professionnelle », l’association de mots la plus fréquente est « pleureuse professionnelle salaire ». On dirait qu’il y a pas mal de femmes cherchant à se reconvertir. Google les renvoie d’abord sur le blog d’une assurance obsèques où l’on apprend que le métier de pleureuse a disparu en France dans les années 60 (ils ne sont pas au courant, pour la Corse) mais continue d’être pratiqué dans de nombreuses régions du monde, entre autres en Afrique, par l’intermédiaire d’entreprises proposant des services allant du pleur normal, du pleur en se traînant par terre, du pleur en insultant le coupable de la mort jusqu’au pleur en menaçant d’entrer dans la tombe. En Côte d’Ivoire, ces prestations sont rémunérées entre 300 et 500 euros.
       Entonner une plainte, il faut l’oser. En Occident, on a vite fait de se ridiculiser, même quand on est une femme ; quand on est un homme, n’en parlons pas, sauf les poètes, qui sont considérés traditionnellement comme des hommes certes vénérables mais un peu ramollis. Un homme, ça ne pleure pas. Une femme, ça pleure tout naturellement mais pas toujours à bon escient. Pleureuse, ça s’apprend, c’est un métier ; un métier pour lequel les femmes semblent prédisposées : d’Hippocrate à Freud, des hommes ne pleurant pas sont d’accord pour trouver les femmes facilement hystériques, ce qui est dû, selon Hippocrate, à un dessèchement de l’utérus (qui, étymologiquement, sa cache dans l’hystérie). Est-ce qu’elles réagiraient à ce dessèchement par une surproduction lacrymale ? Depuis des millénaires, leurs larmes sont intarissables. Sur la tablette sumérienne du Louvre, c’est déjà une femme, Ningal, qui pleure la ruine d’Ur et les cadavres qui jonchent le sol.
         L’homme qui a vendu la tablette sumérienne s’appelle Ibrahim Elias Géjou, c’est un Irakien d’origine arménienne naturalisé Français qui n’a pas la larme facile. Il a vendu plus de mille pièces au Louvre et près de dix-huit mille au British Museum, sur une quarantaine d’années, à partir de la fin du XIXe. En France, par sa contribution à l’enrichissement des collections nationales et à l’agrandissement de l’influence française en Orient, il a été fait chevalier de la Légion d’honneur en 1926.

     

    PETIT ATLAS DES PLEURS

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Muriel Pic & Anne WeberPetit Atlas des pleurs, L’Extrême contemporain 2024, pp.19, 20, 22, 23.

     _______________________________________________

     

    ♦ Voir aussi ♦

    MURIEL  PIC  

    Muriel Pic NB
    Ph. © éditions Macula
    Source

    sur Terres de femmes ▼

    Élégies documentaires (lecture de Gérard Cartier)
    Élégies documentaires

    → Janvier 2001 | Muriel Pic, Affranchissements

     

    ■ Voir | écouter aussi ▼

    Le Sang de bêtes, Un documentaire de Georges Franju
    → (sur le site des éditions Macula) la fiche de l’éditeur sur Élégies documentaires
    → (sur CCP, Cahier critique de poésie) une lecture d’Élégies documentaires, par Jérôme Duwa
    → (sur le site de France Culture) Muriel Pic, décrire ou hanter
    → (sur Diacritik) Les montages documentaires de Muriel Pic : En regardant le sang des bêtes, par Laurent Demanze
    → (sur etudiants.ch) Muriel Pic: Lire est un acte critique, un acte civique (Fragments d’entretien avec Muriel Pic)
    → (sur Babelio) une notice bio-bibliographique sur Muriel Pic

     

    ANNE  WEBER

    Anne-weber-560x560-q80

     

     

     

     

       

                                   

    Auguste, Le Bruit du temps, 2010 (Lecture d'Angèle Paoli)
    Bio-bibliographie 

     

     

  • Jean-Christophe Belleveaux / Les lointains

     <<  Poésie d'un jour

     

     

     

    Collage

     

     


      

     

     

     

     

     

    Photocollage : Eritréa  → G.AdC: photos by Google       

     

    J’ai cette photo de moi, visage rougi presque bronzé,
    bretelles du petit sac à dos plaquant le polo contre
    mon corps, désert et montagne en fond – ville de
    Keren, Érythrée
    La route serpente sur les versants, carcasses
    de blindés ready-made, macaques sur l’asphalte
    (macaques, babouins, qu’est-ce que j’en sais en)
    revenant de Massawa  où les ruelles trop chaudes et
    malades… sans Rimbaud
    Palais du Négus éventré, un baobab, le premier que je
    voyais : le Petit Prince !
    Keren s’ouvre sur la poussière, ses charrettes à plateau
    tirées à folle vitesse par des chevaux blancs qui
    soulèvent des nuages, les land-rover, les dromadaires
    et ces pluriels non mérités, tant il y a peu ici
    Cette autre photo, dans les faubourgs d’Asmara :
    bidonville en contre-plongée (de loin) et un camion
    rouge à côté de ce qui doit être un entrepôt
    On rasera le bidonville et quand le camion trop vieux
    aura pété son joint de culasse, sa peinture va cloquer
    au soleil ; toute cette ferraille va rouiller
    Merci, Faytinga, pour le café que tu as préparé, voici
    que je reste seul avec mes nerfs et le kaléidoscope

    .

    Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu
    puisque nous croyons encore à la grammaire. (Nietzsche)

    .

    Ma tête, l’ayant dévissée, l’ayant calée sous mon bras,
    elle tait ses parenthèses, ses guillemets, je sors en
    pareil équipage, qu’est-ce qui me prend, qu’est-ce qui
    m’habille, me contient en sorte que je, en sorte que
    ma tête disperse les passés simple et composé ; gonflé
    de cet hélium, vois comme je me dévêts, reste nu et
    m’avance
    Entre les mains griffues de la nuit, la lune trône
    impassible au milieu de ses courtisanes ; séquences
    dans les intervalles desquels l’instant
    -et ces phrases ne sont-elles pas comme une pluie
    de curieux têtards ?
    Ma tête, l’ayant torticolis vers d’autres réfléchir,
    j’écriture comme je tordu et si je prends peur, dans le
    labyrinthe on ne meurt jamais, ma tête revissée en haut
    du phare, may day, may day
    Ma tête échouée de côté à l’oreiller sang caillé -c’est
    que/ peut-être / la lumière – ma tête proie sans
    méfiance des eaux dormantes je la perds dans
    l’archipel vaporeux des rousseurs, ah que sonnent les
    voyelles pour le psaume de la nuit goulue
    Mauvais sang me rend la tête esquintée, le cœur galet
    pourfendu ; la main mienne à l’étiage du sommeil,
    cet apaisement diffus en lente circulation, patient
    ravaudage
    Suffit cet évangile minimal pour les prochaines
    heures, coudre ainsi la gueule du néant, je m’extrais,
    je prépare un café
    Entre les mâchoires de la hyène, l’entier alphabet
    siffle la grande F majuscule de la folie, ma tête est
    mon cénotaphe et pas plus mort que vivant, moi,
    contradictoire, qui n’y suis plus, la grande F majuscule
    de la folie fortissimo, cela est féroce farandole de non-
    sens, ma tête hantée par ce fracas, hall désert, de
    gigantesques plantes vertes agonisant au long des
    baies vitrées et le carrelage comme une banquise
    crevassée

    .

     

     

    Belleveaux

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean-Christophe Belleveaux, « De quoi s’agit-il ? » in Les lointains, Faï fioc 2024, pp.80, 81, 82.

     

     

    Jean-Christophe Belleveaux
    JEAN-CHRISTOPHE BELLEVEAUX
    Source

    ■ Sur Terres de femmes
    Territoires approximatifs, éditions Faï fioc, 2018,

    ■ Voir aussi ▼
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une notice bio-bibliographique sur Jean-Christophe Belleveaux

  • Gérard Cartier / Le Roman de Mara

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

    Cartier

     

               

     

     

     

     

     

     

     

     

     

            . Le carnet.

    1.   Train de nuit. patience des paysages.
          L’île des morts. o mia cara… sévère,
          La main dans le carnet à serrure. L’eau
          Affleure les tombes. la mémoire est la faute.

    2.   Mara-des-siècles. ruines au sang de bœuf.
          Déchiffrant les dalles, les marbres brisés.
          Déesse mutilée sous les lauriers vernis.
          Vingt siècles de terres rouges. le même éclat.

    3.   Des villes justes. des collines parfaites.
          Ciel du nord qui engloutit les vœux. longtemps
          La griserie des langues. son chant en fausset.
          Tout bonheur est miracle. tout bonheur indigent.

    4.    L’étoile rouge dans les ronces. les châlits.
           Vieille Europe des manuels. si vite on incline
           Á l’oubli. Mara-des-cendres. sur la carte un grand
           Huit. le carnet refermé, qu’en reste-t-il ?

     

     

                             .IV.

          L’île morte        société d’égaux retranchés
         dans leurs vieilles frontières grecs romains
         évangélistes         inapaisés           en compagnie
         des oiseaux un geai à grands cris poèmes
         de Zanzotto             mais m’obsède Far
         senza… un autre chant plainte amoureuse
         qui de la cave humide au canot funèbre
                        accompagnait l’absente          O*** mia
         cara… assez mon cher Hahn assez
         les allées se perdent qui menaient à elle
         et vont au diable            cyprès buis lauriers
         et de beaux bâtiments d’éternelle structure
         rien pour me guider l’alphabet qui tout règle
         jeté en désordre         ADON            BELM              FQ
         arpentant les divisions près d’une jeune fille
         à tête de sphinx            et tout à coup c’est là
         pierre grise un nom l’état civil et quatre
         vers sous le lichen inspirés des Anciens
         une barque légère et des asphodèles
         qu’on peine à déchiffrer les yeux
         brouillés

                             

                                    

     

                                           V.

    Mara-des-sommeils les cahots roulent
    sa tête lourde d’hypothèses            aux genoux

    un livre abandonné non l’énigme aujourd’hui
    des passions mais une étroite nécessité

    une équation autant possède le monde
    qu’une élégie          ax3+bx+ c

    la joue sur mon épaule tandis que le ciel
    glisse sur son axe emportant songe et nombres

    loin des îles maternelles               mais là-bas
    là-bas je suis resté avec l’étrangère

    front fermé sous les lèvres laiteuses
    geignant en sommeil fa’presto…  ce n’est

    que Mara               le temps qui courait à l’envers
    me ramène à elle qui recrée le monde

    à partir de rien                 une flûte en fa
    un carnet                et la sagesse des nombres

     

    IMG_0506 (1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Gérard Cartier, « I, Les enfances de Mara » in Le Roman de Mara, Tarabuste éditeur, 2024,pp.49, 54, 55.

     

     

    GÉRARD CARTIER

    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC

    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes ▼

    Le voyage intérieur (lecture d'Angèle Paoli)
    → La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    → Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    → Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    → Le philtre (extrait de Tristran)
    → Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    → Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    EX MACHINA, Journal de L’OIE, La Thébaïde, Collection Roman, 2022.
    Gérard Cartier / Le Voyage intérieur


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Flammarion) d’autres extraits de L’Ultime Thulé [PDF]
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier

     

     

     

  • Pascal Commère / Garder la terre en joie / Lecture d’Angèle Paoli

    Pascal Commère, Garder la terre en joie,
    Peintures originales de Djamel Meskache,
    Tarabuste Éditeur, 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

     

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    Peinture de Djamel Meskache

     

     

     

     

    Une bure de terre noire

     

    Garder la terre en joie. Tel est le titre choisi par Pascal Commère pour regrouper les poèmes de son dernier recueil. Un titre qui sonne comme une exhortation dans un monde qui vacille, pour une « terre » qui a du mal à trouver sa respiration et à préserver sa force et sa beauté. Une exhortation modulée, infléchie et recentrée en cours de lecture par le contexte auquel le titre est emprunté :

    « Le difficile métier de l’hiver, garder
      la terre en joie ».

     

    Le titre renvoie en effet au dernier volet du recueil qui en comporte 7 et aux deux vers sur lesquels se clôt l’un des poèmes qui composent cet ensemble. Le poète, tout comme l’hiver et ses « hardes » sauvages, a bien du mal à rassembler « ce qui reste de lumière » et à susciter « l’improbable rencontre du ciel et de la terre. »
    La terre, pourtant, est là. Présente. Et avec elle, la nature, la campagne, les saisons, le jardin, la lumière, l’herbe, la neige… Avec, qui lui sont liés, la marche, les déambulations à pied, en ferry ou en train, l’ici et l’ailleurs, le voyage, la mère, la mort. Ainsi que l’écriture – et les interrogations qu’elle suscite et qui habitent le poète – comme une ultime tentative pour se garder de l’égarement.

    Le recueil s’étire de 2009 à 2023, sans qu’il s’agisse pour autant d’une anthologie. Davantage d’un choix de poèmes pouvant coexister ensemble et se répondre en écho. « Une halte à Stockholm » et « Un rêve prémonitoire » appartiennent à la même temporalité – 2009. Mais le premier volet pourrait être associé au sixième : « Berlinoises », plus proche de nous dans le temps (2018). D’autant qu’au cours de ces deux voyages pourtant si différents par les souvenirs qu’ils engagent, la pluie et ses variantes – l’eau, le fleuve, les pleurs – assurent et le lien et le rythme des poèmes :

    « … mère était là encore, il pleuvait
    depuis combien de jours je ne sais, le déluge
    ne date pas d’hier, de l’eau partout des flaques
    je me souviens… » (in « Une halte à Stockholm »)

    et, dans « Berlinoises » :

                                    « Hambourg,
    que de sorties – laquelle prendre, nous cherchons
    un lieu où bivouaquer, il pleut… »

    Ou encore, quelques vers plus loin :

                         « – les mères
    n’ont-elles d’autres tâches
    que de pleurer leur fils ? »

    et, toujours dans « Berlinoises »

                                             «… Unter den Linden,
             on n’échappe pas
    aux itinéraires obligés – et jusque dans les mots
    qu’on lit dans le bus de l’Alexanderplatz,
    si vide et froide l’autre soir, il pleuvait. »

    On pourrait associer le troisième volet, « La lagune, en hiver » au voyage. Un voyage dans le temps – 2013-2014 -, retour sur un passé qui rejoint un passé plus proche en raison de la dédicace In memoriam F.V. Laquelle renvoie, me semble-il, à 2018, date de la mort du poète Franck Venaille.* « Le voyage de la mère », 5ème volet, s’étire de 2018 à 2023. Mais ce voyage-là, est un voyage bien particulier. Qui associe comme des parallèles qui vont à la rencontre l’une de l’autre sans se croiser et ne se renouvelleront pas, le voyage en train du poète à celui de la mère. Son dernier voyage.

                                                           « Le train roule,
    on ne se verra plus, certains mots plus que d’autres
    sont durs à avaler, plus qu’un biscuit rassis,
    je les garde pour moi sans même les avoir dits. »

    Ainsi le voyage en train pour rejoindre la mère berce-t-il les vagabondages de l’esprit. Errances et rêveries se fraient un passage dans la solitude, qui mènent de la mère à Cendrars. Si la rencontre est impossible de l’une avec l’autre, le souvenir de Cendrars, la force de ses mots, semblent pour le poète un secours provisoire :

                  « Je suis seul, personne à qui parler
    hormis toi petite mère qui n’a pas lu Cendrars et
    ne peux (sic !) comprendre, est-ce ma faute
    si la mémoire s’en remet invariablement aux poètes, seuls
    garants de l’unique voyage qui vaille. »

    Au-delà, restent l’absence irréversible et cruelle, un vide qui noie toute chose, un sentiment d’indifférence et une multitude de questions sans réponses. Reste le chagrin, indicible lui aussi et secret. Le monde, lui, continue de rouler. Versatile et insensible.

    « Je regarde par la fenêtre.
                                                     Déjà
    l’ocre succède au vert […]

                  -la terre
    est en déroute, les mots
    n’ont d’autre assise que la paille vide des chaises. »

    Restent les volets 4 et 7, proches à la fois par la temporalité de l’écriture et par la thématique ; « Un jardin dans la lumière des saisons » – 2022 – et « Garder la terre en joie. » – 2017, 2023. La tonalité de ces poèmes est proche, qui immobilise le jardin dans une lumière « chiche » et dérobe la joie, ne laissant que la nostalgie d’un temps disparu :

    « Sous quelle pierre, quel mot, s’est-elle réfugiée
    la joie ancienne, que tu ne puisses la débusquer, en sentir le feu
    qui dévore en même temps qu’il apaise ? »

    D’un volet à l’autre se découvre un même objet du poème, une motivation identique – et lucide – qui nourrit chaque fois le désir d’écrire et de consigner des notes dans le carnet :

    « Tentative assez vaine j’en conviens, à
    laquelle cette fois encore je me soumets,
    que de définir, ou tout comme, ce qui
    nous environne et n’est en fait
    qu’un espace sans limites… » (in « Garder la terre en joie. »)

    et, dans « Un jardin dans la lumière des saisons » :

    « Essayant tantôt d’approcher ce qui
    dans la lumière ne peut s’atteindre, tantôt
    restant coi, insatisfait,
                                              dans l’attente
    d’on ne sait quelle étincelle
    qui tout soudain mettra le feu aux poudres… »

     

    Nombre d’autres pistes relient les poèmes entre eux, nombre d’autre échos se répondent de l’un à l’autre, tant le recueil est riche d’une mémoire qui cherche à fixer le peu qui reste de toute tentative vitale.

    «                                                      – La forme
    de ce qui est et n’est pas, sinon
    souvenir de ce qui fut, ou non, enfoui sous les sable
           des murs
    où se perdent les pas. » (in « La lagune, en hiver »)

    La forme des poèmes varie avec le temps et l’espace. Au long et dense poème d’ouverture, « Une halte à Stockholm », dans lequel le poète établit d’emblée un lien étroit entre voyage et poème, s’opposent, par leur aspect plus aéré et plus intimiste, les 19 poèmes d’ « Un jardin dans la lumière des saisons. » Ou encore, ceux, très proches par leur tonalité, de « Garder la terre en joie. » Mais, quelle que soit la forme choisie, les interrogations sont identiques, qui accompagnent les déambulations du marcheur qu’est Pascal Commère. Interrogations sur le pouvoir des mots, la nécessité de nommer les choses, l’adéquation entre les choses et les mots. L’attente que les mots suscitent dans l’esprit du poète. Ainsi du très beau final du « Voyage à Stockholm » où tout se trouve dit de la pluie qui permet de rabouter, par l’évocation qui en est faite, présent et passé :

                                                                    « Qu’est-ce
    que la pluie, qu’a-t-elle à dire aujourd’hui, le mot
    et pas seulement, ce qu’il est et induit, instant de vie
    banal et si vite oublié, des fois qu’en l’écrivant
    resurgiraient des odeurs, un émoi, le bourdonnement
    d’essaim dans les feuillages en face que ponctuent
    les piques de l’averse, une attente sinon quoi, le peu
    de clarté du ciel ce jour-là dans une ville au nord. »

    De même du voyage qui engendre un retour sur soi-même rythmé par des questionnements récurrents :

    « Que cherchais-tu ? Quelle image propre à retenir dans
               l’instant
    ce qui ne meurt ? »

    et plus loin, toujours dans « La lagune, en hiver » :

                           « Ou s’il faut
    prendre le large, marcher encore, questionner
             à la recherche
    de quoi, si ce n’est répétition des gestes, vaisselle
    cassée des mots, chaque jour remise… »

    Les déambulations dans Venise, ses eaux troubles, ses « façades rapiécées », sa laideur ordinaire et triviale, nourrissent de noirceur le regard pessimiste du poète et, contre toute attente, le poème lui-même :

                          « De quoi nourrir,
    tu souris, l’impossible poème
    d’un amour cadenassé aux rambardes d’un pont, disputé
    aux ombres d’un visage entraperçu
    sur l’eau vieillie, qui s’enfonce
    parmi les détritus. »

    De même le regard contrasté – mélange d’admiration enthousiaste et d’amertume – que le poète pose sur Berlin, ville aimée – d'un « pays frère malgré tant /de déchirements, de heurts» – et néanmoins livrée aux trivialités galopantes du monde moderne :

                                                    « [ …] Museaux
    de toutes parts affairés, groins surgissant
    au cœur de la nuit, fouillant parmi les détritus
    ordures &gravats, gaz d’échappement,
    l’habituel tournis des berlines […]
                                                    -Berlin
    cœur de l’Europe, nerf et sang, cœur du monde
    c’est deux heures à Irkutsk quand ici le soir tombe
    sur l’Alexanderplatz. »

    Avec le récit d’« Un rêve prémonitoire », le voyage prend une forme particulière. Seul exemple de texte en prose dans le recueil, le rêve nocturne, bousculant et bouleversant les données de la vie éveillée, rend possible ce qui se dérobe dans la vie réelle. Avec un incipit hérité des récits narratifs anciens, Pascal Commère enlève aussitôt sa lectrice à sa suite :

    « …Ou comment, descendus du car en rase campagne, nous nous étions retrouvés dans la nuit parmi les grands arbres élancés… »

    Ainsi commence le récit onirique, qui fait ressurgir, au fil du texte, les paysages fondateurs de l’enfance campagnarde du poète, portraits, visages et attitudes, habitats, mœurs et outils. Des visions réalistes que des bifurcations imprévisibles transforment soudain en une scène extérieure de théâtre rural qui tourne soudain au cauchemar intérieur et à la folie. Égarement, décapitation et castration. Horreur et angoisse. Jusqu’au moment du réveil.

     

    Les questionnements incessants qui structurent la pensée du poète, sont une marque essentielle de l’écriture dans ce recueil. Elles sont toujours binaires. Construites sur le balancement, elles sont introduites par des procédés divers : « ou si » / « si ce n’est » / « ou est-ce » / « sinon » / « ou s’il faut » / « à moins que »…

    Comme si le poète était en permanence préoccupé par une hésitation originelle, en proie à l’indécidable.

    « Qui revient sur ses pas est-il le même, un autre ?
    Ou si, voisin des ombres, incertain
    quant à l’opportunité d’un retour, il n’en peut
               s’approcher
    sans y croiser la sienne ?

    Ailleurs encore, dans « Un jardin dans la lumière des saisons » :

                                              « Dans l’instant,
    la fulgurance. Comme par surprise – en passant.

    Et rien du poids des mots, rien. Ou s’il faut
    dans les mots se souvenir.

                                                         Oublier. »

     

    Ces balancements, qui jouent sur les oppositions, remettant en question ce qui a été énoncé précédemment, donnent au poème son élan de tristesse. Une permanente incertitude baigne les vers d’une coloration diffuse qui se joue de la lumière. Une passagère, la lumière, – tout comme le poète ou n’importe quel humain – qui s’amenuise au fil du texte jusqu’à l’interrogation finale. Car le poète est un adepte de la discrétion, de la modération et de la légèreté et non de l’exubérance ou de l’exagération.

     

                                      4

    « Il ne faudrait en fait qu’accompagner – com
    pagnonner se peut-il dire, dès lors que la lumière
    à l’égal du pain se partage, passant de branche
    en branche, comme nous, tout bas, marchant
    coude à coude, portés vers quoi, d’un même élan
    touche à touche – parfois une manche effleure
    une autre, à peine, ou si c’est une feuille, un souffle.

    Que sommes-nous alors dans le jour qui s’accroît
    sinon des ombres parmi d’autres au pied des arbres ?

    Ainsi le poète se refuse-t-il à tout mode d’insistance. Ou d’affirmation péremptoire. Tout acte chez lui semble suspendu dans le retrait. Jusqu’au mot, qui se suffit à lui- même :

    « Neige. Non point féerie, jeux désuets. Simplement,
    le mot seul.

    Ce qu’on ne sait nommer. »

    La neige, comme le jardin ou comme le brin d’herbe, est unique. Singulière, isolée de la chaine temporelle dans laquelle elle s’inclut. Dans l’étrange éloge que le poète fait du jardin se lit la même réserve, le même renoncement à tout effet de richesse, d’ostentation, de superficialité clinquante et bruyante. La recherche, s’il y en a une, semble conduire à la simplicité monastique :

    « Jardin au singulier – unique, et
    tout ensemble simple fragment du Tout.

    Jardin, comme on bâtit
    un habit de pauvre, une bure
    de terre noire. »

    Il y a dans ce jardin d’hiver tel que le poète le pense et le sent, quelque chose de déchirant. Et de terriblement émouvant. Quelque chose qui étreint au plus profond.

    Il y aurait encore tant de choses à dire. Ou à écrire. Parler des italiques, si importantes, dans le dernier volet « Garder la terre en joie », parce que récurrentes. Chaque poème en effet, inscrit sur une seule page, se terminant par un blanc suivi de vers en italiques, lesquels relancent souvent le questionnement. Il faudrait évoquer la présence discrète d’autres poètes, écrivains et artistes avec lesquels Pascal Commère, comblant ainsi le vide dont il souffre, établit son compagnonnage. F.V,  James Sacré dont il sème, ici et là, les tournures grammaticales que la lectrice lui connaît et Blaise Cendrars. Mais aussi Hans Fallada et Anselm Kiefer pour l'Allemagne. Et sans doute d’autres que je n’ai pas identifiés. D'autres se glissent sous sa plume. Jacques Roubaud et Jean-Paul Bota. Mais aussi, de manière plus explicite, l’écrivain italien Giorgio Bassani, dont il découvre, au hasard d’une lecture, ces quelques phrases qui ne peuvent que retenir son attention, tant elles résument à elles seules l’état d’esprit du poète dans ce dernier recueil :

                    « L’automne finit. L’hiver survint, le long et froid hiver e nos régions. Le printemps revint. Et lentement, en même temps que la ronde des saisons, le passé aussi revenait. »

    *F.V : seules les initiales du dédicataire sont données. Mais, lisant « La lagune en hiver », je pensais au Trieste de Franck Venaille.

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli
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    ♦ Voir aussi sur → Tdf  ♦ 

     

     

  • Martina Kramer / Atelier lumière / où se joue une physique poétique

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

     

     

     

     

    MARTINA

                                                                       

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     " Pendant que la lumière dessine et que l’oeil voit … "

     

     

    I

    Une pluie d’atomes
    ouvre le rideau

    reste aujourd’hui
    image initiale

    chute éternelle
    dans la nuit sidérale

    sifflement d’air
    au passage d’un grain

    mouvement-matière
    dans un rêve ancien

     

    II

    Ouvre le rideau
    incline les lignes

    trace dans le noir
    et pourtant

    la chute n’est que
    dessin d’un poème

    traîne lumineuse
    d’infimes collisions

    une image mentale
    pour penser le noir

    III

    Traîne lumineuse
    sel des événements

    porté par un courant
    un vent traversant

    et la matière serait
    ce vent même

    et les corps
    les souffles

    d’une noire lumière
    ses bulles errantes

    IV

    Ses bulles errantes
    points de relations

    particules potentielles
    d’autres assemblages

    leurs liens latents
    dans un champ de courants

    poussières précaires
    en attente d’un glissement

    à chaque déviation
    un avenir différent

    V

    En attente d’un glissement
    éléments suspendus

    entre les forces contraires
    états incertains

    soudaine conscience
    instant de présence

    entre le fugace
    et l’infini

    la matière dans son audace
    invente sa transformation

     

     

    Kramer

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Martina Kramer, « Noires lumières in Atelier lumière où se joue une physique poétique »,
    collection PO&PSY a parte, dirigée par Danièle Faugeras et Pascale Janot, éditions érès 2024, pp.63, 64, 65, 68, 69.

     

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    202304192316kramer-martina

    Martina Kramer, artiste plasticienne et traductrice, est née en 1965 à Zagreb, en Croatie. Elle vit en France depuis 1989. Diplômée de peinture à l’Académie des arts plastiques de Zagreb, et d’art à l’Ecole des Beaux-Arts de Lyon, elle expose régulièrement dans plusieurs pays d’Europe. Elle est l’auteure de plusieurs projets artistiques associant artistes et scientifiques.

     

     

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  • Anguéliki Garidis / Le lézard aux yeux bleus / Extraits

    << Lecture 

     

    Cinq personnages, deux femmes et trois hommes,
    d’âge et de contrées diverses,
    las de leur existence actuelle, s’aventurent de par le monde,
    guidés par des murmures d’étoiles,
    en quête d’un sens à donner à leur vie.
    En eux s’opère une transformation créatrice.

     

     

     

    Portrait-de-angueliki-garidis(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Portrait par →  G.AdC

     

     

     

    « À l’ombre de l’eucalyptus, Michael lézarde… depuis qu’il est arrivé en terre d’Arnhem, son rythme effréné de fourmi travailleuse s’est ralenti pour accueillir l’immobilité… Le dos contre le tronc de l’arbre géant, il observe les gens qui passent, un chien dont la queue frétille… L’animal s’approche, renifle ses pieds, puis repart, tranquillement. Michael regarde la poussière qui s’élève à la faveur des mouvements, sent la chaleur pénétrer en lui, apprécie l’ombre réconfortante. Il reste là, sans rien faire, sans penser, pur regard contemplant la vie à ses côtés.
    « Chacun d’entre nous est le gardien d’un segment de terre, d’un morceau d’histoire ancré dans ce territoire. Chaque groupe est gardien d’un Rêve : celui de la fourmi à miel ou de l’acacia à fleurs rouges, de la perruche verte ou du lézard à langue bleue, de l’eucalyptus miniata, ou de l’émeu, de la queue de kangourou ou des pattes arrière du wallaby. Ensemble, nous maintenons le monde en vie, avec nos rites, nos marches à travers le territoire australien, nos peintures, nos danses et nos chants. Chacun est responsable d’une parcelle de ce monde et ne doit pas l’oublier, sinon la terre s’effritera peu à peu et finira par mourir.
    L’ancien raconte les rêves itinéraires qui traversent parfois le continent sur toute la longueur et Mike traduit à Michael, comme il peut. Le Rêve opossum, le Rêve pluie, prune noire, serpent volant… (« L’œuvre au blanc ») »

                                                                              *

    « Alors que le bateau se rapproche, peu avant l’aube, du cap Sounion et de la pointe de l’Attique, Hélène est surprise par une rumeur, des bruits de coups, des cris sourds. Des ombres l’assaillent, hurlant, implorant. Des silhouettes sombres, aux visages creusés par les pleurs. Une coulée de larmes écarlate se mêle au bleu du large. Hélène s’agite dans son sommeil, tandis que les mains sombres l’agrippent. Dans le temps parallèle des songes, les cris des torturés se mêlent aux sanglots des réfugiés. Les fantômes des camps de Makronissos tentent d’arrêter les larmes des enfants morts noyés. Grecs, Syriens, Afghans, Irakiens, Soudanais implorent Poséidon et leurs voix déchirent les frontières. La mer démontée s’acharne en vain à réduire le silence. Les voix s’élèvent, toujours plus fortes. Hélène s’éveille devant la mer indifférente et lisse, tandis que le bateau glisse lentement. Dépassant le Cavo d’oro, il longe la côte de l’Attique et les montagnes illuminées par le soleil du petit matin. Elle aperçoit le rocher de l’Acropole, entouré de verdure… (L’œuvre au blanc) »

                                                                              *              

    « Stella reste encore à Athènes, se cherche. Quelque chose l’attire dans cette ville un peu folle, où des quartiers entiers offrent leurs murs, la nuit, aux artistes de rue. D’un jour à l’autre, de nouvelles figures apparaissent sur les façades, un ange aux ailes coupées, un diable à l’œil malin, une petite fille avec un ballon rouge. Un serpent traverse les façades pour entrer par une fenêtre aux vitres cassées et ressortir de l’autre. Des fleurs, de toutes les couleurs, parmi les slogans, les mots de désespoir, de rage ou d’amour […]
    La nuit est douce, Stella se promène un peu puis s’adosse à un mur presque nu, et sort son instrument. Tandis qu’elle joue, un bruit de pas frôle son oreille et s’arrête près d’elle. Un jeune homme, le regard baissé, l’écoute attentivement. Elle continue de jouer, semblant l’ignorer. Alors le garçon sort lui aussi une flûte de son sac et l’accompagne, inventant des volutes autour de sa mélodie. Souriant enfin, elle lui répond et tous deux improvisent, dans le silence de la nuit. L’un lance un thème et l’autre poursuit. Stella dans l’harmonie, le jeune homme avec des inflexions plus orientales, jusqu’à ce qu’essoufflés, ils s’accroupissent, le dos contre le mur décrépit, et rient, heureux. « Viendrais-tu jouer dans notre groupe ? » lui propose-t-il en grec puis en anglais. Stella ne connaît pas la musique orientale, mais elle pourrait apprendre, elle est douée, il l’entend. Ses amis et lui vivent dans un squat, non loin de là. Elle pourrait les rejoindre, voir si cela lui plaît. Stella, qui n’a pas encore décidé de son retour, lui propose d’aller leur rendre visite le lendemain. Elle rentre dans son petit hôtel, le cœur joyeux, le corps vibrant encore du son de leurs flûtes. (« L’œuvre au jaune ») »

                                                                                *

    « Teotihuacan… la cité des dieux… le lieu où ils sont nés… Dans la magie d’un site chargé d’histoire et de mythes, Ilias marche dans l’allée des morts, jusqu’à la pyramide de la lune. La pyramide du soleil- en réalité dédiée au dieu de la pluie – s’élève à gauche. La chaussée des morts semble conduire jusqu’aux montagnes, au loin. Il se dirige vers la grande pyramide et gravit l’escalier central qui le mène au sommet. Au creux de la pyramide, une grotte d’origine volcanique. Quatre portes disposées comme les pétales d’une fleur donnaient accès, selon les Aztèques, à l’inframonde, à l’univers des morts… C’est ce que raconte son guide.
    Au sommet de la montagne de pierre, Ilias se recueille. Tous ces sacrifices humains, sur ces marches… tout ce sang versé, ces cœurs arrachés… Pourquoi ? Pourquoi ? Pour faire tourner le monde ? Et pourquoi t’a-t-on tué, Gabriel ? Victime collatérale sacrifiée à la guerre des gangs, tu as rejoint trop tôt le monde souterrain…
    Ilias reste longtemps au sommet de la pyramide, indifférent aux touristes qui montent et descendent, en rangs serrés. Le temps n’a plus de prise sur lui… Le soleil est déjà bas lorsqu’il se dirige, lentement, vers le temple de Quetzalcoatl, le sanctuaire du Serpent à plumes. »

                                                                                *

    « Des lettres scintillent dans le noir. Le Lamed ל et le Noun נ, le Kaf כ et le Mem מ, puis le Vav ו seul et à nouveau, les mêmes lettres, comme un message. Lorsque David se réveille, les lettres brillent encore dans la nuit de son rêve. L.N.K M.V. Il ne parvient pas à déceler des mots, des racines significatives. Que racontent donc ces lettres ? Il essaie la numérologie, mais les nombres apparaissent encore plus obscurs. Et s’il revenait au sens premier, « hiéroglyphique » ? Lamed : l’étude, l’enseignement…l’étude est au cœur de sa vie… Noun : le poisson… le symbole des Chrétiens ? Kaf : la paume de la main, l’échange, la caresse… ce qui lui manque en ce moment…Mem : l’eau… la mer qui s’étend devant lui et qu’il ne voit plus… Et Vav : le clou, le lien… le canal… le sexe masculin…
    Il pleut toujours au-dessus du vieux Jaffa. Depuis une semaine déjà, la mer est agitée. On a fabriqué des digues de fortune, avec le sable de la plage, modelé en dunes. Les chaises et les tables des cafés sont empilées à l’intérieur et regardent l’écume, à travers la vitre, d’un air indifférent. La mer va-t-elle envahir la ville, se mêler à l’eau de pluie qui a déjà provoqué des dégâts, s’infiltrant dans les appartements situés sous le rez-de-chaussée ?David repense à son rêve… le corps, les sens…il les a évacués depuis qu’elle l’a quitté… Mais l’étude est apparue aussi, en premier. Enfin, tout cela, c’est aussi son obsession pour la Gematria ! La langue des Kabbalistes… C’est fascinant de voir leur pensée fabriquer des mondes…Les recherches des alchimistes… la langue des oiseaux… J’aime cette expression venue de temps si mystiques que nous ne les comprenons plus… et ne sais si les religieux qui se balancent toute la journée dans leur costume désuet la comprennent mieux que nous… malgré leurs grands airs … se dit David en battant des ailes.»

     

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    Anguéliki Garidis, Le lézard aux yeux bleus, → Éditions Pétra 2024, pp. 59, 67, 80, 91, 113,114.

     

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    Anguéliki Garidis est docteur en sémiologie du texte et de l'image. 

    Ouvrages 
    Les Anges du désir. Figures de l’Ange au xxe siècle (Albin Michel, 1996).
    Les Armoires du temps (Pétra, 2016). [Version augmentée traduite par l’auteur et publié en grec moderne , Athènes, Archeio (2018), ainsi que l’écriture  en grec moderne de deux pièces de théâtre inspirées par l’ouvrage : « Veturia » et « Le sculpteur ».
    Sur un buisson de myrte. Errances grecques (Pétra, 2018). [Écriture d’un spectacle de poésie et de danse inspiré de ce recueil].

    Livres d’artistes
    Haïkus – Envols, Silences, Lumières, Souffles (œuvre plastique de Danielle Dénouette, 2014).
    Traces d’Anges (poème de 2001, œuvre plastique de Danielle Dénouette, 2017).
    Gunnera métamorphoses (poèmes, avec des dessins de Nelly Benoit, 2020).

    Articles et textes divers
    Nombreux textes pour des catalogues d’expositions, revues sur l’art et journaux en français, grec et italien.
    Participation régulière à la revue en ligne artmag.com
    Publications dans des ouvrages collectifs ainsi que des actes de colloques sur l’art et la littérature.

    Traductions
    Miltos Garidis, La Peinture murale dans le monde orthodoxe après la chute de Byzance (1450-1600) et dans les pays sous domination étrangère (doctorat d’État).
    Du français en grec moderne, Athènes, Spanos, 1989.
    « Mikis Théodorakis, un voyage poétique et musical ». Du grec moderne en français de poèmes et chansons pour le programme du concert, Polytropon, 2013.
    Desmos/Le Lien (revue trimestrielle, Paris) : poésie, théâtre, articles sur le théâtre, 2013-2015. Du grec moderne en français.
    Takis Mendrakos, Les quatrains de la quenouille folle, Paris, Pétra (à paraître). Du grec moderne en français.

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    ♦ Voir aussi  ♦

    Neuf haïkus de Anguéliki Garidis illustrés par Guidu Antonietti di Cinarca (sur son site photos  personnel )

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