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  • Daniel Morvan / Quitter la terre / Lecture de Marie-Hélène Prouteau

                                        Daniel Morvan, Quitter la terre,  Le Temps qu’il fait, 2024,

                                                                       Lecture de Marie-Hélène Prouteau

     

     

     

     

     

    Quitter-la-terre

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Quitter la terre, est-il titre plus simple et plus ample à la fois ? Le recueil de Daniel Morvan place la parole poétique sous un double signe, l’expérience de l’irrémédiable dans le rapport au monde perdu d’une enfance paysanne et la charge d’énergie merveilleuse du rêve qui est la marque singulière, si nettement reconnaissable de son écriture :

    « Ce sont des objets qu’on ne verra plus
    la blague à tabac toute molle quand elle se vide
    d’odeurs de poche et de tiède sueur
    le carnet qu’un garçon tient contre lui pour ne pas oublier
    les premiers mots du premier poème
    pour toujours envolé et perdu maintenant
    comme le tracteur en bouchon de liège
    fabriqué de ses mains
    désormais le temps est au rêve »

    En ouverture du recueil, la vision du père au milieu de ses rangées de fraisiers, dans le tressaillement de la revenance, Hervé, petit paysan du nord Finistère. Le ton est donné dans une veine très proustienne. Comment Daniel Morvan choisit-il de faire apparaître son Combray ? Écrire pour retrouver ce qu’il nomme son « parler intérieur », cette voix des morts, le père, sorti du silence ou sa « fantôme favorite », sa fille émergeant du brouillard automnal de la Loire. Celle à qui est dédiée la quatrième partie, « Le jeu des étoiles », sublime tombeau pour « Mathilde en juillet ». Écrire un vaste poème à la recherche de son monde perdu. Monde perdu de la terre et des paysans des années 60, absorbé par la logique mortifère et cannibale du toujours-plus, au nom du sacro-saint progrès.

    Les objets, dit Proust dans Contre Sainte-Beuve, ont l’extraordinaire pouvoir d’engranger des présences invisibles :

    « Chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous ne rencontrions l’objet. À travers lui, nous la reconnaissons, nous l’appelons et elle est délivrée ».

    Cette vie captive, le recueil de Daniel Morvan la déploie magnifiquement à travers les objets simples, prosaïques du monde de l’enfance d’abord puis de l’âge d’homme. Tel le petit tracteur en liège. Les graines de chou-fleur précieusement récoltées et conservées – Monsanto n’a pas encore sévi. Le « formica formicae », malicieusement décliné en pseudo latin, de la cuisine de ferme qui fait resurgir la figure touchante de la mère récitant des vers de Hugo ou fredonnant Tino Rossi. Les « frondes dans l’air de Kerdrenan », ces jeux d’enfant que le garnement fugueur préfère aux devoirs imposés par cette mère si attentive à sa réussite scolaire.

    Quatre parties composent le recueil ; « Les longs sillons », « Talus bahut », « Sous la lune citron pâle », « Le jeu des étoiles ». Dans l’épaisseur d’une existence, le poète retient les « nœuds de vie » capables de toucher au plus universel du sentiment qui nous constitue tous. Ainsi, le trajet de l’école à pied à travers la campagne. Qu’est devenue la « petite fille aux yeux d’averse » que Daniel avait charge d’emmener, se demande-t-il, cinquante ans plus tard, « touchant le cœur noir de sa désertion ». Ainsi, le départ pour l’internat du collège, dans le chagrin de la séparation, sans « jamais d’étreinte virgilienne au départ de la ferme / pour la ville – la seule émotion vraies les larmes de mère ». Il y a aussi le poids de la douleur si prégnante du père, « réfractaire à la religion productiviste », âme insoumise finalement écrasée, comme le montre le coup de folie d’Hervé, prêt à tout faire sauter au Butagaz. Aveu bouleversant du poète que cette mention de la tentative de suicide paternelle faite sur sa page pour la première fois : « marquer ça sur la feuille je n’aurais pas cru pouvoir le faire ». « La ferme » fut trop longtemps synonyme de « se taire », jusque dans le mur de silence de la douleur. L’impression consolante vient de la langue de Daniel Morvan, incomparable mélange d’humour doux-amer associant la sentence latine taedium vitae au trivial « Butagaz » :

    « le taedium vitae : tu vois mon père que ça valait la peine / d’apprendre le latin elle a cette tête la tristesse / cette gueuse de bonbonne bleue de treize kilogrammes ».

    C’est ici l’émotion qui est première, aux antipodes d’un discours spéculatif sur la mort des campagnes.
    Il y a le mal-être de l’étudiant Morvan qui, ayant réussi le brillant concours de l’École Normale Supérieure, ne se sent pas à sa place dans la caste des nantis des lettres, se voyant plutôt en « Barbare de l’Armorique » ou en « zopiok », concentré burlesque de yak et de zébu. Clins d’œil à Michaux qui s’y connaît en êtres bizarres et en identités clivées ? Le fils d’Hervé Morvan, sorti de sa campagne, « pulls-over tricoté mère », en a ressenti les humiliations. Le beau poème « Des frayeurs » évoque ces peurs, d’être trahi par son accent terrien, de parler breton – « valait mieux pas la parler / pour vaincre dans la langue des vainqueurs ». Ses « peurs bleues », ses peurs sociales. N’oublions pas combien, à l’époque, la honte du mot « plouc » était accolée à « être Breton ». Mais celui dont la mère récitait Lamartine et qui lui a secrètement transmis le vœu d’attester de la vie paysanne tenait d’elle que rien n’est plus haut que de chanter « ceux qui ont dépierré le champ avant nous ». Là fut peut-être une appartenance, dans l’idée de réaliser le souhait maternel.

    Car Daniel Morvan ne s’est pas senti de l’entre-soi intellectuel parisien. Il le dit en restituant malicieusement le spectacle d’un discours officiel et en détournant et parodiant la grande pompe : « Vous êtes l’élite de la nation dit le directeur Francis Dubus ». Le rire qui dépouille les grandeurs d’établissement est souvent là. La gravité aussi quand le poète évoque le documentaire qui a recueilli les « mots mémorables /dernières balles jetées sur la toile cirée avant la reddition » d’Hervé. Vibrant hommage poétique à la lutte du père contre les diktats productivistes pour maintenir le battement de cœur de la terre, au combat de sa mère, hommage à Christiane préposée à préserver la part invisible, l’humble soin des bêtes, ses poules et le petit veau à peine né.

    « Quitter » est à ce prix de séparation, d’arrachement aux lieux et aux êtres aimés. Car qu’est-ce qui se joue dans l’expérience subjective de quitter ? Sinon la peine d’être « séparé » de ceux qu’on aime. Ceux qui ne font pas d’études, qui n’ont jamais passé le Bac. La peine de « se diviser » en une difficile identité. Cette vérité du « quitter », Daniel Morvan l’a éprouvée dans sa chair, comme une brûlure, comme une déchirure, comme une mutilation. Legs de douleur, du corps et du cœur, transmis à leur insu par ses parents : « La campagne serait ce qui se quitte pour toujours / l’espace même du plus jamais ».

    Mais il y a loin de quitter à être quitte. L’enfant qui fabriquait son tracteur en bouchon de liège demeure en lui. Dans Quitter la terre, le poète paye sa dette à l’égard des siens, dont il reste un des leurs. Il choisit de le transfigurer dans et par les mots : « désormais le temps est au rêve / aucune des tâches de la terre / ne réclame ta présence ». Il réconcilie, par la grâce du poème, ses deux « côtés », restant fidèle à « l’enfant des campagnes » qui, pour faire plaisir au grand-père, inventait un premier poème et, de l’autre, à celui qui découvrit avec éblouissement en khâgne « Char Bonnefoy Ponge Jaccottet ».

    Comment dire poétiquement la disparition des gestes, des outils et des pratiques, « l’effacement » d’un monde perdu ? Comment dire l’inconcevable qu’est la perte d’un enfant ? La poésie de haute alliance avec la vie touche ici à l’élégie pure, poignante, toujours sans pathos, parfois fantasque ou radieuse. Ce qui frappe dans ce recueil, c’est la force d’incantation des mots disant le manque, l’absence, la disparition en silence. Et tout autant, en contrepoint, les mots lumineux ouvrant la rêverie, tels « Pierrot », « le mime », « les fées et valets ». Ceux-là mêmes qui étaient la tonalité poétique si forte du roman Lucia Antonia funambule dont j’ai parlé ici dans « Terres de femmes ». Les poèmes de ce conteur merveilleux qu’est Daniel Morvan sont des histoires d’une gravité et d’un onirisme inimitables.

    Il fallait une forme souple, ample pour dire ce que le poète appelle « sa chanson brassant large ». « Litanie », « stances », « mélodie », « rhapsodie », « ode au chou-fleur », autant de références musicales mises en bouquet, Car le poète se saisit de tout, c’est un magicien paré des vertus de l’alchimie verbale. Capable de faire sortir de Kervoriou un « univers dans une tasse de thé » : « Combray sauvera tous les ploucs de la terre », lance-t-il, fièrement, en un mot d’ordre jubilatoire.

    D’où la sensation d’être en présence d’un poème-arche capable de faire circuler les lieux et les êtres ; « un village modeste / à l’abri des cités et des grotesques ». Un « voyage d’hiver » dans le pays de Vaud où son fils Louis chanta les lieder de Franz Schubert. Un canal près de la Basse-Loire qui semble danser le moonwalk, selon Annie. Une lointaine journée de battage. « Les balançoires abandonnées devant la mer » – beauté de l’image ouvrant sur l’esprit d’enfance qui habite le poète. Ou encore la lumière fossile d’une étoile échangée par-delà la mort avec sa fille Mathilde :

    « restent les astres qui clignotent
    quand je les regarde je pense que vous aussi
    les regardez écrivait à sa fille Madame de Sévigné
    Le jeu des étoiles a toujours existé
    c’est le seul auquel nous pouvons jouer avec les trépassés »

    Le poète invente dans le recueil les jeux et variations sur le signifiant, il télescope la langue populaire et le parler châtié. Il mêle les langues, le français, le breton, l’anglais, le latin, l’allemand. Il prend des libertés avec le style : l’alternance du vers long et de la forme courte, le glissement pronominal du Je au Tu et au Il, la syntaxe brisée par courtes secousses, l’usage libre de l’italique, l’absence totale de ponctuation. C’est sa manière unique de faire flotter le sens et l’agencement des mots.

    C’est la matière langagière du poème.

    Daniel Morvan, en une superbe synthèse, la nomme sa « chanson terrienne ». Celle qui transfigure ce qui, de l’existence, s’éprouve de douleur et le transmue en le plus élevé, le chant. La « chanson terrienne », envoyée à Pierrot, qui va laisser sa trace vive dans nos mémoires.

    Marie-Hélène Prouteau
    D.R. Marie-Hélène Prouteau pour Terres de femmes
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    ■ sur Terres de femmes

    « Le jeu des étoiles » in Quitter la terre, Éditions Le temps qu’il fait, 2024

     L’Orgue du Sonnenberg ( lecture de Marie-Hélène Prouteau )

    Lucia Antonia, funambule, éditions Zulma, 2013 ( lecture de Marie-Hélène Prouteau )

     

    Marie-Hélène Prouteau sur Terres de femmes

     

  • Dahlia Ravikovitch / Même pour des milliers d’années

     <<Poésie d'un jour

     

     

     

                                                                      

     

    Le fleuve

     

     

     

     

     

     

    " … il aimait aussi la rivière…"
    Ph;: G.AdC

     

     

     

    Tu te souviens bien sûr

    Quand tout le monde part
    je reste seule avec les poèmes,
    les miens,
    ceux des autres.
    Je préfère les poèmes écrits par d’autres.
    Je reste en silence
    et ma gorge se desserre.
    Je reste.
    Parfois je veux que tout le monde s’en aille.
    Écrire des poèmes c’est peut-être une chose agréable.
    Tu es aussi dans la pièce et les murs deviennent plus hauts.
    Les couleurs deviennent plus violentes.
    Un mouchoir bleu se transforme en puits profond.
    Tu veux que tout le monde s’en aille.
    Tu ne sais pas ce qui t’arrive.
    Pense peut-être à autre chose,
    et tout passera, tu seras clair et pur
    après l’amour.

    Narcisse était si amoureux de son image.
    Idiot celui qui ne comprend pas qu’il aimait aussi la rivière.
    Tu restes seul.
    Ton cœur fait mal mais il ne se brisera pas.
    Peu à peu s’estompent les figures,
    les blessures s’effacent.
    Un soleil coupe le milieu de la nuit.
    Te rappelles-tu aussi les fleurs noires.
    Tu voudrais être mort ou vivant, ou un autre.
    N’existe-t-il pas un pays que tu aimes,
    un seul mot ?
    Tu t’en souviens bien sûr.
    Seul un idiot imagine le soleil se coucher à l’envi.
    Il se hâte toujours vers l’ouest au-dessus des îles.
    Soleil et lune, été et hiver viendront vers toi.
    Trésors infinis.

     

    Meme pour desmilliers d annees

     

     

     

     

     

     

     

    Dahlia Ravikovitch, « Dans le vent juste » in Même pour des milliers d’années, Traduit de l’hébreu par Michel Eckhard Elial, Postface de Sabine Huynh,
    Éditions Bruno Doucey 2018,pp.40, 41.

     


    DAHLIA RAVIKOVITCH 

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    Voir → Wikipédia 

     

     

     

     

     

  • Philippe Salus / Poèmes pour ne pas dormir

      << Poésie d'un jour

     

                                                                                                                                

     

     

     

     

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    Photographie de Bruno Grégoire  source 

     

     

     

     

     

    Réclusion

     

    Enfermé dans la petite chambre bleu et blanc,
    il ouvre des livres de poèmes qu’il ne lira pas
    et qui traîneront à terre jusqu’au départ.
    Il lit et relit ses lettres, longues lettres à l’encre verte sur du papier quadrillé.
    Il est question de Paris et du mois d’août
    (terrasses bruyantes de Saint-Germain-des-Prés où se mélangent les langues,
    lentes avenues désertes à l’ombre des paulownias ;
    mais ce ne sont pas des paroles, ce sont des mots
    et entre ces mots pudiques glissent les gestes blancs de son long corps inconnu).

     

    Avant : le cœur ouvert dans la chaleur du labeur tanné de juillet,
    le mistral et le rire preux des amis,
    la vigueur tremblante de la lumière au midi.
    Maintenant : les chansons rugueuses des cigales,
    le chœur des chaleurs sans plus de délicatesse aux baumes du couchant.

     

    Vois ! Sur le gravier de la nuit fuit encore un scorpion
    dont il faudra clouer le dard au cul de l’histoire.

     

    Admire plutôt – mais tiens-toi à distance et contourne le labyrinthe !
    Dans la petite chambre bleu et blanc,
    le gros livre reçu ce matin fait son office :
    pour qui sait se parer du sempiternel sésame,
    ses mots mènent droit au Royaume des Morts, avec pour tout bagage
    ce titre L’objet perdu de l’amour.

     

    Sache : le cœur épure ses cryptes furieuses
    pour lesquelles tu n’auras droit à meilleur sauf-conduit.

     

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    Philippe Salus, « Poèmes pour ne pas dormir » in Poèmes pour ne pas dormir, Photographies de Bruno Grégoire, vignette de Gérard Titus-Carmel,
    Le Carré des lombes, Obsidiane 2024, pp.47, 48

     

     

  • Béatrice Libert / Laurence Toussaint / Comme un livre ouvert à la croisée des doutes

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

                                                                     

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    Photographie de Laurence Toussaint

     

     

     

    Rappelle-toi nous étions en avril
    Le monde était cet étang

    Autour duquel nous promenions
    Notre désir insatiable d’aller

    On décryptait les heures les paysages
    Comme autant de poèmes graphiques

    Les limites autorisaient en nous l’illimité
    Il ne fallait en rien faillir

     

    Parfois on ne savait pas
    Si la jour était dans la nuit

    Si la nuit hantait le jour
    Tressés l’un en l’autre ils ondoyaient

    Le siècle devenu bancal
    Cherchait une place au soleil

    Une espérance comme un glaïeul
    Revenu d’un antique jardin

     

    Quelques fétus flottants
    Semblent narguer notre lourdeur

    Que charrient-ils avec l’indifférence
    Des bois morts ou des rêves stériles ?

    Le ciel les invite au voyage
    Satellites de notre imaginaire

    Cousins de ceux qui tournent
    Dans nos proches confins

     

     

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    Béatrice Libert, Comme un livre ouvert à la croisée des doutes, Photographies de Laurence Toussaint, Le Taillis Pré 2023, pp. 28, 29, 30.

     

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    BÉATRICE LIBERT

    Beatrice Libert
    Source

    ■ Béatrice Libert
    sur Terres de femmes ▼


    → [Il y a dans le vent qui passe] (extrait de L’Aura du blanc)
    → [Les pierres et les mots] (extrait de Battre l’immense)
    → Très souvent (extrait d’Être au monde)
    → Nous traversons l’abîme (+ une notice bio-bibliographique)
    → [Peut-être est-ce dans l’arbre ?] (extrait d'Un arbre nous habite)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmesAttente
    → (dans la galerie Visages de femmesun Portrait de Béatrice Libert (+ un extrait d'Être au monde)
    → Arbracadabrants, éditions Le Taillis Pré, Collection Les Inclassables, 2021

     

  • Michel Diaz / Éloge des eaux murmurantes / Lecture de Jean-Louis Bernard

    Michel Diaz & Lionel Balard
    Éloge des eaux murmurantes,
    Éditions La Simarre, 2024,
    Lecture de Jean-Louis Bernard

     

     

     

     

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    Gravure de Lionel Balard

     

    Où est le chemin ? Chercher peut-être du côté du miroitement, mais aussi de l’engloutissement qui menace sous la surface frémissante. À la fois charmé et angoissé, émerveillé en inquiétude en quelque sorte, le poète se tient de l’autre côté du miroir, Alice au pays des mots et des silences. Et de côté-ci ? Eh bien c’est seulement un sourire qui flotte, celui du chat de Cheshire, seul compagnon de nos quêtes vaines, à mi-chemin de la présence et de l’absence, de la mémoire et de l’oubli, de l’obscur et de la clarté.

    Adossé aux impressionnantes gravures de Lionel Balard (série de luminosités fluctuantes traversant l’obscur à la recherche fervente de la lumière, faisant disparaître les frontières entre formes et lignes, et trouvant l’espace sans perdre la surface au gré des diverses eaux), et mû par une vision orphique du poème (ressusciter la résonance du verbe originel), Michel Diaz avance, torche dans une main (pour l’obscur), ciboire dans l’autre (pour la soif). Son eau n’a ni la majesté de l’océan, ni la vivacité du torrent, ni même la stagnation de la mare. Elle chuchote, erre, attend. Dialogue avec l’opaque, jeu avec les vertiges (qui ne peut se pratiquer qu’en solitude). Passage étroit entre l’irréel dans les apparences et l’invisible dans le réel. Disparitions et résurgences en succession, mystère d’une respiration induisant une mesure inédite du temps. L’eau s’égare : cet égarement est son chemin et il égare du même coup ceux qui cherchent une réponse. Et simultanément cette errance alchimique se transforme en expérience quasi mystique, à la fois blessure de la lucidité et plénitude de la présence au sensible.

    Michel Diaz nous invite à entrer en poésie au point de nous y fondre, comme dans la nouvelle de Marguerite Yourcenar, le peinte chinois s’évapore dans son tableau. Sous sa plume, la poésie joue son rôle premier : médiatrice entre deux mondes distincts, celui de l’appel des origines et celui du côtoiement de l’inconnaissable. Témoins ces mots aux préfixes faussement appelés « privatifs » (inconstance, incertain, inaudible…) alors qu’ils sont les messagers du primordial, une fois évacuées les scories du vocabulaire courant. Le murmure devient alors exténuation (« seulement témoignage d’une respiration »). La poésie de Michel Diaz ne se contente pas d’être un mystère, elle est une absence : poétique du vide et du plein, sens de l’ellipse qui, accusant cette absence, intensifie du même coup la présence (« cheminement sans hâte au lieu de sa disparition »).

    Les « syllabes sans lèvres de l’eau », quant à elles, nous ramènent aux temps d’avant les aèdes, quand à la source des diverses écritures fut l’assonance. Ensuite, on tenta de donner un nom à toute chose, et bien sûr, lorsqu’il se fut agi de nommer ce qui nous appartient en propre, on échoua : ne resta que le poème pour, peut-être, frôler suffisamment l’indicible pour qu’il puisse nous délivrer. « Éclats d’indicible murmure, offerts aux lèvres du secret ». Oui, c’est bien cela, une des conditions pour être poète : se trouver témoin de la proximité d’un secret, à la fois passeur et passage. Être alors autorisé à toucher du doigt (sans y entrer) l’impermanent, le précaire, l’indéchiffrable. Et peut-être, in fine, pouvoir se confronter à l’artificieuse évanescence du souvenir.

     

    Le lecteur vit ainsi une expérience des confins, des limites entre prose et poésie, entre récit et chant, entre fiction et mémoire. Quelle aide plus précieuse alors que celle des mots ? Et c’est ainsi que l’écriture scandée (sans aller, ou peu, jusqu’à l’anaphore) du poète se fait porte des murmures (ceux des eaux et du songe), s’attachant au moindre écho, à la moindre vibration. Scandée comme le furent peut-être les danses primordiales, telle se présente cette langue à la fois fluide et proche de la profération. Qu’est-ce que la quintessence de la poésie ? C’est lorsque, si on perd la scansion, on perd la phrase.

    Et donc, la nécessité de dire ce style qui, à force de capillarité, parvient à accéder à l’essence particulière de l’instant (« sous le tissu de l’eau, les ombres jouent à dessiner la très lente dérive des arbres de ses rives »). Ce style qui, disait Flaubert, « est à lui seul une manière absolue de voir les choses ». La palette des mots de Michel Diaz est ici un gris perle irisé où tout se reflète comme en une goutte d’eau, ce gris perle qui préserve le secret. Et leur précipité réactive les pouvoirs de la poésie à sa source même, cette poésie qui sourd des eaux claires depuis le couvert des mystères et des ombres, cette poésie au milieu de laquelle trône, indestructible et seul, le sourire du chat de Cheshire.

     

    Jean-Louis Bernard pour Terres de Femmes 

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    Michel Diaz sur → Tdf 

     

     

  • Eugenio De Signoribus / Distopia / Traduction de Jean-Charles Vegliante

     

                                                                                                                     <<Poésie d'un jour

     

    Tarasco

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     "Le soi-voyant qui élucubre"

    Eau forte de Pietro Tarasco

     

     

     

    Distopia dell’infirmità

    Il sè-veggente che stròloga in giardino
    pare un Omero senza più racconto
    con la lingua strozzata nel confronto
    con l’evo senza miti, eccetto il Male

    e faun blabìo che vaga in gran segreto
    (forse fiata nel folto per il greto)

    il farfùglioche non risale in voce
    non annuncia rinascita nè croce
    nè vale se s’annida dentro un pino
    (la terra si fa sangue e sciolto è il sale)

    Eugenio De Signoribus, Distopia

     

    Dystopie de l’infirmité

    Le soi-voyant qui élucubre au jardin
    semble un Homère qui n’a plus de récit
    sa langue étranglée au regard du déni
    de son époque sans mythe, sauf le Mal

    il blablate en grand secret pour amuser
    (et fait du vent peut-être dans les fourrés)

    la balbutie qui ne monte pas en voix
    n’annonce aucune renaissance ni croix
    et n’a point de valeur nichée dans un pin
    (la terre est faite sang et fondu le sel)

    traduction inédite de J.-Charles Vegliante

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    EUGENIO

     

     

     

    Eugenio De Signoribus sur → Tdf

     

    VEGLIANTE

     

     

    Jean-Charles Vegliante sur → Tdf 

     

     

  • José Ángel Leyva / Les trois Quarts / Los cuartas partes

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

    Todo

     

     

     

     

     

     

     

     

    ÁNDER (CUATRO AÑOS)

    Todo
             es la palabra que rueda con sus manos
    Todo
              camina en el reloj biológico del juego y la pregunta
    Empuja por la casa su bolita de esponja en soledad
    absorto la lleva a la escalera cuesta arriba
               peldaño per peldaño
    Desciende y condesciende hasta dormir sin ella
    Mueve sus ojos con hambre alrededor del día
    No sabe de ignorancias
    Reinicia su labor de escarabajo en el lenguaje
    De noche pega las partes con saliva
    Se vuelve a colocar detrás de la pelota
    Entre residuos de idiomas y señales crece
    su objeto verbal
    la inútil vuelta del reloj que sus manitas
    atrasan elevan adelantan desordenan
    La palabra todo inicia su vuelta
                su vacío

                                                   A Juan Gelman

    ÁNDER (QUATRE ANS)

    Tout
            est le mot qui fait le tour de ses mains
    Tout
            marche dans l’horloge biologique du jeu et de la question
    Il pousse dans la maison sa petite boule d’éponge en solitude
    absorbé il lui fait monter l’escalier
             marche après marche
    Il descend et condescend jusqu’à dormir sans elle
    Il bouge ses yeux affamés autour du jour
    Il ne sait rien des ignorances
    Il recommence son travail de scarabée dans le langage
    De nuit il en colle les parties avec sa salive
    Il se replace derrière la balle
    Parmi les résidus de langues et de signaux grandit
    son objet verbal
    le tout inutile de l’horloge que ses petites mains
    retardent remontent avancent désordonnent
    Le mot tout recommence son tour
                                                     son vide

                                                                                   À Juan Gelman

     

    Leya

     

    José Ángel Leyva, LES TROIS QUARTS / Tres cuartas partes, Poèmes traduits de l’espagnol (Mexique) et présentés par Cathy Fourez et Jean Portante, Alidades bilingue, 2024, pp.26, 27.

     

    Portrait(1)(1)

     

     

    José Ángel Leyva (Durango, Mexique, 1958), écrivain, journaliste, éditeur et promoteur culturel, dirige la maison d’édition et la revue littéraire La Otra, est responsable des publications de la UACM (Universidad Autónoma de la Ciudad de Mexico) et collabore aux suppléments culturels La Jornada Semanal et El Labirinto. Il a publié plus de vingt cinq livres dont des recueils de poésie, des chroniques littéraires, un roman , des essais ainsi que des textes de vulgarisation scientifique.

     

  • Gérard Cartier / Le Voyage intérieur

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

     

    Picardie collage

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

     

     

     

    Le Nord-Est (Crèvecoeur-le-Grand)

     

    Chemin de fer abandonné           dans l’air
              une fade odeur de tourbe            et partout
    la brique         le monde sous mes pieds
    se brise

                          et l’animal de raison choit
    dans les banlieues du North-East         volages
            nous sommes         prompts à la fuite
    aux regrets        même minimes
                                                              il faut
           la consolation des créatures
    un pigeon dans un grand falbala de plumes
    pour que le présent nous reprenne
                                                          leçon muette
            qu’on approfondit au Balto We
    speak english       sur un quart de feuille
                        le Temps perdu en 18 lignes
             au milieu des turfistes      tisonnant
    une cendre froide          où ne vit plus
    qu’un nom       Tristran          et un vers
    de Seamus Heaney           the island broke
    beneath us like a wave…

     

    (49°36’31’’ N-2°5’23,6’’ E)

     

    Les Hortillonnages (Amiens)

     

    Lent le temps       les yeux fermés
    la main dans l’eau boueuse         que froisse
                           la longue barque

    enseveli dans les jungles        une lancha
    du rio de la Pasión           ou un sampan
             sur le bras du Mékong

    l’oreille aux aguets     hark hark hark
    et la narine          l’odeur très -ancienne
              des mondes sauvages

    enlevé à ce jardin flottant        qui glisse
    sous une perche          entre des rangs
              moisis de palplanches

    aulnes des marais          herbier à hérons
    et sur la tourbe            les casiers de choux
    des hortillons

     

    (49°53’48’’N- 2°19’37’’E)

     

    Histoire naturelle (Baie de Somme)

    Nuées d’ailes épis des cris rauques jeux
    d’éventails         sans système de la nature
    le carnet d’affût ne serait qu’un chaos

    faisan de                     bonnet rouge pourpoint moucheté
    Colchide                     petit seigneur hautain fin de l’été

    cigogne                      conclave au sommet des grands pins
    blanche                      de 25 siècles de philosophie morale
                                       n’est resté qu’un mot abracadabra

    oie cendrée                vous qui savez le chemin de Thulé
                                       guidez-moi         aveugle est mon rêve
                                       longue errance dans le brouillard

    aigrette                       long cou en S de charmeuse de serpents
    garzette                      à défaut grenouilles & petits oiseaux

    spatule                        aigrette nuptiale coiffe rituelle
    blanche                       longue cuillère à remuer la vase
                                       une liturgie de pape des marais

    courlis                        long bec incurvé abord farouche
    cendré                        coouu hi mon nom est mon cri

    avocette                      long bec fin & sensible pattes bleues
    élégante                     piétinant la boue en habits de bal
                                       scène de genre au pinceau chinois

               & soudain piquetant les herbes         merveille
               la coccinelle marsupilami              22 points
               sur un grain de citron              qui dit mieux

    (50°15’49,9’’N-1°35’8,6’’ E)

     

    Cartier Flam

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Gérard Cartier, « Picardie » in Le Voyage intérieur, Couverture : Carte de l’auteur, Poésie Flammarion 2024, pp.326, 332, 338.

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    GÉRARD CARTIER

    PORTRAIT DE GERARD CARTIER
    Image, G.AdC

    ■ Gérard Cartier
    sur Terres de femmes ▼

    La duplicité. (poème extrait des Métamorphoses)
    → Les Métamorphoses (lecture de Maëlle Levacher)
    → Tristran (lecture de Nathalie Riera)
    → Le philtre (extrait de Tristran)
    → Le Voyage de Bougainville (lecture de Marie-Claire Bancquart)
    → Le Voyage de Bougainville (lecture d’AP)
    EX MACHINA, Journal de L’OIE, La Thébaïde, Collection Roman, 2022.

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Flammarion) d’autres extraits de L’Ultime Thulé [PDF]
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Gérard Cartier

  • Marianne Auricoste / Lettre au vivant / Le quotidien du chant

        << Poésie d'un jour

     

     

    Christiane_bricka_04_acrylique_sur_toile_120x95cm_2016

     

     

     

     

     

     

     

    Toile de  →  Christiane Bricka

     

     

     

    Surgir encore. Brasser le vif.
    Amour tournesol en terre lourde soleil
    à guérir ton arrière-saison
    je murmure à bâton rompu le corps mûri
    de graines lentes j’incurve la lumière
    la courbe de ton rire amoureux.
    Tes pas brûlent une moisson
    tu es ce plein flamboiement de ténèbres.

    J’assiège tes labyrinthes.

    Je te parle d’un été de fruits et d’impatience.

     

    Nuit. Nuit. Nuit
    Or et touffeur.
    La plaine est fauve j’ai marché haché les blés
    l’avoine.
    Les tournesols ont pris le ciel. La Beauce
    brûle son cuivre sa paille et la lumière.
    Il pleut du soleil comme tout un été.

     

    Ce soir
    les mots sont trop petits pour tenir l’horizon.

    Marianne Auricoste, Lettre au vivant /Le quotidien du chant, dessin de Christiane Bricka, Cahiers du Loup bleu,
    Les Lieux-Dits 2024, pp.14,15,16.

     

  • Cécile Wasjbrot / Plein ciel / Lecture d’Angèle Paoli

    Cécile Wajsbrot, Plein ciel,
    Éditions Le Bruit du Temps 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

     

    3522677-1280x658c-Wajsbrot

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo : Christian Thiel © Imago images 

     

     

     

     

    « Dans l’infini du ciel »

    Plein Ciel. Je reviens au dernier « roman » de Cécile Wasjbrot que j’ai lu d’une traite et dont remontent par instants des bribes qui m’obsèdent. Il en est toujours ainsi avec les différents ouvrages de cette autrice qui sédimentent dans ma mémoire, laissant s’effilocher ici et là des strates de leur empreinte indélébile. J’essaie de me souvenir, de rassembler des lambeaux comme la romancière le fait elle-même dans la recherche de détails qui vont constituer son livre. Car la mémoire chez Cécile Wasjbrot est un élément fondamental et fondateur de son écriture. De sa recherche.

    Je me souviens d'avoir longuement médité, avant d'ouvrir le livre, sur la photo de couverture, un large cercle sombre, parsemé de confettis et de minuscules traits blancs, pris dans un mouvement ininterrompu à l'intérieur du cercle, avec quelques échappées à l'extérieur. J'ai tout de suite compris que la photo était une représentation du cosmos. Et qu'elle avait donc un lien étroit avec le ciel. Ce qui m'a été confirmé, plus tard, par le texte de la jaquette. Illustration de couverture: « Débris spatiaux en orbite basse autour de la terre. La taille des débris a été exagérée pour les rendre visibles à cette échelle. Image© ESA (Agence spatiale européenne) ».

    Je me souviens que Cécile Wasjbrot a emprunté le titre de son livre à Victor Hugo. Plein Ciel. Peut-être aux Contemplations, mais je n’en suis plus si sûre. Ou alors à La Légende des Siècles. Je me souviens aussi qu’elle est obsédée par une femme qui suit comme elle les photos, vidéos et documents rassemblés dans un musée. Une exposition consacrée aux accidents d’avions. Carcasses cockpits débris catastrophe. L’une et l’autre s’entraperçoivent, se regardent, s’éloignent puis se rapprochent. Elles semblent chercher quelque chose, ou quelqu’un ; des indices, de nouveaux documents ou/et photos autour d’un crash terrible mais ancien. Le crash d’un avion AIR France. Dont la date connue s’est ancrée dans ma mémoire. 1961. Mai 1961. Peut-être le 6 ou le 7. Cela n’a plus aucune importance, à un jour près. Sauf pour qui enquête, plongé(e) dans la recherche de documents anciens et de renseignements susceptibles d’apporter des précisions. Autour de ce crash, qui a fait un nombre important de victimes, plane un mystère. Celui qui entoure les causes de la catastrophe. Un mystère qui n’a toujours pas été totalement élucidé, malgré tous les moyens que le progrès a mis à notre disposition. Ou que l’on a voulu garder secret. L’avion semble avoir explosé en plein ciel et il s’est écrasé dans le désert africain. En Algérie ? Un attentat? Peut-être. Historiquement, cela n’a rien d’impossible. Y avait-il une bombe à bord ? L'avion a-t-il été attaqué depuis le sol ? Ces deux interprétations ne semblent pas convenir. Dans mon souvenir de lectrice, elles ont chacune leur contradiction. Ou leurs restrictions. Il a été émis l’hypothèse d’une erreur de tir. Une erreur française. Un missile qui aurait quitté sa trajectoire. Destiné à l’Algérie ? Une erreur, vraiment ? Le doute persiste. Il me semble me souvenir qu’à bord, parmi les passagers il y avait une personnalité africaine… De quel pays ? Un haut dignitaire ou un membre du gouvernement africain. Où allait-il ? Tout cela est bien flou dans mon souvenir, je dois le reconnaître.

    Mais pourquoi donc la narratrice s’obstine-t-elle à retourner aux sources, à se perdre en supputations, à ne pas pouvoir se délester de cette énigme ? Il semble que l’autre femme, « la femme sans âge », spectatrice comme elle des photos exposées, soit dans la même démarche qu’elle, la narratrice. Elle qui se dit si seule (c’est ce qu’il me semble, d’un récit à l’autre, cette solitude d’elle, la narratrice ou l’autrice, ou les deux, ensemble, indissociables l’une de l’autre), soudain ne l’est plus. Elles sont deux qui ne parviennent pas à se détacher des images qui leur sont proposées. S’agit-il du même crash ? Il y en a tant. Peut-être. Et elle, « la femme sans âge », que cherche-t-elle à retrouver du crash de 1961 ?

    Elle cherche quelqu’un. Quelqu’un qu’elle a connu enfant. Une femme, grande voyageuse, peut-être était-elle hôtesse de l’air. La « fée des voyages » – c’est ainsi qu’elle la nommait enfant- revenait toujours avec un souvenir, un cadeau pour la petite fille qu’elle était alors. Cette femme, qui disparaissait pendant de longues périodes et réapparaissait alors qu’on ne l’attendait plus, l’enfant, elle, l’attendait. Non pas tant pour les cadeaux que pour les récits admirables qu’elle rapportait dans ses bagages et qui la faisaient rêver. Un jour, cette femme n’est plus revenue. Elle a été engloutie par le désert et c’est elle que l’adulte recherche, elle dont elle essaie de retrouver la place, la marque, l’empreinte dans les photos. « La femme sans âge » ne cesse d’attirer, d’aimanter, le regard ou la silhouette de la narratrice. Elles continuent de se frôler tout en s’évitant. La narratrice voudrait s’approcher d’elle, oser l’interrompre et l’interroger. Mais elle n’ose pas. Il le faudra bien pourtant. Pour quelle raison, d’ailleurs ? Afin de faire avancer le récit. Afin que la narratrice puisse donner corps à sa « mission ». En effet elle se sent investie d’un souffle supérieur, qui la dépasse et la guide dans le même temps.
    Ainsi confie-t-elle : « Mais peut-on, faut-il lutter contre l’attirance, la tentation ? Je me sens appelée par cette femme sans âge qui fixe un instant du passé. Parce qu’elle a une histoire et que je suis là pour la raconter. C’est ce qu’on m’a demandé. »

    En tous cas, dans Plein Ciel, elle est là, cette absente, cette « fée » envolée, disséminée dans les airs. Elle revient dans le récit, image passée, déteinte et néanmoins toujours vivace comme une broderie, un leitmotiv semé comme un caillou dans les strates du texte. De page en page. C’est peut-être grâce à elle que le récit progresse. Que la narratrice se construit, reconstruit, après cette perte, cette disparition. Qu’elle progresse dans sa « mission »:

    Quoi d’autre ? Il y a bien d’autres choses intéressantes dans ce roman. Des subtilités, des pépites. Beaucoup d’autres choses dans cette fiction qui n’en est pas totalement une puisque le crash a bel et bien eu lieu. Il y a un chœur, dans ce récit. Un chœur antique constitué de voix anonymes qui questionnent et répondent sans que l’on sache qui parle à qui. Qui brouille un peu les pistes comme il arrive dans les échanges d’opinions, souvent approximatifs, souvent cacophoniques. Il y a aussi un coryphée. À qui a été confiée la « mission ». Celle de faire circuler le récit. De remettre un peu d’ordre dans l’échange du chœur antique, de reprendre à son compte ces voix qui circulent, interrompent le cours des événements sans le faire avancer, proposant et alternant interrogations et répons. Pour cela, il est nécessaire que le coryphée sorte du chœur. L’écouter mais s’en détacher. C’est cela sa « mission » : assumer sa responsabilité.

    « Je fais le lien, je relie le nombre et l'unité, le collectif et l'individuel, l'un et l'autre. Je mets en relation des êtres qui autrement  s'ignoreraient. Je bâtis ses ponts entre le lieu où on est et le lieu d'où on vient, entre le lieu où on est et le lieu où on va. Vous êtes là, devant moi, et je vous demande  où vous allez afin que les autres le sachent…»

    Il y a encore autre chose. Une autre originalité. La narratrice joue, me semble-t-il, avec la corde temporelle passé présent futur. Car Cécile Wasjbrot ne se satisfait pas d’une chronologie ordonnée et suivie. Non. Elle cherche à son récit d’autres alternatives à l’axe du temps. Son idée est de construire un roman sur d’autres bases que les bases classiques, ordinaires, auxquelles nous tenons tant. Sur lesquelles il est si aisé et si confortable de se laisser emporter. Ainsi quelle n’est pas ma surprise de voir se glisser, comme dans le recueil poétique de Florence Trocmé, → P’tit Bonhomme de chemin, des éléments extérieurs au récit principal. Des sortes d’élargissements, de documents annexes. En réalité ces documents, ces « marginalia », ont tous quelque chose à voir avec le récit principal. Avec les avions, avec le ciel et les oiseaux, avec le désir immémorial des hommes de voler. Il doit y avoir un récit concernant Icare, bien sûr. Et même Phaéton. L’un s’écrasant dans la mer, l’autre sur terre. Des histoires d’envol et d’élévation suivies de chute mortelle. Des histoires d’innocence perdue. De retour en arrière impossible. Des histoires qui continuent malgré l’âpreté des temps de bercer notre nostalgie. La mienne, en tout cas.

    Je sais que cet aspect structurel du roman m’a passionnée. Qu’il continue de me tarauder. J’entends d’ici les détracteurs de ce genre de recherche s’écrier que oui, bien sûr, c’est intéressant, mais ça ralentit le récit, on perd le fil et ce que cherche avant tout le lecteur pressé de connaître la suite de l’histoire, c’est d’aller à l’essentiel et non de détourner son attention en l’embarquant dans un labyrinthe interminable. Pourtant, ici, rien n’est gratuit. Tout se tient. Le puzzle se reconstruit sous nos yeux, pièces après pièces. Patiemment. Et cette construction combine à la fois lenteur et excitation. Ce qui est rare. Et c’est ce que j’aime quand je lis Cécile Wasjbrot. Je sais que je ne serai pas déçue.
    Je peux vous montrer. On peut en faire l’expérience. Là, tout de suite.
    J’ouvre le livre au hasard. Voyons !

    P.78 :
    « J’aurais voulu le raconter à cette femme et voilà que je parle à des silhouettes invisibles et vides, silencieuses. À personne. Mais le besoin de parler est plus fort. C’est un matin, à 11 heures 08 précises. Non seulement je clique sur la flèche en forme d’avion mais je rédige un message, quelques mots – j’aurais souhaité avoir des détails sur l’accident du vol AF406 Brazzaville-Paris le 10 mai 1961, ayant perdu une personne proche dans cet accident. Des mots neutres, presque froids, mais que j’inscris le cœur battant. Un autre clic. Envoyer. À 11 heures 10 je reçois un mail du BEA, no reply, nous avons bien reçu votre message, nous vous répondrons le plus rapidement possible. Sur le moment je crois à ce message, et à ses deux parties. Nous vous répondrons. Le plus rapidement possible. »

    Ceci est un exemple, mais il y en a tant d’autres. Comme ces nombreux et très variés décrochages du récit principal, tous plus passionnants les uns que les autres. En intégrant des récits annexes à celui de l’enquête sur le crash de 1961, Cécile Wasjbrot prend soin de mettre en italiques les titres qui renvoient à d’autres œuvres que la sienne. Titres et noms de créateurs, peintres réalisateurs musiciens vidéastes… dont l’on retrouve la liste à la fin du livre sous la rubrique « Sources ». Laquelle se répartit en trois sections : Les œuvres/ Les articles/ Les sites Internet. Le récit offre ainsi un large éventail de témoignages et d'écritures, du plus ancien au plus contemporain.

    Ainsi, par exemple, peut-on opérer un regroupement autour de l’oiseau :

    Buffon, Sur la nature de l’oiseau/ Byung Hun-Min, Des oiseaux/ Masahisa Fukase, Ravens/ Clément Janequin, Le Chant des Oiseaux/ Selma Lagerlöf, Le Merveilleux voyage de Nils Olgersson / António Lobo Antunes, Explications des oiseaux/Frans Snyders, Le Concert des Oiseaux/ Tarjei Vesaas, Les Oiseaux

    Encore cette liste n’est-elle pas complète car il faudrait y ajouter Giotto et sa fresque de Saint François d’Assise parlant aux oiseaux, « conformément à la scène décrite dans les Fioretti » ; épisode qui vient s’intégrer au fragment consacré à la peinture flamande du XVIIe siècle.

    En réalité ces décrochages permettent de nouvelles approches et de nouvelles lectures. C’est donc une circulation infinie, à entrées multiples. Tout en écrivant, j’écoute Gloria Gaynor chanter I will survive. I will survive, un autre motif qui émaille le livre. Où l’on retrouve l’artiste de renommée internationale Hito Steyerl, associée à la toile du peintre Turner, Le Bateau des esclaves :

    « Le tableau de Turner saisit le moment où les malheureux commencent à couler. La perspective est décentrée, écrit Hito Steyerl, il n’y a pas de ligne de fuite, pas de ligne d’horizon claire, tout est brouillé, incurvé, bien sûr le soleil est là mais son image est éclatée, diffractée – comme les corps épars des esclaves jonchant la mer… »

    La seule difficulté, c’est que la rubrique « Sources » ne donne pas les folios. C’est à la lectrice de partir, crayon en main, au repérage. Un travail de patience qui doit effleurer celui d’archiviste. Mais la romancière en est une et elle invite patiemment à la suivre. À se  glisser dans sa méthode. Lecteur pressé s’abstenir. Ou encore, lecteur qui s’en tient à la seule « histoire », au compte rendu de l’événement, de la tragédie, de l’immédiat. Il y a un plaisir irrépressible à suivre la romancière dans les méandres de sa pensée et de sa création.

    Et la clé de l’histoire dans tout cela ? Il y a dans Plein Ciel autant de clés que de lectures possibles. Parmi les clés qui s’offrent à nous, il y a celle de la solitude. « Savoir que quelqu’un d’autre a cherché », s’est attelé à dialoguer – « la femme sans âge » et le « coryphée », la lectrice -, à déchiffrer dans le cheminement de la lecture – apporte peut-être un réconfort. Comme un signe partagé qui vient interroger la solitude.

    « Qui suis-je ? Quel rôle ai-je joué ? Le chœur s’est dispersé et les voix se sont tues – celles qui parlent ensemble, celles qui parlent seules. Qui disent nous, qui disent vous, ou disent je. Dehors il fait nuit, une nuit accueillante. Si les oiseaux dorment depuis longtemps, les gens s’attardent sur les terrasses, se promènent dans les avenues. Il fait doux, le monde semble s’être retrouvé – ce sera bientôt l’été. »

    « Dans l’infini du ciel », une note finale souriante pour un roman grave et exigeant. Puissant et magnifique.

     

    Plein ciel

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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    ♦ Voir aussi sur →  Tdf