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  • Hélène Lanscotte / Ma femme, cette animale / Lecture d’Angèle Paoli

    Hélène Lanscotte, Ma femme, cette animale
    Cheyne Éditeur 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

     

     

     

     

     

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    " C’est entre Sophie Loizeau et Hélène Lanscotte que la proximité est la plus grande. "

     

     

     

     

     

     

    « Ma femme vit dans l’air que je respire. »

     

    Il existe parfois entre certains livres des correspondances silencieuses, des passages secrets qui perpétuent un dialogue souterrain alors-même qu’en apparence rien ne semble les relier. Ils sont comme des racines invisibles qui se frôlent se parlent échangent à notre insu leurs mystères. Et soudain ces correspondances surgissent, éclatent au grand jour et pépitent en clignotant d’une ramure à l’autre.

    Ainsi du dernier recueil dont je m’apprête à parler – Ma femme, cette animale qui me renvoie comme un écho aux Moines de la pluie. Le recueil d’Hélène Lanscotte prolonge celui de Sophie Loizeau. Comme un écho. Une parenté d'esprit se dessine, de femme à femme, de poète à poète. Une féminitude animale, par laquelle l'une et l'autre poussent jusqu’à l’extrême l’abolition des frontières entre les règnes, animal et humain. Et le narrateur de Ma femme, cette animale d’énoncer cette vérité :

    « Et face aux apparences animales multiples, une seule espèce humaine ».

    L’univers d’Hélène Lanscotte prend son appui sur une phrase empruntée à Nicolas Pesquès. À La face nord onze et douze de Juliau. Alors même que je suis en train de lire La face nord de Juliau 19. Or, voilà que, ouvrant Ma femme, cette animale, me saute aux yeux cet exergue :

    « Voir sans être vu. La ronde rapace ou l’inconfort. Le corps se débrouille. Y ajouter le livre sans perdre la place du lièvre. »

    N’est-ce pas là une étrange coïncidence ? Le lièvre était donc déjà présent dans les « Juliau » antérieurs ? Et cela m’avait échappé !

     

    Trois poètes contemporains, trois amoureux de la nature et tous trois ses âpres défenseurs, semblent s’être donné le mot. Tous trois aiment se calfeutrer dans la solitude de l’affût ou dans des trous de feuilles pour épier les transformations de la nature et les animaux que la forêt – ou la colline et ses genêts – cache en son sein. Tous trois, pourtant, ont un univers qui est leur et une écriture qui leur est propre. Mais tous trois pratiquent l’inversion des données. Et changent ainsi le regard porté sur le monde qui les entoure. C’est le monde qui agit sur leurs perceptions et leur sensibilité. Et non l’inverse.

    Ainsi chez chacun d’eux – et d’elles – retrouve-t-on des rites, des présences, des ensorcellements. Des escapades en sorcellerie. Des interrogations subtiles. Des gestes et des images qui précèdent le langage. Chacun possède cette part personnelle d’imaginaire qui permet la mise en écriture. Et génère le tissage des liens. Plantes et bêtes, qui ont ici droit de cité, mènent la danse. Mulots orvets grenouilles chez Sophie Loizeau ; « fourrure du lièvre » chez Nicolas Pesquès. Quant à Hélène Lanscotte, le lièvre a toute son admiration au point que la Femme s’éprend du léporidé et en acquiert peu à peu les détentes et les élans. Peut-être même s’est-elle, par une nuit de folie, accouplée au lièvre de Mars !

    Mais c’est entre Sophie Loizeau et Hélène Lanscotte que la proximité est la plus grande. Tant l’une et l’autre ont de complicité avec le règne animal. Une complicité qui va, pour Hélène Lanscotte, jusqu’à l’osmose.

    En 23 fragments concis de prose poétique, aux intitulés substantivés très brefs (proches de ceux de Sophie Loizeau – « La mue » ; « L’appeau » … -, avec une écriture, en tout point, parfaite, Hélène Lanscotte dote son héroïne de qualités insoupçonnées, qui échappent au commun des mortels. En réalité une appétence et une intuition insurpassable du monde de la nature. Comme le laisse entendre le titre du recueil, le narrateur est un homme qui prend en charge la surprenante essence de son épouse, en relation étroite avec le règne animal. Si c’est le mari qui observe, parle, suit son épouse dans ses agissements et se conforme à ses désirs, c’est la femme qui impose son rythme, ses attentes animales, ses intuitions et ses lentes métamorphoses. S’il y a parfois des expériences qui imposent la séparation, les deux amants se retrouvent, se rejoignent et se livrent à leurs étreintes amoureuses. Eros n’est pas absent des récits qui accompagnent le couple. Même si la Femme regrette, dans l’invention des appeaux qui imitent la palette sonore des oiseaux, que son époux ait oublié un registre vocal essentiel : « Celui de la jouissance ».

    L’époux attentif et créatif rend hommage à sa femme, qu’il admire et dont il respecte les moindres aspirations. Car c’est elle qui, dès le chapitre d’ouverture – « L’Espérance » – donne à son époux une leçon de vie. Une philosophie tout en sagesse, en quelque sorte :

    « Ma femme espère les êtres dans les êtres, les êtres dans les choses et parfois les choses dans les êtres.
    Elle dit qu’elle voit le ciel dans l’oiseau, l’arc-en-ciel dans le renard, qu’elle entend la plainte dans l’arbre et le rire dans l’herbe… ».

    Et parlant de lui, le narrateur confie de son côté :

    « Je songe à la souris dans la chauve-souris, au moineau dans le chat, à la grenouille dans le bœuf, à la parole dans le singe. »

    Un univers tout en figures gigognes et en emboitements se dessine au fil des fragments qui prend forme à travers les échanges, dans lequel tous les éléments de la nature, flore et faune, se tiennent, se répondent, forment une chaîne dont chaque maillon est indissociable de l’autre. À force de penser la nature, de se l’approprier, de se fondre en elle, la femme se nimbe progressivement d’animalité.

    « Dans ses cheveux, je discerne un vent d’inquiétude et sur ses mains des années de lumière et de nuit ; à sa cheville, la course d’un lièvre et sur sa joue une plaie de fourrure. »

    Mais pourquoi l’espérance ? Peut-être se loge-t-elle dans ce désir irrépressible chez la femme de savoir enfin ce qu’il y a en elle. Et chez son époux, celui, mystérieux, de la voir se transformer au fil du temps en « animale ». Jusqu’où ira-t-t-elle ? Et parviendra-t-il à la connaître ? Il la piste dans ses déplacements, la suit à la trace dans la neige, se coule dans la combe pour l’observer. Toutes les fantaisies animales de sa Femme ne vont pas toujours pour l’époux sans une pointe de jalousie. Qu’il tente de canaliser derrière ses interrogations multiples. Ses jugements, analyses, avis se font en lien avec la nature, laquelle offre à l’infini tous les éléments et toutes les formes de comparaisons. Ces dissensions peuvent annoncer momentanément la disjonction du couple. Mais dans l’échange, c’est la Femme qui a le dernier mot.

    En réalité le narrateur se plie à la personnalité évolutive de sa femme. Cette « animale » se change en un être hybride, mi oiseau mi serpent. Ce qui ne nuit nullement au couple qui, en intégrant dans son duo le boa, inaugure un genre de ménage à trois.

    « Sans se retourner, elle me tend la main pour que je me rapproche d’elle et nous poursuivons notre ménage à trois.»

     

    Si l’évolution de l’époux – en observateur silencieux – passe par le regard et par l’imitation, celle de l’épouse passe par les gestes. Et c’est par leur antériorité que progresse le récit. Que les choses bifurquent et prennent un tour nouveau. Jusqu’à la chute inattendue du fragment qui réserve souvent des surprises. Les rituels innovants de la femme laissent le mari perplexe. On retrouve chez cette épouse-animale le motif des cheveux, des pelotes de poils ou de rémiges, les carapaces évidées de coléoptères défunts ; tout un assemblage de déjections naturelles, ongles et peaux, qui servent à combler les interstices d’un mur en construction. Est-ce là, dans ce rituel primitif, que se noue le désir de perpétrer ce qui est voué à disparaître, comme ont disparu les ours des ères antérieures, laissant dans les grottes de multiples traces de leur passage et de leur bauge ? Désir de survivre à sa propre mort en mêlant « un peu de son moi mort » au mur de pierre ?

    La chute de ce récit – « Le mur » – n’est pas sans me surprendre. Car j’y retrouve comme en écho au texte d’ouverture de Sophie Loizeau, « L’orteil ». Dans lequel une mouette tranche d’un coup de bec l’orteil blessé qui faisait tant souffrir la narratrice. Chez Hélène Lanscotte, ce n’est pas le pied qui se voit amputé mais la main, d’un geste qui vient non de l’extérieur, mais de la femme elle-même, comme par sacrifice délibéré. Ainsi s’interroge le narrateur :

    « Je me demande seulement quelle partie d’elle-même elle va maintenant glisser dans le mur. Elle a déposé délicatement un petit bout de doigt, la première phalange de son index. Je ne l’ai pas entendu crier. »

    Une sensibilité féminine très proche semble présider à l’écriture de ces deux recueils.

    Pour Hélène Lanscotte, qui dit règne animal dit aussi en corollaire, risque d’encagement. Ici, l’héroïne en voie d’animalisation souffre de ce risque et se révolte contre lui. Aussi, en femme d’intérieur qu’elle n’est pas, prévoit-elle de s’échapper. Et ce faisant déchire-t-elle en même temps les rideaux de l’oppression. Quant au mari attentif, il respecte les desiderata de son épouse. Resté seul dans leur logis il ne peut s’empêcher cette remarque :

    « Nous détenons chacun notre manière d’échapper. »

    Ce qui se vérifie dans le récit puisque le narrateur finit lui aussi par se dégager des injonctions de son épouse, quitte le logis et rejoint sa femme dans le chenil où elle s’est réfugiée afin de se mettre à l’épreuve de l’absence de liberté. Ce qui est intéressant dans ce récit de « La cage » – comme dans tous les autres fragments qui composent le recueil – c’est que tous les exemples sont empruntés au règne animal. Tout une déclinaison d’insectes et de bêtes se glisse dans les phrases. Comparaisons et métaphores filées emplissent l’espace, le colonisent, s’en emparent. Et l'on ne s'en lasse pas!

    Au fil des métamorphoses de sa femme, la personnalité du narrateur évolue elle aussi. Ainsi s’efforce-t-il de comprendre et de se mettre au diapason. Reprenant à son compte les histoires gigognes de sa femme, il se lance dans des récits qu’il invente de toute pièce ; ou d’autres qui le concernent de près. Mais les larmes de la Femme, tout comme ses rêves ou comme elle-même, restent un mystère. Femme-caméléon, elle possède l’art de « s’invisibiliser » et de se faire prédatrice. Et même cruelle carnassière. Il arrive pourtant que par les empreintes olfactives qu’elle laisse derrière elle, le narrateur parvienne à se saisir d’elle voluptueusement, emporté dans l’ivresse amoureuse.

    « Ce soir ma femme existe plus que jamais. Son corps émet une odeur puissante, inhabituelle. Une odeur complexe, capiteuse et surtout musquée qui l’enveloppe tout entière. Je n’ai jamais senti d’assez près une lionne, une biche et encore moins une louve pour identifier une quelconque correspondance – en revanche je sais que sa peau n’exhale en aucun cas l’ovin ou le caprin…
    Dans le lit… je me rapproche au contraire, irrésistiblement attiré par ce que j’imagine respirer comme une humeur antique ou même antéhistorique.
    Cette nuit-là, ma femme est une Vénus du paléolithique. Elle me prend entre se bras ronds, ses cuisses charnues, jusqu’à m’étouffer, enivré. »

    Est-ce pour autant qu’il la possède et qu’il sait qui elle est au juste ? Rien n’est moins sûr. Et elle, que gardera-t-elle de lui ? Suffit-il de nommer pour connaître ? L’un et l’autre ont beau tourner ces questions sous leur langue, le mystère du mot et le nom qu’il recouvre reste entier :

    « La nommer comble-t-il l’écart entre elle et moi ou au contraire favorise-t-il la distance ?
    Je prononçai à haute voix son nom, lentement, avec toute la pensée d’une première fois. Surprise, elle m’a regardé comme si j’énonçais le nom de quelqu’un d’autre. »

    Et pourtant, quelque chose d’indicible persiste qui les lie l’un à l’autre. Un tremblé qui frissonne de la robe qu’elle porte à la main qui l’effleure. Une présence. À laquelle il est impossible de renoncer. C’est dans ses mots à lui que cette présence s’exprime. Et c’est très beau, très émouvant :

    « Ma femme vit dans l’air que je respire. »

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

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    ♦ Voir sur →  Tdf

     

     

  • Germain Roesz / Un silence dans le ventre

       <<Poésie d'un jour

     

     

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    Peinture de Germain Roesz 

                                                                                                               

     

     

     

    Re-joindre

    Je joins les mains
    Tes mains
    Une dernière fois
    Je joins la cohorte des signes qui traînent dans ma
    mémoire
    Je joins une aube rouge
    Je joins encore dans la grisaille du jour
    Je joins ce qui se disperse
    Je joins les prières oubliées
    Je joins ce qui bouleverse l’horizon
    Je joins au plus profond
    Au plus tendre au plus dur au plus épais au plus loin au
    plus froid au plus lourd je joins
    Au plus vif au plus rêche au plus vide au plus sombre au
    plus transi au plus lent je joins
    Au plus lisse au plus souple au plus chaud au plus cru au
    plus rare
    au plus
    je joins
    Au plus terrible au plus rageant au plus craintif au
    plus mortel au plus incertain je joins
    Au plus soumis au plus insoumis au plus affecté au
    plus triste au plus oublieux je joins

    Une dernière fois l’incantation des mains du repli de
    l’ardeur de la ferveur d’un baiser sur la peau
    si …

    Une dernière fois je chercherai le mot.

     

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    Germain Roesz, « III, Elle pousse la mort au-dehors » in Un silence dans le ventre, Illustrations de Germain Roesz, L’Atelier du Grand Tétras 2024, p.59.

     

     

    G E R M A I N    R O E S Z

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    Source

    ■ Germain Roesz
    sur Terres de femmes ▼

     →  La lumière se tamise (extrait de La Part de la lumière)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de L’Atelier du Grand Tétras) la page de l'éditeur sur La Part de la lumière

    Germain Roesz Peintre

     

     

  • Chantal Dupuy-Dunier / Parenthèses

                                                   << Poésie d'un jour

     

     

     

     

           

     

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    " … la dernière branche
    de notre arbre généalogique… "
    Photo : G.AdC 

     

     

     

     

     

    Toujours ne rime pas avec amour,
    mais avec mort.

     

    Je veille de loin sur ta dernière veille.
    De loin, c’est comme rien.
    Tu vas franchir le passage,
    « seule et sale » disais-tu…
    Allitérations, alitée ma mère,
    malade de l’ultime maladie.

    Je ne serai pas là pour soutenir ta main,
    toi qui tenais la mienne pour mes premiers pas…
    ta main momifiée vue sur les photos,
    ta main devenue serre,
    ta main murex,
    doigts nacrés,
    raidis avant le cadavre.

     

    Née dans le ventre de ta mort,
    je ne danse plus les mots,
    souffle coupé à l’unisson du tien.

     

    La fixité de ton visage me défigure.
    Ta bouche grande ouverte ne laisse plus passer les mots.

     

    Déchirés ta chair,
    ton ventre et ma naissance.

    Ô conque où ont résonné
    les bulles de mes premières voyelles.

    Ô la caverne soie de ce ventre
    qui a abrité mon corps,
    l’a porté jusqu’à la déchirure […]

     

    Ton agonie…
    Comme ça peut être long des points de suspension !

    Ton temps suspendu,
    aux soubresauts épileptiques.

    Le mien aussi
    qui se balance à la dernière branche
    de notre arbre généalogique.

     

     

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    Chantal Dupuy-Dunier, « Laisse de mère » in Parenthèses, Vignette de couverture Isabelle Clément,
    Les Écrits du Nord, Éditions Henry 2024, pp.74, 75, 76, 77, 79.

     

     


    CHANTAL DUPUY-DUNIER

    Chantal Dupuy-Dunier

    ■ Chantal Dupuy-Dunier
    sur Terres de femmes ▼

    → Amiens (extrait de Des villes parfois…)
    → [Traduire le dit des couleurs] (extrait de Cathédrale)
    → 25 octobre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    → 7 novembre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    → [La grande pluie tropicale] (extrait de C’est où Poezi ?)
    → Mille grues de papier (note de lecture d'AP)
    [Au milieu du dessin bleu] (poèmes extraits de Mille grues de papier)
    Pluie et neige sur Cronce Miracle, Les Lieux Dits Éditions, Collection 2Rives, 2015, s.f. 11 encres de Michèle Dadolle.

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Chantal Dupuy-Dunier
    → (sur Terre à cielune lecture de Pluie et neige sur Cronce Miracle de Chantal Dupuy-Dunier par Isabelle Lévesque

  • Nicolaj Zabolotskij / Poèmes en trois langues

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

    Никола́й Алексе́евич Заболо́цкий)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Никола́й Алексе́евич Заболо́цки      

    Source 

          
                                                                                                               

    Kузнеɥик

    Наcтанет денЬ, и мой забвенньɪй прах
    Вернется в лоно зарослей и реɥек,
    Ȝаснет мой ум, но в kвантовьɪx мираx
    Oткроет крьɪлья маленький кузнеɥик.

    Над ним, переcекая небоcвод,
    Мельчайших звезд возникнут очертанья,
    И он, раcправив крьɪлья, запоет
    Cвой первьɪй гимн во cлаву мирозданья.

    Довольcтвуяcь оcколком бьɪтия,
    Oн не поймет, что мир его чудеcньɪй
    Поcтроила живая мьɪcль моя,
    Мгновенно затвердевшая над бездной.

    Кузнечик — дуреь! Ecли б он узнал,
    Что вcе его волшебньɪе cветила
    Давнɪм-давно подобием зеркал
    Поэзия в проcтранcтвах отразила!

    1947

     

    Ηад морем

    Лишь запах чабреца, cухой и горьковатый,
    Повеял на меня – и эттт cонный Крым,
    И этот кипариc, и этот дом, прижатый
    К поверхноcти горы, cлилиcь навеки c ним.

    Здесь море – дирижер, а резонатор – дали,
    Концерт высоких волн здсь ясен наперед.
    Здесь звук, задев скалу, скользит по вертикали,
    И эхо средь камней танцует и поет.

    Акустика вверху настроила ловушек,
    Приблизила к ушам далекий ропот струй.
    И стал здесь грохот бурь подобен грому пушек,
    И, как цветок, расцвел девичий поцелуй.

    Скопление синиц здесь свищет на рассвете,
    Тяжелый винограчен прозрачен здесь и ал.
    Здесь время не спешит, здесь собирают дети
    Чабрец, траву степй, у неподвижных скал.

    1956

     

     

    Il grillo campestre

    Verrà il giorno che le mie ceneri dimenticate,
    torneranno nel grembo delle boscaglie e nei fiumi,
    la mia mente si assopirà, ma in mondi quantici,
    e un piccolo grillo le sue ali aprirà.

    Sopra la sua testa nel firmamento,
    una piccola stella sarà in formazione,
    e il grillo, con le ali spiegate,
    canta il suo primo inno allagloria dell’universo.

    Contento di un frammento di essere,
    non capirà che è meraviglioso il suo mondo
    costruito sul moi pensiere vivente,
    edificato sopra l’abisso, per breve tempo.

    Grillo sciocco ! Se tu avessi scoperto
    che tutte quelle magiche luci
    c’erano una volta, specchi nelle profondità dello spazio,
    quella poesia le avrebbe riflesse, le avrebbe dato uno volto.

    1947

     

    Sul mare

    Solo quando il profumo del timo, secco e amaro,
    mi si rivelò, questa dormiente Crimea
    e questo cipresso e questa casa
    a ridosso del monte si unirono per sempre con me.

    Qui il mare dirige e fa cassa armonica, il suo suono riempe lo spazio,
    qui il concerto delle onde alte è luminoso e in anticipio.
    qui il suono sfiora gli scogli e verticale penetra in basso
    e l’eco danza e canta fra gli scogli.

    L’acustica in alto ha teso delle trappole,
    fa arrivare alle orecchie il mormorio lontano dei getti.
    Il gran chiasso delle tempeste è come colpi di cannone
    e come un fiore sbocciò un bacio di fanciulla.

    Uno stormo di cinciallegre qui cincia all’alba,
    grappoli pesanti sono trasparenti e scarlatti.
    qui il tempo non ha fretta, qui si radunano i fanciulli,
    qui con il timo, l’erba della steppa, presso scogli immoti.

    1956.

    Nikolaj Zabolotskij in Kamen’, Rivista di poesia e di filosofia, n° 64, sous la Direction éditoriale d’Amedeo Anelli, 2024, pp. 90, 91 et 94, 95. Traduction en italien d'Amedeo Anelli.

    Les textes rassemblés et traduits par Amedeo Anelli sont extraits de l'édition Nicolaj Zabolotskij Sobranie sočinenij v trëch tomach, Moskva, Chudožestvennaja literatura, 1983-84.

     

    Le grillon des champs

    Le jour viendra où mes cendres oubliées,
    retourneront dans le giron des fourrés et dans les fleuves,
    mon esprit s’assoupira, mais dans des mondes quantiques,
    et un petit grillon ouvrira ses ailes.

    Au-dessus de sa tête dans le firmament,
    une petite étoile sera en formation,
    et le grillon, ailes déployées,
    chante son premier hymne à la gloire de l’univers.

    Satisfait de son fragment d’être,
    il ne comprendra pas qu’est merveilleux son monde
    bâti sur ma pensée vivante,
    édifié au-dessus de l’abîme, pour un temps bref.

    Grillon bêta ! Si tu avais découvert
    que toutes ces lumières magiques
    existaient autrefois, miroirs dans les profondeurs de l’espace,
    ce poème les aurait reflétées, leur aurait donné un visage.

    1947

     

    Sur la mer

    C’est seulement lorsque le parfum du thym, sec et amer,
    se révéla à moi, que cette Crimée endormie
    et ce cyprès et cette maison
    à l’abri de la montagne s’unirent avec moi pour toujours.

    Ici la mer orchestre et se fait caisse de résonance, sa rumeur emplit l’espace,
    ici le concert des hautes vagues est lumineux et premier.
    Ici le son effleure les écueils et il pénètre vertical par en-dessous
    et l’écho danse et chante entre les écueils.

    L’acoustique au-dessus a tendu des pièges,
    elle fait parvenir aux oreilles le murmure lointain des jets.
    Le grand fracas des tempêtes est semblable à des coups de canon
    et comme une fleur s’épanouit le baiser d’une jeune fille.

    Ici zinzinule à l’aube une volée de mésanges charbonnières,
    lourdes grappes transparentes et écarlates.
    ici le temps ne presse pas, ici se réunissent les jeunes gens,
    ici, avec le thym, l’herbe de la steppe, à côté des écueils immobiles.

    1956

    Traduction inédite  de l'italien par Angèle Paoli

     

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    ImagesNikolaï Alekseïevitch Zabolotskij (1903-1958) est l’un des poètes européens majeurs de langue russe du XXe siècle. Écrivain pour enfants et traducteur, il fut aussi poète. Ses premiers poèmes parurent en 1927 dans les revues littéraires de Leningrad. Avec ses amis – Igor’Batcherev, Boris Levin, Konstantin Vaginov – il fonda →OBERIOU (acronyme pour « Association pour l’art réel ») qui fut l’ultime avant-garde des années Vingt. Avec une attention à l’objet qui, tenant compte de la physique de l’époque et d’une logique propre à la poétique, confirmait un nouvel et complexe horizon de connaissance du réel. Ses derniers recueils de poèmes furent publiés en 1948 et  en 1957. Sa poésie, riche de philosophie et de réflexions sur la nature, est nourrie par l’étude des auteurs les plus divers. Zabolotskij doit aussi beaucoup aux théories contenues dans Biosphère, œuvre du minéralogiste et biochimiste Vladimir Vernadskij (1863-1945), ancêtre de l’écologie moderne.*

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    *Notice librement adaptée par Angèle Paoli à partir de la note bio-bibliographique d'Amedeo Anelli.

  • Jacques Goorma / Lucarnes

                                                                                                                         << Poésie d'un jour

     

     

    COQUELICOT

     

     

     

     

     

    Photo-collage : →  G.AdC 

       
                                                                                                                     

     

     

    regarde-moi bien
    dit le coquelicot

    parce que
    je suis fragile

    *

    l’œil de l’éveil
    s’allume

    quand tu vois
    éclore l’iris

    *

    lance si tu le peux
    le silence

    il attrapera
    ton cri

    *

    derrière
    la grange

    le regard
    est un navire

    *

    quand tout va
    rends grâce

    si rien ne v a
    consens

    *

    entre
    est invisible

    et nous
    relie

    *

    pour attraper
    l’éclair d’une pensée

    les mots
    sabots de pierre

    *

    les branches au ciel
    s’enchevêtrent

    nouent
    l’étreinte secrète

    *

    emporté
    par le ruisseau des yeux

    le frêle esquif
    de papier

     

    *

    le pied des arbres déborde
    sous l’édredon des nuages

    au loin
    une lucarne s’allume

     

     

    Lucarnes

     

    Jacques Goorma, Lucarnes, Arfuyen 2024, pp. 45, 46, 47, 48.


    JACQUES GOORMA

    JACQUES GOORMAphoto de Reha Yunluel-1
    D.R. Ph. Reha Yunluel
    Source

    ■ Jacques Goorma
    sur Terres de femmes 

    → [À la bonne parole] (poème extrait de À)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la Maison de la poésie et de la langue française, Namur) une notice bio-bibliographique sur Jacques Goorma
    → (sur Terre à cielun entretien avec Germain Roesz, par Cécile Guivarch
    → (sur Monde en poésie de Brigitte Maillard) Jacques Goorma, Propositions
    → (sur Recours au PoèmeJacques Goorma : une po-éthique du dépouillement lumineux, par Muriel Stuckel

     

     

     

  • Michel Diaz, Lionel Balard / Éloge des eaux murmurantes

         << Poésie d'un jour

     

     

                                                                                                                    

     

                                                                                                                     

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    Illustration de Lionel Balard

     

     

    ce qui tremble et s’échappe dans le regard, à la limite du réel, une
    clarté qui se dissipe et disparaît au gré des images de l’eau

    c’est cela qui se joue dans la tonalité de ses lumières, et s’impose, insis-
    tant, comme ces odeurs douces et ces voix disparues dans les chambres
    désertes

    et c’est là où se prend le rêve, c et écart entre absence et présence, terri-
    toire de solitude et d’intense vertige dans l’abrupt de l’instant, où règne
    un tremblement de prises d’être et de pertes d’être sans fin

    c’est un lieu perdu dans le monde, au seuil de notre espace et de toute
    pensée, en bordure de temps et d’haleine, ce lieu d’incertitude où
    germe le poème

     

    où vont se perdre ces reflets captifs des paysages qu’elle emporte, ces
    images tremblées du réel dont l’encre se dilue sur un papier de soie ?

    ne reste que la trace du paysage, comme un mot suit un autre pour
    atteindre le silence, un écho dans la gorge, au-delà de la voix

    ainsi vont ces images, la même phrase à l’infini, reprise, biffée, réécrite,
    répudiation à l’infini des mots de ce poème qui s’écrit sans nous et
    qui, seul, nous parle d’un monde que nous ne pouvons pas comprendre

     

    le temps n’existerait donc pas

     

    Diaz

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Michel Diaz, Lionel Balard, Eloge des eaux murmurantes, Editions La Simarre, 2024, pp.33, 34, 35.

     

     

    M I C H E L   D I A Z

    Michel Diaz
    Source

    ■ Michel Diaz
    sur Terres de femmes

    → Comme un chemin qui s’ouvre (lecture d’AP)
    → Ce qui gouverne le silence (extrait de Comme un chemin qui s’ouvre)
    → clair-obscur (extrait de Lignes de crête)
    → Le Verger abandonné (lecture d’AP)

    Sous l'étoile du jour, Rosa Canina éditions, 2023, Lecture d'Alain Freixe.

    ■ Voir aussi ▼

    → le site de Michel Diaz
    → le site d’Olivia Rolde

    ■ Notes de lecture de Michel Diaz
    sur Terres de femmes ▼

    → Jeanne Bastide, La nuit déborde
    → Alain Freixe, Contre le désert
    → Françoise Oriot, À un jour de la source

     


     

     

  • Anne Calas / Une pente très douce

    <<Poésie d'un jour

     

     

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    une intensité sidérante la ronde
    d’un String Quartet de Bartok
    les bras bleuis de larmes lentes
    non. le siècle n’est pas mort

    nous habitions là
    sous les poutres peintes derrière
    les volets clos sur l’aube gelée
    dans une certaine raison de vivre en cercle un
    besoin d’aide
    soleil blême nous habitions
    au centre des clartés sans que rien
    de l’écho parce qu’il trouvait ça
    formidable et plein de sève

    nous habitions loin des falaises des
    ciels crayeux tamponnés loin de toutes les
    possibilités porteuses pour
    absolument et absorber et nous courions
    derrière et la nuit même la cime la crête
    qui vaille le déclic sauvage des
    trotteuses venaient en azur de toi

    en usure des toits roses – roses n’épuisant
    jamais la pureté la
    voix chaude, la poudre
    la vaillance ni repentance
    à la veille d’un hiver absolu
    n’existant seulement et l’onglée
    coopérative itérative du cœur

    nous habitions loin des fenêtres éclairées
    sous les danses et les passes et toi
    parmi les pensionnaires aux
    cadences assurées puisque tu es l’une
    d’elles puisqu’elles sont parmi le
    premier signe jet impétueux énorme
    à ta robe carmin à ta robe corail
    ta floraison ta solitude refusant
    supplications et masques pour
    entrer dans la transe chaque jour chaque
    chose épelée chaque épicentre déplié
    chaque crochet dans la langue toutes
    ses charges et j’attendais
    les ordres n’est pas en fuite de
    toi n’est pas d’amour auquel on pense
    avec ferveur et pitié

    Électrocutée à la pliure de la page

     

    Calas

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Anne Calas, « Un monceau de neuf » in Une pente très douce, Poésie Flammarion, Couverture Florian Brennemann, Éditions Flammarion 2024, pp.93, 94, 95, 96.

  • Christian Bobin / Le Murmure

    << Lecture

     

     

     

    HELIOPOLIS 1

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     "Cette nuit un livre, publié en 1949. Son papier tombe en poussière."

    Edition originale de la traduction française de l'allemand par Henri Plard.  

    Source 

     

     

     

     

          Mon chant sera court. La fin du monde va vite, il me faut aller plus vite encore et la doubler, faire s’ouvrir sur la page ce qui s’appelle une âme, la tienne.

          C’est tout ? dit le silence. Oui, c’est tout pour l’instant, pour cette page. Une rencontre est absolue, ou bien ne se fait pas. L’absolu est corne d’abondance, un infini versé à mes pieds. Les vingt ans à venir feraient comme vingt secondes. Oh, l’habileté des prêtres, ces mauvaises façons d’apprivoiser l’âme et de claquer sur elle les deux mains d’une grosse bible, comme sur un moustique. Merveille des humains qu’aucune technique ne capture ! Chevaux sauvages, poèmes en loques, nuages ivres !

           Ne me demandez pas ce que je fais mais plutôt ce à quoi je demande un secours. Cette nuit un livre, publié en 1949. Son papier tombe en poussière. Je l’ouvre, il me recueille. Héliopolis de Jünger. Mes mains se font légères pour ne pas blesser les ailes fanées des pages. Raconte-moi une histoire, c’est pour ne plus mourir, sais-tu. Ramène-moi chez moi. Les heures en bronze de la nuit sont des divinités cruelles. Bouscule-les de leur socle avec une seule de tes phrases, avec le calme de ta voix qui est bien plus que l’histoire, bien plus que les mots.

          Te lire est entrer chez un marchand de tapis précieux dans un arrondissement silencieux de Paris. Chaque phrase s’étale devant moi comme un tapis aux motifs lumineux, chaque nouveau tapis déroulé sur le sol apparaît plus riche que le précédent, et la boutique s’agrandit chaque fois, repousse ses murs, devient plus large que le monde.

          « Désormais, je crois que le poète est le seul à pouvoir apporter une solution… » Ta voix est une poignée de fleurs jetée dans la rivière, elle est ce fluide plus vital que le sang : la confiance. L’irraisonnable confiance envers ce qui murmure derrière le rideau rouge du sang – la petite troupe des anges qui jouent comme jouent les enfants dans une éternité de vie.

            L’écriture est un linge frais tendu sur un fil d’encre.

          Le mot « avenir » résonne lorsque j’entends tourner la presse typographique où s’imprime mon premier livre. Le livre jaillit comme un boulon mal serré gicle des ossements en marche d’une machine presque humaine. Il bondit dans ma main, formé en plomb comme c’est alors la règle en imprimerie. Désormais ce ne sera plus la nuit qui prendra soin de moi, c’est moi qui en écrivant la servirai, l’apprêterai, l’ornerai – avec toutes les définitions possibles de l’écriture : secret, rivière, noisetier, amour de loi, nuage, tigre, âge d’or, hirondelles, feutre noir.

          Des dents claquent dans le vide et dans ce vide il y a tout. La machine artisanale, célibataire, rachetée à un vieil imprimeur. Je connais depuis ce temps l’amour des beaux papiers. C’est un amour ravageur, comme celui des tomates anciennes, cœurs -de-bœuf, ou des carottes disparues, rougeterres. Leur goût est inimitable, et si comblante leur douceur.

            Le silence est un grand rugbyman. Il me plaque aux épaules, aux jambes, me dit : Tu ne sortiras pas de cette page que tu n’aies écrit quelque chose de plus beau que la neige dont je recouvre tout, pelisse de l’invisible.

           J’écris pour vous construire un nid. Il fait trop froid dehors.

          Arrête cette musique, me dit ma mère en entrant furieuse dans ma chambre d’adolescent, on l’entend jusque dans la rue ! Ce jour-là, par cet ordre, ma mère m’envoya chez les morts qui font des livres dont les pages, quand on les tourne, font moins de bruit que l’air glissant sur l’eau d’un étang.

     

    LE MURMURE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Christian Bobin, Le Murmure, Éditions Gallimard 2024, pp. 31, 32, 33, 34

     

    Christian-Bobin-portrait

     

     

     

     

     

    Source photo 

     

    ♦Voir aussi sur → Tdf 

     

     

     

  • Cécile Wajsbrot / Plein Ciel

     Lecture

     

     

    Le hasard de krzysztof kieslowski

                                                                                                                                                                      

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                               "J'ai cliqué sur un film proposé en replay.    
                               Le Hasard, du réalisateur, Kieślowski "
                                Source 

     

     

    Vous m’écoutez toujours ? Je cherche depuis des dizaines d’années. Ou plutôt l’histoire revient m’obséder périodiquement, disparaît, reparaît. Connaissez-vous ces apparitions, ces resurgissements ? À chaque fois je me dis, j’irai au bout. Je retrouverai des membres de sa famille, je prendrai contact avec eux. Je suis allée dans des foires aux vieux livres pour retrouver des journaux de mai 1961, j’ai pu lire certains articles sur Internet – depuis qu’Internet existe ou plutôt depuis que j’ai eu l’idée qu’il pouvait y avoir là aussi quelques traces – j’ai multiplié les entrées, le numéro du vol, l’histoires des catastrophes aériennes, pour m’arrêter à chaque fois en cours de route et me dire, à quoi bon ?
    Le temps passait sans apporter autre chose que la preuve d’une blessure non refermée. Un jour, pour me distraire, alors que je ne pensais pas à l’accident, j’ai cliqué sur un film proposé en replay. À cause du titre, Le Hasard, à cause du réalisateur, Kieślowski. Quelques lignes expliquaient que le film avait été tourné en 1981, interdit en Pologne et diffusé en 1987 seulement, avec quelques scènes censurées. Le personnage principal, Witek, devait prendre le train pour Varsovie. Trois variations s’offraient. La première, il arrivait au dernier moment et attrapait tout juste le train, devenait militant communiste au hasard d’une rencontre. Je peux vous raconter ?
         Si cela fait partie de l’histoire…
        Vous allez voir. Dans le cadre de son activité militante il doit aller en France mais en raison d’une grève, il ne peut pas partir. C’est la première fin. Deuxième variation, il ratait le train après avoir lutté en vain contre un milicien qui l’empêchait de passer, devenait opposant catholique au hasard d’une rencontre, devait se rendre en France mais on lui refusait son passeport. Troisième possibilité, il ratait le train sans heurt, poursuivait une vie académique, devait partir un jour en Lybie, changeait son billet au dernier moment en s’apercevant que le jour du départ tombait le jour de l’anniversaire de sa femme et son avion- qui n’était plus celui de la compagnie polonaise Lot mais un vol Air France – faisait escale à Paris. L’avion explosait envol. Dans les trois hypothèses, la Pologne était une prison dont il était impossible de sortir. Fermeture des frontières et des destinées, ni l’opposition ni l’adhésion au régime ne permettaient un horizon, et si l’on essayait le chemin des cimes, ni d’un côté ni de l’autre mais entre deux abîmes perpétuels, la voie se révélait également sans issue, finissant par la désintégration dans le ciel. L’explosion – à la fin de la troisième hypothèse – était la dernière image du film. Vous comprenez maintenant ?
              Je ne crois pas.
             Dès qu’une catastrophe aérienne se produit, à son annonce je pense à celle qui a marqué ma vie. Et quand c’est un avion d’Air France j’y pense encore plus. A d’autres moments, c’est le hasard qui m’y ramène. Comme ce film. Cet accident est le point de fuite de mon existence, le lieu où convergent les lignes de force, ce qui lui donne son unité, sa perspective mais ce point invisible me demeure perpétuellement caché, d’une certaine façon interdit. A chaque tentative d’approche il y a comme une barrière qui se dresse, comme une voix silencieuse qui me dit, n’y va pas. Propriété privée – défense d’entrer.

    -Le premier dimanche du mois de mai.
    -Ayez courage.
    -Levez-vous à cinq heures du matin.
    -Sortez dans la rue, la campagne, la forêt.
    -Ouvrez votre fenêtre.
    -Sortez sur le balcon.
    -Et écoutez.
    -J’écoute sans regarder et ainsi je vois, disait Pessoa.
    – Quel que soit le pays.
    -Quel que soit le continent.
    -En ville ou au b ord de mer.
    -Où que vous soyez.
    -Vous entendrez.
    -Le premier dimanche de mai.
    -Les oiseaux chantent les autres jours bien sûr.
    -Mais ce jour-là, au-delà des frontières.
    -Ce jour-là, les casques, les écouteurs.
    -Les appareils d’enregistrement les plus sophistiqués.
    -Ou les plus simples.
    – Se donnent rendez-vous.
    -Quel que soit le lieu.
    -Au même moment.
    -Entre 5 heures et 9 heures du matin.
    -Et se tendent, se mettent en marche, enregistrent.
    -La mélodie devient tracé.
    -Les courbes ses dessinent, des couleurs apparaissent.
    -La mélodie devient tracé.
    -Quelques secondes suffisent.
    -Un chargement sur un site.
    -Et se dessine une mosaïque.
    -Sur un planisphère.
    -Un chœur d’oiseaux.
    -En Laponie, en Écosse.
    -En Angleterre, aux Pays-Bas.
    -En Bavière, au Canada.
    -Un chœur.
    -Certains sites font un montage.
    -D’autres se contentent de juxtaposer les chants.
    -Quelques photos donnent une idée des lieux.
    -Des paysages.
    -Un chœur.
    -Du Canada au Ghana.
    -Sur ce site, par exemple, « The Sound Approach ».
    -Vingt-six minutes de chants qui jaillissent dans le silence environnant avec solistes et musiques d’ensemble, vingt-six minutes avec explication sur les lieux et les espèces d’oiseaux.
    -Dans la toundra, la taïga, les marais.
    -Dans la brousse, la savane.
    -Parfois le graphique ressemble à une forêt.
    -Un océan de verdure dont les lignes ondulantes figureraient des arbres.
    -Ou une végétation sous-marine.
    -Le premier dimanche du mois de mai.
    -Le monde est à l’écoute.

     

    PLEIN CIEL

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

            Cécile Wajsbrot, Plein ciel, Éditions Le Bruit du Temps 2024,pp. 46, 47, 48, 49, 50.

     

     

     CÉCILE   WAJSBROT

    CECILE WAJSBROT

     

     

     

     

     

     

    Source

    ■ Cécile Wajsbrot
    sur Terres de femmes

    Destruction (lecture d’AP)

    → Nevermore (lecture d’AP)

    → Mémorial (lecture d’AP)

             ■ Voir aussi ▼

            → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Cécile Wajsbrot
            → sur le site des éditions Le Bruit du temps) la fiche de l’éditeur sur Nevermore


     

     

     

  • Béatrice Marchal / Salomé, ma salamandre

                                                                                                                             <<Poésie d'un jour

     

     

    Mise-au-Tombeau-de-Chaource-4-1

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     " un visage éperdument aimé " source 

     

     

     

     

     

    Temps de crise et d’inquiétude, la peste,
    foyer mal éteint, se rallume à intervalles,

    les hivers longs et froids entraînent de mauvaises
    récoltes, signe néfaste des astres,

    en mil cinq cent treize le siège de Dijon a réveillé
    le spectre de la guerre – celle de Cent Ans
    quelque soixante années plus tôt n’est pas si loin –

    face à de pareilles menaces,
    tu réponds, Maître, par ton art,
    tu traduis dans la pierre ce que tu portes en toi,
    la force dans laquelle tu sens et tu saisis
    la vie, si âpre soit son goût,

    si l’idée de la mort domine ton époque,
    si tes contemporains familiers de l’horreur,
    goûtent, réclament les évocations morbides,
    tu crois à la vie, notre bien le plus précieux,
    tu en célèbres la beauté
    partout où tu la trouves, tu as à cœur d’opposer
    à sa fragile apparition,
    la pierre que tu sculptes, solide, pérenne,
    le réalisme macabre ne t’intéresse pas,
    pas plus que les hideuses fantasmagories en vogue,
    comme ces danses de squelettes
    entraînant les vivants, peu te chaut d’illustrer
    le sort égal de tous, riches et pauvres,
    jeunes ou vieux, devant la mort,
    ni son irruption brutale, telle qu’Holbein
    la représente au milieu du travail
    ou des jeux, non, tu t’émeus devant tout
    ce que la vie te montre
    -êtres, choses- faibles, éphémères, qu’importe,
    chaque spectacle, chaque personne t’inspire
    une tendresse que tu confies à la pierre,
    alors, s’agissant d’un visage éperdument aimé,
    comment s’étonner que tu l’aies placé au centre,
    précisément en contrepoint
    de celui du mort, comme inachevé,
    qui déjà se perd dans l’informe,
    dans l’aura de ce doux visage, entouré de ses proches,
    l’égoïste crainte de la mort a fait place
    à la profondeur du chagrin de ceux qui restent,
    à leur ultime compassion mêlée de soins ultimes,
    c’est désormais l’amour, lui seul, qui parle,
    le tien, Maître, rebelle à la pensée
    que ce corps de femme se décompose un jour
    Corps féminin, chante Villon, qui tant est tendre,
    Poly, souef, si précieux,
    Te fauldra il ces maulx attendre ?
    Oui, ou tout vif allez es cieulx
    ton amour, Maître,
    a imprimé dans la pierre une émotion qui témoigne
    d’un combat victorieux.

    Marchal-salome-ma-salamandre

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Salomé, détail de la « Mise au tombeau » de Chaource, photographie Agnès Fabe

    Béatrice Marchal, Salomé, ma salamandre, L’herbe qui tremble 2024, pp.74, 75, 76.

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    BÉATRICE  MARCHAL

    Béatrice Marchal  portrait
    Source

    ■ Béatrice Marchal
    sur Terres de femmes ▼

    → Au pied de la cascade (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → Dans l’écho de pas anciens (poème extrait d'Élargir le présent)
    → [Quelle part de soi a-t-elle sombré] (poème extrait de Résolution des rêves)
    → Un jour enfin l’accès suivi de Progression jusqu’au cœur (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → [Ce que tu as cru voir courir à vive allure] (poème extrait d’Un jour enfin l’accès)
    → Gardé vivant, peintures de Jean-Marc Brunet, PoésieAl Manar 2022
    → Béatrice Marchal lit Marcher dans l’éphémère  ( lecture d'Angèle Paoli ),  Cahiers du Loup bleu, Les Lieux-Dits, 2022,
    → Michel Passelergue, Un roman pour Ophéliesuivi de Douze monodies au bord de la nuit  Éditions du Petit Pavé, 2022, (lecture de Béatrice Marchal )
    →Danièle Corre , Ces ombres qui nous peuplent; Éditions La feuille de thé, 2023.

     

    Voir aussi ▼

    → (sur le site des éditions Al Manar) la fiche de l’éditeur sur L’Ombre pour berceau