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  • Nicole Laurent-Catrice in Marie-Hélène Prouteau | 12 poètes contemporaines de Bretagne

                                                                                                                                                                                                    <<Poésie d'un jour

     

     

     

     

     

     

    Nympheas                                         Orangerie   

     

     

     

     

     

     

     

              Les Nymphéas de Monet au Musée de l’Orangerie © Musée de l’Orangerie

     

     

                                                                                                                                                                                                    

     

    Nymphéas

    Il faut quitter le chemin obligé
    s’approcher du bord.
    Le lac alors s’ouvre sur ses nénuphars
    déployant son tapis vert
    brodé de blanc, rose et jaune.
    Monet soudain est là.
    Les nymphéas prennent une chair
    juteuse et fragile.
    La peinture, sèche, qui tentait de surprendre
    les couleurs
    à toutes les heures du jour
    n’a pu rendre l’éphémère gluant
    qu’en s’écaillant un peu par endroits.
    Ici les coupes se referment pour enclore la nuit.
    Là-bas le musée de l’Orangerie ne ferme
    que ses portes sur des fleurs figées
    dans un immuable éclat.

    Jardin botanique de Medellin 1990 in Un front de feuilles, La part commune, 2016.

     

     

    Folle de mai
    du mai de l’amour.
    Ai-je le droit de parler
    mise à part de la parole
    dissidente de passion
    la seule dissidence.
    Folle, oui,
    rescapée des camps de l’amour
    des asiles de boue.
    toute la violence sur ma face
    niée
    reniée
    déguenillée.

    La part du feu, Maison de la poésie d’Amay, L’Arbre à paroles, 2005.

     

    Nicole Laurent-Catrice in Marie-Hélène Prouteau, →   12 poètes contemporaines de Bretagne,
    Éditions Sauvages, Collection La Pensée Sauvage, 2023, pp. 59, 60.

  • Emmanuel Moses | Poèmes fantômes | Lecture d’Angèle Paoli

    Emmanuel Moses, Poèmes fantômes
    Éditions Lanskine, 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

    Emmanuel Moses(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

    « J’écris dans la nuit »

    Avec les Poèmes fantômes, Emmanuel Moses invite ses lectrices et ses lecteurs à un bien mystérieux voyage. À travers temps à travers lieux, en des époques et en des paysages aussi éloignés que peuvent l’être la Chine de Wang Fo ou le Portugal contemporain, six poètes apparaîtront dans le recueil, les uns toujours en vie, les autres morts depuis longtemps. Tous, vivants ou morts sont des fantômes auxquels le poète prête sa voix, fantôme à son tour qui se glisse dans les strophes et dans les vers pour joindre sa mélancolie, sa tristesse parfois, ses regrets, son amertume ou son effroi, à celle de « ces autres » qu’il aime et qu’il fréquente, en profondeur et en complicité. Mais se glisse aussi son humour si singulier. Tous les poèmes ici rassemblés se répondent, se partageant les mêmes sentiments d’ombre et de lumière, les mêmes accents sur l’éphémère et l’infini, sur le temps qui blesse, accents d’amour ou de désespérance. Les mêmes contradictions. Le recueil s’ouvre sur un vers emprunté au célèbre sonnet de Gérard de Nerval, « El Desdichado ».

    « Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ? … »

    Une interrogation douloureuse, qui donne à l’ensemble des Chimères, sa tonalité lancinante. Laquelle est marquée par la quête d’une identité perdue. La marque d’une absence :

    « J’étais heureux parce que j’avais enfin atteint une absence
    poursuivie depuis toujours
    Découvert le lieu même de la disparition » (in « Damir Morpugo »)

    Peut-être, à travers les poèmes que lui inspirent ces fantômes que sont Tiago Domingues, Jacob Al Andalus, Pavel Gruza, Wang Fo, Damir Morpugo et Dom Stuart, le poète cherche-t-il une nouvelle langue poétique, comme l’avait fait Nerval au XIXe siècle ? Mais n’est-ce pas aussi son propre fantôme qu’il retrouve ? Son fidèle fantôme. Qui met ses pas dans ceux des poètes élus, lesquels lui ressemblent comme des frères. Une manière aussi, peut-être, pour Emmanuel Moses, de choisir son compagnonnage, de se sentir davantage exister par le biais des présences amies, avec lesquelles il se sent en adéquation d’âme. Car, si le poète n’avait pris soin de donner leur nom, il ne fait pas de doute que ses fidèles lecteurs l’auraient, lui, aussitôt identifié. Les yeux fermés. À quoi ? Je ne cesse de m’interroger sur ce qui fait la spécificité de la poésie d’Emmanuel Moses. Une voix particulière, tissée d’une apparente simplicité et familiarité. Une tonalité en demi-teinte pour nommer les choses de ce monde. Avec un vibrato qui étreint au plus profond et qui laisse sans voix. Ou du moins, si une voix persiste au-delà du temps de la lecture, elle se glisse dans les répétitions qui agissent comme des litanies (et peut-être comme des prières). Car il y a toujours, dans la poésie d’Emmanuel Moses une absence de Dieu qui le rappelle à sa présence. Ainsi de ce poème-citadin inspiré par Pavel Gruza, que domine le sentiment d’incompréhension et de désarroi :

    « À Beroun, place du marché, il y avait une synagogue
    Les Juifs chantaient bien, à ce qu’on dit
    Le samedi, jour de marché, on s’arrêtait même devant la porte
    Avant de reprendre ses affaires ou ses courses
    Pourquoi Dieu a cessé de les écouter
    Alors qu’ils le louaient de toute leur voix
    C’est une question qui a intrigué les Berounais…

    … Moi, le Chrétien de Smichov près de Prague. »

    Ce qui réunit ces poètes sous la plume hypersensible d’Emmanuel Moses, au-delà des thèmes lyriques et immémoriels dont le poète a une parfaite maîtrise, c’est son art d’inverser les choses. Car les choses qui nous entourent et qui sont tout naturellement à notre disposition sont ici des êtres personnifiés, agissant de leur propre gré et se jouant de nos desiderata. Animés de la plus simple et subtile manière, les choses se rebiffent contre les lieux communs et les clichés qui leur collent à la peau, avec un naturel réjouissant, qui ne laisse pas de surprendre. Ainsi de la lune qui joue un rôle important. Présente « à perte de lune », elle assiste les « désespérés » dans un geste qu’elle réitère auprès de chacun d’eux : « Elle leur tend une main blanchie à la chaux ». C’est aussi une épieuse qui suit les hommes dans leurs faits et gestes, les surprend et les accompagne, dans leurs malheurs comme dans leurs plaisirs. Annonciatrice, à ses heures, d’un fil d’espoir :

    « Cela se produira demain
    Une lettre arrivera
    Un moineau picorera des miettes de pain frais au creux de la paume ouverte
    Le téléphone sonnera et la voix attendue dira quelques mots… »

    Le plus souvent « blême et facétieuse comme un fantôme », elle parle un « langage brillant et silencieux ».

    Outre la lune, il y a les nuages et « la goutte d’eau » et « la goutte de soleil. Derrière une apparente simplicité, la force des images familières inverse le regard, renouvelant le lien que nous entretenons avec elles et avec l’usage que nous en faisons. Les nuages se rebiffent eux-aussi, ivres d’une liberté nouvelle qui ne doit plus rien aux hommes :

    « … Ils s’ébrouent dans le bleu
    Et le monde passe sous eux, vagabonds immaculés
    Ne leur parlez pas d’horizon
    Ils se moqueraient gentiment
    Insensibles qu’ils sont à toute illusion. »

    La vie expressive des êtres ainsi réanimés par le regard du poète – qui, ce faisant, décentre l’humain – retrouve la voie de sentiments anciens, liés à la communauté des formes ; la replace dans la chaîne naturelle qui unit les saisons à une enfance simple et joyeuse d’autrefois. Tout cela entre six ou huit vers. Parfois davantage. En effet, quel que soit le costume qu’endosse le poète et les portraits qu’il brosse – amant « hypersensible », triste et résigné, exilés meurtris et « spectres en charpie », projets et petites vengeances, rencontres d’ivrognes et de désespérés … – le poète possède l’art du tableau bref, de l'incise qu'il pratique avec tendresse et humour. Mélancolique et secret, il me fait sourire et même rire dans cette part discrète qu’il livre de lui-même.
    Ainsi de ce poème, que je ne résiste pas à retranscrire ici. Parce que je me sens tout à fait concernée par son adresse. Je sais que le poète ne m’en voudra pas si le mystère de sa pensée me dépasse et reste un mystère :

    « Ma vie, ma tendre vie
    Tu es une chaussette trouée
    Non, tu es une paire de chaussettes dépareillées
    N’essayez pas de comprendre
    Je n’y arrive pas moi-même
    Il faut parfois jeter une métaphore à la mer
    Advienne que pourra. » (in « Pavel Gruza »)

    La poésie d’Emmanuel Moses est tout sauf « insipide ». Elle est la vie même, même lorsque la vie prend des formes terrifiantes. Comme c’est le cas dans le « Psaume de guerre » inspiré par Dom Stuart, « poète écossais et moine bénédictin » (1878-1929). Quatre poèmes composent ce dernier échange fantôme. Le poète français renoue ici avec les psaumes de David déjà présents dans Motets. Chacun d’eux étant annoncé par une phrase latine empruntée au Miserere du psaume 50. Quatre poèmes pour évoquer « les faubourgs de la mort », l’horreur des retours sans visages et sans noms. Qui nous poursuivent, quelles que soient les époques. Quelle délivrance possible pour les revenants rongés par la solitude, l’oubli et la mort ?

    Ainsi, sous les six vêtures poétiques choisies, Emmanuel Moses se glisse-t-il habilement pour révéler ce qui depuis toujours le taraude et l’habite, livrant derrière l’emprunt la part obscure de lui-même. Toujours présente au-delà du temps et de l’absence:

    « J’écris dans la nuit
    Et ce n’est pas pour le limon, pas pour les étoiles non plus
    Foin de la finitude comme de l’éternité !
    J’écris pour la couronne des arbres, à la lumière des réverbères
    Pour les bruits qui montent de la rue,
    Chansons et rires, puis un oiseau qui rêve, et le dernier train. » (in « Pavel Gruza)

    Y a-t-il encore une once d’espoir ? Où sont passés le sourire et le rire ? Envolés, malgré l’appel à Dieu – « Deus Deus salutis meae » – à la lecture du vers qui clôt le recueil :

    « Vous pensiez à la tranquillité cruelle des lendemains
    Seuls dans votre engouffrement. »

    Il reste, à livre fermé, une douleur qui enserre le cœur et la conviction vibrante qu’il y a là, dans la poésie d’Emmanuel Moses, quelque chose de grand. Une voix qui dépasse et qui étreint.

     

    Poèmes fantômes

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    É d i t i o n s   L a n s K i n e

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

    ♦ Voir aussi sur →  Tdf 

     

  • Valérie Canat de Chizy | La Langue des Oiseaux

    <<Poésie d'un jour

     

     

     

    Aquarelle  janvier 2024(1)

     

     

     

     

     

     

     

     


    Aquarelle
     de Valérie Canat de Chizy 

     

     

    Ce qui   m’apaise,    c’est la nature, la
    poésie. Partir dans un endroit très vert,
    sortir le chat,   observer  par la fenêtre
    humer les plantes. Il est  posté sur une
    rambarde en bois.  Seules  ses oreilles
    bougent. Ma plus grande peur : ne plus
    pouvoir   m’évader.   C’est   cela   qui
    fait barrage contre tous les fantômes qui
    viennent m’assaillir. J’ai toujours peur de
    la chute,   du gouffre    dans   lequel je
    pourrais tomber.   Je tomberais dans un
    trou et le monde   se retournerait contre
    moi.   D’où vient   cette image ? Il  n’y
    aurait    plus que   des présences
    malveillantes.   Je serais   assise,
    recroquevillée dans l’obscurité. Comme
    un enfant qui a peur dans le noir…

    J’ai conservé ses cendres durant un an,
    dans    une petite boîte   en carton
    biodégradable, couleur lie-de-vin. Puis,
    l’été suivant,   à la pointe du  Milliet,
    j’avais  dans   mon sac à dos   l’urne
    d’Osiris. Je marchais le long du sentier
    côtier, me laissant bercer par le bleu roi
    de la mer. À un moment, la pente devint
    douce, la voûte des pins déboucha sur
    une petite crique. C’était la marée basse.
    Contournant la crique,  j’escaladai de
    gros rochers,   et arrivai à une grande
    cavité, en me penchant, je pus voir la
    mer s’y engouffrer avec fracas, faisant
    jaillir l’écume. J’ouvris l’urne
    délicatement. Je fus surprise. C’étaient
    de légères particules  blanches.   Je me
    penchai pour déverser le contenu de la
    boîte. La poussière d’os vola, se déposa
    sur le rocher situé plus bas. La roche fut
    recouverte d’une poussière fine. La mer
    l’emporterait, la pluie la laverait, le soleil
    la couverait   et elle serait bercée  par le
    vent, s’envolerait même, se disperserait.

     

    Chizy

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Valérie Canat de Chizy, La langue des Oiseaux,
    La main aux poètes, Vignette de couverture Isabelle Clément,
    Éditions Henry, La Rumeur libre Éditions, 2023,pp.16,19, 20.

     

    VALÉRIE CANAT DE CHIZY


    Valérie Canat de Chizy(1)

     

     

     

     

     

     

     

    Source 


    ■ Valérie Canat de Chizy
    sur Terres de femmes ▼

    → [Je me tiens à une rampe, pour ne pas tomber] (poèmes extraits de Je murmure au lilas (que j’aime))
    → Je murmure au lilas (que j’aime)[lecture d’Isabelle Lévesque]
    → [L’écriture s’étiole] (extrait de Pieuvre)
    → [La clôture est autour] (poème extrait de Talisman)
    Caché dévoilé, Jacques André éditeur, Collection poésie XXI n° 50, 2019

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de Jacques André éditeur) la fiche de l’éditeur sur Caché dévoilé de Valérie Canat de Chizy
    → le blog de Valérie Canat de Chizy


     

     

     

  • Marilyne Bertoncini et Ghislaine Lejard | À fleur de bitume-Itinéraires urbains

                                                                                                                                                         << Poésie d'un jour

     

     

     

     

                                                                                                                                                       

    Collage(2)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Tu foules le trottoir
    Et tu n’y prends pas garde mais
    des chemins fuyants se dessinent allant on ne sait où

    Planes et superposées des montagnes
    se dressent sous ta semelle
    de moins en moins visibles dans la brume aqueuse de l’horizon rêvé
    comme dans ces paysages qu’on somme Shanshui

    Une porte dans la montagne répond à une porte inverse
    dans le ciel de ciment
    C’est comme une marelle
    Tu pourrais sauter de la Terre au Paradis
    ou entrer en Enfer

    Qui sait où mènent ces venelles ébauchées par la pluie
    sur le bitume nu
    entre les pavés jointoyés par l’herbe qui s’agrippe
    sous le crépi qui se craquèle en surface des murs abandonnés

    En lavis sur le carrelage
    s’esquisse à la sépia un sentier sans issue

    Le tableau est signé d’une feuille pâle posée dans l’angle
    une branche mime un tronc couronné d’une cime fantôme
    irradiant dans le crépuscule où les ombres évoluent
    comme d’étranges constellations…

     

    Marilyne Bertoncini

     

    IMG_9960 (1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Des ombres fantomatiques se dressent
    énigmatiques traces oubliées
    en noir et blanc
    se dessine un paysage voilé
    une lumière mystérieuse
    dévoilée
    irradie déborde
    simplement déposée
    en un éclair obscur
    allégorie d’une révélation
    que notre présence accueille

    L’ombre d’un oiseau
    recouvre de ses ailes
    nos fragilités, nos craquelures
    au croisement de nos routes intimes
    des nuages noirs pélerinent
    processionnent au-dessus du chemin
    pour un dépaysement à portée de main

    Une feuille éclat de soleil
    posé sur le gris des jours
    chasse toute colère toute tristesse
    dans les brumes un chemin blanc
    se détache

    Ghislaine Lejard

     

    Bero lej

     

    Marilyne Bertoncini et Ghislaine Lejard, À fleur de bitume-Itinéraires urbains, Préface de Jacques Robinet, Photographies de Marilyne Bertoncini,
    Collection Duo, Les Lieux-Dits 2024

     

    MARILYNE  BERTONCINI

    Bertoncini
    Source

    ■ Marilyne Bertoncini
    sur Terres de femmes 

    → [En nageant jusqu’au bout de ton rêve] (extrait de Mémoire vive des replis)
    → À l’ombre du mûrier (extrait de L’Anneau de Chillida)
    → La Dernière Œuvre de Phidias (lecture d’AP)
    → [Ici… Là] (extrait de La Dernière Œuvre de Phidias)
    → Labyrinthe des nuits (lecture d’AP)
    → La Noyée d’Onagawa (lecture d’AP)
    → [Je l’imagine] (extrait de La Noyée d’Onagawa)
    → Sable (extrait)
    XXL…S, L'Atelier du Grand Tétras, 2021

     
    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Marilyne Bertoncini
    → (sur Recours au poèmeplusieurs pages sur Marilyne Bertoncini
    → Minotaur/a, le blog de Marilyne Bertoncini
    → (sur le site de la revue Textureune lecture de Mémoire vive des replis de Marilyne Bertoncini, par Philippe Leuckx

      ■ Ghislaine Lejard
    Recours au poème

     

  • Vignale, le jardin partagé | Les ricochets poétiques d’Angèle et de Marie T. | Lettre N° 21

                                                                                                                       Les ricochets poétiques d'Angèle et de Marie.T

                                                                                                                                                                     

                                                                                                                   

     

     

    HILDA DOOTLITTLE(1)

    "En ce moment je lis Hilda Doolittle"
    Photo Angèle Paoli 

     

     

    Vignale, le 13 février 2024

     

    Ma chère Grande,

    Merci à toi pour cette si belle lettre qui me touche profondément. Tu es bien plus douce que moi et plus généreuse sans doute aussi. Ta sagesse me rassérène, moi dont la patience a de plus en plus de chance de s’émousser. Par ailleurs j’admire ton travail, la diversité des espaces ouverts pour accueillir les uns et les autres. Je circule mieux qu’avant dans ton monde. Je trouve la mise en page plus claire et les liens permettent de vagabonder plus à son aise. Bravo à toi. 

    J’ai appris aujourd’hui, en même temps que l’existence du poète Roger Dextre, l’annonce de son décès. Je ne connaissais pas du tout ce poète et tu vois, j’ai beau lire et découvrir nombre de poètes autour de moi, celui-ci, dont je mesure l’importance et la valeur m’avait totalement échappé. J’en suis désolée mais je vais rattraper cette erreur et ce manque. Sylvie a écrit un très beau poème pour ses obsèques et nous avons parlé de lui mais aussi de toi. Vous vous êtes rencontrées autour de lui et tu as dû entendre ses mots. Il a été publié à la « Rumeur Libre » mais je n’ai jamais reçu aucun de ses ouvrages. Étrange en tous cas, d’apprendre dans le même temps et conjointement, une existence et une disparition. C’est une expérience assez rare, qui agit comme une sorte d’étau dont les deux branches se rejoignent pour enserrer la vie-la mort dans un même geste. En quasi apnée.

    Parallèlement, comme tu le dis très justement, nous abordons sur cette rive où les défunts se déposent en plus grand nombre que les vivants. Il ne se passe pas un jour qui ne nous rappelle à l’éphémère de nos vies. Chaque jour remet à la grève son lot de défunts. Ces jours-ci, Robert Badinter. Un homme de gauche de grande valeur, comme il en existait jadis. Je l’avais vu, il y a quelques temps, chez lui, dans un entretien avec Augustin Tapenard. Je ne me souvenais pas qu’il était si âgé ! Sa disparition n’a pas tardé. Quelques semaines à peine. Je suis particulièrement attachée à cette personnalité au destin incroyable, mon père, magistrat, ayant œuvré à ses côtés pour l’abolition de la peine de mort. Il nous parlait de lui à table, le soir, de son combat inaltérable, et nous confiait l’admiration qu’il avait pour lui, alors jeune avocat. Il avait écrit dans ses carnets : «Toutes les détresses m'inspirent de la pitié, même celle du coupable démasqué… » Et puis il y a sa femme, la sublime Élisabeth Badinter. Quel beau couple ! Je pense à elle, qui doit désormais affronter la vieillesse sans Lui. Qui d’autre ? Je ne sais plus, cette disparition-la ayant éclipsé toutes les autres. Si, tout de même : le décès quelques jours avant Noël de notre maire, emporté par une crise cardiaque imprévue. Je l'avais vu sur la place, trois jours avant sa disparition. Le village est en deuil et ce qui reste du Conseil Municipal tente d’organiser une relève possible. C’est dur. Et puis, côté famille, le décès le jour de Noël du plus jeune frère de mon beau-père, très âgé, un oncle germain d’Yves, que nous aimions beaucoup tous deux. Et la famille, ses neveux et nièces, se déchire sur sa tombe pour récupérer ses biens. Il était riche comme Crésus et les dents sont acérées. C’est terrifiant. Et assez abject. Barrkkkk…

    Pour en revenir à la vie, bien sûr, il y a tous ceux qui vieillissent autour de nous et qui nous tiennent suspendus à leur souffle. Pour toi « l’ami Charles », pour moi, je ne sais pas vraiment, bien que je sente les choses s’étioler autour de moi. Des poètes qui se retirent, qui mettent fin à un projet, quelque chose qui ici et là se termine. Avec un horizon qui se rétrécit, au fur et à mesure que l’échéance se rapproche. Moi-même je songe depuis quelques temps et de plus en plus souvent à prendre congé. Dans ma tête se programme ma retraite prochaine comme revuiste et comme « poète ». Sans doute l’ambiance délétère de cette nouvelle année et de la fin extrêmement violente de 2023 y sont-elles pour quelque chose. Je sens de temps en temps mon enthousiasme et mon énergie battre de l’aile. Et pourtant l’année 24 est pleine de promesses avec trois publications pour le prochain « Marché de la poésie ». Je ferai les annonces en temps voulu, lorsque se préciseront les échéances. 

    Oui, j’ai envoyé mon poème sur la « grâce » pour une autre anthologie que celle de Bruno Doucey. C’était avant les événements et la polémique qui a ébranlé notre petit monde de la poésie. Sinon, j’aurais abdiqué et me serais abstenue. Mais je pense que le monde de la poésie, comme celui de la culture et de l’ensemble des Institutions est dans un état déplorable. Je préfère me tenir au large. Je ferai une exception pour le « Marché » mais j’ai bien peur que l’ambiance n’ait plus rien à voir avec celle que j’ai connue et aimée. Heureusement, il y a les amies et amis, les rencontres inattendues, les surprises, le plus souvent très agréable.

    Je prendrai soin dans les prochains jours, d’ouvrir les liens que tu m’envoies. Peut-être mes réserves récentes auront-elles bougé, qui sait. Je ne suis pas monolithique et je peux aussi prendre de la distance avec mes propres impressions de lectrice. J’aime bien aussi être bousculée dans mes résistances. Et s'il reste une once de dialogue possible, autant que ce soit autour des livres. Mais le terme de « verdict » ne me paraît pas justifié. Tout au plus un avis, qui peut être modifié par une relecture, mais « verdict » est excessif. Qui suis-je pour trancher ainsi ? Chaque lecteur ou lectrice lit avec ses propres données, acquis, sensibilité, environnement, centres d’intérêt, et humeur du moment. Humeurs dont nous savons qu’elles sont changeantes. Pas seulement chez les femmes ! « Souvent femme varie », parait-il. En ce qui me concerne, je préfère la variation, riche en surprises, au monolithisme figé des idées (pour ne pas dire idéologies) définitivement acquises et jamais soumises au doute. Et prof, il y a longtemps que je ne le suis plus. D’ailleurs on disait « enseignante » et pas « prof ». Peut-être le « déclassement » dont l’on dit que le monde enseignant souffre tant vient-il aussi du terme employé pour parler de ce monde protéiforme qui va du « professeur des écoles » (étrange retouche) au professeur émérite en passant par le conglomérat indistinct des enseignants tout terrain encore en activité.

    J’ai prévu pour les prochains jours la publication d’extraits de livres dont j’ai fait la lecture. Pas possible de faire des notes pour chacun, c’est un travail énorme. Je ne suis pas sûre d’ailleurs que les recensions soient tellement lues. Mais ça fait partie du jeu. Guidu, mon cher Guidu, lui, tient la comptabilité, temps de visite, schémas… Moi, non. Je m’en tiens au plaisir qui « m’oblige » ( au sens de « lier », par politesse) à me mettre quotidiennement à mon clavier. En ce moment je lis → Hilda Doolittle, son Hermione est grandiose. Et là, vraiment, il y a une sacrée écriture. Qui demande un effort pour s'y plonger. Mais au fond c’est avant tout ce que je cherche lorsque je lis. Une plume. Une plume qui me porte, qui est portée par une voix. Une voix qui me suit, qui m’insuffle sa vie qui m’accompagne, de nuit de jour, qui ne me lâche pas et jamais ne me quitte, obsédante, rassurante, exaspérante, et dont j’aimerais tant qu’elle me pousse à me renouveler dans mes modes d’écriture, qui apporte quelque chose d’exaltant dans l’expression de l’intime. Et si elle me quitte, l’espace d’un instant, elle me suit jusqu’à ce que je la rejoigne, que je la retrouve et m’en abreuve. Dans une voix il y a un timbre, des tonalités, une musique, un rythme. Tout cela est intériorisé au moment de la lecture. Je lis sous ma couette ce que je n’ai pas eu le temps de lire dans la journée. Et là, je ne lis que pour mon plaisir, sans souci d’écrire et rendre compte. C’est ma méthode. Et nul ne m’oblige à m’y tenir. Mais pour l’instant c’est mon radeau et je m’y tiens. Mais l'écriture, pour moi, qu'elle soit de prose ou de poésie, c'est le plus difficile à définir. Plus difficile que le récit qu'elle porte. J'en fais l'expérience tous les jours. Et je n'ai pas toujours de réponse. 

    Ainsi l'écriture d’H.D ne ressemble à aucun autre. Il s’agit pourtant d’une traduction. Mais la traductrice est  Claire Malroux, alors, là, on s’incline. Et il n’y a pas de révision du texte initial, pas d’aplanissement et pas de lissage. Toutes choses que je ne reconnais pas (qui me rebutent)  en matière de littérature et d’art.

    J’ai beaucoup de travail en ce début d’année, deux papiers importants à paraître dans les Carnets d’Eucharis de Nathalie Riera. L’un des deux, en ligne sur « Terres de femmes » et dans une revue scandinave, me vaut un afflux de demandes dans le domaine de l’écologie. Demandes de soutien, d’engagement, de participation, y compris financières, sous une forme ou une autre. Je n’ai rien décidé pour le moment. J’ai peur de me laisser embarquer par une force qui me dépasse… À voir. Cela est en contradiction avec mon désir de retrait. Prendre le temps de respirer, de regarder les mousses et les écorces, d’écouter les menus bruits qui se faufilent dans les feuillages en apparence endormis, le roulement de la mer en contrebas, tout cela me porte et m’accompagne, loin des violences et des cris de la ville. Et Bastia, calme en apparence, pour combien de temps encore ? Il y a eu des échauffourées tragiques dans les quartiers dits « difficiles » au sud de la ville. Résultat : 4 morts. Des jeunes. La Corse est gangrénée par la présence de 25 gangs, en relation avec le trafic de drogue et la mafia.

    Mon impression générale est qu’il n’y a plus de solution, en rien. Où que je me tourne, je ne vois que dévastation, malheur, misère, cruauté et de part et d’autre un étau qui se resserre et s’apprête à nous anéantir. Alors, quand cela me saisit, je marche. Je me suis acheté des bâtons (des vrais, pas des cannes de grand-mère) et je marche, toujours sur la même route, ma route aux chèvres – et aux cochons. Peut-être, si ce malaise persiste vais-je me résoudre à aller consulter une… je ne trouve pas le mot … magnétiseuse ! non ! cartomancienne ! non ! esthéticienne ! non ! une uneuneuneune !!!

    HYPNOTHÉRAPEUTE ! 

    Pour le moment, outre la marche, je me suis mise au yoga, avec mes amies du village. Je pense que cela va me forcer à soigner mes articulations. J'espère pouvoir me tenir aux séances du dimanche soir (2 heures, c'est dur!)

    Mon cœur de midinette fond en écoutant en boucle Zaho de Sagazan, il fait toujours beau au-dessus des nuages

    Tu vois, je t’ai répondu vite cette fois-ci. Mais ne te crois pas pour autant obligée de prendre ta plume dans la foulée. Prends ton temps.

    Je t’embrasse fort,

    Prends soin de toi.
    Angèle

     


    MARINE

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Photo Angèle Paoli 

     

     

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    Portrait de H.D. (Hilda Doolittle)
    Image, G.AdC

    ♦ Voir aussi sur  →Tdf 

     

     PS : J'allais oublier les poèmes ! En voici un de Blandine Merle, pris au hasard en ouvrant Naître et mourir:

     

    « Dans le tamis du cœur
    les pensées s’entrechoquent
    avec plus de tension
    que l’aiguille sur la toile.

    Parfois, une ou deux gouttes tombent
    sur le motif et l’embuent.

    Il faudrait refaire la chanson

    écrire : toi qui n’as que des accrocs
    dans ta robe de mariée

    et tirer sur le fil mal engagé
    jusqu’à ce que toutes les larmes
    passent à travers le grillage. »

     

    Blandine Merle, «  Brodeuses » in Naître et mourir, Gallimard 2024, p.35.

     

     

  • Sophie Loizeau | Les Moines de la pluie | Lecture d’Angèle Paoli

     

    Sophie Loizeau
    Les moines de la pluie, récits,
    Le Pommier 2024
    Lecture d’Angèle Paoli

     

    BELLA

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    « Bella au bain » 

    Photo → G.AdC 

     

     

    La maîtresse forme de Sophie.L

    Les vingt-deux « contes sorciers» de Sophie Loizeau dans Les Moines de la pluie sont précédés de deux textes qui ouvrent la réflexion sur deux pistes différentes qui sans cesse se croisent et se complètent. La première est ancrée en quelques lignes dans les préoccupations écologiques de la poète qui dénonce les tueries sauvages sur notre territoire. Ces tueries touchent les animaux dits « nuisibles » parce que susceptibles d’occasionner des dégâts. C’est à une partie de ces animaux que le recueil Les Moines de la pluie est dédié.

    « Au renard, à la fouine, à la martre, à la belette, au geai, au freux, à la pie, à la corneille, à l’étourneau. ».

    Ce sont eux qui accompagnent la narratrice, en parfaite empathie, partout où la conduisent ses pas et ses rêves. Le second texte est un aveu personnel qui plonge ses racines dans la quête intérieure de la poète. Une quête ancienne à laquelle Sophie Loizeau s’est consacrée tout au long de son œuvre. La recherche des recoins et recreux, lieux repliés et solitaires, tanières et nids où se lover, permettant l’affût propice à l’observation tout en se protégeant des regards intrusifs. La poète possède l’art de dénicher des havres de paix qui s’offrent à elle « pour assouvir son besoin de nature ». En même temps que pour veiller sur elle et la défendre. En espionne protectrice.
    Ce faisant, dans ce bref préliminaire énumératif qui précède l’entrée dans les récits, elle invite par l’écriture, à la suivre sur ses chemins secrets. Quoi de mieux, quoi de plus délectable, un interminable jour de pluie et de grisaille, que de se glisser aux côtés de la poète et de l’accompagner dans les méandres de ses pensées et de ses désirs. Observations minutieuses d’entomologiste ou de garde forestière munie de « jumelles sophistiquées », rituels magiques et mythes anciens, rivalisent dans ces récits à la lisière du conte, avec la passion de la nature et des êtres qui l’animent. Sophie Loizeau, conteuse née, imprégnée d’une vaste culture littéraire, entraîne la lectrice en des sinuosités oubliées, prises entre rêverie et lubricité, cruauté et érotisme, dans une langue riche et fantaisiste autant que foisonnante, dont le plaisir – non dépourvu d’attente, de tension et de curiosité inquiète – est la dominante.

    Les lieux visités par la poète, maisons et châteaux désertés, forêts broussailleuses, bords de mer avec dunes et oyats, îles ou îlots, sont les lieux privilégiés que hantent la narratrice et les personnages féminins qui lui ressemblent, sensibles à la couleur du ciel, aux souffles du vent, aux cris et aux ramages des animaux, aux feulements des bêtes. Camouflée dans sa tenue protectrice -parka et laines- elle écoute, attentive au moindre changement. Elle écoute la vie qui la frôle mais tout autant les fantômes qui la guettent ou les prédateurs qui rôdent. Patiente observatrice des saisons et des êtres, sourcière des cachettes insolites, elle se fait la complice soucieuse de la fragilité environnante. Dans un espace qui se restreint au fur et à mesure qu’avance le bref récit initial, elle entre en empathie avec une mouette qui la délivre de son orteil blessé. Une manière inattendue d’entrer en complice avec la nature et d’enfourcher sans crainte ni retenue le monde qu’elle se prépare à explorer. Un « nouvel équilibre » s’ouvre à elle qui combine l’insolite et le réel :

    « En attendant, elle donne à manger au rêve, le rêve mange dans sa main. »

    Jouant sans cesse à cloche-pied sur le bord, sur la ligne fragile entre les espaces rêvés ou vécus, la narratrice – mais aussi les personnages qu’elle incarne- jongle dans chacun de ses récits avec ce « nouvel équilibre » vaguement inquiétant, ménageant sans cesse des zones de mystère. Si la conteuse sait où elle va, la lectrice, elle, est le plus souvent déstabilisée. Mais ravie, au sens étymologique du mot. Raptée. Car il y a de la sorcellerie sous la plume de Sophie Loizeau et l’on se laisse prendre à ses sortilèges. Ainsi du second récit, lequel donne son titre envoûtant au recueil, Les Moines de la pluie. Un titre qui semble tiré d’écrits inspirés de maîtres chinois. Ce n’est sans doute qu’une impression. Un effleurement. Même si la réalité se dérobe, qui échappe pour se conjuguer avec le rêve. Et l’on passe d’une écriture directe, qu’aucun obstacle n’arrête à nommer les choses crûment, qu’elles touchent les bêtes ou les hommes en rut, à un texte onirique, riche en zones d’ombre où renards et hommes se confondent, interchangeables dans leur glapissement. Empreints d’animalité, les « trois vieillards » squelettiques que croise la narratrice sont davantage des morts-vivants que des humains. Il faut dire que l’action se déroule dans une île lointaine, du côté de la Finlande et l’on sait bien que les îles sont des territoires frontières, des hors-monde qui se meuvent dans un hors-temps, inaccessibles par définition, parce qu’isolés. Insula/Isola. Il y a du mazzerisme* dans l’air.

    Le monde de Sophie Loizeau est vaste, même s’il se concentre sur des tanières et des lieux clos. Ainsi de ce « reposoir » que lui offre un bosquet dont elle est propriétaire. Par la définition qu’elle donne de ce « reposoir », la poète ouvre grand l’espace sur un monde ancien qui reflue sur la page.

    « Ce reposoir, c’était ses riches heures ».

    Admirable expression qui exhume du passé Les Très Riches Heures du duc de Berry. D’autant que dans l’une des scènes que l’on doit aux Maîtres de Limbourg (14e siècle) se trouve une scène de chasse à courre. Dont Sophie Loizeau dénonce la barbarie et se bat à sa manière pour que soit enfin abolie cette pratique cruelle.

    En sorcière accomplie elle mêle avec art épisodes de sa vie amoureuse ou rêvée, paysages oniriques et récits anciens, tirés de ses études et de ses lectures. C’est un sortilège inextricable. La belle navigue. Entre Mandiargues (elle), Kawabata et Jouve, Elsa Morante et Calvino (lui). Des grands maîtres de la littérature, érotique notamment. Toute une époque sans tabous surgit sous la plume de la poète, au hasard des rencontres, riche en expériences libertines, mises désormais au placard. « Elle » est experte en l’art de séduire et d’aimer. En renarde rousse.
    On croise ainsi en cours de lecture une Bella – présente dans deux récits- qui affirmant ses accointances avec les méduses dévoile dans le même temps son caractère de renarde. Quoi de plus naturel ? car du « Vulpes » latin au « Vulves » il n’y a qu’une consonne de différence. Les analogies entre « Bella au bain » et la renarde se précisent :

    « Quel cheveu ce soir ? Vulves vulves (prononcé Vulvès), une performance difficile, un pied de nez à tous les faux- culs, à tous les prudes. Le titre lui était venu en contemplant sa touffe pubienne mousser dans l’eau, son Vulpes vulpes, son renard roux. Mais l’idée, elle, avait surgi d’un manque. » in (« Les vulves »). Dans « L’île d’Hésiode » l’héroïne est une belle séductrice botticellienne (portrait à peine voilé de l’étudiante Sophie Loizeau ?) Une Mélusine, une enchanteresse :

    « Elle décrit des cercles autour de lui, des ronds sorciers, l’enchante. »

    La belle scène d’amour et d’érotisme du récit se mue bientôt en un rituel médiéval propre à préserver la chasteté des amants. Un retour de Tristan et Iseut sur la scène des corps en proie au désir charnel ?

    « Au cours d’une promenade en forêt il ramasse un bâton. Il pose le bâton entre eux par terre. Il y a le bâton qu’il met maintenant, qui les sépare. Il dit que si l’on n’est pas maître de ses désirs, on l’est de ses actes. »

    L’amant est-il le même ou bien un autre ? Dans ces démêlés amoureux, la lectrice se perd. D’autant que les métamorphoses transmuent le monde et que l’on aborde à la croisée des chemins. « C’est l’heure des métamorphoses où le monde change de main. Et elle est assise au carrefour ». C’est donc l’heure de vérité. Il faut choisir sa voie, affronter les possibles. Toute erreur peut être fatale et déclencher la horde malfaisante de la « Mesnie Hellequin ». Version médiévale de la chasse de nuit en pays d’Oïl. C’est l’heure des fantasmagories et des angoisses :

    « Un cri aigu la fait tressaillir, jusque là le frottement des feuilles, l’activité au sol des petites oiseaux, quelques chants… Tout bruit a déserté hors ce cri bref et répétitif. Un autre plus faible lui répond. Elle scrute la pénombre… »

    Ailleurs, dans d’autres récits, les gris-gris, les poupées maléfiques, les amulettes et les mascottes, les figurines kachinas confectionnées avec soin et les masques Punu du Gabon ont leur rôle à jouer. Ainsi que les cercles magiques, « les concoctions d’étranges mixtures » et les croyances en la communication entre les différentes essences de la forêt.

    « Ils font plus que s’échanger les bêtes entre eux, toutes sortes d’informations transitent par la voie des airs et des racines. »

    Ainsi forêts et bosquets tiennent-ils à la fois de la forêt médiévale du Morois, des forêts traditionnelles de Charles Perrault et du « Petit Poucet », de la forêt slave de Baba Yaga, pourvoyeuse d’obstacles à affronter et à franchir. Qui ne possède pas son balai de sorcière est promis à l'échec. Quelle que soit la forme que prend la forêt, narratrice et personnages féminins y rencontrent souvent des fantômes agressifs et des prédateurs violents. Qui mettent en alerte celle qui se tient à l’affût et la conduisent à se défendre. Rêve ou cauchemar ? L’un et l’autre ; ou successivement l’un puis l’autre. La poète en effet dévoile son intérêt pour la place de l’onirisme dans sa vie. Et son intérêt pour consigner rêves et cauchemars dans ses carnets. Cette pratique lui a été inspirée par la lecture du recueil Les Songes et les Sorts. Œuvre de Marguerite Yourcenar qui écrit dans sa préface :

    « Il y a les songes, et il y a les sorts : je m’intéresse surtout au moment où les sorts s’expriment par les songes. »

    Sophie Loizeau de son côté écrit s’être entraînée « à se souvenir de cette partie obscure de sa vie, et ses rêves s’étaient étoffés. »

    Chacun de ces contes mériterait une lecture approfondie puis une lecture horizontale pour les classer selon les thématiques qui les relient. Le recueil se ferme sur l’admirable « Hamadryade ». Consécration ultime de la renarde métamorphosée en nymphe des arbres. Keira, la bonne, l’excellente, Keira, férue en onguents et en philtres se meurt d’amour pour Pan, cet arbre plusieurs fois centenaire dont elle s’est éprise. De quel arbre s’agit-il au juste ? Son nom ne nous est pas donné (mais peut-être est-ce un platane ?). Pour Keira, il est Pan. Ce qui est donné à lire est une magnifique scène de séduction, d’amour et d’érotisme. Depuis les prémices et les préparatifs jusqu’à l’explosion finale. Un texte flamboyant. Un accouplement voluptueux qui absorbe Keira toute entière dans son arbre et la métamorphose en hamadryade. Un chef-d’œuvre d’érotisme au féminin qui combine avec talent nature culture et onirisme. Sophie Loizeau au plus haut de sa « maitresse forme ».

    *Mazzerisme:  – du verbe amazzà : tuer, avec une masse – consiste en des rêves de chasse et d’enterrements-fantômes. Les mazzeri sont des « chasseurs d’âme .

     

    NB :

    Sur le Mazzerisme :  voir → ICI  et également  par Angèle Paoli →  ICI

    Voir aussi Sophie Loizeau  sur Tdf 

     

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    LES MOINES DE LA PLUIE

     

                   

     

     

     

     

     

     

     

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

     

     

     

     

  • Nicolas Pesquès | La face nord de Juliau dix-neuf

    <<Poésie d'un jour 

     

     

     

     

     

    BOB(1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    " Jaune est le nom  de cette modification 

    Aquatinte de → G.AdC 

     

     

     

     

     

                            INTERLUDE

    On aimerait une prose   qui épouserait notre promenade, un
    réel d’écriture et une dilatation d’amour dont on connaîtrait
    les illusions    – le sachant ne le sachant pas – la découverte
    d’un lieu,    la naissance d’un pas   composé, aimé, pouvant
    sauter le ruisseau dans l’élan des yeux, des forces en action,
    la perdrix figée,   le lièvre qui a peur,  la phrase irait comme
    ça,    la lettre    que je vous écrirais    en même temps,   bien
    qu’il soit    trop tôt pour nous,    puis trop tard,   la vie ayant
    passé dans l’intervalle,  les temps toujours brisés malgré ces
    accompagnements   et cette malice   que les corps  si douce-
    ment montraient,   si souplement  la couleuvre glissant mais
    trop tard aussi,   les yeux n’ayant pas eu le temps,  ce qui les
    troublait, les trouble encore,  les nôtres pourtant rompus à la
    fiction mais avides d’instants,  sûrs d’avoir rêvé, heureux de
    n’avoir pas inventé   cet éclat pareil à de la littérature  quand
    il n’en était pas question   entre nous,   et on remarque  alors
    qu’un paradoxe commencerait à s’affaiblir,   la vigilance des
    mots se mettrait à fondre,    on suivrait ce qui se passe  entre
    nous, le cœur qui vague même  s’il ne vague qu’en souffrant
    et que   c’est bien ici   que ça a lieu,   dans cette phrase main-
    tenant, dans ce corps dont l’intrusion chancèle,   auriez-vous
    senti cela, la tactilité du récit, le ruisseau engourdi,  le muret
    sauté et   nous voici   à nouveau réunis    entre deux virgules,
    épris du même temps,   étreints,    car il s’agirait vraiment du
    même temps mais   c’est invraisemblable    de le sentir seule-
    ment sans le vivre, sans l’avoir vécu, sans même l’avoir écrit,
    ce grand chambardement   d’images peintes,   dites   ou nues
    quelle différence ?    la prose   témoignerait     pour les corps,
    l’image nue  serait la première,   celle des yeux  qu’on a dans
    la tête   – le sachant,  ne le sachant pas –   venue de l’optique,
    le corps en étant le tenant,   le physiologue averti,   sommé de
    prendre la main pour choisir le ruisseau, le sentier et   c’est à
    ce moment précis   que la prose explose,   laissant le texte en
    miettes, la vie irrattrapable là,   de plein fouet, on se retourne
    et presque rien n’est arrivé.

     

                          
                                         VI

     

    Le genêt se répand,   trempe dans le jaune. L’image est pas-
    sée et repartie. Dans le corps elle a changé de nature. Jaune
    est le nom   de cette modification,   le pivot du désir quand
    les yeux tournent,    se retournent,   écrivent   qu’ils le font,
    se perdent  dans la phrase qui boîte,    vont dans le paysage
    pour calmer la douleur,   dans l’image pour son silence.  Ils
    reviennent chargés d’invitations, de déceptions, spécifique-
    ment hachés   dans le corps   et prêts à tout.   Tête penchée,
    joues en feu.

    23 février

    -Comment éviter le malheur de ne pas vivre dans le même
    monde, si les images ne se superposent pas, si les paysages
    s’additionnent sans résultat ?

    Les aperçus, les bribes, les éclaboussures : ce serait la défi-
    nition du désir. Des pans de genêts à l’intérieur d’un flux
    silencieux…

    -Ce serait le bonheur ?

    -Ce serait l’heure riche de la distance et de la divagation.

    « Car pour tout poète

    avant le lecteur il y a l’amoureux

    et avant l’amoureux le lecteur »*

     

    *Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques, Flammarion 2019.

     

    Pesquès 19

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau dix-neuf, Poésie Flammarion 2024, pp. 47, 48, 49

     

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    N I C O L A S    P E S Q U È S

    Pesquès portrait
    Ph. © Jean-Marc de Samie

    ■ Nicolas Pesquès
    sur Terres de femmes ▼

    → Gilles Aillaud (extrait de Sans Peinture)
    → après Privas. Nicolas Pesquès (I). « du geste une écriture », par Yves di Manno
    → après Privas. Nicolas Pesquès (II). J9, Prémisses de lecture d’une « énigme intime », par Angèle Paoli
    → Juliau//ascension face nord (lecture d’AP sur La Face nord de Juliau deux, trois quatre cinq, six)
    → 21 août 1995 | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau trois, quatre (extrait)
    → Comment recoller ce que la langue détache (extrait de La Face nord de Juliau, cinq)
    → 15 mai 1886 | Mort d'Emily Dickinson (+ extrait de La Face nord de Juliau, sept)
    [Courir la pente] (extrait de La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix)
    → Intérieur nuit (Juliau 11)
    → La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix (lecture d’AP)

    → La Face nord de Juliau, treize à seize (lecture d’AP)
    → 28 février | Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau (onze à seize)
    → La caisse claire (journal d’AP)

    La Face nord de Juliau dix-sept, dix-huit, éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 2020



    ■ Voir aussi ▼

    → le site de Nicolas Pesquès
    (sur PoezibaoLa Face nord de Juliau, six, de Nicolas Pesquès (lecture d'Angèle Paoli)
    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature]) une fiche bio-bibliographique sur Nicolas Pesquès

  • Sanda Voïca | L’ère de santé | Lecture d’Angèle Paoli

    Sanda Voïca, L’ère de santé
    Atelier rue du soleil, 2023
    Lecture d’Angèle Paoli

     

     

     

     

     

    Sanda Voïca SELFPORTRAIT

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     " Des nuances de couleurs filtrent … "

    Selfy by Sanda Voïca

     

     

     

    La mélodie de Voïca

    Lire Sanda Voïca, c’est, à chaque nouveau recueil, s’immerger dans une langue poétique autre. À la fois familière et déroutante. De cette ambivalence naît le plaisir de la découverte et de la lecture. Ainsi de L’ère de santé, récemment reçu. Publié à l’Atelier rue du soleil, ce recueil est une sorte de journal tenu au quotidien. Avec un poème par jour sur une durée d’un mois et demi. Chaque poème, numéroté, est daté avec précision : « Dimanche, le 1er mai 2022 »/« Vendredi, le 10 juin 2022 ». Seul le poème 35, qui clôt le recueil est suivi d’un « (sans date) ». Et la lectrice de s’interroger ou d’interroger la poète amie : pourquoi cet arrêt brutal, sur un « (sans date) » ? Ce jour-là était-il un lundi 2 ? Ou un autre jour ? Que s’est-il passé au lendemain du 1er mai pour que ce jour se distingue ou s’ablative ainsi des autres ?

    Je dis « s’ablative » pour deux raisons. Lesquelles me sont soufflées par la lecture du recueil. D’abord parce qu’il y a une séparation entre ce poème unique en son genre (non daté) ; et parce que la question de « l’ablatif », cas emprunté à la langue latine, intéresse la poète. Sauf que la forme verbale telle que je l’ai employée n’est pas attestée dans le dictionnaire et que je l’ai inventée. Cela pourrait me fournir un troisième motif dans la mesure où Sanda Voïca, qui possède un art très personnel de la jonglerie verbale, affectionne les néologismes. En témoignent les inventions qui égrènent ses poèmes. « les trous noirs rhizoment/ Je m’empoissonne/ « des pensées…voïciennes »/« cathédraliser ». Ou encore « batifollement !» … Voici donc l’adverbe-valise – batifoler-follement- qui est tout naturellement amené par sa proximité phonétique avec les adjectifs « oblatif » et « ablatif ». Ainsi Sanda Voica batifole-t-elle joyeusement dans la langue et ce papillonnement enjoué fait de butinerie inventive s’inscrit tout à fait dans l’époque qu’elle traverse en ce mois de mai : « une ère de santé ». Or, comme s’en questionne la poète :

    « Et quel rapport entre oblatif et ablatif ? »

    Apparemment aucun.

    À une voyelle près en effet on bascule d’un terme à connotation quasi religieuse à un autre appartenant à la déclinaison latine. Le passage d’un terme à l’autre se fait ici par les allitérations en « b », en « t », en « l », en « f » et s’affirme dans une désinence riche « blatif » qui les réunit. D’un côté l’oblatif – « mon amour oblatif » – qui porte en lui le mouvement du don, voire du sacrifice ; de l’autre le « a » privatif qui marque la séparation d’avec. En réalité, ce poème dix-sept, est une forme d’autoportrait de la poète en fantaisie et joie, qui définit ces deux termes comme des « activateurs d’extase ». Des vecteurs, en tout cas, susceptibles de replacer la poète dans une « ère de santé ». Dans une volonté non seulement de se pacifier elle-même mais aussi de remettre le plaisir au centre de sa vie. Comme cela était auparavant :

    « Mes batifolages divers :
    nombreux et joyeux sont les chemins
    de mon existence. »

    Cela était. Avant la perte de sa fille Clara.

    D’où l’injonction présente qui clôt le poème :

    « Batifoler follement :
    Vivre batifollement ! »

    Mais cet engouement printanier reste fragile. Consciente de cette fugacité, la poète s’accroche à ce qu’elle a un temps aimé : dessins, couleurs, peintures. Et même « icônes » :

    « Je sens le même désir
    -attirance inexplicable-
    de retourner vers des icônes :
    dans des églises différentes-
    non pas pour leur beauté,
    ni pour leur sainteté,
    ou peut-être beauté et sainteté
    ne font qu’un… »

    Cette fragilité se traduit par les interrogations et les exclamations qui occupent ses poèmes. En même temps que par l’instabilité qui s’y révèle. Tout semble en effet soumis au balancement, à l’équilibre instable qui expose la poète au tremblement, aux oscillations, aux troubles qui la traversent. À l’impossibilité de se déterminer et de choisir :

    Mais peut-être aussi, en définitive, au renouveau.

    « Entre deux infinis
    Mon esprit balance.

    Usé le zéro.
    Usé le un.

    Mon air tout neuf. »

    Ailleurs, la poète s’affirme en insurgée de la vie. Qui ne se soumet pas aisément à l’ordre naturel des choses. Elle s’échappe et invente. C’est une magicienne d’images inédites, jusqu’à l’incongru, un peu sorcière de mots :

    « Je m’empoissonne de plus en plus ».

    Les dessins, les mots, les « révolutions intimes », les mutations et les métamorphoses « gélatineuses », ses tours et ses « détours » sont autant de subterfuges pour anéantir le vide qui guette ; l’obliger à reculer. Place aux ébullitions, au fantasque, à la jouissance, aux émois bouillonnants. Et pourquoi pas aux « extases » ? Elle se fait « collectionneuse » insatiable … « de regards renversés… de surprises guettées … de pensées jamais les miennes / et tellement voïciennes… (de silences, longtemps, /de mots, ensuite, /de leur balancement, maintenant). Sanda Voïca la jongleuse, l’inventive de rythmes et d’images, pleine de vie bouillonnante. Mais rien n’est jamais acquis, ni définitif. Très vite la poète se reprend, se corrige, se tance. Elle n’est pas dupe et voit bien que tout cela lui fait un habit qui lui colle à la peau. Qu’y a-t-il sous la superposition de vêtements et sous l’armure protectrice dont elle s’affuble ? Non, Sanda Voïca n’est pas dupe : de cet être caméléon qui pratique le camouflage à la perfection, elle voit tous les assemblages. Elle n’en est pas moins tremblante et instable. Mais toujours lucide. Les paradoxes qui la mènent sont toujours là, derrière les apparences. Des nuances de couleurs filtrent qui viennent contrebalancer les illusionnismes. Une lecture en « creux » s’impose qui laisse filtrer ce qui agite intérieurement la poète. La lectrice est prise à témoin, qui ne doit pas se laisser prendre :

    « Sur la plaine infinie de la joie
    / nonchalance/lucidité
    je penche légèrement vers ma droite
    sous un vent intérieur :
    l’essentiel arrivé et si vote parti
    qu’il ne me reste plus
    que quelques mots creux
    vous venez de les lire. »

    Et cet aveu d’elle-même, corollaire des vers précédents, sur lequel se ferme le poème :

    « L’extrême de mon essence
    à jamais caché
    à jamais montré :
    ici et là.
    Partout. »

    Reste sa relation à l’autre, retrouvée, semble-t-il, avec le mystérieux « Y » de « La vie en mauve » :

    « Le Y me tente –
    que dis-je : je vis
    dans son vertige
    et je le chante »

    Ainsi « La mélodie de Voÿca » réenchante-t-elle le monde, ouvrant de nouveaux espaces dans « la terre des mots » :

    « Sillons où glisser,
    avancer ou pas.
    Marcher dans mon extase. »

     

     

    Sanda Livre bis

     

     

     

     

     

     

     

     

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    ANGELE NB

     Angèle Paoli / D.R. Texte angelepaoli

    ♦ Voir aussi sur  → Tdf 

     

  • Yannick Haenel | Bleu Bacon

    << Lecture

     

     

    L'HOMME AU LAVABO

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

                        Francis Bacon: Homme au lavabo  /  Source 

     

     

     

     

    « J’étais attiré par la grande salle où sont accrochés les triptyques à la mémoire de George Dyer : c’est là que j’avais rendez-vous. Depuis le début de la nuit, j’y étais allé plusieurs fois et j’avais été impressionné par ces immenses panneaux qui se reflétaient d’un mur à l’autre, comme un triple miroir renvoyant l’image de George Dyer à l’infini ; mais j’avais résisté : de tels tableaux exigent qu’on s’y consacre – qu’on s’y abandonne. Je me réservais. La nuit me conduirait bientôt jusqu’à eux.
         En attendant, je suivais l’auréole bleue. Sa féérie me prodiguait un bonheur que seule la peinture vous offre. Je voyais tout à travers son œil. Aujourd’hui encore, tandis que j’écris ces phrases, elle me sourit ; c’est elle qui m’ouvre le chemin de l’écriture.
          Je suis entré dans une salle où cette flaque de jean– ce denim – dont j’ai déjà parlé m’a ébloui. Vous vous souvenez : un homme nu, tout en muscles violacés, se penche au-dessus d’un lavabo. On dirait qu’il trempe son pied dans la palette, si bien qu’entre cette humidité bleue et l’ovale filigrané de blanc du lavabo au-dessus duquel s’ouvre sa bouche, Bacon suggère avec délicatesse la possibilité d’un ruissellement : la source circule d’un bout l’autre du corps et l’eau remonte à travers lui, de la jambe vers les lèvres, ou inversement.
          Leon Battista Alberti, qui théorisa l’art de peindre au XVe siècle, écrit que la peinture consiste « à embrasser avec art la surface d’une fontaine ».
          Un corps naît ici d’une flaque de peinture, il s’allonge comme la fleur de narcisse qui pousse à la place du jeune homme noyé dans son image.
        Bacon peint cet Homme au lavabo en 1989-1990, il a quatre-vingts ans. La peinture, lorsqu’elle se rejoint, retrouve la simplicité de sa propre origine : la nudité est liée à l’eau qui est liée à la fleur. Un robuste Narcisse cul nu rafraîchi par la peinture : Bacon figure ici son idéal.
        Même si le fond de l’existence est noir, toujours dans notre vie miroite, quelque part, une fontaine ; il faut du temps pour la rejoindre, et parfois toute une vie ; mais il arrive qu’elle se donne à travers une fulgurance qui nous sourit. Je crois en cette fontaine. Je l’ai dit : j’ai confiance (je parie sur la chance). Lorsque j’écris trois ou quatre heures d’affilée, j’entends un clapotis heureux au fond des phrases : c’est elle. La fontaine est le secret de l’écriture.

       C’est ainsi que j’ai commencé à voir du bleu partout. Il avait d’abord coulé à flots cette nuit grâce à l’irrésistible robinet qui m’avait redonné la vue ; et voici qu’il giclait de tous les tableaux, éclaboussant ma nuit d’un azur inespéré. »

     

    Bacon bleu

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Yannick Haenel, « Le bleu de la nuit » (extrait) in Bleu Bacon, Ma nuit au musée, Stock 2024, pp.160, 161, 162.

     

    Yannick Haenel

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

  • Marie Darrieussecq | Fabriquer une femme

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    MARIE D(1)

                                                                                                                                                                                

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source  © AFP PHOTO JEAN-PIERRE MULLER

     

     

    Quand tu aimes il faut partir
    Ne larmoie pas en souriant
    Ne te niche pas entre deux seins
    Respire marche pars va-t’en »

    C’est Marcos qui récite ça à Rose.

    -Je connais de bien meilleurs poèmes, dit Rose.

    Elle veut lui raconter le concert de Barbara, elle se sent en confiance.

    – C’est Blaise Cendrars, précise Marcos.
    – Quand tu aimes il faut rester, c’est là le vrai courage : respire marche reste.
    – Quelle romantique tu fais.
    – Non, romantique c’est justement de partir. C’est ce que tu fais avec ta copine, non ?
    – Qu’est-ce que tu en sais, que c’est moi qui pars d’entre ses deux seins ?

    Le Grand Soleil était fermé mais il était là, à fumer sur son balcon, il lui a crié de monter. Son studio est sympa, bien rangé, avec une petite bibliothèque pleine de souvenirs, et une cuisine américaine avec de jolies boîtes en métal.

    -Et Solange, elle fait toujours du théâtre ?
    Il sort un album des Clash de son impressionnante collection, Should I Stay I Go, il chante dans un bon anglais en préparant le thé :
    -Depuis ma retraite à Bali, je ne bois que du thé vert.
    Il lui tend son pétard :
    -Le thé vert c’est le plus chargé en chi… C’est vrai que le marmot de sa mère, en fait c’est son fils à elle ?
    Elle n’a pas tellement l’habitude de fumer du shit, mais elle ne veut pas paraître bégueule.
    -Oui.
    Par corollaire (il prend son intonation second degré), c’est qui le père ?

    Il lui sert son thé dans une tasse en fonte qui pèse trois kilos. Elle tousse, la fumée du pétard.

    -Alors c’est qui, le père de son gosse ?
    -Mais je sais pas… sans doute son voisin.
    -Son voisin ?
    – Un type qui traînait.
    -Et elle ne le voit plus ?
    -Il est mort, je crois… ou peut-être il s’est foutu en l’air et il est en traitement, par là…

    Elle désigne la fenêtre, du bout du joint.

    -Il s’est foutu en l’air pour elle ?
    -C’est comme si tout le village s’était réuni pour en causer…Ça a laissé un gros malaise.
    -C’est ce genre de fille alors.
    -Quel genre ?
    -Le genre pour qui on se tue.
    – On est là pour quoi, à ton avis ?
    Elle rit :
    -Pour parler du chi.
    -Ok. Le chi c’est l’énergie du monde.
    – Je sais, c’est ce qui circule en nous.
    -Elle circule en toi et si tu sais la canaliser elle te mène au bout de tes rêves…
    -Je vois tout à fait ce que c’est, maintient Rose avec sérieux.
    -Elle suit tes méridiens, continue Marcos qui lui range une mèche derrière l’oreille et descend le long de son cou, le chi c’est l’autre nom du désir, et le désir, Rose, c’est la vie…

    Rose sent des picotements mais c’est peut-être le pétard, ou sa propre énergie.
    -Tu as incroyablement chaud, Rose Sélavy, enlève ton pull…

    C’est son pull Naf Naf. Il l’aide. C’est quand même agréable, toute l’attention dont ce grand type la couvre.
    -C’était qui, Rose Sélavy ?

    Il se lance dans un solo d’explication. Elle regarde ses belles lèvres bouger. Ce corps adulte et solide. À croire qu’il lit dans ses pensées :
    -Alors qu’est ce que tu veux faire, Rose Sélavy ? Tu veux partir ou tu veux rester ?

     

    Darrieussecq livre

     

     

     

     

     

     

     

     

    Marie Darrieussecq, « D’après Rose » in Fabriquer une femme, Roman, P.O.L 2024, pp. 65, 66, 67, 68.