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  • Jean-François Mathé | AINSI VA

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

    Rutebeuf

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    RUTEBEUF   (Rustebeuf)   1245   /  1285    source 

     

     

     

    In memoriam

     

    En haut du pré

    Le pré en pente raide, tu l’as fauché jusqu’au
    sommet. Maintenant, dans l’herbe rase, tu
    cherches ce qui te donnerait raison de continuer
    à respirer au-delà de ton souffle, de rester debout
    et, arrivé en haut, de te croire lus grand que
    tu ne l’avais été en bas. Mais tu lèves la tête et
    le ciel te rappelle que ton regard ne le contient
    pas. Tu t’assieds et remets ton souffle à sa place.

    Le premier jour d’après

    Il avait passé de longs moments face au
    silence puis s’était remis en chemin dans une
    belle journée aux longues jambes d’après-midi.
    S’il pensait à la mort, c’est que ce jour était le
    premier d’après la tienne. Quand l’un n’est plus,
    pourquoi veut-on qu’à vivre l’autre tienne ?
    Pourtant il avait continué, traversé des ponts
    d’où il voyait son reflet s’engloutir dans
    l’absence du tien. Des berges qu’il atteignait,
    il n’attendait rien. En mémoire de toi, il avait
    supprimé le soir la nuit vint.

    En pensant à Rutebeuf

    C’étaient amis que vent emporte.

    Il les avait tant aimés que depuis leur mort
    ils sont toujours là, en lui comme en vie.

    C’est les mains de l’un ou de l’autre
    qu’il glisse souvent dans ses gants,

    leurs voix à tous dans ses silences,
    puis leur silence dans sa voix.

    Et s’il vente devant sa porte,
    le vent lui apporte leurs pas.

     

    Mathé Va

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Jean-François Mathé, « Condition humaine », « Avec et sans elle », « Certaines gens » in AINSI VA, Éditions Rougerie 2022, pp.8, 44, 68.
    Jean-François Mathé est décédé le 29 novembre 2023 à Faye-l'Abbesse. Il était âgé de 73 ans.

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    JEAN-FRANÇOIS MAT

     JF-Mathe
    Source

    ■ Jean-François Mathé
    sur Terres de femmes 

    → Vu, vécu, approuvé. (lecture d'AP)
    → [Ce qui a le moins pesé] (autre extrait de La Vie atteinte)
    → [Le paysage né de la dernière pluie] (autre extrait de La Vie atteinte)
    → [J’aurais voulu dire | et je n’ai pas dit] (extrait de Prendre et perdre)
    → Prendre et perdre (lecture de Marie-Hélène Prouteau)
    → [Il aurait mieux valu] (extrait de Retenu par ce qui s’en va)
    → Retenu par ce qui s’en va (lecture d’Isabelle Lévesque)
    → [Je me défais des songes] (extrait du Temps par moments)
    →AINSI VA, Éditions Rougerie, 2022.

    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur Recours au poèmeune notice bio-bibliographique (+ un choix de poèmes)
    → (sur Recours au poèmeune lecture de Vu, vécu, approuvé., par Irène Dubœuf
    → (sur le site de la mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique sur Jean-François Mathé
    → (sur Terre à cielune page sur Jean-François Mathé
    → (sur YouTube) un portrait vidéo de Jean-François Mathé
    → le site des éditions Le Silence qui roule

  • James Sacré | Des animaux sont avec toi, depuis toujours

    << Poésie d'un jour

     

     

    Cala 2               

     

     

     

     

     

     

     

     

    Peinture de Guy Calamusa

     

     

    Les animaux qui sont dans les images
    Que m’envoie Guy Calamusa
    Á qui parlent-ils ?
    Silencieux, joueurs, mélancoliques, ils ne ressemblent
    Á aucune bête connue, ou qu’un peu,
    Á nul oiseau de vrais buissons, de grande plaine ouverte…
    Pourtant je vois bien qu’animaux
    Est un mot qui convient
    Pour désigner leur dessin

    Formes passées par le désir d’une main
    Qui les propose à mon œil de voyeur lequel n’y voit
    Rien, que son propre désir
    Et ses peurs.

    Quels buissons, quelle étendue de garrigue ou de toundra
    Dans nos cœurs désertés ?
    Tralala.

    **

    Dans ses rêves de présence animale
    Chacun met des formes singulières
    On ne sait pas trop d’où venues :
    Un peu qu’on y reconnait des bêtes familières
    Leurs oreilles qui s’étonnent, de la peur
    Ou de la menace… on les a vues passer
    Dans des contes, dans des histoires de chasseurs
    (Papa ramasse un bois mort
    Au lieu d’un lièvre qu’il croyait voir).
    Dans ces formes d’animaux rêvés
    Quelles vraies bêtes s’ébrouent ? Il n’y a
    Que des mots, des images venues de la nuit.

    On a le cœur qui demande, empêtré
    Dans son ventre de nuit.

    **

    J’ai bien vu qu’il y a
    Dans les dessins de Guy Calamusa
    Un museau d’âne qui s’avance
    (D’où le sort-il en encadrant dans le bleu
    Son œil et son poil de misère ?)

    Sans doute que pour le bâter du mot d’âne
    J’ai dû penser à l’âne Gabi de l’Ebaupinaie
    (Retour pas facile avec lui du champ de sarrazin),
    Á Platero tout aussi bien, au pas cassé d’un autre
    Á ce tout petit âne à Oujda, (sa corde usée sur un peu d’herbe)
    Aux burros rendus à la vie sauvage à Oatman
    (Mais chaque jour qui descendent manger au bourg).
    Tant de bêtes qu’on a rencontrées
    Dans la nature et dans les livres, dans ces dessins de Guy Calamusa
    Pour avancer, de façon bien mal assurée,
    Le mot âne dans un poème.

     

     

    Calamusa

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    James Sacré, Des animaux sont avec toi, depuis toujours, Peintures de Guy Calamusa, Voix de chants, ÆNCRAGES&CO, 2023, pp.14,15,16.

     

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    J A M E S   S A C R É 

    Sacre-james2


    Ph. © olivier roller
    Source

    ■ James Sacré
    sur Terres de femmes ▼

    → Le paysage est sans légende (lecture de Tristan Hordé)
    → Dans le format de la page (extrait de Le paysage est sans légende)
    → Figure 42 (poème extrait de Figures qui bougent un peu)
    → Le désir échappe à mon poème
    Une fin d’après-midi continuée, Trois livres « marocains », Postface de Serge Martin, Tarabuste Éditeur
    Brouettes, Dessins d’Yvon Vey, Le Carré des lombes, Obsidiane, 2022.
    → Une brouette de mots, lecture d'Angèle Paoli
    →  (sur Terres de femmes) | rouge |

     

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur remue.net) James Sacré/Un paradis de poussières (article de Jacques Josse)
    → (sur Loxias) une bio-bibliographie de James Sacré
    → (sur le site de Jean-Michel Maulpoix) un article de James Sacré (« Une boulange de lyrisme critique »), texte paru dans la revue Le Nouveau Recueil (éditions Champ Vallon)
    → (sur Terres de femmes| rouge | (Angèle Paoli)

     

     

  • Angela Lugrin | Je n’ai plus peur de rester là

    << Récit

     

     

     

    ANGELA

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Source 

     

     

     

    Dernièrement, le nouveau principal de mon collège m’a interpellée : « J’ai appris que vous faisiez beaucoup de musique. » « Oui. Entre autres », lui ai-je répondu. C’est bête mais j’aurais aimé qu’il me dise : « J’ai appris que vous écriviez des livres… », qu’il salue chez moi une écrivaine…
    Il avait dû regarder les quelques vidéos de musique qui circulent sur le Net et dans lesquelles je braille et grimace, dans lesquelles je suis prise dans la joyeuseté de l’éternelle mauvaise élève. Devant lui, une fraction de seconde, j’ai eu l’envie très violente d’une bonne note.

                                                                                              *

    Je n’ai jamais pu dire : « Je suis écrivaine ». C’est un mot interdit. Un mot trop haut. Je parle toujours de mes « petits» livres. Je peux dire : « j’écris » mais même le « j’écris », parfois, reste bloqué dans ma gorge comme un mot à ravaler.
              Pourquoi dire que j’écris représente-t-il un impossible ?
             Je ne juge pas négativement ceux qui parviennent à le dire. Parfois même, j’entends dans le « Je suis écrivain » le labeur et la revendication d’un repos légitime. Mais toujours, quand je l’entends, je me sens d’abord un peu violentée. C’est comme si le mot « écrivain » avait été rangé sur les hautes étagères que l’école, notamment, a rendues inatteignables. Je n’ai pas d’échelle et j’ai du mal à imaginer que d’autres en aient. Baudelaire et Bonnefoy sont des poètes. Michon est un écrivain. Rien en moi ne m’autorise à les rejoindre. Ceux qui prétendent en être me rendent souvent soupçonneuse.

                                                                                                                  *

    Dans l’écriture, je n’appartiens à aucune famille.

     

                                                                                                                   *

    Quand j’entends des écrivains parler la radio, je regrette immédiatement les ongles sales de Marie, la suavité de son écoute prête à s’arrêter sur un air lointain de musique, la déchirure d’une maille sur la manche de son pull-over, sa voix étrangement sans contour quand elle parlait de littérature. Et ce mot « écrivain » qui la faisait rire, face à la mer pulvérisée du cap Corse.

     

                                                                                                                    *

    Quand j’essaie de répondre à la question : « Que fais-tu dans la vie ? », le « je » devient glissant, pffffuit, il m’échappe, je voudrais garder le « tu », m’adresser à moi-même, à la prof, à la chanteuse, à l’auteure comme à des possibilités non advenues de moi-même. Je répondrais par une sorte de question oratoire : « Alors comme ça, tu es prof ? Tu es chanteuse ? Tu es écrivaine ? tu es mère ? »
           J’aime bien les gens qui hésitent avant de répondre à cette question. Ce temps de latence est l’occasion pour le jeu, le mensonge, le rire ou simplement le doute de s’insinuer et d’invoquer une respiration qui laisse entendre que tout ne va pas de soi. Dans ce silence qui précède parfois la réponse, il y a moyen de rire et de partager un jour quelque chose.
            J’ai souvent entendu mon père, psychanalyste, répondre avec humour à cette question un rapide « CRS ». Toujours ça m’amusait, le « CRS » et son visage à lui, à l’intelligence rieuse, ses sourcils noirs et son front immense comme une plaine.
            Moi, toujours j’hésite puis je finis par répondre : « Je suis prof » et je sens quelque chose tomber en dedans de moi. Je pourrais répondre presque n’importe quoi mais je réponds ça, comme une tristesse qui se répand. Non pas que j’éprouve de la honte à exercer cette profession, au contraire même, mais parce que ce que la profession dit de moi n’est pas ce que je voudrais répondre à la question : « Que fait le " je " dans la vie ? » Je devrais préparer une autre réponse, la penser en amont, une réponse qui dirait le non-sens, l’émoi devant la beauté du monde et l’angoisse de mourir au creux du ventre, la mélancolie menaçante, la puissance de la grande rigolade. Pour le moment, je ne l’ai pas trouvée.
              J’aimerais une réponse dans laquelle serait évoqué ce lieu particulier depuis lequel j’écris, rivé à l’enfance, aux éclats insignifiants du quotidien, un lieu à échelle d’homme. À la question : « Que fais-tu dans la vie ? », je substituerais volontiers celle-ci : « Où es-tu dans la vie ? » – « Je suis dans mon petit bureau, là où l’écriture me mordille et me tient compagnie. »

     

     

    Lugrin

     

    Angela Lugrin, Je n’ai plus peur de rester là, Collection singuliers pluriel, Éditions]Isabelle Sauvage 2023, pp.46, 47, 48, 49.

     ANGELA LUGRIN

    Photo: Facebook

    Angela Lugrin, née en 1971, est enseignante à Paris. Elle est également chanteuse et accordéoniste au sein du → groupe punk Julie Colère. Ses précédents livres, Marie, (lettre à Marie Depussé, En-dehors et In/Fractus ont été publiés aux éditions Isabelle Sauvage, dans la même collection.

     

     

     

  • Éphéméride culturelle à rebours | 2 janvier 1991, Mort d’Edmond Jabès

    Éphéméride culturelle à rebours

     

     

     

     

     

    2 janvier 1991 | Mort d’Edmond Jabès

    ED. JABES

     

    Source photo : Google images 

     

    Le 2 janvier 1991 meurt à Paris le poète « juif égyptien de culture et de langue françaises », Edmond Jabès, né au Caire en 1912. « Poète reconnu et célébré par des voix aussi diverses que celles de Max Jacob, Maurice Nadeau ou René Char », (Didier Cahen), Jabès dut quitter son Égypte natale en 1957, la situation dans son pays étant devenue incertaine pour les Juifs. « De cet exil forcé qui le mena vers le Paris de ses rêves, naquit une œuvre sereine et tourmentée, inquiète et forte de cette inquiétude même. » (Didier Cahen).

     

     

     

     

     

    [Souvenirs d’Edmond Jabès], texte de Stéphane Barsacq.

     

    « Dieu n’est pas dans la réponse. Comme le diamant dans ses reflets, il est dans la miroitante question. » Edmond Jabès

    Edmond Jabès, à l’extrémité de sa vie, rue de L’Épée de bois. Je dois le dire : je n’ai jamais vu personne avec les yeux d’un bleu plus pur. Il avait le regard rêveur et attendri ; et soudain il virait à la mélancolie, en un éclair, jusqu’à laisser percer des pointes noires. Il semblait triste, alors, comme absent – ailleurs ; sinon, le plus souvent, il était joyeux. Qui fut plus délicieux que lui ? Ses rides lui faisaient un visage mobile, sans poids, ni pesanteur, avec je ne sais quoi d’infini, quelque chose venu de très loin dans le temps et l’espace, des sillons au front et aux joues qui dévoilaient une étendue de souffrances surmontées. Il s’était voûté avec l’âge, à force d’écrire si penché ses poèmes sans fond qui l’attiraient à eux, faisant de son corps un moment de son écriture, et de son écriture la transfiguration de tout son être en des vocables aux parfums si suaves, qu’ils laissaient s’échapper un concert où tous les arômes avaient leur part. Ses mains : le raffinement à chaque doigt ; la parole douce ; la voix assurée ; aucun mot n'était jamais de trop. Edmond Jabès s’imposait à vous, dans la discrétion, par un air supérieur et familier : il était de la race des plus grands, et il le savait, cependant qu’il tenait à être un homme, parmi eux, avec encore plus de devoirs. Il était grand jusqu’à se montrer digne de l’anonymat. Il n’avait rien du sage, ni du savant, selon son génie : c’était un être intuitif, avec quelque chose de la nature d’un chat, presque un sphinx. Il connaissait toutes les énigmes, sans prétendre à les résoudre, en étant une à lui-même ; et toujours dans la langueur, le bond félin et la souplesse d’un dieu, maître en cabrioles. Jeune, il avait eu la passion des comédies musicales, il aimait Ernst Lubitsch, il s’amusait avec Max Jacob. Il avait la gravité de ceux qui ne pèsent pas, et qui savent que les sanglots sont des rires en différé. Tout changea, et assez vite. La violence de la guerre et la révélation des camps, l’exil d’Égypte et le retour des origines, une existence entière dont le cours se déploie selon le plan de la Bible : après tout, comment pût-il ne pas en être autrement ? Mais l’esprit d’enfance ne le quitta pas. A la fin, il était comme à ses débuts, toujours sur le seuil, mais comme de l’autre côté, sur une voie en parallèle. Il se plaisait à penser à raison qu’il appartenait à une tradition ininterrompue, qui remontait en droite ligne à Mallarmé, via André Gide qu’il fréquenta au Caire et André Suarès, qui avait été maître de Gabriel Bounoure, qui fut le sien, comme il le fut pour Salah Stétié. Et, lui-même, ne fut-il pas un maître pour Jacques Derrida, Paul Auster et Didier Cahen – et combien d’autres ? Mais il venait d’encore plus loin ; il venait d’avant le culte du Livre : il était du Livre lui-même. Rien de spéculatif, ni de désincarné : une vie offerte en miroir aux mots qui ne désignent ni la présence ni l’absence, mais les fiançailles de la vie et de la mort, au soleil d’une Antiquité qui n’en finit pas de remonter son cours. Edmond Jabès était tout entier dans cette origine sans fin.

    Lorsqu’il en parlait, ce qui frappait, c’est qu’Edmond Jabès avait du désert une connaissance physique comme de ces Touaregs qui lui avaient sauvé la vie et offert l’hospitalité. Mon désert, disait-il, n’était pas celui du Père de Foucauld, ni celui des Indiens d’Amérique. Il n’établissait nulle hiérarchie, mais il voulait dire qu’à chaque désert répond une possibilité de répondre de ce désert. Son désert est celui des Hébreux, le désert égyptien du Sinaï, celui de l’Alliance, comme si hors de ce désert, nulle Alliance ne fût possible ; ou plutôt comme si l’Alliance était allégeance à ce désert, et à sa loi rigoriste : l’absolu comme règle, et l’absence qui dévore toute présence pour mieux la révéler, dans sa pureté. Mais plus que tout, le désert d’Edmond Jabès fut et reste le monde d’une austérité ardente qu’il a transposé dans sa page dépouillée, faisant de chacun de ses livres l’étape d’un pèlerinage vers une Alliance intérieure ; un lieu au-delà du lieu où le désert prend sa forme majuscule, celle d’une Parole en mouvement qui se défait des réponses, pour se rendre au Silence de Dieu, dont le Livre est l’écho émondé.

    Le 2 janvier 1991, après le déjeuner, Edmond Jabès s’est installé dans son fauteuil, près de la table de travail : il a ouvert un livre de Michel Leiris, Fissures, il l’a lu jusqu’au milieu, et il est mort le livre entre les mains. Le soir, je me rendis chez les Jabès, pour voir Edmond une dernière fois. Des amis étaient présents, en nombre. Arlette me reçut dans le salon, où Edmond écrivait. Le corps était allongé dans la pièce voisine. Mais je ne le vis pas. Arlette voulait que je garde le souvenir d’Edmond vivant. Vivant ? Non, immémorial.

    Le 8 janvier 1991, nous nous sommes réunis au matin dans le cimetière du Père-Lachaise, devant le crématorium. Yves Bonnefoy était présent, Jacques Dupin aussi, peut-être Louis-René des Forêts. J’étais à côté de José Angel Valente, qui pleura tout le temps que dura l’attente de la fin de la cérémonie. Dominique Fourcade et Serge Fauchereau ont écrit des textes sur ce moment qui me laissa, comme eux, désemparé, et qui nous a tous trouvé unis dans la même tristesse. Avec les années, je rencontrai des amis d’Edmond Jabès. Je me souviens de Mario Luzi à Avignon. Je me souviens encore d’un dialogue chaleureux avec Olivier Debré qui me montra ses dernières œuvres à l’espace Bernanos, comme je me souviens d’avoir plaisanté avec Zoran Music. Peut-être un an plus tard, Maurice Blanchot publia un texte en tête d’un numéro d’hommages à Edmond Jabès. Aujourd’hui, Valente, Luzi, Debré, Music et Blanchot, tous sont morts. Edmond Jabès m’avait donné un rendez-vous le 8 janvier 1991. Mais je ne pouvais savoir qu’en fait de rendez-vous, ce serait la dernière fois. Et depuis, à chaque passage d’une année à l’autre, chaque 2 janvier, loin de la fête obligée que l’on se donne en la circonstance, je ne peux penser à l’ami disparu sans me dire qu’une nouvelle année s’ouvre sans lui ; et non sans lui dire merci d’avoir laissé le temps ouvert, d’avoir pris sa part avec amour.

     

     

     

    Jabès

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Stéphane Barsacq, « Souvenirs d’Edmond Jabès » in Edmond Jabès, Dans la nuit d’encre et de sable, Les Carnets d’Eucharis, Édition Spéciale 2023, Fondation Jan Michalski, L’Atelier des Carnets d’Eucharis (Nathalie Riera) , pp.89, 90.

     

    E D M O N D   J A B È S

    Edmond Jabès portrait
    Source

    ■ Edmond Jabès
    sur Terres de femmes ▼

    → La soif de la mer (autre poème extrait de Je bâtis ma demeure)
    → 
    [Dans le miroir de ma salle de bain] (poème extrait d’Angoisse d’une seule fin)

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Wikipediaun bel article sur Edmond Jabès


  • Pace è salute / 2024

    Joyeux Noël et bonne année !
    Felice Natale a tutte e tutti.
    Pace è salute pè l'annu novu, cù a poesia e l'amicizia chi vanu sempre avanti e ci facenu cumpania.

     

    Tdf

     

    Angèle Paoli, Guidu Antonietti di Cinarca 

     

    2024

  • Terres de femmes n° 227 ―décembre 2023

     

     

    CLIQUER SUR LA PHOTO
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    du numéro du mois de décembre  2023

     

    CARTOUCHE TDF DECEMBRE 2023

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Image: G.AdC

    Responsable de la rédaction : Angèle Paoli
    Coordination éditoriale et mise en pages :  Yves Thomas  ( † 2021 ) 
    Direction artistique et mise en images : Guidu Antonietti di Cinarca:  ( G. AdC ) 
     
     

     

     

     

     

     

  • Vignale, le jardin partagé | Les ricochets poétiques d’Angèle et de Marie T. | Lettre N° 19

     

     

     

    NONZA E BY ANGÈLE PAOLI (1)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La plage de Nonza, ph. Angèle Paoli

     

     

     

    Vignale, le 30 novembre 2023 | Jardin d’octobre

     

    Dans l’abomination du monde qui nous cerne de toutes parts, ta lettre a été une bouffée de sourires et de petits délices et je n'ai pu résister à me précipiter à ta suite. Je ne sais si je répondrais à tout ni dans quel ordre mais au fond, peu importe. Ce qui importe est de nous parler, de ricocher, chacune dans son pas de deux, à sa manière et comme bon lui semble. Il y a assez de contraintes dans le temps des jours qui nous reste pour s’encombrer de résistances et d’obligations. Donc, trêve de préambules et au jus !

    Je commence par ce jour. Et par mon envie d’aller marcher à la rencontre des mousses et des lichens. Je fais mes lessives de l’été finissant, futas, maillots, serviettes … et je vais éteindre la télé, vociférante. Voilà qui est fait. Le silence m’enveloppe avec ce petit air frais coquin qui se faufile à travers la moustiquaire. Je lève le nez et je vois les toits de Vignale … et la mer. Bleu violine aujourd’hui. C’est jour d’ambada avec moutons frissonnants au large. J’irai marcher après le repas, frugal, parce que j’en ai besoin et que mes genoux me rappellent à l’ordre. Après, je monterai à Ste Marie pour retrouver mes amies du chant dominical (essentiellement des paghjelle) que j’ai abandonnées de longue date. Avec l’automne, je renoue avec mes vieilles rencontres. Ça me fait du bien.

    Septembre – settembrinu– et début octobre ont été somptueux. Avec baignades matinales à la marine et lectures au soleil. Cela me fait tout drôle maintenant de ne plus descendre mais du coup je renoue avec les châtaignes et les cochons – roses ou rayés de noir ou noirs tout court. Je les vois qui déboulent sans crier gare. C’est qu’ils courent vite, ces quadrupèdes-là ! Ils me font rire même si je me tiens sur mes gardes. Le long de la route, les cyclamens sauvages et la menta puledia sont en fleurs. Fragilité de l’éphémère beauté qui nourrit ma réflexion.

    Côté lecture, je navigue. Un peu à l’aveugle ou au petit bonheur la chance en fonction de mes centres d’intérêt du jour, difficiles à préciser quels ils sont, mais aussi en fonction de ce que je tire au hasard balthazar de mes cartons. Alors, je cueille mes livres et je fais des petits tas. Et finalement, je ne me plains pas. C’est une méthode comme une autre et je me surprends à me laisser surprendre. Tant par la richesse de ma bibliothèque, toute dérangée éparpillée (en partie envolée dans un box à Bastia), classée déclassée, que par l’étonnement de cette féérie inouïe que je redécouvre. Ainsi, aujourd’hui où j’ai tenté de mettre de l’ordre dans la petite salle de bain du rez-de-chaussée transformée en débarras, j’ai remonté :
    José-Angel Valente, Trois leçons de ténèbres, Poésie Gallimard
    Paul Valéry, La Jeune Parque, Poésie Gallimard
    Georg Trakl, Vingt poèmes
    Abdou Ali War, J’ai égaré mon nom
    Primo Levi, Le système périodique
    Erri De Luca, Le contraire de un
    Claudio Magris, Classé sans suite
    Pierre Cendors, Chant runique du vide

    Et sur mon lit, celui où je dors, pas l’autre,
    Stefan Zweig, Le monde d’hier
    Esther Ségal, Le sentier des étoiles
    …..
    Même si les femmes sont trèstrèstrès minoritaires dans cette liste, elles tiennent le haut du pavé en ce moment dans mes notes de lecture. Pour les jours à venir sur TdF, Raluca Maria Hanea et son magnifique recueil Disparition initiale (chez Unes) et c’est Raluca elle-même qui me l’a envoyé. François Heusbourg, comme nombre d’autres éditeurs, n’envoyant plus aucun service de presse.
    Bien entendu, j’ai encore beaucoup d’ouvrages sous la main que je présenterai prochainement d’une manière ou d’une autre.

    Première échappée : la cuisine. Il faut bien manger ! et manger seule, c’est dur. En même temps j’ai une réponse de Babeth et j’ai chant à 16 h. Babeth est contente. Je le suis aussi, doublement, car j’ai retrouvé mon classeur, après avoir fouillé ici et là.

    Cette lettre, je le crains, va être ponctuée de points de suspensions et de reprises au fil du temps. De retards aussi. Elle sera très vite dépassée, mais c’est une constante de l’épistolaire et je m’y résous donc. Et puis, n’est-ce pas la vie même qui est faite ainsi, de coutures diverses et de rafistolages.
    Alors, ce Modiano, tu en parles si bien ! J’adore Modiano et tu me donnes vraiment envie de lire ce dernier ouvrage. J’aime la façon dont il écrit, j’aime sa personnalité, si étrangement bafouillante à l’oral. Il est le spécialiste des phrases non abouties. Il faut le suivre dans sa pensée incertaine, trébuchante. Il est le seul de cette espèce, ce grand homme timide, discret, si peu sûr de lui en apparence et si étrangement vieille France, aussi. Et finalement rassurant. Encore que !

    Ça existe encore des gens comme lui ! j’en suis ébahie. Charles Juliet, aussi, puisque tu l’évoques, nous rattache à ceux que nous aimons, que nous chouchoutons dans nos petits salons intimes, à l’ancienne. Ils constituent notre paysage intérieur, nos assises et nos consolations. Nos surprises aussi. Qui est cette Roxane Stojanov ? L’héroïne du dernier roman de Modiano, qui, pourtant, n’a pas de nom. Je vais aller voir. J’en frémis à l’avance ; j’en ai l’eau à la bouche, à moins que ce ne soient mes courgettes au four. Ou les deux.

    Tu dis à propos de Charles Juliet, que le paysage n’apporte pas de réponse. Sans doute mais l’essentiel, me semble-t-il, ne réside-t-il pas davantage dans les questionnements que dans les réponses ? Et il n’existerait de paysage que mental ! Sans doute, mais le mental qui est celui de chacun de nous n’est-il pas forgé en amont par le lieu originel dans lequel nous avons, plus ou moins selon les cas, évolué ? Rien ne part de rien. Selon moi. Il y a toujours quelque chose qui nous préexiste. Et avec quoi nous bâtissons notre mental. Plus ou moins consciemment. Je ne peux, quant à moi, séparer ma petite route de ceux des miens qui m’ont précédée. Ainsi dans les Carnets de marche, puisque tu fais allusion à cet ouvrage, la « pierre à palabre » sur laquelle nous étions encore cet été au mois d’août, couchés les uns contre les autres à regarder le ciel et à adresser nos vœux aux étoiles, cette fameuse pierre était aussi celle où mes parents, fiancés, se retrouvaient et devisaient face à la mer. Et me revient aussitôt en mémoire une petite photo (toutes les photos étaient petites, à l’époque) où ils sont tous les deux, droits dans le paysage de la pierre plate qui surplombe la mer, le regard de myope de mon père, plongé dans celui de ma mère, si fraîche, si élégante. Je revois sa robe fluide autour de sa taille fine, sa belle chevelure apprêtée, son visage au rayonnement intériorisé. Et lui, long et mince dans ses pantalons larges. Que se disaient-ils ? Quels mots pour se promettre l’un à l’autre ?

    La Pierre plate – dite aussi pierre à palabres -, c’est aussi celle où les jeunes du village se retrouvaient pour parler, pour flirter loin des regards hostiles ou pour régler leurs comptes à la fraîche ! Et avant eux encore, tous les autres. Les sans visages, les absents-présents qui m’habitent et avec qui je m’entretiens. Ne serait-ce que dans mes rêves nocturnes. Car ils me visitent, de manière plus espacée qu’avant, maintenant que je rejoins leur âge avancé. Comment ne pas croire qu’ils sont inscrits dans le paysage ? Pour moi c’est une évidence. Bien sûr elle n’engage que moi. Chez Emmanuel Merle il y a cela aussi, sans doute vécu d’une autre façon. Mais j’aime l’écriture de Merle, ces traversées de paysages. Son texte sur l’Irlande, aussi, j’ai beaucoup aimé. Je ne suis pas une familière d’Emmanuel. C’est quelqu’un qui m’impressionne et avec qui j’ai du mal à parler, en direct. Mais le lire, c’est autre chose. Je me sens proche de sa sensibilité. Il y a quelque chose du même ordre chez Pierre Cendors, un écrivain mystérieux, longtemps caché sous son pseudonyme.

    À plus tard….

    Plus tard, c’est aujourd’hui, jour où ton colis de livres m’est arrivé. David l’avait déposé dans ma boîte et je l’ai ouvert – non sans effort- avant de déjeuner. Je suis éberluée, éblouie par ce colis Mère-Noèlle en avance sur le temps. J’adore les surprises et là, alors, je suis comblée. Combien y en a-t-il ? Une quinzaine. Comment vais-je m’y prendre ? Et par quoi commencer ? Tu me suggères une comptine. Je m’en suggère une autre. Je ferme les yeux et je pique au hasard.

    Neige Sinno, Triste tigre. Chez P.O.L. J’en ai entendu parler. Je commence donc par celui-là. Il y a aussi des recueils de poèmes dont l’un m’est très gentiment dédicacé. C’est celui de Serge Prioul que je ne connais que de nom. Ainsi, comme tu le dis si bien dans ta lettre, je partagerai un peu de ton univers littéraire. Il arrive que ton univers rejoigne le mien – ou l’inverse- mais il est heureux que nous ayons chacun le nôtre, avec des jonctions des rencontres des partages. Leur différence est enrichissement.

    J’ai terminé la lecture de Neige Sinno. Je suis un peu déçue, par la seconde partie notamment que je trouve brouillonne, répétitive. J’avais apprécié dans la première – « Portraits »- le souci d’explorer ce qui est arrivé à la narratrice qui est aussi l’autrice et la victime du viol qu’elle essaie de décortiquer, de comprendre, y compris en s’aidant d’autres textes et témoignages d’autrices diverses. Ou d’auteurs, puisqu’elle s’appuie dès le début sur Nabokov. J’avais apprécié son souci d’élucidation de cette tragédie à travers le souvenir du vécu de l’enfant, très jeune, par l’enquête menée des années plus tard avec beaucoup de courage, d’honnêteté, de perspicacité. De volonté. Qui va jusqu’au procès du beau-père, au divorce de la mère, et à la prison pour lui. Avec toujours ce souci de protéger les siens, frère et sœurs. Souci de l’autre. Je me suis ennuyée dans la seconde partie, moins soignée sur le plan de l’écriture. Que je trouve plus relâchée. Et qui ne nous apprend rien de plus. Ou peu. En réalité, cette femme ne me touche pas, pas vraiment, au travers de l’épreuve qu’elle a endurée des années durant.
    Elle décrochera peut-être le Goncourt.

    En revanche L'année de la Caboulotte, le récit de Fabienne Swiatly, une autre marginale, dont je viens de terminer la lecture, m’a beaucoup plu. Quelle femme ! Et quel talent ! voilà une écriture. Et la façon qu’elle a, très nature, de dire les choses tout en étant lucide sur sa façon de les dire. C’est une histoire- vraie- formidable. Je me demande où elle se trouve maintenant, dans sa maison roulante ? À Saint-Nazaire ? Cette façon qu’elle a de vivre sa solitude et de se délester de tout ce qu’elle a accumulé. En la lisant, c’est toi que je voyais, tout le long de ces saisons, et c’est ta voix qui m’a accompagnée. Comme si tu étais là, à mes côtés, me faisant la lecture. Je ne connais pas F.S mais je soupçonne que vous avez nombre de points communs, y compris dans la manière de dire les choses. Un style. Très différent du mien et que j’admire.

    Il faut maintenant que je choisisse un 3è livre. Mais pour le moment, je m’interromps pour monter rejoindre mon groupe de chanteuses. Je crains que nous ne soyons très tristes, car hier, nous étions aux obsèques du frère de l’une d’entre elles. Mort dans un accident de voiture de nuit, la semaine dernière. Boisson, excès de vitesse, fatigue… ça ne pardonne pas.

    Notre séance de chant, en dépit de notre tristesse, a été très bonne. Pas d’anicroches et beaucoup d’écoute, dans le partage.
    Depuis, j’ai avalé le troisième livre que j’ai vraiment beaucoup aimé. Emmanuel Venet. La lumière, l’encre et l’usure du mobilier. Une découverte. Une très belle écriture, une belle érudition, très nourrissante. J’ai un faible pour les textes qui portent sur des auteurs que j’ai aimés ou que j’aime encore. C’est plus compliqué quand il évoque des scientifiques, encore que j’apprécie la précision et la grande variété des termes employés. Ils iraient bien aussi en poésie ! Il m’agace lorsqu’il s’en prend à son éducation religieuse et à l‘athéisme sur lequel il a débouché. Dans ce domaine, il n’a rien d’original. Il est comme beaucoup d’enfants élevés de manière stricte dans les rituels de l’église – un peu bêbête et fadasse, héritage de Vatican II – et ont coupé court et fort brutalement non seulement dans leur pratique mais aussi dans leur foi. Ils ont fait place nette se délestant par là même de toute forme de spiritualité. Mais il peut être très drôle aussi dans ses histoires de saints en lévitation. Il me semble avoir vu ça, dans un film de Fellini, peut-être.

    Je suis assez heureuse, finalement que mes parents, m’aient laissée libre, à l’adolescence, de suivre ma pente. Au lycée Montgrand, (à Marseille), lycée laïc de très bon niveau et exclusivement féminin à l’époque, on pouvait suivre les cours d’instruction religieuse avec le bon abbé Noé (en hébreu, Noé signifie « Grâce » !). Et aucune d’entre nous ne regardait de travers celles qui ne s’y rendaient pas. De même l’inverse.

    Et la Grâce dans tout cela ? Je reviens au thème du Printemps des poètes, si étrange et si complexe. Tu me demandes ce que j’en pense en même temps tu en donnes ta propre piste : « dans ce monde épouvantable qui demande grâce aux dictateurs et aux criminels, je me demande ce que les poètes vont bien pouvoir proposer… » Voici ce qui est dit en complément de l’affiche signée Fabienne Verdier, complément qui en ouvre d’autres :
    « Depuis plus de quarante ans, Fabienne Verdier invente des fonds de tableaux susceptibles d’accueillir avec grâce la pensée poétique de chaque coup de pinceau.
    Il n’y avait qu’elle, qui sait peindre l’âme et le souffle, et ce rien qui est tout, que l’on nomme aussi poésie, pour être à la hauteur d’un tel intitulé. »
    F.V : J’ai compris que l’extase, qu’elle se crie ou se taise, n’est pas un don du Ciel qu’on attend les bras croisés, mais qu’elle se conquiert, se façonne, et que l’intelligence y a sa part aussi. »

    On voit bien dans ces propos, que FB établit un pont entre « grâce » et « extase ». C’est en effet une possibilité. Pour ma part je ne mets pas les deux termes sur le même plan dans la mesure où je vois dans « la grâce » un état (de l’âme et du souffle) qui précède « l’extase » : étymologiquement : état qui met hors de soi (ex/stare). Transport. Mais à vrai dire, je ne me suis pas encore penchée sur la question. Dans les deux cas (grâce/extase) il y va d’une sorte d’élévation vers un ailleurs qui nous dépasse, qu’elle soit d’ordre spirituel ou physique… Une élévation qui s’accompagne de mouvements, ce qu’a très bien saisi Fabienne Verdier.
    Pour en revenir à ton ami lyonnais psychiatre et écrivain (Emmanuel Venet), j’aime bien l’idée (ou la pratique) de chapitres brefs, condensés, qui vont à l’essentiel. C’est une grande force, soutenue par ailleurs par un bel humour. Et que dire de son art de la chute ? Parfaite.

    Donc, maintenant, quel livre vais-je ouvrir ce soir ? Je ne sais pas encore.

    Tu me parles de l’Atelier du Tiers Livre dont tu t’es finalement dégagée. Je suis mal placée pour émettre un quelconque avis sur ce sujet, n’ayant jamais moi-même été poussée à m’engager sur cette voie et ayant par ailleurs refusé d’en animer. Je pense mais je me trompe peut-être, que ces ateliers sont destinés à celles (et ceux) qui ont besoin de se sentir épaulées et tenues dans des contraintes qu’elles ne parviennent pas à s’imposer d’elles-mêmes. Je ne pense pas que ce soit ton cas. Tu as la plume très alerte. Et elle est belle. Mais peut-être as-tu besoin de te discipliner, de canaliser le flux. Ne pas vouloir tout dire. Laisser des choses en suspens. Ce que nous avons toutes deux un peu de mal à faire. Quant à la vitesse et au rendement, je suis loin de cette problématique que je laisse aux beaucoup plus jeunes que moi. De là, tu passes à la question de montrer ses manuscrits en cours d’écriture. Ça m’est arrivé une fois et je l’ai regretté. Ça m’a complètement bloquée et j’ai abandonné là mon travail en cours. D’ailleurs c’est Marguerite Duras qui écrivait dans Écrire qu’il fallait éviter de montrer à quiconque même à la meilleure amie du monde le travail en train de se faire. Je crois qu’elle a raison.

    Dans le fracas qui nous cerne de toutes parts (et qui, entre-temps, n'a fait qu'amplifier) et les terribles et obsédantes catastrophes qui nous guettent, je me sens quelque peu privilégiée. La marine est toujours là, la route ses frondaisons ses oiseaux (des geais en ce moment) aussi. Je marche au moins une heure chaque jour. Je lis (j’ai de quoi !) et j’écris, à mon rythme, dans la lenteur de préférence.

     J’ai oublié Ménie Grégoire dont le nom me faisait beaucoup rire mais que je n’ai jamais pris la peine d’écouter. J’ai oublié Marie-Ange mais je pense que tu avances dans la mise au point de ton projet. Et quoi d’autre encore ? Pffff, ta lettre version papier s’est volatilisée. Où donc a-t-elle bien pu passer ? bon, elle s’est éclipsée, mais il me semble que tu me posais une question concernant mes études et mon désir, pas totalement abouti de les poursuivre encore davantage que je ne l’ai fait. À ta première demande, je ne sais répondre. Quelle influence cela aurait-il eu dans mon « itinéraire d’écriture personnelle » ? Comment savoir ? Quand je préparais l’agrégation de lettres modernes, la question de mon écriture ne m’effleurait pas. Même si, parallèlement, je noircissais des pages de carnets intimes. J’étais obnubilée par le concours pour lequel je ne comptais plus mon temps. J’ai échoué (j’avais sélectionné œuvres et auteurs et donc fait des impasses) et je n’ai pas récidivé. C’était un trop grand sacrifice, pour ma famille et pour moi.

    L’autre partie de ta question concerne la coupure entre « l’élite » et les « gens ordinaires », comment est-ce que je la vis ? Je ne me suis jamais considérée comme faisant partie de l’élite. J’ai plutôt souffert longtemps d’un complexe d’infériorité face aux personnes – professeurs de faculté, grands intellectuels, que j’avais l’occasion ici et là de rencontrer, et je me faisais toute petite, laissant la parole circuler autour de moi et m’effaçant volontiers avec dans l’idée que je n’y arriverais jamais. Ce sentiment s’est estompé avec le temps et aujourd’hui je pense que les femmes, qui ont longtemps été minorées et amoindries dans le dialogue intellectuel, ont tout intérêt à se muscler, à se perfectionner, à viser toujours plus haut et plus loin. Pour pouvoir enfin exister à part entière et être considérées à leur juste valeur. Mais cela nécessite un vrai engagement personnel et de vrais efforts. Or, j’aime l’effort. Il m’est naturel, comme la marche que je fais tous les jours. C’est en quelque sorte mon combat féministe à moi, celui auquel je suis incapable de renoncer. Donc je travaille. Par plaisir, par passion… et parce que le temps file et qu’ il y a encore tant de choses à découvrir.

    Je ne suis pas une manuelle, je ne sais pas traire les chèvres ni changer un joint dans la plomberie, je ne suis pas non plus une experte en cuisine. Le travail manuel m’ennuie, j’exécute le strict nécessaire. Je suis ancrée dans ce que je suis. Lire écrire. Travailler, souvent pour les autres. Davantage que pour moi. Quant aux autres, « les gens ordinaires » que je côtoie au village, je suis pour eux une énigme. Ils respectent ma différence. Je ne vais pas à la chasse, ni à la pêche, je ne joue ni à la pétanque ni au loto. En revanche, je chante, le dimanche, dans l’atelier qui nous réunit autour des paghjelle

    Ils ne comprennent pas ce que je peux bien faire à longueur de journée dans mes livres, un carnet à la main. Ils ne lisent pas ce que j’écris (ni quoi que ce soit d’autre) mais ils sont fiers d’avoir une écrivaine dans leur paysage. Nous nous respectons, nous nous saluons, nous échangeons des mots sur le temps qu’il fait, qu’il a fait, qu’il fera… Il arrive que nous partagions des bons moments, autour d’un feu de bois avec « ficatelli » et bon vin. Cela nous suffit, à eux et à moi. Il y a mon ami Ange, un homme délicat et délicieux, qui me soigne aux petits oignons, m’apporte une part de sa cueillette de champignons du jour et des œufs de poule frais, à manger à la coque! ou un sac de châtaignes ; vérifie si mes pneus sont suffisamment gonflés et me donne des conseils de jardinage. Je l’aime beaucoup et il est aimé de tous tant sa gentillesse et son intelligence humaine sont grandes. Il y a, nouvellement installés à deux pas de chez moi, un couple d’italiens (lui est romain, elle argentine), extrêmement serviables et dévoués. Il y a aussi une vieille dame, la mémoire vive du village. Elle a du mal à se déplacer, alors je monte la voir. Elle me fait un thé et m’offre des friandises. Je prends des notes sur mon cahier à spirale sur ce dont elle se souvient à propos d’un tel ou de telle autre. On rit ensemble. Elle est très attachante et avec elle je ne m’ennuie pas. Ni elle non plus. Je l’appelle au téléphone pour savoir si je peux monter (elle habite plutôt vers le haut du village), si je ne la dérange pas, si elle est disponible. Elle est ravie que je sois de mon côté disponible pour elle. On ne parle pas littérature. On parle des gens d’ici, les vivants et les absents. J’aime beaucoup ces moments-là. Ici, les gens qui « se croient », qui friment sur leurs positions sociales de nantis français, qui étalent leur savoir, sont assez mal vus, y compris par les nantis français, d’ailleurs. J’ai compris ça depuis longtemps. Je garde ma simplicité, je parle avec tout le monde. Peu importe si cela n’atteint pas de hauts sommets philosophico-politico-socialo-historico… pour lesquels je n’ai ni compétence ni prétention. Et puis il y a mon amie Danièle (institutrice retraitée – elle n’aime pas l’intitulé pompeux de « professeur des écoles » -, elle a beau être très simple, elle est très profonde. Tout l’été nous échangeons nos livres et ensuite nous en parlons ; en tête à tête, sur la route ou à la plage. C’est souvent très riche et passionnant. Nous sommes à égalité. Elle écrit d’ailleurs très bien et il est dommage qu’elle n’ait pas exploité cette veine -là. Elle n’a pas osé, elle non plus, ne s’est pas sentie à la hauteur… Ce sont toujours les mêmes expressions qui reviennent… Danièle se bat contre elle-même, à sa manière et je la pousse à écrire, au moins pour elle. Voilà. Pour moi, elle n’est pas ordinaire. Même si elle n’a pas dépassé l’Ecole Normale, comme elle dit, en parlant d’elle. Elle a même la « grâce », à sa manière. Son mari, lui, qui sortait de la même école, me semble différent. Plus rustique. Il lit peu. Et toujours les mêmes journaux. Il ne loupe aucun match de foot. Elle et moi sommes des ovnies pour lui, le chasseur, pêcheur… adapté au terrain, c’est-à-dire à la nature sauvage et rude. Mais il adore sa femme, qu’il cajole et aide à la cuisine. Il mijote de bons petits plats et nous régale avec ses denti cuits au feu de bois. Ensemble nous passons de bons moments. Il nous arrive souvent de faire la traversée à la marine, de déguster des petits vins et des apéros, le soir, sous la treille…Ils me manquent. J’attends leur retour avec impatience. Mi-avril.

    Au hasard de mes pioches, voici un extrait choisi chez Jeanne Bastide, dans L’âpre beauté du paysage (Ail des Ours, n° 16)

    À l’intime de ce lieu, tous les silences.
    La lumière s’écoule. Comme le temps.
    L’ombre s’installe, estompe les contours.
    Toi, séduit par l’âpre beauté du paysage, tu
    t’attardes.
    Tu te laisses dévisager par les arbres.
    La patience de la roche.
    La danse lente du chemin.
    Par les regards qui se dressent le long des
    Branches.

    Éclosent des syllabes noires.
    Des mots ténébreux.
    Des bras appellent.

     

    Et voici un poème de Jacques Ancet extrait de Huit Fois Le Jour, Éditions Lettres vives.

                                      III

    La phrase se cherche. Vous entendez son bruit de syllabes
    frottées, son ressac d’images

    Que vous ne reconnaissez pas. Vous ne savez pas ce qui se
    cherche dans son silence murmuré.

    Vous sentez parfois le passage d’un souffle, vent et feuilles
    ou bouches fermées, poitrine soulevée dans la clarté levante.

    Vous voyez sans voir, vous dites : la vie est cette phrase.
    On la découvre en l’épelant,

    Elle vous prononce autant que vous la prononcez, c’est
    un flux et reflux d’échos brouillés,

    C’est une langue sous la langue. Elle n’a pas de voix, elle
    les a toutes.

    Ce qui tombe et ce qui monte se confondent. Ce qui se
    cherche et ce qui se trouve.

    Un trait de feu le traverse, m’abandonne. Quelque chose a
    eu lieu dont il ne reste aucune trace.

    J’ai fini les Heures heureuses de Pascal Quignard, que j’ai beaucoup aimées ; François, de Pierre Bergougnoux, aussi, très émouvant et magnifiquement écrit. Outre que ce triangle est passionnant d’un point de vue psychanalytique. Je suis moins sensible au livre de Lydie Salvayre Irrésistible essai de successologie. Je me sens très éloignée de ces problématiques. Je sais qu’elles existent, bien sûr. Mais la question du succès ne me préoccupe pas, je laisse ces préoccupations aux jeunes générations aux dents longues, quels que soient les domaines auxquels ils se confrontent. J’en suis là. Il me reste encore quelques ouvrages que je n’ai pas explorés. Il faut dire aussi que j’ai lu d’autres livres, le Modiano dont le style extrêmement léger et fluide s’adapte au récit de La danseuse. Et puis un roman formidable, le dernier Mathias Enard, Déserter.

    Les travaux ont commencé dans le Moulin ! Une première équipe a cassé murs et carrelages. Une autre équipe ce matin s’occupe de l’électricité. Il faut tout refaire. Je passe de temps en temps, montre le bout de mon nez et discute avec l’un avec l’autre. À suivre.

    J'ai écrit mon poème sur « La Grâce». Je l'ai adressé à Suzanne Dracius qui est responsable d'une anthologie sur ce thème.

    Je commence tout juste à récupérer d'une mauvaise bronchite agrémentée de scènes de vertiges très pénibles. Je suis encore un tantinet fragile et je dois, parait-il, me ménager.

    Il est temps que je boucle cette longue missive de notre « Jardin Partagé » et je t’embrasse, ma chère Grande, con affetto.

    PS: les liens renvoient à ta lettre (n°18)du 14 octobre 2023.

     

  • IDA VITALE | Sables nouveaux

    << Poésie d'un jour

     

     

     

     

     terre cuite

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    "fouler tant de feuilles sèches"

    Aquatinte de → G.AdC 

     

     

     

     

    PARÉNTESIS, CASA FRÁGIL

    Cuando la cerrazón arrecie
    abre paréntesis, signo tibio,
    casa frágil
    que no tiene más techo
    que el cielo imaginado
    (aunque sea adusto, ácido, aciago,
    si es otro quien lo abre),

    piensa dos manos
    que protejan tu rostro,
    de veras miren dentro de ti,
    agrupen sol contra el invierno,
    sol y solvencia humana.

    Aunque debas cruzar
    bosques de tiempo,
    pisar tantas hojas secas
    en el suelo de la memoria,
    cuidar no ser tragado
    por zanjas de sorpresiva erosión,
    búscate en el paréntesis,
    como en palabras para siempre calladas.

     

    PARENTHÈSE, FRAGILE ABRI

    Lorsque la brume s’épaissit,
    ouvre la parenthèse, signe bénin,
    fragile abri
    qui n’a d’autre toit
    que le ciel imaginé
    (même si, quand c’est un autre qui l’ouvre,
    elle est pénible, âpre, funeste),

    imagine deux mains
    qui protègeraient ton visage,
    regarderaient vraiment au fond de toi,
    rassembleraient soleil contre l’hiver,
    soleil et humaine confiance.

    Même si tu dois traverser
    des forêts de temps,
    fouler tant de feuilles sèches
    sur le terreau de la mémoire,
    prends garde à ne pas être englouti
    par des fondrières soudainement creusées,
    cherche-toi dans la parenthèse
    comme dans les paroles en silence pour toujours.

     

     

    Vitale

    IDA VITALE, « SABLES NOUVEAUX », Traduction de François Maspero in NI PLUS NI MOINS, Traduction de l’espagnol (Uruguay) par Silvia Baron Supervielle & François Maspero, Introduction de Silvia Baron Supervielle, Édition bilingue, Maison Amérique Latine, La Librairie du XXIe siècle, Éditions du Seuil 2016, pp.128,129.

     

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    I D A    V I T A L E

    Ida Vitale
    Source

    ■ Ida Vitale
    sur Terres de femmes ▼

    → La palabra infinito (extrait de Procura de lo imposible)
    →Pauvre règne [Parvo Reina, 1984] in anthologie Ni plus ni moins, édition bilingue, Éditions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2016, pp. 90-91. Traduction de l’espagnol Uruguay) par Silvia Baron Supervielle. Ouvrage publié avec le soutien de la Maison de l’Amérique latine.

    ■ Voir aussi ▼

    → (sur El País,‎ 15 novembre 2018) Ida Vitale, premio Cervantes 2018
    → (sur le site du magazine Le Point‎) Ida Vitale, l’alchimiste des lettres uruguayennes
    → (sur A media voz) une notice bio-bibliographique sur Ida Vitale (+ plusieurs poèmes)
    → (sur le site des Cahiers Max Jacob‎) une recension de Ni plus ni moins d’Ida Vitale, par Ingrid Tempel [PDF]

     

     

     

  • Emmanuel Merle | KHÔRA

                                                                                                                                                      <<Poésie d'un jour

     

                                                                                                                                                  

    Partenaza

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Max Partezana, Collages

     

     

     

     

     

     

    Makrinitsa

     

    C’est étrange à quel point le village
    semble être un point de départ ancestral
    une possibilité d’histoire mythique

     

    Rester à Makrinitsa
    se pencher
    au balcon du Pélion dans la baie de Volos
    On dirait ces champignons énormes
    à demi développés sur le tronc des arbres
    toute une moitié accrochée au-dessus du vide
    l’autre enfoncée dans le bois
    à mi-chemin entre le réel et le mystère
    la Thessalie et le royaume d’Hadès
    toute une moitié homme
    l’autre obscur cheval

    Jason est parti chercher la Toison
    Makrinitsa attend son retour
    Les Grecs attendent toujours un retour
    la promesse et la nostalgie
    les deux faces d’une même pièce

    Éclairés par la bougie posée derrière eux
    les pots en verre brasillent leur confiture
    leurs olives et leur miel
    lampions échappés pour la nuit
    de la baie électrifiée
    tout en bas

     

     

    KHORA

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Emmanuel Merle, KHÔRA (XΩРА), Collages de Max Partezana, (Collection Orpiment), Éditions le Réalgar 2023, pp.18, 19, 20.