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  • 26 octobre 2007 | 26 octobre 1987 | Enrique Vila-Matas,
    Journal volubile

    Éphéméride culturelle à rebours



    Sur la plateforme du 24 -j-emprunte en permanence cette ligne-(2)
    Ph., G.AdC






    OCTOBRE




         . C’était en octobre, il y a exactement vingt ans. Je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui. Nous étions le 26 et je suis monté dans le 24. J’ai noté la date sur le livre que j’ai acheté ce jour de 1987. Je croyais connaître son auteur, Raymond Queneau, mais je n’avais aucune idée de ce dont pouvait parler le livre. Le titre ne semblait pas très attirant, Exercices de style, mais les 99 fragments qui le composent sont, en fait, très amusants. C’est ce que j’ai découvert à peine étais-je monté dans le 24. Debout sur la plate-forme de l’autobus, j’ai commencé à voir avec un étonnement amusé en quoi consistent ces Exercices que je venais d’acheter. Et au fur et à mesure que je lisais, je les trouvais de plus en plus géniaux. On y raconte ― de 99 façons différentes ― une courte histoire. En vers, en prose, au présent… la longueur est variable, de 4 à 499 lignes. En développant un seul thème ― une anecdote insignifiante, une altercation dans un autobus et un trajet dans Paris ―, l’auteur enferme à double tour le lecteur dans chacune de ces 99 histoires et le séduit avec toutes sortes d’exercices de style et de jeux de mots.

         . Là, sur la plateforme de l’autobus, je me suis mis, ce jour-là, à rire et je crois même, à force, que j’ai failli me décrocher la mâchoire avec les 99 versions de l’histoire de Queneau (lire Que No, un nom heureux), une histoire qui, synthétisée, est aussi bête que cela : un matin, sur la plateforme arrière d’un autobus presque bondé de la ligne S, quelqu’un observe un jeune homme qui accuse un voyageur de l’avoir piétiné volontairement et arrête soudain de récriminer dès qu’il voit une place libre. Deux heures plus tard, on retrouve le jeune homme devant la gare Saint-Lazare en train de bavarder avec un ami qui lui conseille de mieux fermer son pardessus en faisant remonter le premier bouton par un tailleur compétent.
         Je me dis parfois que ce livre m’a impressionné au-delà du raisonnable peut-être parce que c’était la première fois que je lisais dans le 24 une histoire qui se déroulait dans un autobus.

         . Raymond Queneau publia son dernier roman dans la France de 68. Je ne sais pas si l’année était un bon choix, toujours est-il que Le Vol d’Icare parut pendant ces jours compliqués. C’est maintenant Elisenda Julibert qui le publie chez Marbot, une nouvelle petite maison d’édition de Barcelone. Il semblerait que de nouvelles maisons d’édition à vocation ― par bonheur ― littéraire naissent presque chaque jour parmi nous. C’est étonnant et il faut s’en réjouir.
         L’histoire de Queneau démarre à Paris, aux alentours de l’année 1895. Un écrivain qui s’appelle Hubert crée un personnage nommé Icare qui, alors qu’il n’a qu’une quinzaine de pages de vie, peut-être à cause de son penchant à voler octroyé par son nom, s’échappe, s’envole littéralement du livre. Hubert cherchera son personnage et, soupçonnant son collègue Surget de le lui avoir volé, fera appel aux services du détective Morcol. Étranger à tout cela, le malheureux Icare qui, n’ayant vécu que quinze pages, ne sait guère se conduire dans le monde, s’est réfugié dans une taverne où il boit de l’absinthe sans connaître les pouvoirs de la boisson. Dès lors, on va de surprise en surprise.
         J’ai commencé à le lire, hier, sur la plateforme du 24 (j’emprunte en permanence cette ligne) et, même si le récit de Queneau ne commence pas dans un autobus, je me suis remis à rire comme au bon vieux temps. Je n’ai interrompu ma lecture que pour descendre de l’autobus. Je suis timidement descendu du 24 au moment où Hubert fumait un Partagas devant ses feuilles blanches et buvait mélancoliquement un porto. J’ai fini à la maison ce livre qui, si on lui volait les pages 2 (Note à l’édition) et 300 aurait 299 pages ce qui aurait été parfait parce que j’aurais pu spéculer sérieusement sur l’influence du nombre 99 dans ma vie de passager permanent du 24.



    Enrique Vila-Matas, Journal volubile, Christian Bourgois Éditeur, 2009, pp. 194-195-196. Traduit de l’espagnol par André Gabastou.






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  • Nevermore

    Le billet de Nestor

    Le billet hebdomadaire de Nestor (3)





    NEVERMORE




    Sur les traces de Dino Campana





    « Mi sono sempre battuto in condizioni così sfavorevoli che desidererei farlo alla pari.
    Sono molto modesto e non vi domando, amici, altro segno che il gesto.
    Il resto non vi riguarda.
     »
    (Storie, I).




         Gravir les flancs menacés, temps roide, poids du lieu, poli de la formule, proue, lames, mousse, colombage, écuelles, litières, cendres…

         Tu patauges, tu flottes, planes sur les remous, rampes par le fond, dérives vers le neutre, là où crépitent les fougères de l’heure naine, où de verts feux paillards t’aguerrissent aux reliefs, aux ressacs, aux fruits fauves, où entre tes doigts se fanent les noms hostiles de la promise…

         Pauvre vie, louange sans destin, chant pur et de hasard…

         Comment empêcher les hommes d’imaginer, derrière l’apparence, un gouvernement discret des choses, l’énigme trop tôt entrevue à laquelle jamais tu ne te résignas…

         Il n’est pierre que tu aies effleurée, pas que tu aies accompli, flambeau traîtreusement confié qui ne cachât ce que tu croyais être l’insondable, le pentacle moqueur, la trappe…

         Ô ces nuits où tu ne savais jamais combien de temps tu avais marché dans les rues ni où tu avais été parce que c’était partout à la fois…

         Temps inaccompli, sauf en cette brèche des feux que seul tu virais et qui, mordant, te soumet aux vraies soifs, sans miroitements, sans prophéties.

         Plénitude jamais rejointe, pourtant, quelque trace manquant à qui s’y soumet, à l’espoir du semblable inapaisé, à l’attente engluée parachevant les termes de son aveu…

         Ô toi de si longtemps dépris des villes figées dans la pénombre qui les consume, de la fâcheuse manie d’ériger les exceptions en prodiges, de se perdre en ce défi dont tu ne connus pas les moissons…

         Comment accueillir qui tu seras, la parcelle d’avenir que tu ne rendras que lorsqu’elle ne t’appartiendra plus, désordre tuméfié au bord duquel le silence durcit tout, consumé par ces images récalcitrantes, dépareillées, empoignées – et leurs victimes…


    André Rougier
    D.R. Texte André Rougier






    DINO CAMPANA


    Dinocampana


    Voir aussi :

    – (sur Terres de femmes)
    Dino Campana/O, Sicilienne arrogante ;
    – (sur Terres de femmes)
    Dino Campana/Pampa ;
    – (sur Terres de femmes)
    28 juillet 1916/Lettre de Sibilla Aleramo à Dino Campana ;
    – (sur Terres de femmes)
    25 avril 1917/Lettre de Sibilla Aleramo à Dino Campana.


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  • 25 octobre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride

    Éphéméride culturelle à rebours



    - n-ouvrir qu-au long cours des r-ves.
    Ph., G.AdC






    (25 octobre)


            La cave et le grenier
          figurent l’inconscient collectif
          d’une maison.
          Dans la cave,
          sont concentrés les pouvoirs de la roche et de l’eau,
          au plus près des origines.
          Au grenier,
          se déploie l’espace des filiations,
          malles secrètes,
          vieux meubles aux tiroirs vermoulus.
          À n’ouvrir qu’au long cours des rêves.




    Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride, Éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2009, page 202.






    Chantal Dupuy-Dunier,
    CHANTAL DUPUY-DUNIER


    Chantal Dupuy-Dunier




    ■ Chantal Dupuy-Dunier
    sur Terres de femmes


    Amiens (extrait de Des villes parfois…)
    [Traduire le dit des couleurs] (extrait de Cathédrale)
    [L’eau et sa mémoire] (extrait de Pluie et neige sur Cronce Miracle)
    [La grande pluie tropicale] (extrait de C’est où Poezi ?)
    7 novembre | Chantal Dupuy-Dunier, Éphéméride
    Mille grues de papier (note de lecture d’AP)
    [Au milieu du dessin bleu] (poèmes extraits de Mille grues de papier)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de la mél [Maison des écrivains et de la littérature])
    une fiche bio-bibliographique sur Chantal Dupuy-Dunier




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  • Sylvie-E. Saliceti | La danse de Sakuntala

    «  Poésie d’un jour  »


    Shakuntala photocolage
    Photocollage, G.AdC, d’après mokshaarts






    M.-C. Pietragalla, Ballet sur Camille Claudel
    Sakuntala, du nom d’une œuvre du sculpteur




    LA DANSE DE SAKUNTALA



    Danseuse de feu, filante en plein zénith.
    Ballerine des sables, ton corps éblouit
    Le mutisme du Ciel ;
    Le ciel qui embrasse, enlace, délasse
    Les moiteurs mordorées
    De ton ventre de miel ;
    Le ciel touche, pose sa bouche, goûte les épices,
    Le blé, le lait et puis les fruits de ta peau de cannelle ;
    Tu valses au creux des bras de la terre
    Qui tourne, tourne, tourne
    L’or fauve du désert ondule
    Près du flot des rivières.
    Les forêts de jouvence jaillissent
    À l’orée des jardins suspendus.

    Sakuntala.




    Sylvie-E. Saliceti in Espace Méditerranéen, Autre Sud, Cahiers trimestriels, n° 44, mars 2009, page 59.





    SYLVIE-E. SALICETI





    ■ Sylvie-E. Saliceti
    sur Terres de femmes

    Le batelier
    [Ces fresques sur les murs] (extrait de Couteau de lumière)
    Couteau de lumière (lecture d’AP)
    [Dans la mer et le corps](poème extrait de La Voix de l’eau)
    Je compte les écorces de mes mots (lecture de Sabine Huynh)
    Pépé l’Anguille de Sebastianu Dalzeto (café littéraire à Aix-en-Provence)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    La grenade



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  • 24 octobre 1873 | Arthur Rimbaud rentre en France

    avec les exemplaires d’auteur d’Une saison en enfer

    Éphéméride culturelle à rebours



    Arthur Rimbaud







         Le 24 octobre 1873, Arthur Rimbaud quitte « furtivement » Bruxelles et rentre en France. Il emporte avec lui les exemplaires d’auteur d’Une saison en enfer. Madame Rimbaud, que son fils avait sollicitée, assurant que cette « œuvre allait assurer sa gloire », avait consenti à engager l’à-compte exigé par Jacques Poot, gérant de l’Alliance typographique sise 37, rue aux Choux. Rimbaud avait « peut-être connu » « cette association ouvrière » spécialisée dans les publications judiciaires « lorsqu’il fréquentait les milieux démocratiques de Bruxelles ».
         Imprimé en septembre, Une saison en enfer fut tiré à cinq cents exemplaires. Certains des exemplaires d’auteur furent distribués à ses amis. Verlaine reçut le sien dans sa prison des Petits-Carmes à Bruxelles. Quant aux cinq cents exemplaires imprimés, ils restèrent dans les magasins de l’éditeur, Madame Rimbaud n’ayant pas payé le solde des frais éditoriaux. Ces exemplaires furent retrouvés en 1901 par un bibliophile belge, Léon Losseau. Cette découverte mit fin aux bruits qu’Isabelle, la sœur d’Arthur Rimbaud, avait fait courir sur l’autodafé de son œuvre par le poète.
         Le dernier texte du recueil — l’épilogue — porte la date de la période de rédaction d’Une saison en enfer : « avril- juin 1873 ». Rimbaud, rentré d’un séjour mouvementé en Angleterre avec Verlaine, se trouvait alors à Roche, petit village du canton d’Attigny, d’où Madame Rimbaud était originaire.






    ADIEU



         L’automne déjà ! — Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons.
         L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère.
         Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort !
         — Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !
         Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
         Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?
         Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.
        Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

    ———

         Oui l’heure nouvelle est au moins très sévère.
         Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, — des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. — Damnés, si je me vengeais !
         Il faut être absolument moderne.
         Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
         Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
         Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, — j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; — et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

    Avril-août, 1873.



    Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, in Œuvres complètes, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, pp. 115-116. Édition établie par Antoine Adam.







    ARTHUR RIMBAUD

    ■ Arthur Rimbaud
    sur Terres de femmes

    Je devins un opéra fabuleux
    20 octobre 1854 | Naissance d’Arthur Rimbaud
    10 novembre 1891 | Mort d’Arthur Rimbaud



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  • Cristina Crisci | Spring


                                        J-erre sur le chemin des apparences friables
                                        Ph., G.AdC





                                        SPRING



                                        1.

                                        La maison
                                        pleine de vent.

                                        La fenêtre s’ouvre
                                        Le drap
                                        rejoint
                                        les nuages


    2.

    Au ralenti,
    dans un éclat infini,
    la mirifique       enveloppante
    cage à miroirs
    se brise.

    Enfin nue,
    dans une blanche lumière
    épaisse et joconde,
    Je suis.


    3.

    Glacée d’épouvante,
    je traverse en nage
    l’obscurité liquide,
    poussée
    par l’assurance d’une île.


    4.

    Sans armes,
    le souffle comme ultime puissance,
    j’erre sur le chemin
    des apparences friables
    et mes pas crissent.


    5.

    Laisse résonner
    l’Innocence.
    L’ombre alors s’écarte.
    Espère le jour


    6.

    Plancton
    aux antennes
    vibratiles,
    j’avance
    en frémissant
    et je mène ma danse
    dans une géographie
    folâtre.

    Mon cœur verdoie !


    7.

    Dériver
    aux limites
    du visible :
    brume
    puis
    éblouissement
    puis
    brume
    puis éblouissement
    puis brume…


    8.

    Un oiseau migrateur
    me confie
    aujourd’hui
    des mots extraordinaires…
    Présage


    9.

    Chuchoter la valse
    des antiques incantations.

    Un voile se lève.





    Clart- turquoise d-un matin d--quinoxe.
    Ph., G.AdC




    10.

    Clarté turquoise
    d’un matin d’équinoxe.
    Je passe
    ma robe froissée
    de coquelicot.
    Prévision d’Ivresse.


                                        11.

                                        La tortue
                                        se réveille.
                                        La grue
                                        perchée sur sa carapace
                                        s’attarde un instant
                                        puis s’envole.
                                        La lune déborde.


    12.

    Dans l’œil
    émerveillé
    de la Femme Chatoyante :
    une louve
    rit
    dans l’herbe folle.
    Spring !




    Cristina Crisci
    D.R. Texte inédit Cristina Crisci/Terres de femmes





    ■ Voir aussi ▼

    le site personnel de Cristina Crisci : Dansantes Racines Écritures

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  • Jean-Louis Giovannoni | [Notre voix]



    Est-ce la voix des autres qui donne - ton silence un lieu
    Ph., G.AdC







    [NOTRE VOIX]



    Notre voix
    où trouve-t-elle son corps



    On parle
    on écrit
    pour que les autres
    oublient leurs corps
    pour qu’ils viennent habiter
    notre voix
    nos mots



    Est-ce la voix des autres
    qui donne à ton silence un lieu



    Et si tu n’étais présent
    en ce monde
    que pour donner naissance
    à cette forme invisible
    qui se tient dans ta voix

    Ce corps aérien



    Et si être présent dans les mots
    ne consistait qu’à disparaître en eux




    Jean-Louis Giovannoni, Ce lieu que les pierres regardent [Éditions Lettres vives, 1984] suivi de Variations, Pas japonais, L’Invention de l’espace, Éditions Lettres vives, Collection Terre de poésie, 20213 Castellare-di-Casinca, 2009, pp. 48-49. Préface de Gisèle Berkman.













        Originaire de Morosaglia et du hameau de Caroneo [u Carognu] sur la commune de Monte (près de Olmu, dans le Casacconi, Haute-Corse) par son père, et d’origine italienne par sa mère (Marie-Louise Chiabrandi), Jean-Louis Giovannoni est né le 7 janvier 1950 à Paris, où il réside aujourd’hui. Il a exercé jusqu’en 2012 la profession d’assistant de service social dans un hôpital psychiatrique de la région parisienne. Il a fondé et dirigé avec Raphaële George Les Cahiers du Double de 1977 à 1981. Membre du comité de rédaction du Nouveau Recueil de 2005 à 2007, il a publié dans de nombreuses revues : Exit, Sgraffite, Poésie I, L’Animal, Atelier Contemporain, Recueil, Le Nouveau Recueil, Mai hors saison, Inculte, Revue littéraire, Sud, L’Autre, Tout est suspect, Actions poétiques, L’Ire des vents,…, et a publié plus d’une vingtaine de recueils, dont le dernier, L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare, aux éditions Unes (août 2020).
        Jean-Louis Giovannoni a reçu en 2010 le prix Georges-Perros et a été président de la Maison des écrivains et de la littérature en 2011-2012.



    JEAN-LOUIS GIOVANNONI


    Giovannoni
    Ph. © Fabienne Vallin
    Source





    ■ Jean-Louis Giovannoni
    sur Terres de femmes


    [Ne me laisse pas ici parmi les ombres !] (extrait de L’air cicatrise vite)
    Ce que l’immobile tient pour geste (extrait de Pastor, Les Apparitions de la matière)
    Envisager (note de lecture de Tristan Hordé)
    [Aucune sortie possible] (extrait d’Envisager)
    L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare (lecture d’AP)
    [Vue imprenable] (extrait de L’Échangeur souterrain de la gare Saint-Lazare)
    Îles circulaires
    [Il faut si peu de chose]
    Issue de retour (lecture d’Isabelle Lévesque)
    Issue de retour (lecture d’AP)
    [Je ne sais pourquoi l’autruche me fascine autant] (extrait de Journal d’un veau)
    Mère
    [Nous venons d’un pays qu’on ne peut plus toucher] (extrait de On naît et disparaît à même l’espace)
    [Pourras-tu encore témoigner…] (extrait des Mots sont des vêtements endormis)
    Sous le seuil (note de lecture d’AP)
    [Le jour se lève] (extrait de Sous le seuil)
    [toujours cette envie de t’ouvrir]
    [Tout se cicatrise] (extrait de Garder le mort)
    Voyages à Saint-Maur (lecture d’AP)
    [Troisième voyage à Saint-Maur]
    [Huitième voyage à Saint-Maur]
    Jean-Louis Giovannoni | Stéphanie Ferrat, « Les Moches » (lecture d’AP)
    Jean-Louis Giovannoni | Marc Trivier, Ne bouge pas ! (lecture d’AP)




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    3 février 1984 | Lettre de Raphaële George à Jean-Louis Giovannoni (+ La Main de Raphaële George, par Jean-Louis Giovannoni)
    → (sur Secousse-08)
    un entretien de Jean-Louis Giovannoni avec Anne Segal & Gérard Cartier (novembre 2012)



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  • Antonella Anedda | Ritagliare

    «  Poésie d’un jour  »



    Il legno - segnato- vulnerabile- ustionato
    Ph., G.AdC






    RITAGLIARE

    25.



         Il sole brucia il legno attraverso una lente. Lo scultore trova i suoi materiali sulle spiagge. Spesso in quelle dell’isola di Colonsay nelle Ebridi. Quello che sfugge all’acqua cade in potere della luce. Il legno è segnato, vulnerabile, ustionato. Ora che lo vedo dietro il vetro di un museo, ricordo la carcassa di una sedia vicino a quella di un cane. Ricordo qualcosa che non pensavo di ricordare. Il cuore mi batte piano. Il suo ticchettio non significa nulla. Assisto a ciò che ricordo, seguo le sequenze. Quando tutto è finito mi volto e ricomincio a dimenticare. Se guardi bene forse puoi condividere con me quello che sembra questo nuovo quadro : un viso di donna che dorme.


    Antonella Anedda, La vita dei dettagli, Scomporre quadri, immaginare mondi, Donzelli editore, Collana Saggine, settembre 2009, pagina 53.



         « Pensare attraverso i miei occhi » : la frase di Dedalus nell’Ulisse di Joyce è la stella polare di questo libro, che traccia une originalissima mappa fatta di dettagli di opere d’arte, di attraversamenti di luoghi, di ritratti e di meditazioni sulla pittura e sugli oggetti, su quell’accumulo di immagini che la memoria costruisce nella vita di ognuno di noi.
         Cosa ci affascina dei dettagli ? La loro arbitrarietà ? Cosa ci commuove ? Forse, l’oscurità da cui il nostro sguardo li salva, la luce da cui si dirama una potenzialità di mondi…


    Antonella Anedda, id., rabat de la première de couverture.







         Le soleil brûle le bois à travers une loupe. Le sculpteur trouve son matériau sur les plages. Souvent sur celles de l’île de Colonsay dans les Hébrides. Ce que l’eau efface tombe dans le pouvoir de la lumière. Le bois est marqué, vulnérable, calciné. À présent que je le vois derrière la vitre d’un musée, me revient en mémoire la carcasse d’une chaise à proximité de celle d’un chien. Je me souviens de quelque chose dont je ne pensais pas me souvenir. Mon cœur bat doucement. Son tic-tac ne signifie rien. J’assiste à ce dont je me souviens, j’en suis les séquences. Quand tout est fini je me retourne et je recommence à oublier. Si tu regardes bien, peut-être peux-tu partager avec moi ce que semble être ce nouveau tableau : un visage de femme qui dort.



         « Penser à travers mes yeux » : la phrase de Dedalus dans l’Ulysse de Joyce est l’étoile polaire de ce livre, qui trace une carte très originale faite de détails d’œuvres d’art, de traversées de lieux, de portraits et de méditations sur la peinture et sur les objets, sur cette accumulation d’images que la mémoire construit dans la vie de chacun de nous.
         Qu’est-ce qui nous fascine dans les détails ? Leur arbitraire ? Qu’est-ce qui nous émeut ? Sans doute, l’obscurité dont notre regard les sauve, la lumière dont se diffuse une potentialité de mondes…


    D.R. Traduction inédite d’Angèle Paoli





    Anedda couv







    ANTONELLA ANEDDA


    Antonella_anedda
    Source



    ■ Antonella Anedda
    sur Terres de femmes

    février, nuit
    mars, nuit
    mai, nuit
    octobre, nuit
    novembre, nuit
    13 décembre **** | Fête de sainte Lucie (décembre, nuit)
    Archipel
    Avant l’heure du dîner (+ notice bio-bibliographique)
    Le dit de l’abandon
    Frontières (extrait d’Historiae)
    Per un nuovo inverno
    S
    11 septembre 2001
    10 février 2013 | Antonella Anedda, Senza nome. Sartiglia (extrait de Salva con nome)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Salva con nome
    → (dans la Galerie « Visages de femmes ») le portrait d’
    Antonella Anedda (+ deux poèmes extraits de Nomi distanti et de Notti di pace occidentale)



    ■ Voir aussi ▼

    → les pages que le site Italian Poetry a consacrées à
    Antonella Anedda
    → (sur Poetry International Web) un dossier
    Antonella Anedda
    → (sur Niederngasse 16, janvier-mars 2006) un entretien (en italien) avec Antonella Anedda
    → (sur Her circle ezine)
    Antonella Anedda: Encounters with Silence, the Page, and the World (7 mars 2008)
    → (sur La dimora del tempo sospeso) de longs extraits (en italien) des différents recueils d’
    Antonella Anedda
    → (sur books.google.com) d’autres larges extraits de
    Notti di pace occidentale
    → (sur Progetto Babele) une interview (en italien) d’
    Antonella Anedda par Pietro Pancamo



    ■ Voir | écouter ▼

    → (sur le site de la Bibliothèque municipale de Lyon)
    conférence autour d’Antonella Anedda, Entre racine et lame, organisée dans le cadre du Printemps des poètes 2010, animée par Angèle Paoli et Marc Porcu
    → (sur Lyrikline)
    plusieurs poèmes extraits de Residenze invernali, de Notti di pace occidentale et de Salva con nome, dits par Antonella Anedda



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  • La Pensée de midi, « Istanbul, ville monde »

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique de Angèle Paoli
    La Pensée de midi, n° 29, octobre 2009





    Pensée de midi Istanbul






    ISTANBUL, VILLE MONDE


         La Pensée de midi consacre son numéro de rentrée à Istanbul. Nil Deniz et Thierry Fabre, coordinateurs du dossier, tentent d’appréhender le visage multiple et complexe d’Istanbul. Loin des clichés qui en obscurcissent les traits, l’histoire, les préoccupations et les enjeux. En un mot: la vie. Istanbul, ville monde. Tel est le titre choisi pour traduire, dès la première de couverture, l’idée d’ampleur, de cosmopolitisme et de démesure de cette ville qui fut, au cours des temps, successivement Byzance, Constantinople et Istanbul.

         Dégager la « Polis », « la ville par excellence », de sa gangue de clichés pour permettre aux nouveaux contours, dans leur profusion et leur confusion, d’émerger ; et aux contemporains d’Orient et d’Occident d’accéder aux nouvelles donnes qui traversent, bousculent, secouent, la Turquie, et par là-même Istanbul. Telle est l’ambition de ce nouveau dossier de La Pensée de midi.



    Istanbul(s)

         En ouverture, un texte d’Elif Şafak, « la romancière la plus lue de Turquie ». L’auteure de La Bâtarde d’Istanbul (Phébus, 2007) confie au lecteur le secret connu des seuls autochtones : « Istanbul n’existe pas ». Seule existe une « énorme poupée gigogne », constituée de « villes cachées au sein même de la ville ». Cette impression d’emboîtements multiples se complexifie d’effets déformants, jeux de miroir et trompe-l’oeil qui déplacent les idées reçues et déjouent les pièges imposés par le plus résistant des clichés : le clivage Orient/Occident. Pour Elif Şafak, il suffirait de penser cette binarité en terme de circulation plutôt que d’opposition pour donner à ces deux notions — davantage imaginaires que réelles — leur chance de coexister dans la complémentarité et la sérénité. Pour Elif Şafak, il ne fait aucun doute qu’Istanbul, « la plus orientale des villes d’Occident » est « une capitale européenne de culture, d’art et d’histoire ».

         La romancière évoque également les quatre Istanbul(s) qui vivent en parfaite osmose dans la capitale. Il y a la ville de ceux qui sont partis, laissant derrière eux les vestiges du passé. Par opposition, il y a la ville des « nouveaux arrivants », pour la plupart des paysans venus d’Anatolie. Installés dans Istanbul depuis une cinquantaine d’années, ces habitants, attirés par le profit, sont indifférents à l’histoire de la cité. Viennent ensuite les résidents stambouliotes de longue date. La mémoire de la ville. Leur regard est celui de la nostalgie d’un passé qui n’est plus. La quatrième ville est celle des visiteurs en tout genre, qui projettent sur Istanbul leur désir de rythme trépident.
         Autre secret : derrière les apparences de l’ordre masculin, c’est la féminité d’Istanbul qui domine.



    Un cosmopolitisme sans fierté

         À la vision optimiste d’Elif Şafak s’oppose celle de Kerem Öktem. Chercheur et directeur d’études en politique du Moyen-Orient à l’Université d’Oxford, Kerem Öktem met l’accent sur la réticence d’Istanbul « à accepter les modes de vie étrangers ». Une réticence qui s’enracine dans une peur viscérale de l’altérité. Quelle que soit l’origine de cette altérité. Sociale, ethnique, religieuse… Pour Kerem Öktem, s’il existe indéniablement un cosmopolitisme stambouliote, il n’en demeure pas moins qu’il est le résultat des efforts permanents entrepris par le ministère de la Culture pour donner d’Istanbul l’image d’un cosmopolitisme réussi. Or, les mondes qui composent le patchwork intérieur d’Istanbul, sont des entités distinctes qui s’excluent et se déchirent, jusque dans leur imaginaire culturel.

         Ainsi nombreux sont les écrivains turcs d’aujourd’hui qui, à la recherche d’une « diversité ethnique et culturelle disparue », explorent leur ville et tentent de recréer la « splendeur perdue de l’époque ottomane ». Paradoxalement, le romancier Orhan Pamuk, nostalgique de ce passé disparu, s’attache à peindre dans son dernier roman, The Museum of Innocence (Faber and Faber, 2009) une Istanbul monochrome et grise. C’est l’Istanbul de la modernité des années 1970. C’est aussi celle de la grande désertion des communautés grecques et juives.

         En revanche, la description que fait Ihsan Oktay Anar de la ville de Constantin, Konstantiniyye, dans Atlas des continents brumeux (Actes Sud, 2001), est sans doute plus proche de l’Istanbul d’aujourd’hui. « Une ville où la différence et la diversité sont porteuse de synergie, mais aussi d’une tension, d’une angoisse et d’une créativité en perpétuel mouvement, et où le désir de cosmopolitisme et l’expérience quotidienne coïncident rarement ».
         D’autres écrivains ont cessé de se tourner vers un passé rassurant pour affronter un présent agité de tensions multiples dont le passé lui-même n’est pas exclu. Au-delà de la littérature et de la création artistique, un « imaginaire historique original » s’est établi depuis 1994. « L’âge d’or ottoman ». « Un Jardin d’Eden turc », vision d’une « société où les religions et les cultures coexistaient en parfaite harmonie, sous la domination bienveillante et incontestée des classes dirigeantes musulmanes et turques. »
         Derrière ce rêve édénique c’est une autre réalité qui s’impose : celle des conflits qui divisent les quartiers et les rues de la ville. Et de la répression. Nombre d’habitants indésirables font l’objet d’expulsions.
         Que conclure sur le cosmopolitisme stambouliote ? Certes, ce cosmopolitisme est indéniable. Certes Istanbul est une ville « véritablement internationale ». Elle est aussi une « ville de transit et d’immigration africaine et arabe », une ville qui abrite la plus vaste communauté kurde ; une ville ouverte à tous les modes de vie et à tous les choix sexuels ; une « ville de femmes », enfin. Mais, de ce cosmopolitisme, Istanbul ne tire aucune fierté. Derrière le cosmopolitisme d’Istanbul, ce qui persiste ce sont les conflits et les tensions d’une ville en pleine mutation qui a du mal à vivre dans le « plaisir de la différence » sa vocation multiculturelle.



    Istanbul « Clic-Clac »

         Dans un récit kaléidoscopique où alternent souvenirs d’enfance et présent d’adulte, Karin Karakaşli, écrivain et journaliste, évoque avec une émotion toujours très vive, la personnalité de Hrant Dink. Cet écrivain turc d’origine arménienne, fondateur du journal turco-arménien Agos, est mort en 2007, assassiné par un nationaliste turc, devant la porte du journal. La communauté arménienne a rendu hommage, lors de ses funérailles, dans le plus grand silence, au grand homme disparu dans la violence du sang versé. Karin Karakaşli, elle, s’est convaincue que son destin était d’écrire.



    Stambouliote, un mythe urbain

         Qu’est-ce qu’un Stambouliote ? Qu’est-ce qu’être «  Istanbullu » ? Pour beaucoup d’entre nous, est stambouliote celui/celle qui vit à Istanbul. Uğur Tanyeli, architecte spécialisé dans l’architecture ottomane et turque, reprend cette définition pour en approfondir le sens.
         Stricto sensu, le terme stambouliote désigne celui/celle qui est né(e) et a grandi à Istanbul. Dans l’imaginaire collectif, le terme recouvre l’idée qu’être stambouliote signifie aussi être porteur des valeurs culturelles du passé. Cette idée semble avoir fait son apparition au début du XIXe siècle. Période à laquelle le concept de stambouliote « a commencé à désigner la population urbaine supposée posséder une culture raffinée. » Or ce champ de valeurs culturelles est assez difficile à cerner. Quant à la civilisation qui en est le centre, elle est à jamais engloutie.
         Aujourd’hui, avec l’entrée de la Cité dans le monde des échanges internationaux, le concept de stambouliote a évolué. « Le terme fait allusion à l’autochtone le plus proche de l’Occidental, de l’Autre ». Paradoxe important : plus la ville d’Istanbul voit croître son influence dans le pays, plus le concept de stambouliote a tendance à s’amenuiser. « Le Stambouliote apparaît comme un nouveau type d’individu en perte d’identité. » « À mesure qu’Istanbul renaît, le Stambouliote meurt ». D’où l’urgence de repenser ce concept. Ce qui ne peut se faire que si la métropole prend en compte, dans un vaste processus d’intégration et de partage culturel, les diverses communautés venues des quatre coins de la Turquie.



    Istanbul, le bazar du monde

         L’anthropologue Michel Peraldi, directeur du Centre Jacques-Berque à Rabat (Maroc), se penche sur la question : Istanbul est-elle une ville « globale » ? Est dite « globale » la ville qui « concentre un nombre conséquent d’instruments et d’acteurs qui exercent un pouvoir économique et politique à l’échelle mondiale ». Sur le plan sociologique est dite « globale » la ville qui rassemble autour d’elle, comme autant de satellites, les peuples « assujettis », dépendants des activités de la ville phare, dont elles assurent les relais sur le plan économique. La plus puissante des villes globales actuelles est New York, celle qui a servi de modèle aux grandes villes qui rêvent de lui ressembler.

         Istanbul a-t-elle l’envergure suffisante pour être classée parmi les villes globales ? Il est incontestable qu’Istanbul ― dont la population, sans cesse en expansion est impossible à chiffrer avec précision (entre 12 et 15 millions) ― est une « mégapole ». Il est incontestable aussi que la plus grande ville de la Turquie, qui est aussi sa capitale économique, est « un point nodal de connexions entre les capitales européennes » d’une part et l’Extrême Orient, de l’autre.
         Industrieuse et commerciale, Istanbul est-elle pour autant une ville « globale » ? Penche-t-elle du côté de Londres ou du côté du Caire ? Est-elle, comme d’autres, une ville autophage ? La Turquie va-t-elle se faire dévorer par Istanbul ?
         De la ville « globale », Istanbul possède la capacité à rassembler les peuples voisins, dans « un espace qui va de la Kabylie à l’Oural jusqu’aux rives de la Chine en passant par toutes les poussières d’Etats issus de la fragmentation de l’Empire soviétique ». « Une centaine de nationalités sont ainsi représentées dans Istanbul ». Avec ces grands mouvements de population sont nés des multitudes de commerces parallèles, fondés sur le principe de la « chaîne relationnelle ». Le « commerce de bazar » constitue aujourd’hui le « cœur économique » d’Istanbul. Qui voit se développer dans ses périphéries tout un artisanat clandestin capable de fournir les ateliers du Sentier à Paris. Championne de la contrefaçon, Istanbul peut s’enorgueillir d’être l’égale de New York. Pour autant, Istanbul ne peut prétendre être classée parmi les villes « globales ». Contrairement à d’autres villes capables de créer « des ossatures, des architectures des réseaux de ville », de faire intervenir des acteurs mobilisés par le « capitalisme cognitif », Istanbul ne fait que capter et relancer le cycle du commerce. Sans parvenir à satelliser les villes qui dépendent des réseaux stambouliotes. Pour le moment, le capitalisme que développe Istanbul est un « capitalisme de parias ». Le capitalisme « d’une humanité souffrante ».



    Istanbul : l’éternité pour mémoire

         Directeur de recherche ethnolinguistique au CNRS, Altan Gökalp s’intéresse au passé religieux d’Istanbul. Un passé à la fois riche et complexe, marqué par une histoire turbulente, soumise depuis toujours à la hantise de l’invasion barbare : Perses, Arabes et Turcs d’hier ; Kurdes, Lazes et tant d’autres aujourd’hui. Des passages successifs des envahisseurs, la Polis porte les traces dont rendent compte, de manière harmonieuse, les créations des hommes. Musique et architecture empreintes des grands « mythes qui se pensent entre eux à l’insu des hommes qui les créent », selon la célèbre formule de Claude Lévi-Strauss. Ainsi en est-il du Süleymaniyé ou de la mosquée de Sultan Ahmet (dite Bleue), synthèse savante entre deux religions réputées antagonistes. Erigée à la gloire de Soliman le magnifique par Sinan, architecte arménien converti à l’islam, le Süleymaniyé témoigne de la présence du « numineux », « esprit du lieu générateur de crainte sacrée ». Mais à Istanbul, nombreux sont les lieux que le tressage de l’histoire et des religions ont chargé de symboles que « les siècles ne parviennent pas à détruire ni même à émousser ».
         Cependant, derrière le rêve de syncrétisme religieux, les conflits ethniques et religieux demeurent dans le Grand Istanbul. Notamment avec la population kurde, de confession alévie.



    Tout ce qui est immobile est en mouvement

         Architecte de renom, Attila Yücel invite le promeneur à une visite approfondie d’Istanbul. Au-delà de l’impression première d’enchevêtrement inextricable des nouvelles constructions en tous genres ― autoroutes, nœuds de croisements à étages, tours, zones industrielles… ―, ce que découvre le voyageur, c’est l’évolution d’une ville en perpétuel mouvement. De multiples identités se côtoient, qui façonnent de nouvelles identités, elles-mêmes en perpétuel changement. Depuis le XIXe siècle, la physionomie de la Polis n’a cessé de se transformer. Au gré des fluctuations de ses habitants et des besoins d’une époque. Ce qui a vu le jour au cours du siècle précédent est abandonné ou détruit ou encore remodelé au siècle suivant. Ainsi de la Corne d’Or qui est passé « en moins de deux cents ans d’un lieu aristocratique en un lieu industriel, d’un lieu de vie traditionnel en un lieu de pauvreté et qui, par la vision hygiéniste d’un administrateur urbain, fut évacué tout à coup pour être couvert d’une bande verte indéfinissable… ». De « nouvelles identités » se succèdent le long de la Corne d’Or qui « change petit à petit de peau mais aussi de nature. » Cependant nul concepteur visionnaire ne préside à l’élaboration des réformes urbaines et la métropole « n’a toujours pas un plan directeur qui fasse l’unanimité ». De sorte que la « fragmentation, le non achevé et le mouvement » constituent la réalité première de la ville. Dont le centre, sans cesse mouvant, est devenu impossible à déterminer.



    Balik-ekmek et Simit

         Ces deux textes brefs, l’un écrit par le gastronome Tangör Tan, l’autre par Orhan Esen, chercheur en urbanisme et écrivain évoquent deux types de spécialités culinaires stambouliotes.
         Balik-emek désigne un sandwich au poisson grillé dont l’existence, vieille de plus de cent cinquante ans, a été mise en péril par le Conseil pour la protection du patrimoine naturel. Accusés de dégrader le paysage, les vendeurs de sandwichs, délogés de leur emplacement habituel, furent contraints de s’installer dans un emplacement attribué par la mairie du Grand Istanbul et de s’accoutrer d’un pseudo costume ottoman. Il semble que ces changements soient responsables de la baisse de qualité des sandwichs au poisson qui ont perdu « leur goût d’antan ».
         Le simit, galette de farine cuite au feu de bois, est une spécialité stambouliote qui fait l’unanimité dans tous les milieux. Distribués par les simitçi agréés se sont vu récemment obligés de mettre leurs véhicules ― landaus et bicyclettes, aux normes imposées par la municipalité, transformant ainsi ces vénérables figures légendaires en pitres pour touristes. Le simit, pâtisserie des pauvres, cherche à retrouver sa dignité d’antan.



    Suivent deux articles qui présentent la Polis dans le projet européen. Istanbul, élue « capitale européenne 2010 » doit s’affirmer





    ISTANBUL 2010

    Image, G.AdC




         Ville monde, élue « capitale européenne de la culture pour 2010 », Istanbul doit s’affirmer dans sa véritable dimension européenne. Ce n’est qu’à ce prix que la Polis pourra sortir des stéréotypes réducteurs d’« entité fermée sur elle-même ou isolée à l’extrême Orient du continent, voire d’un autre continent » dans lesquelles elle continue d’être consignée par le regard des Européens sur les Turcs et vice-versa. C’est ce qu’affirme le politologue Cengiz Aktar dans Cosmos-Polis.
         Choisie par le comité de sélection pour sa volonté de réhabilitation des valeurs préservées de la ville ainsi que pour la redécouverte de valeurs en voie de disparition, Istanbul suscite des prises de position souvent contradictoires. Réhabiliter certains quartiers de la ville tout en préservant le tissu humain, transformer ces contradictions en source d’énergie, tel est l’important défi que la ville se doit de relever.
         Au cœur du débat qui anime la relation de la Turquie avec l’Union européenne, la culture joue un rôle crucial. Source de conflits entre Turquie et Europe, la culture est vécue de part et d’autre comme un « fossé infranchissable », alimenté par le sentiment de disparités inconciliables. Istanbul apparaît généralement comme l’exception culturelle et jouit d’une aura particulière qui la met au rang de modèle d’un cosmopolitisme réussi.
         Ville monde, Istanbul, image miniature de la Turquie, l’est peut-être aussi de l’Europe. Européenne, elle préfigure la Turquie de demain.

         Conscient qu’une grande partie de la population résiste aux valeurs occidentales et effectue un retour vers un passé islamique, Khoran Gümüs, architecte et directeur de projets urbains pour Istanbul capitale européenne 2010, s’interroge sur la possibilité pour la Polis de voir se réaliser un projet républicain qui rassemble l’opinion publique sans exclure les particularités.
         Nombreux sont les plans d’aménagement de la ville qui se sont succédés depuis les années 1930 ― sur l’instigation de Mustafa Kemal Atatürk ― jusqu’à nos jours. Depuis la réalisation des projets effectués par l’urbaniste français Henri Prost, projets qui virent se développer « les nouveaux lieux emblématiques de la République » jusqu’à la création en 1970 du Centre culturel Atatürk ― le Atatürk Kültür Merkezi ― qui visait à déplacer dans « une surface publique de l’État-nation », les manifestations culturelles jusqu’alors apanage des lieux privés (théâtres, cinémas, salles d’exposition). Après nombre de litiges qui ont failli conduire à sa destruction, le Atatürk Kültür Merkezi fait l’objet d’un plan de sauvegarde et de rénovation. D’autres espaces de la ville, réaménagés à l’époque républicaine, sont aujourd’hui soumis à de vastes projets de rénovation. Ainsi du Parc ottoman qui concentre histoire et culture mais aussi « des espaces modernes et sociaux » est promis à l’ambition d’offrir à la jeunesse un modèle sur lequel construire le futur à partir d’un passé historique glorieux.
         Le but poursuivi aujourd’hui par les instances politiques et administratives d’Istanbul est d’« offrir à ce nouveau programme de culture nationale la place qu’il mérite » en évitant des bouleversements excessifs. C’est aussi une manière de circonscrire la modernisation dans la sphère privée et de freiner l’occidentalisation culturelle inhérente à l’entrée d’Istanbul sur la scène culturelle européenne.

         Entre ces deux articles, un dossier photographies en noir et blanc. Réalisées entre 2003 et 2007 par Alp Sime, stambouliote né en 1970 dans la Polis, ces photos expriment la douleur humaine, le désarroi, l’attente d’un ailleurs improbable. La seule femme présentée dans ce portfolio donne l’impression de détresse, d’abandon, de résignation. Dans un espace géographique qu’il est difficile de définir comme appartenant à la Turquie. Des photos sombres, qui ne donnent pas d’Istanbul une vision idyllique.

         D’autres chroniques complètent ce dossier important. Proposant des ouvertures culturelles où le cinéma et la musique ont leur place. De ce monde extrêmement complexe qu’est celui de la ville plurielle d’Istanbul, ce qui me frappe au cours de ma lecture, c’est la résistance des Stambouliotes et plus généralement de la Turquie à l’entrée en scène de ce pays dans la cartographie culturelle de l’Europe. C’est aussi l’emprise de plus en plus forte de l’islam sur les choix politico-culturels de ce pays et le recul progressif du cosmopolitisme européen.
         Comme le constate Khoran Gümüz, nombreux sont ceux qui martèlent l’idée que « le peuple a perdu son identité à cause des valeurs occidentales »… Il est indéniable aussi que « le néo-ottomanisme » effectue… un retour vers un passé islamique incompatible avec les valeurs occidentales.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    Voir aussi :

    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 19/« Qui menace qui ? » ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 20/« Beyrouth XXIe siècle » ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 22/« Mythologies méditerranéennes » ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 23/« Tanger, ville frontière » ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 27/La Pensée de midi, «  L’Iran, derrière le miroir » ;
    – (dans le Magazine de Zazieweb)
    Revue des revues V : La pensée de midi. Penser le monde méditerranéen, par Angèle Paoli [accès à Zazieweb désormais réservé aux inscrits].



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  • Avec le Momo

    Le billet de Nestor

    Le billet hebdomadaire de Nestor (2)






    Artaud

    Image, G.AdC




    AVEC LE MOMO



         Car ce qui nous est donné par ce contact à distance n’est pas seulement image. Cette Image dont la fascination est passion égarée. Ineffaçable. Close. Qu’il serait vain de chercher dans une parole autre, laquelle d’aucune façon ne saurait éclore faute de ce lieu. Celui que les esprits positifs appellent la cause perdue. De cette échelle renversée, hors soumission, à jamais. Où le bruit ne s’éveille que par la « faute » des autres.

         Celui qui partout s’écroule, vous pouvez détourner le regard, murer son coin d’ombre : il est souverainement hors d’atteinte. Hors de cette « cage de La Balue » des heures.

         Fête consommée, drôle de fête, là où le sens des choses s’effondre dans leur image ; lumière neutre, où toute affirmation menace de surgir de l’œil qu’on ne voit pas, quand il n’y a plus de monde, quand il n’y a pas encore de monde…

         Moment vertigineux où, avec Antonin l’envoûté et comme lui disjoint, tu te dérobes enfin au décalque du spasme qui seul limite. À cette défaite qui, de tous côtés, traine ses bruits, ses chaînes, ses foules. À l’ancienne science, enfin de face regardée, puisque rien n’est perdu de qui s’éparpille, comme ces enfants s’approchant, silencieux et arqués, à l’heure des choix…

         Prière où la lumière ne varie pas, drôle de prière. Qu’on fasse de nous des hoquets du langage sans amarres. Des vecteurs non orientés. Que les rumeurs s’écartent. Qu’advienne l’heure. L’enlisée. La toujours future. La ralentie, d’où toute trahison fut bannie – car se dissimuler à elle, c’est se cacher en elle. En ce lieu où tout est « définitivement garé », en cette paresse enfin sans signes. Pour laquelle ne se déshabille que l’autre nuit. Celle qui n’accueille pas, plus inaccessible que ce château intact où toutes les issues sont gardées – car l’atteindre serait respirer le dehors, rester hors d’elle, à jamais s’oublier en elle…

         Automne des éclats. (Ses atours, fêlés, sous le regard des murailles). Envie de migrations avec, dedans, l’appel, ou la pénombre… Car elle n’est pas sûre, l’autre nuit. Et nous le savons. Elle, cette mort qu’on ne trouve pas, est sans vérité, et cependant ne ment pas. Vide, lèvres vides entre deux plis. Dans la lumière verte, dans le sel que silence parfait. Ni adultes, ni achevés, pourtant. Toujours sans fausses liesses. Jamais fertiles de sources. Car si la plus longue incandescence se retirait du bout des îles, si les éraflures se faisaient plus lentes encore, s’il n’y avait vraiment plus rien à renvoyer, il resterait ce pré à saisir, clos en tous, aux trames interdites, en plein éveil. « Cela a été une fois, jamais plus » n’a plus cours ; car ce qui dans le reversement clame, nous dit que cela n’a jamais eu lieu, là, une première fois, que cela à nouveau, et indéfiniment, recommence.

         Dans ce qui revient, que tu ne connais pas, que jamais ne connaîtras, mais que tu reconnais, tu t’effondres, comme il se doit ; mais ta dépouille est ce temps bien réel où la mort ne cesse d’arriver, comme si, approchant, elle rendrait lumineusement stérile la nudité et le froid des temps par lesquels, n’importe quand, elle pourrait arriver…

         On se referme alors, à l’abri des parcours, tenus par la promesse du sommeil, dans la fatigue de la respiration, purement, à la dérive. Là où se fait l’échange, où l’on pourra guérir de l’ancien dédoublement, avant de s’ouvrir, à l’écart de tous rites, à l’incessant minuit. Là où glissent, pressentis, étouffés, les fleuves, ces lents condors aveugles…

         Fini des silures l’intouchable. C’est sur une plage imprévue que tu tournais, muet jusqu’à la chute. Il n’est pas recueillement ton silence, Antonin, et c’est sans un regard de trop que l’on glisse dans le risque de ta solitude. Dans l’appel où la grande opaque t’attire, non pour te mettre à l’épreuve, mais afin qu’à jamais tu y joues ta chance. La nôtre. La vôtre, à l’heure où tous les cris s’entassent en elle.


         « Si incroyable que cela paraisse, les Indiens Tarahumaras vivent comme s’ils étaient morts […] Ils ne voient pas la réalité et tirent des forces magiques du mépris qu’ils ont pour la civilisation. Ils viennent quelquefois dans les villes, poussés par je ne sais quelle envie de bouger, voir, disent-ils, ‘comment sont les hommes qui se sont trompés’ ».




    André Rougier
    D.R. Texte André Rougier


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