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  • 20 août 1878 | William Carlos Williams, Paterson

    «  Poésie d’un jour  »

    WILLIAM CARLOS WILLIAMS
    Image, G.AdC







    20 AOÛT 1878


         Le 20 août 1878, un peu après minuit, l’officier de police Goodridge, qui était alors dans les parages de Franklin House, entendit un curieux bruit strident, en provenance d’Ellison Street. Il accourut sur les lieux pour voir ce qui se passait et découvrit un chat acculé sous le porche de la quincaillerie Clark, à l’angle de la rue. Devant lui se tenait un étrange animal noir, trop petit pour être un chat, mais trop gros pour être un rat. L’officier se précipita sur lui, mais l’animal se réfugia sous la grille d’un soupirail, d’où il se mit à pointer puis à retirer vivement sa tête. Mr. Goodridge essaya plusieurs fois sans succès de l’atteindre avec son bâton. L’officier Keyes arriva alors sur les lieux : dès qu’il l’eût aperçue, il affirma que la bête devait être un vison (ceci ne fit que confirmer l’opinion que Mr. Goodridge s’était déjà forgée). Ils tentèrent ensemble d’assommer l’animal ― toujours en vain. Finalement, l’officier Goodridge sortit son pistolet et fit feu sur lui. Il manqua son but, mais le bruit de la déflagration effraya tant la pauvre bête qu’elle se précipita dans la rue et partit à toute allure le long d’Ellison Street, poursuivie par les deux officiers. Le vison s’engouffra en fin de compte dans un soupirail de l’épicerie qui se trouve près du bar Spangermacher (Bière Blonde) et disparut. On fouilla la cave le lendemain matin, mais sans découvrir la moindre trace du petit animal qui avait causé tant d’émoi.


                Sans l’invention rien ne serait à sa place,
                à moins que l’esprit ne change, à moins
                que l’on ne réévalue les étoiles en fonction
                de leurs positions respectives, le
                sens resterait le même, l’évidence
                ne serait pas admise : à moins d’un
                esprit nouveau le vers ne pourrait
                changer, l’ancien perdurerait
                en se répétant, perpétuellement orienté
                vers la mort : sans l’invention
                il n’y aurait rien sous le buisson
                d’hamamélis, l’aulne ne pousserait pas sur
                les tertres qui bordent le canal
                presque à sec du vieux marécage,
                on ne verrait pas les minuscules
                empreintes des rongeurs
                sous les touffes d’herbe qui les
                cachent : sans l’invention le vers
                ne résoudrait plus ses anciennes
                scansions (du temps où l’on habitait un
                verbe souple, aujourd’hui disparu à jamais).

                Ils sont allongés sous les buissons
                à l’abri du soleil ―
                11 heures
                                        On dirait qu’ils parlent

    ― un parc, voué aux plaisirs : voué aux       .       sauterelles!


    William Carlos Williams, Paterson, Éditions José Corti, 2005, pp. 57-58. Traduit par Yves di Manno.






    AUGUST 20, 1878


        Shortly after midnight, August 20, 1878, special official Goodridge, when in front of the Franklin House, heard a strange squealing noise down towards Ellison Street. Running to see what was the matter, he found a cat at bay under the water table at Clark’s hardware store on the corner, confronting a strange black animal too small to be a cat and entirely too large for a rat. The officier ran up to the spot and the animal got in under the grating of the cellar window, from which it frequently poked its head with a lightning rapidity. Mr. Goodridge made several strikes at it with his club but was unable to hit it. Then officer Keyes came along and as soon as he saw it, he said it was a mink, which confirmed the theory that Mr. Goodridge had already formed. Both tried for a while to hit it with their clubs but were unable to do so, when finally officer Goodridge drew his pistol and fired a shot at the animal. The shot evidently missed its mark, but the noise and powder so frightened the little joker that it jumped out into the street, and made down into Ellison Street at a wonderful gait, closely followed by the two officers. The mink finally disappeared down a cellar window under the grocery store below Spangermacher’s lager beer saloon, and that was the last seen of it. The cellar was examined again in the morning, but nothing further could be discovered of the little critter that had caused so much fun.


                Without invention nothing is well spaced,
                unless the mind change, unless
                the stars are new measured, according
                to their relative positions, the
                line will not change, the necessity
                will not matriculate: unless there is
                a new mind there cannot be a new
                line, the old will go on
                repeating itself with recurring
                deadliness: without invention
                nothing lies under the witch-hazel
                bush, the alder does not grow from among
                the hummocks margining the all
                but spent channel of the old swale,
                the small foot-prints
                of the mice under the overhanging
                tufts of the bunch-grass will not
                appear: without invention the line
                will never again take on its ancient
                divisions when the word, a supple word,
                lived in it, crumbled now to chalk.


                Under the bush they lie protected
                from the offending sun ―
                11 o’clock
                                       They seem to talk

    ― a park, devoted to pleasure: devoted to       .       grasshoppers!


    William Carlos Williams, Paterson, New Directions Books, New York, 1995, pp. 49-50.






    WILLIAM CARLOS WILLIAMS



    ■ William Carlos Williams
    sur Terres de femmes

    17 septembre 1883 | Naissance de William Carlos Williams
    Asphodèle
    Beauté
    [The sea that encloses her young body] (extrait de Spring and all)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site de José Corti)
    une page consacrée à Paterson
    → (sur poets.org)
    une note bio-bibliographique (en anglais) sur William Carlos Williams
    (+ William Carlos Williams disant A Love Song)
    → (sur Modern American Poetry)
    de nombreuses pages consacrées à William Carlos Williams
    → (sur YouTube)
    William Carlos Williams lisant son poème « To Elsie » (enregistrement du 9 janvier 1942)





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  • 19 août 2004 | Fabienne Courtade, le cœur bat très vite

    «  Poésie d’un jour  »


    Bruit de l-eau qui tombe avec le battement de cour
    Ph., G.AdC







    19 août 2004


    le cœur bat très vite
    les fleurs sont jetées derrière la porte

                                           sur les dalles inondées

    je suis debout       muette
    j’écoute


                                           bruit de l’eau qui tombe
    avec le battement de cœur



    marche dans
    fin d’été       de petits pétales se soulèvent
    retombent collés

                               on avance où ? dans quel décor ?



    Fabienne Courtade, Table des bouchers, éditions Flammarion, Collection Poésie/Flammarion dirigée par Yves di Manno, 2008, page 127.






    Fabienne Courtade  Table des bouchers




    FABIENNE COURTADE


    Fabienne Courtade
    Source




    ■ Fabienne Courtade
    sur Terres de femmes


    Table des bouchers, poésie (note de lecture d’AP)
    suffoquer prendre cette douleur (extrait de Table des bouchers)
    Rien ne nous précède (extrait de Ciel inversé)
    [le fleuve s’entend au loin] (extrait de Corps tranquille étendu)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    poème inédit [sans titre]




    ■ Voir aussi ▼


    → (sur remue.net) « 
    Il faut poursuivre… ». Entretien avec Fabienne Courtade, par François Rannou





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  • 18 août 1912 | Naissance d’Elsa Morante

    Éphéméride culturelle à rebours


    Elsa Morante 2






         Il y a cent huit ans, le 18 août 1912, sous le signe du Lion*, naissait à Rome, 7, rue Aniero, Elsa Morante. Elle est la fille d’Irma Poggibonsi, ― épouse d’Auguste Morante ― et de Francesco Lo Monaco. Elsa grandit dans le quartier populaire du Testaccio, entre sa mère, d’origine juive, institutrice, son père putatif, instituteur dans la maison de redressement « Aristide Gabelli », ses frères ― Aldo et Marcello ―, et Maria, sa sœur. Son véritable père est un employé des postes sicilien. À treize ans, Elsa Morante a déjà écrit des poèmes, récits et dialogues. Mais aussi des contes publiés dans des journaux pour enfants. À dix-huit ans, elle quitte sa famille mais son manque de ressources la contraint à abandonner aussi la faculté des lettres. Elle gagne sa vie en donnant des cours d’italien et de latin. En 1941, elle épouse Alberto Moravia, dont elle se sépare en 1962.

         Les premiers récits d’Elsa Morante remontent aux années trente ― de 1933 à 1941 ―, époque où, écrivain précoce, Elsa Morante développe une importante activité de feuilletoniste. De sa collaboration avec le Meridiano di Roma datent L’uomo dagli occhiali, Il gioco segreto, La nonna e Via dell’angelo, récits qui seront rassemblés dans les recueils de nouvelles Il gioco segreto et Lo scialle andaluso.

         De nombreux autres récits ont jadis été mis à l’écart par la romancière. Sans doute parce que ces récits, écrits de jeunesse tout imprégnés de l’imagination et des fantasmes d’Elsa Morante, tournent résolument le dos au futur. Pourtant, ces Récits oubliés, tirés de l’exil où ils ont longtemps été tenus, annoncent la grande voix que fut celle d’Elsa Morante, romancière. Mensonge et sortilège, L’Île d’Arturo, La Storia, Aracoeli, romans résolument ancrés dans le XIXe siècle, puisent leurs racines dans ces récits de jeunesse, qui en sont en quelque sorte le creuset.



        * « Mon étoile est le Lion, qui n’est pas très sympathique, car tous les dictateurs sont du Lion, mais moi je ne suis pas un dictateur ! ― rires ! Je suis née sous le signe du Lion, le 18 août 1912. J’ai vu en quatrième de couverture d’Aracoeli, et sur mes autres livres publiés en France, et dans les journaux que vous m’avez apportés, que je suis née en 1918 ! La raison en est simple : quand j’étais jeune, je voulais être plus jeune encore, car je tombais amoureuse, alors… J’étais pourtant assez vieille, mais tout le monde croyait que j’étais jeune. Je ne voulais pas, en ce temps-là, avouer mon âge… Dans une célèbre grande encyclopédie anglaise, j’ai vue que j’étais née en 18 ou 16 : mais je suis née en 1912 ! Je suis très vieille !…― rires ― »

    Source : « La divine barbare », interview d’Elsa Morante (29, 31 octobre et 1er novembre 1984), par Jean-Noël Schifano, Le Monde, 23 novembre 1984, in Jean-Noël Schifano, Désir d’Italie, folio essais n° 288, 1996, page 415.





    Noir
    Ph., G.AdC





    RÉCITS OUBLIÉS



        Publiés en français en avril 2009 aux Éditions Verdier, excellemment traduits par Sophie Royère pour la collection « Terra d’altri » dirigée par Martin Rueff, les Récits oubliés comportent quatre sections. Du « Jeu secret », « Récits dispersés », « Anecdotes enfantines », « Un récit retrouvé », auquel s’ajoute un « Appendice ». Quarante-six récits en tout, contes et nouvelles brèves, mélange subtil de vérisme et de fantastique, un fantastique nourri de l’esprit des « larves », songes et âmes qui hantent, à l’image de leurs habitants rongés par la mort, les palais décrépis du mezziogiorno. Un fantastique à la « sicilienne », en quelque sorte, inattendu, original et puissant, qui rend compte du désir d’Elsa Morante de nier le monde réel au profit du monde larvaire qui irrigue ses récits.

         La section intitulée Du « Jeu secret » reprend des nouvelles habituellement rassemblées dans un recueil de même titre. Mais la nouvelle éponyme, antérieurement traduite par Mario Fusco, ne figure pas parmi les Récits oubliés, qui procèdent cependant de la même facture et du même esprit que le Jeu secret. Dans ce récit étrange, l’univers magique de l’enfance, avec ses rêves et ses ambiguïtés, est perverti par les règles insipides et mortifères des adultes. Cet univers de fantaisie et de passion est aussi celui qu’Elsa Morante poursuit dans les Récits oubliés.

         Le premier récit de la première section ― L’écolier pâle ― donne le ton, qui met en scène un maître en proie à une forme de délire paranoïaque. Cette nouvelle, à la tonalité grinçante, amorce en final un revirement inattendu de situation. Le thème du double, qui apparaît également dans l’écriture et dans la forme du récit, est omniprésent dans ces nouvelles. Polymorphe et anamorphique, présent jusque dans le fascinant blason inversé d’Une histoire d’amour, le double est lié à la folie. Qui court sur le fil du rasoir. D’une nouvelle à l’autre. Avec la mort comme meneuse. Et comme guide. De la galerie de portraits poussiéreux, grimaçants, simiesques qui s’ouvre dès L’écolier pâle. Fantomatiques, échevelés et cruels, les marquis et leurs servantes, les cochers et leurs maîtres, les frères jumeaux, défigurés par leurs contorsions entre amour et haine, les sœurs ensorcelées et ensorceleuses et les figures allégoriques de la beauté et de la vieillesse, mènent une sarabande inoubliable, onirique et démoniaque à la fois. Entre mensonges et sortilèges, du grand Morante, assurément.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Une histoire d’amour


    EXTRAIT



        « Dieu, comme elle est belle ! pensa Paolo ; et une piqûre froide le traversa, allant frapper son cœur, lui coupant le souffle. Madame, lui dit-il alors humblement, éteins la lumière. Je ne veux pas te voir », mais au même moment il s’aperçut qu’il l’avait enlacée et qu’il baisait ses maigres cheveux bouclés, ses joues fanées et parfumées de poudre, avec une douleur mêlée de désir, qui dès lors n’abandonna plus son sang, jusqu’à la dernière minute.
        Elle lançait des plaintes étouffées et s’agitait comme un oiseau pris au piège ; la fureur de l’autre, quoique violente, était désordonnée et mêlée à une tendresse inoffensive. Elle parvint donc à se libérer de lui : « Allez-vous-en, lui dit-elle, les lèvres convulsées de dégoût, allez-vous-en, malheureux. »

         Le jeune homme s’agita un peu, cherchant ses lunettes, qui étaient tombées ; entre les objets allongés et blafards, il se penchait maladroitement, en tâtonnant. Quand il les eut trouvées, il recula jusqu’à sa chambre ; Giovanna vit une fois encore ses épaules un peu voûtées, maigres comme celles d’un adolescent grandi trop vite. Il s’enferma dans sa chambre, et ne revit plus Giovanna ; il vit seulement une larve d’elle, fugace et morbide, qui brûlait de fièvre et qui l’accompagna irrégulièrement durant toute la nuit.

        La chambre du jeune homme contenait quelques meubles modestes : une table de nuit grossière, teinte en noir et pleine de livres, une armoire haute et étroite avec un long miroir embué, un ou deux sièges de paille et, près du lit en bois de noyer, une petite commode sur laquelle étaient posés la Bible et le portrait de Sigrid. Je m’attarde à décrire tous ces meubles car durant toute la nuit, la larve de Giovanna se dissimula en eux, et même s’y mélangea, avec des transformations étranges et monstrueuses, mais douloureusement caressantes. Cette larve était d’une douceur et d’une cruauté sans limites ; sa ressemblance avec Giovanna était telle, et d’une clarté si pénétrante, que chacun de ses traits se marquait en Paolo avec un poinçon de pierre. Mais à peine essayait-il de l’attraper, qu’elle se dissolvait comme de l’eau, dans une sorte de rire muet plein d’horreur. Alors, il se fit respectueux au point de ne pas même tenter de l’effleurer du doigt ; cela lui valut une lutte horrible, car la moindre partie de son être, comme le feu dans le ciel, se tendait vers elle, et il devait étouffer en lui cette force qui le foudroyait. Toute la nuit, il se débattait et se tordait dans les draps mouillés de sueur, dans l’illusion que la larve ne s’apercevait pas de son délire. Il était déjà épuisé, mais sa bouche ne cessait de lui parler, d’une voix sonore comme celle qui parfois résonne à nos oreilles, nous secouant d’un rêve.

        Il la suppliait au moins de ne pas s’en aller, et de l’écouter ; et elle, de temps en temps, pour l’effrayer, feignait de disparaître puis réapparaissait dans le coin, avec des yeux absorbés et perçants. Elle jouait ainsi à la manière d’une enfant, ce qui tranchait pourtant avec son visage dévasté et empli d’une sombre pitié. Mais lui ne se lassait point de discourir avec elle, même s’il savait que c’était absurde, comme les mots jetés contre les roches qui résonnent et qui, inchangés, mais avec un bruit spectral et inhumain, vous reviennent. Il savait qu’elle ne comprenait rien de la langue qu’il parlait ; mais il ne pouvait s’empêcher de bavarder et bavarder encore, sans trêve.


    Elsa Morante, Récits oubliés, Verdier, Collection « Terra d’altri », 2009, pp. 104-105-106. Traduit de l’italien par Sophie Royère.





    Elsa Morante  Récits oubliés






    ■ Elsa Morante
    sur Terres de femmes


    Alibi
    L’Île d’Arturo
    22 janvier 1938 | Elsa Morante, Rêves érotiques (Diario 1938)
    25 novembre 1985 | Mort d’Elsa Morante (+ extrait de Aracoeli)
    → (dans la galerie Visages de femmes)
    un portrait d’Elsa Morante (+ un extrait de L’Île d’Arturo et un extrait d’Aracoeli)





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  • Marc Delouze | Ravello

    «  Poésie d’un jour  »

    Topique : Ravello

    Ravello
    Source






    RAVELLO

    (EXTRAIT)




    je pousse jusqu’aux splendides jardins de la Villa Cimbrone, puis jusqu’à la Terrazza dell’Infinito, je n’arrête pas de marcher, dressant inconsciemment l’impossible inventaire d’un naufrage, traversant le Belvedere della Principessa di Piemonte, longeant la Villa Rufolo où une chanteuse baroque jette depuis la scène surplombant la mer les pétales fanés de ses trilles sur les lumières du village trois cents mètres plus bas, coincé entre les parenthèses d’une rupture qui me consume, m’accordant comme je peux à la rumeur désespérée du monde, je traîne dans les ruelles un masque de mélancolie, lorsque je croise un passant, un couple, un groupe, je fais mine de savoir où je vais

    un rendez-vous

    un foyer confortable

    comme si je n’étais pas perdu dans ce dédale de pierres et de briques pudiquement recouvertes d’une épaisse végétation automnale qui me rappelle l’ardente chevelure de Marie-Madeleine flamboyant dans l’ombre minérale de Marie qui n’a d’yeux que pour le Christ qui ne regarde que l’Amoureuse plongeant à ses pieds dans l’abîme sans fond d’un amour agonisant

    un si considérable miracle dans ce si pauvre et si petit panneau de bois

    ô Tommaso di Ser Giovanni Cassai

    dit Masaccio

    comment est-ce possible ?

    le retour vers l’hôtel est un trou dans la nuit que j’ai du mal à franchir, m’accrochant aux grilles de villas invisibles, me cramponnant aux parapets penchés sur des obscurités, j’avance par à-coups, comme si mon corps risquait de s’envoler au moindre souffle, allait se déchirer aux ongles noirs des cyprès pour finir crucifié sur les barbelés des étoiles



    Marc Delouze, C’est le monde qui parle, Éditions Verdier, 2007, pp. 75-76.





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Hécate endormie





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  • Carnets de marche. 12

       



    CARNET N.12

    12.

         Qu’a-t-elle fait ce matin ? Voilà qu’à son tour elle s’inscrit dans le faire. Le factuel, comme dit Sol. Ce matin, elle a vaqué à ses activités de ménagère. Elle a nettoyé la treille, toujours grondante d’abeilles et de bourdons avides de faire leur miel du suc des derniers raisins. Elle attend la couturière pour voir avec elle comment régler la question des rideaux restés pliés dans les malles. Elle a reçu sa carte Vitale et La Quinzaine littéraire. Un mot de Muriel qui la remercie du papier mis récemment en ligne sur sa revue. Le rendez-vous avec le vétérinaire, mercredi. Vaccins et antibiotiques pour Lupinu qui a attrapé un rhume au cours de ses vagabondages nocturnes. Du bricolage dans le jardin. Cet après-midi, elle ira chercher du bois. Il fait un temps superbe. Un grand vent tiède a chassé les nuages. La route vers la Tour d’Amour est à coup sûr ensoleillée…

         Elle part, sac à dos, chercher du petit bois. Elle marche vite dans le grand vent. Elle respire la douceur du jour. Les frondaisons argentées, flux et reflux des feuilles. Penser à ramasser des ferlucci pour alimenter le feu. Le mugissement sombre des vagues. Un épervier plane au-dessus de la route. Un avion file dans le ciel. Hanging Rock (Australie) découpe sa courbe sur le bleu cru du ciel. Les rochers mis à nu par les feux de leurs propriétaires (mêmes).

         L’accouchement va être provoqué le treize décembre. Derniers jours pour sa fille du statut de jeune femme sans enfant ; pour elle, derniers jours avant d’affronter le statut, tout nouveau, de grand-mère. Quel effet cela fait-il ? Elle ne sait pas. Pas encore.

         Elle a dépassé le sac à gri-gri sans s’en rendre compte. Un bruit de sonnailles troue le maquis, en contrebas. Divagations de vaches ? Divagations de chèvres ? La ligne de crête de la montagne est totalement dégagée. Le grincement des chenilles sur la route. Elle bifurque sur le sentier de Ghjottani. Sur sa gauche, un petit écriteau dissuasif : « Pièges à loups ». Elle l’avait oublié. Elle pense : « Piège à cons » ! Le sentier est impraticable ; elle revient sur ses pas. L’écrin noir et blanc de la marine. Ses eaux travaillées par le vent et par les vagues. Le mamelon du Cucaru, auréolé de lumière. Elle est à Linaghje. Elle pénètre dans l’enceinte inextricable de la Tour d’Amour. Elle se sent en infraction. Elle ramasse son butin de bûches et de rondins. Charge le sac sur ses épaules, s’extirpe de l’enclos où elle est enfermée, reprend sa route en sens inverse.

         Au retour, les sonnailles en contrebas de la route se sont rapprochées. Une chèvre majestueuse surgit. Puis une autre, puis un troupeau entier, en partie camouflé par les arbres. Les chèvres se bousculent à son approche, s’immobilisent dans le même cercle de soleil, la dévisagent, l’observent. Un appel roule sur la route : « ouai, ouai, ouai ». Le jeune pâtre, un dieu grec, arpente les talus à la recherche de ses bêtes. Elle le reconnaît et lui indique le maquis, quelques mètres plus bas. Il lui sourit. Elle s’installe sur un rocher, attend le retour des bêtes. Le chien jappe. Allègrement. Il vient s’installer sur ses genoux. Elle est adoptée. Il la suit jusqu’à la Pierre Plate, la pierre à palabres. Les bêtes rentrent dans l’enclos, sans elle. Elle reprend sa route vers le village. Elle est saoule de grand air. Sereine, ce soir, presque heureuse.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 11

       



    CARNET N.11

    11.

         Elle s’est réveillée tard ce matin. Elle déboule sur la terrasse dans la lumière du matin. Un bourdon s’active sur les dernières grappes de la treille. Une belle journée s’annonce qu’elle ne peut mettre à profit pour sa marche quotidienne. Son oncle l’attend. Il l’a demandée hier au téléphone. Elle se dépêche de se préparer. Elle prend par le bas du village, du côté de la fontaine. Sous les vieilles demeures en ruine, les rosiers sont en fleurs, et toute une rangée d’iris mauves. Elle pourrait croire qu’elle s’est trompée de saison. Pourtant, les tilleuls sont déplumés et les larges mains des figuiers, jaunies. Contraste étrange entre un printemps inédit et un hiver qui tarde à se manifester !

         Elle rejoint la route. En passant devant la maison de l’Ortu, elle aperçoit ses cousines qui, de la main, lui font signe. Elle va à leur rencontre, embrasse Chjara, la dernière descendante de la famille, la dernière née de la lignée. Elles papotent un moment ensemble. De la terrasse, elle regarde Vignale, sertie de son nuancier de vert et la côte, qui s’étire bien au-delà de Salaghja, la crique sauvage de ses vingt ans.

         Elle reprend sa route. A la Croix, elle bifurque vers le clocher. Le sentier qui grimpe jusqu’à l’amer est rude et escarpé. De temps à autre, elle s’arrête pour regarder les toits de Marinca, blottis dans le soleil. Et, sur la gauche, ceux plus rustiques de la marine de Scala, encore plongés dans l’ombre. Pourquoi deux lieux si proches, situés sur un même niveau, ne sont-ils pas pareillement éclairés ? Le paysage est un damier mystérieux, où alternent le clair et l’obscur.

         Elle arrive sur la place du clocher, se précipite sur la cabine téléphonique. Elle a reçu un message de sa fille, mais l’absence de réseau ne lui a pas permis d’entrer en liaison avec elle. Au bout du fil, son gendre, calme et serein, lui confirme que tout va bien et qu’il n’y a rien de nouveau. Elle en profite pour lui annoncer sa venue prochaine. « Parfait ».

         L’heure tourne. Elle file chez son oncle qui l’attend. Il est allongé sur son divan. Il lui offre un ficatellu. Il la fait s’asseoir à son bureau. Il a un papier administratif à lui faire rédiger. Une plainte adressée au tribunal. Une plainte pour « divagations » de vaches. C’est ainsi qu’on appelle les vagabondages des vaches qui errent de jour et de nuit, endommagent jardins, murets et terrasses. Elle se surprend elle-même à constater qu’elle sait rédiger ce type de courrier. Elle se dit qu’elle sait faire une multitude de choses dont elle n’a même pas idée. Son oncle est content. Elle aussi. Il viendra dîner ce soir. Il lui apportera du vin.

         Déjeuner sur la terrasse au soleil. Lupinu, planqué dans le tilleul, a quelques difficultés pour en redescendre ; il faut aller chercher l’échelle, le balai ; le repas est mouvementé. Lupinu crée la diversion. L’après-midi se passe à chercher partout les œuvres de Mario Luzi, introuvables. Pour tenter de se calmer, elle feuillette Hiver au Proche-Orient d’Anne-Marie Schwarzenbach. Elle tombe sur la date du 3 décembre 1933. Konya. Visite du musée des derviches tourneurs. Dehors, il neige. C’est la Turquie et on a du mal à imaginer qu’il puisse y faire un froid glacial. Elle se souvient pourtant d’avoir eu froid sur le Bosphore en plein été. Elle vient de finir le récit biographique que Melania Mazzucco a consacrée à la tant aimée, Anne-Marie Schwarzenbach. Le texte est beau et bien enlevé. Sans aucun temps mort. Il faut dire que la vie de « l’héroïne » est une vie dense, follement passionnée et inquiète, qui ne laisse aucun répit ; il faut qu’elle rédige un papier. Mais elle retarde le moment de s’y mettre, comme elle avait retardé le moment de se plonger dans les ouvrages de l’aventurière. Quelque chose la retient mais elle ne sait pas quoi.

         Ce soir, ils allument la première flambée. Le premier feu de bois qui réchauffe et anime la maison. Le chat ronronne au coin du feu, enroulé sur ses coussins. Le premier ficatellu grésille sur les braises du fucone.

         La soirée se prolonge davantage que prévu. Elle n’a pas encore mis le nez dans ses courriers. La bataille du net continue. Il faut s’armer de patience, ne pas céder à la colère. Ne pas s’énerver.

         Elle se sent soudain d’humeur morose. Les menues contrariétés du jour prennent en s’accumulant des proportions inattendues. Les obstacles matériels à la bonne marche du quotidien se changent en obstacles psychologiques incontrôlables. La disparition inexplicable de Luzi, le parcours du combattant du web, les plaintes de sa mère (« rien va »), tout cela lui fait sentir durement à quel point elle est hors de sa vie. Oui, c’est ça, elle se sent « hors de sa vie ». À côté. Sans doute en a-t-il toujours été ainsi. Elle ne sait pas. Comment savoir, du reste ? Une part d’elle-même est ici, mais est-ce la meilleure part ? L’essentiel n’est-il pas ailleurs ? Toujours ailleurs ! Elle essaie de ne pas donner prise à ces traversées de pensée ; elle sait qu’à la longue elles peuvent lui être fatales. Mieux vaut ne pas s’attarder. Et puis, elle sait qu’elle est là, qu’elles vont se revoir, bientôt, qu’elles vont se retrouver dans l’ivresse de la tendresse partagée. Il faut qu’elle envisage une navette aérienne régulière. La perspective d’une rencontre la comble et chasse son désarroi. Elle ferme les yeux. Quinze jours à peine et elles seront à nouveau l’une contre l’autre. Elle attend. Ce sera ce lundi-là.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • 10 août 1994/Jean-Philippe Toussaint, événement historique à Tollare (Cap Corse)

    Éphéméride culturelle à rebours





         C’est à Tollare, situé à l’extrême nord du Cap Corse (en face de l’îlot de la Giraglia), que, le mercredi 10 août 1994, Jean-Philippe Toussaint a vécu le plus beau jour de sa vie. Récit extrait d’un Autoportrait (À l’étranger).






    Tollare
    Ph. © D.R.






         « Au moment de la finale, accroupi dans le rond pour pointer, mon panama sur la tête, les chaussures couvertes d’une fine couche de poussière gravillonnée, je me concentrais sous les yeux d’une petite foule attentive qui s’était groupée sur la place du village. Ma boule à la main, très concentré, les yeux intenses, j’évaluais du regard la distance qui séparait la boule du bouchon, et je me faisais des recommandations mentales du type « Ne sois pas court » (car j’ai tendance à être court – aux boules, s’entend). Fixant une dernière fois ma donnée, légèrement gauche de l’axe naturel de la pente, refaisant une ultime fois mentalement tout le parcours de la boule, je finissais par me soulever presque au ralenti dans le rond, et, dans le même mouvement synchrone, enveloppant, j’élevais le bras et lâchais ma boule en lui donnant un ultime petit effet rotatif calculé du poignet. Elle était courte, putain, je l’avais vu tout de suite. Pointez-en encore une, allez, disait René, en faisant claquer violemment ses deux boules l’une contre l’autre pour apaiser sa nervosité (et éviter, peut-être, de venir s’en prendre plus physiquement à moi). […] Ne soyez pas court, hein, me disait René. Non, non, j’avais vu, dis-je, j’avais vu. Je retournai au rond et pointai (je fus long, un poil long). A la fin de la partie, lors de l’ultime mène, alors que nos adversaires menaient au score onze à neuf et que le destin restait encore des plus ouverts, j’eus l’occasion de tirer pour le gain, quatre au carreau. Faut tirer, me dit René, faut tirer, c’est le jeu. Autant je me concentre toujours longuement pour pointer, autant je tire généralement d’instinct. Je m’avançai jusqu’au rond, et, sans réfléchir, tirai et… enlevai la boule. Carreau sur place. Il y eut un moment de flottement sur la place du village, des murmures, des bruissements, on s’interrogeait, on refaisait les calculs. Neuf plus quatre : treize. Treize, nous avions gagné le concours (premier prix, un jambon corse, un prizuttu), il y eut alors une vague d’agitation autour de moi, on m’entourait, me félicitait, mon fils sautait en l’air de joie, Madeleine accourut à ma rencontre avec le bébé Anna dans ses bras, qui, d’enthousiasme, prononça là ses premières paroles (« papa », ou « prizuttu » ; dans la confusion, personne ne sut très bien). Je reçus alors le premier prix du concours, le jambon corse, des mains des organisateurs. Je le reçus à deux mains, ému, et le portai à mes lèvres avant de le tendre à bout de bras pour le montrer à la foule, tandis qu’on tirait en l’air de toutes parts et que les cloches du village s’étaient mises à sonner. Puis, passant le jambon à mon partenaire, il le baisa à son tour en le frôlant de la moustache, et, dans la liesse générale, accompagnés de Noriko [une amie japonaise] qui trottinait à côté de moi pour me faire signer un autographe sur sa planche de surf, nous entamâmes un petit tour d’honneur sur la place du village, suivis d’un chien qui boitait et de quelques enfants. »



    NOTE DE L’AUTEUR : Je dédie ces pages corses à ma femme et à mes enfants (je remercie mon coéquipier).


    Jean-Philippe Toussaint, Autoportrait (À l’étranger), Éditions de Minuit, 2000, in Le Goût de la Corse, Mercure de France, 2007, pp. 15-16-17.




    Voir aussi :
    – (sur Terres de femmes)
    Jean-Philippe Toussaint, Fuir ;
    – le
    site Jean-Philippe Toussaint ;
    – (sur le webzine culturel Hors Press)
    Monsieur Toussaint (entretien avec Jean-Philippe Toussaint).



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  • Carnets de marche. 10

       



    CARNET N.10

    10.

         Aujourd’hui Rien. Et ce rêve en fin de nuit. Tu te regardes en train de te dissoudre dans les interstices du sol. Te voilà absorbée entière. Seule t’appartient encore ton invisibilité.

         Un noir intense descend sur la mer. Brouillard dense qui engloutit la marine prise dans un entonnoir. L’étau des rochers se resserre. Les eaux du ciel absorbent les flux de la mer. Ensemble elles se rejoignent, progressivement se fondent les unes dans les autres. Nappes de gris uniformément gris sur nappes lisses plus foncées. La bande de mer rétrécit à vue d’œil. Seule persiste encore la blancheur des crêtes émergeant des flots. Ultime gangue de lumière.

         Aujourd’hui encore rien ne va. Pas davantage qu’hier ou que tant d’autres jours identiques. Elle se sent d’humeur maussade, triste, presque désespérée par moments. Elle émerge pourtant de rêves érotiques réjouissants, les premiers depuis tant de semaines d’abstinence. Du premier rêve, elle n’a gardé de l’éphémère rencontre que la sensation fugace d’effleurements furtifs. Du second rêve, elle retient un emboîtement d’images surprenantes, à la fois étranges et attachantes. Le décor est celui de la ville où elle a vécu tant d’années. C’est là, dans ce quartier du centre ville qui lui est familier qu’elle fait la rencontre de son dentiste, un drag queen facétieux arborant une jupette blanche dont la quasi-transparence révélait un string en dentelles de Valenciennes, très échancré. Ses fesses haut perchées sur ses jambes maigrichonnes d’athlète imberbe invitent à la poursuite de secrètes réjouissances. Mais les rêves s’effacent et cèdent la place à la mélancolie qui la gagne.

         Trois jours déjà qu’elle est privée de liaison internet. Elle se sent désœuvrée, abandonnée, coupée des autres et de son centre. Elle se lance sur la route, sans conviction. Elle a peur d’avoir déjà épuisé tous les bonheurs de cette marche, ses surprises, ses attentes.

         Elle marche vite. Elle est en retard sur son horaire habituel. La mort d’Anne-Marie Schwarzenbach la hante. Une mort lente survenue au bout de deux ans d’amnésie totale, si profonde qu’elle n’avait plus conscience ni d’elle ni des autres. Deux ans d’enfermement léthargique dans une chambre de chalet suisse, après les rudes mois d’enfermement conscients et terriblement douloureux des États-Unis. Elle est bouleversée par le récit de cette mort. Elle marche et elle pleure. Heureusement, le froid qui picote ses joues lui tire les larmes des yeux. Un bon alibi aux larmes qu’elle verse sur Anne-Marie. Et peut-être aussi sur elle-même. Elle a en mémoire la dernière lettre d’Erika Mann à Anne-Marie. Une lettre conventionnelle où il n’est question que de son travail à elle, de ses créations, de ses succès. En lisant la lettre de son amie, Anne-Marie ne retrouve rien de ce qui faisait la densité de leur relation. Attentes déçues. Espoirs manqués. Toujours ce terrible hiatus, insurpassable, entre le rêve et la réalité.

         Elle passe sous Hanging Rock (Australie). Elle se sent attirée par le mont Chauve, sommet arrondi, creusé de tafoni, qui émerge des bosquets denses du maquis. Il faudra qu’elle grimpe là-haut. Au printemps.

         Des feuilles mortes roulent sur la route, poussées par le vent. Des feuilles de hêtres, minuscules, résignées. Elle pense aux plates-formes du Sénégal. Au temps qu’il faudra pour rétablir la ligne. Odeur âcre de bois brûlé détrempé par la pluie. Juste avant l’odeur ammoniaquée de l’enclos. Toujours fermé. Toutes les bûchettes ont disparu. Elle ne remplira pas son sac à dos. Et le petit sac à duvet ? Elle l’aperçoit qui se balance au bout de ses rubans. Il la regarde de ses yeux de clown et sa bouche tordue lui grimace un sourire amical. Coutures ouvertes, il perd son duvet fin. Le petit sac à duvet gri-gri cra-cra la distrait momentanément de ses chagrins. Un animal blessé geint, invisible sous les feuillées. Peut-être une chèvre égorgée par un renard. Peut-être un geai qui traîne sa blessure secrète sous les grands arbres. La borsetta nera perd ses plumes. Étrange petite chose incongrue, inclassable, abandonnée au vent. Par qui, pourquoi ? Dans quelle rubrique la faire rentrer ? Elle tourne autour de la borsetta. Rien à voir ou si peu avec les bourses renflées des paysans de Brueghel, dans les fêtes villageoises. Symboles sexuels arborés avec une inconsciente satisfaction. Une odeur tenace de charogne envahit la route. Le sexe et la mort, à quelques mètres de distance. Elle hâte le pas. Sentiers désertés, vie suspendue, réduite à quelques mots : la terre, les talus, les arbres, les nuages. Quoi d’autre ? Rien. Il n’y a pas âme qui vive. L’écran noir de la marine. La trouée d’ondes vives. Elle entend sa propre voix qui lui parle des problèmes de réseau. Leur échange. Informatif. Sa voix lui parle de « santons ». C’est bientôt Noël.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • 9 août 1908 | Naissance de Tommaso Landolfi

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 9 août 1908 naît à Pico Farnese (province de Caserta ; aujourd’hui, province de Frosinone), dans le Latium, Tommaso Landolfi. C’est là, dans la demeure familiale où il grandit, qu’il se passionne pour la littérature romantique, italienne et allemande, mais aussi pour la littérature russe. Traducteur de Gogol, de Pouchkine et de Mérimée, Landolfi se définit comme un « rat de bibliothèque et un pilier de tripots ».
         En juin-juillet 2008, pour saluer le centenaire de la naissance de Tommaso Landolfi, la revue Europe a consacré à cet écrivain italien assez mal connu en France un dossier auquel ont participé de grandes voix d’aujourd’hui : Idolina Landolfi, Carlo Bo, Mario Luzi, Giorgio Manganelli, Italo Calvino, Monique Baccelli.






    Tommaso_landolfi_2
    © D.R.
    Source







    GIORGIO MANGANELLI : « UNE DISTRACTION PRÉCISE »


         Je n’ai pas connu Tommaso Landolfi ; rares sont ceux qui l’ont connu ; je garde l’obscur souvenir d’une photo de lui ― ou bien me trompé-je ? Ses livres avaient des rabats blancs, sans informations sur l’auteur et sans boniments à l’adresse du lecteur ; cet espace était donc blanc, avec cette mention imprimée : « Par volonté de l’auteur ». Quand il remporta l’un des prix les plus mondains d’Italie, le Strega, il posa une condition : en aucun cas il ne viendrait le recevoir en personne ; c’est l’éditeur qui fit le voyage. C’était un homme solitaire, bizarre, réservé non par timidité, mais par une sorte de dédain, de fureur, de dérision. Il était né à Pico, un bourg âpre, presque un repaire de bandits, entre Rome et Naples, mais il s’était ensuite installé à San Remo, où il pouvait s’abandonner à son vice violent, le jeu, qu’il vécut avec une ire et une dévotion dostoïevskiennes. Dans la littérature italienne de ce siècle, sa place est assurément parmi les plus grands, avec Alberto Savinio, que l’on a finalement découvert, avec Antonio Delfini, qui reste à découvrir. Il ne fut jamais un écrivain populaire, mais parmi ceux qui aiment la littérature son prestige a toujours été considérable. Il reçut même des éloges de la part de gens qui lui étaient étrangers sur le plan critique et intellectuel. Il connut la gloire d’être un écrivain inutile. Ses livres fascinent parce qu’ils contiennent d’attentives contradictions, et que leur prose maigre, sans sourire, mais en aucun cas « parlée », véhicule des images d’horreur, d’effarement, de décadence, d’avanies. Le noyau du discours de Landolfi – comme on peut le voir dans sa splendide Mer des Blattes – est le dégoût, l’excrément, quelque chose qui participe, absurdement, des qualités du métallique et du cadavéreux, du siliceux et du décomposé. Parfois sa prose s’aigrit de mots rares, insolemment précis, ou d’une ancienneté qui n’a rien de docte mais rappelle plutôt le jargon des marins ; leur odeur est celle du goudron, pas celle du dictionnaire ; cette prose me ravit quand elle feint d’être hasardeuse, distraite, car l’un des traits les plus exquis de Landolfi tient précisément à son art de manier comme avec une négligence et indifférence le signe et la matière de sa composition. Il change de plan ou de niveau narratif sans recourir à aucun artifice dramatique, comme si ses nouvelles progressaient par distraction. Je m’avise que je touche là à l’un des secrets de son art de conter, de cultiver une « distraction de haute précision », de ne jamais regarder l’objet du récit, mais de le manipuler – j’inclus dans ce mot ses connotations un peu sales, sueur et corps – tangentiellement, comme s’il devait en vérité parler d’autre chose, de quelque chose d’imparlable.


    Giorgio Manganelli, Préface de La Mer des Blattes de Tommaso Landolfi, in Revue littéraire mensuelle Europe, juin-juillet 2008, pp. 277-278. Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para.




    NOTE : ce texte de Giorgio Manganelli fut écrit pour servir de préface à la traduction allemande de La Mer des Blattes parue dans la revue Freibeuter, n° 7, 1981.





    TOMMASO LANDOLFI


    Dessins_preparatoires_pur_un_portra
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    ■ Tommaso Landolfi
    sur Terres de femmes

    8 février 1959 | Tommaso Landolfi
    → (sur Terres de femmes)
    3 avril 1959 | Tommaso Landolfi, Rien va



    ■ Voir aussi ▼

    le site officiel du Centro Studi Landolfiani



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