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Carnets de marche. 9» Retour Incipit de Terres de femmes -
8 août 117 | Hadrien, empereur de RomeÉphéméride culturelle à reboursLe 8 août 117, Hadrien, fils adoptif de Trajan, accède au pouvoir, le jour même de la mort de l’empereur Trajan.
Ce personnage de l’histoire de Rome inspire à Marguerite Yourcenar Mémoires d’Hadrien. Conçu dès 1924, ce roman historique, abandonné à plusieurs reprises puis repris et retravaillé vers l’âge de quarante ans, connaît à sa publication à Paris, en décembre 1951, un immense succès. L’année suivante paraissent les Carnets de notes, dédiés à Grace Frick (1952). Notes dans lesquelles se trouvent consignées les réflexions qui ont accompagné l’élaboration de l’œuvre. Ainsi s’explique-t-elle du choix surprenant de la première personne :
« Portrait d’une voix. Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi ».
Contrairement aux ordres reçus, je commençai immédiatement, mais en secret, des pourparlers de paix avec Osroès. Je misais sur le fait que je n’aurais probablement plus de comptes à rendre à l’empereur. Moins de dix jours plus tard, je fus réveillé en pleine nuit par l’arrivée d’un messager : je reconnus aussitôt un homme de confiance de Plotine. Il m’apportait deux missives. L’une, officielle, m’apprenait que Trajan, incapable de supporter le mouvement de la mer, avait débarqué à Sélinonte-en-Cilicie où il gisait gravement malade dans la maison d’un marchand. Une seconde lettre, secrète celle-là, m’annonçait sa mort, que Plotine me promettait de tenir cachée le plus longtemps possible me donnant ainsi l’avantage d’être averti le premier. Je partis sur-le-champ pour Sélinonte, après avoir pris toutes les mesures nécessaires pour m’assurer des garnisons syriennes. À peine en route, un nouveau courrier m’annonça officiellement le décès de l’empereur. Son testament, qui me désignait comme héritier, venait d’être envoyé à Rome en mains sûres. Tout ce qui depuis dix ans avait été fiévreusement rêvé, combiné, discuté ou tu, se réduisait à un message de deux lignes, tracé en grec d’une main ferme par une petite écriture de femme. Attianus, qui m’attendait sur le quai de Sélinonte, fut le premier à me saluer du titre d’empereur.Et c’est ici, dans cet intervalle entre le débarquement du malade et le moment de sa mort, que se place une de ces séries d’événements qu’il me sera toujours impossible de reconstituer, et sur lesquels pourtant s’est édifié mon destin. Ces quelques jours passés par Attianus et les femmes dans cette maison de marchand ont à jamais décidé de ma vie, mais il en sera éternellement d’eux comme il en fut plus tard d’une certaine après-midi sur le Nil, dont je ne saurai non plus jamais rien, précisément parce qu’il m’importerait d’en tout savoir. Le dernier des badauds, à Rome, a son opinion sur ces épisodes de ma vie, mais je suis à leur sujet le moins renseigné des hommes. Mes ennemis ont accusé Plotine d’avoir profité de l’agonie de l’empereur pour faire tracer à ce moribond les quelques mots qui me léguaient le pouvoir. Des calomniateurs plus grossiers encore ont décrit un lit à courtines, la lueur incertaine d’une lampe, le médecin Criton dictant les dernières volontés de Trajan d’une voix qui contrefaisait celle du mort. On a fait valoir que l’ordonnance Phoedime, qui me haïssait, et dont mes amis n’auraient pas pu acheter le silence, succomba fort opportunément d’une fièvre maligne le lendemain du décès de son maître. Il y a dans ces images de violence et d’intrigue je ne sais quoi qui frappe l’imagination populaire, et même la mienne. Il ne me déplairait pas qu’un petit nombre d’honnêtes gens eussent été capables d’aller pour moi jusqu’au crime, ni que le dévouement de l’impératrice l’eût entraînée si loin. Elle savait les dangers qu’une décision non prise faisait courir à l’État ; je l’honore assez pour croire qu’elle eût accepté de commettre une fraude nécessaire, si la sagesse, le sens commun, l’intérêt public, et l’amitié l’y avaient poussée. J’ai tenu entre mes mains depuis lors ce document si violemment contesté par mes adversaires : je ne puis me prononcer pour ou contre l’authenticité de cette dernière dictée d’un malade. Certes, je préfère supposer que Trajan lui-même, faisant avant de mourir le sacrifice de ses préjugés personnels, a de son plein gré laissé l’empire à celui qu’il jugeait somme toute le plus digne. Mais il faut bien avouer que la fin, ici, m’importait plus que les moyens : l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu’il méritait de l’exercer.Le corps fut brûlé sur le rivage, peu après mon arrivée, en attendant les funérailles triomphales qui seraient célébrées à Rome. […]Je rentrai à Antioche, accompagné le long de la route par les acclamations des légions. Un calme extraordinaire s’était emparé de moi : l’ambition, et la crainte, semblaient un cauchemar passé. Quoi qu’il fût arrivé, j’avais toujours été décidé à défendre jusqu’au bout mes chances impériales, mais l’acte d’adoption simplifiait tout. Ma propre vie ne me préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste des hommes.
Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, in Œuvres romanesques, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, pp. 356-357-358.
■ Marguerite Yourcenar
sur Terres de femmes ▼
→ 8 juin 1903 | Naissance de Marguerite Yourcenar
→ 25 novembre 1968 | Sortie en librairie de L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar
→ 6 mars 1980 | Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française
→ [La mer, cet été-là] (extrait d’Un homme obscur)
■ Voir | écouter aussi ▼
→ le site Voix d’auteurs ou cliquer ICI
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Carnets de marche. 88.
Elle marche vite. Se défaire de sa violence. Elle en appelle à La Déraison du Louvre. Les ânes lui quémandent au passage un peu d’attention, un peu d’affection. Elle pense aux animaux et à leur nom. Le sang du sanglier ; les « loches » de Louis XI. Les limaces. Elle n’a pas la moindre idée. Aucune piste étymologique ; ne pas oublier de chercher.
Elle note le bel agencement des murs. Leur arrondi régulier, dans une courbe puis dans la courbe inverse. La Déraison du Louvre. Visite nocturne et solitaire de Laetitia Casta. Visite onirique. Du côté du sublime. Les caissons du Louvre, filmés par la caméra poétique d’Ange Leccia. Les plafonds du Louvre peints par Poussin. Ou ceux de la basilique Giulia à Rome. Le visage cinquecentesco de Laetitia. Ange Leccia brise l’icône du top model. Il la rend à son essence première. Beauté qui s’inscrit dans la continuité des beautés italiennes du Rinascimento. Elle l’avait toujours pensé en silence. La Renaissance italienne comme expression parfaite de la beauté. Mêmes ovales, mêmes lignes pures, mêmes regards tournés vers l’intérieur, même mélancolie dans le sourire à peine esquissé. Fusion. Dialogue intense. Rendre les œuvres du passé à la vie. Même éphémère. Qui ranime l’autre. Le regard de l’actrice effleure les regards croisés dans les galeries. Certains l’arrêtent qui l’interrogent, la scrutent, la percent. L’hypnotisent. Où est la limite entre rêve et réalité ?
Un arbousier planté à vif entre des excavations de roches. Où trouve-t-il de quoi prendre racine ? L’enclos à chevreaux est encore fermé. À leur enfermement s’ajoute la nuit dans laquelle ils sont maintenus. Elle se demande si le propriétaire n’a pas perçu sa visite d’intruse.
Les journées passent trop vite. Elle n’a le temps de rien. Encore moins d’être. Brouiller les pistes pour retrouver son centre, le cœur d’elle-même, est-ce possible ?
Son regard d’eau limpide. La masse mouvante émouvante de sa chevelure flottant autour du visage de Laetitia. Des bulles montent de l’aquarium, qui brouillent les traits, les déforment provisoirement. L’éphémère de la vie, prise entre liquide amniotique et mort. Où se situe la frontière entre les deux extrêmes ? Le clignement des yeux, régulier, à peine perceptible. Les oreilles, finement ourlées, comme au moment de la naissance. Ophélienne Laetitia. Et cette masse de cheveux qui flotte dans le vide. Le miracle de la beauté contenu dans la perfection de cet ourlet. Ce silence d’aquarium. Angoissant, entend-elle dire. Non, pas pour elle. Le silence de la mort ne l’angoisse pas. Pas elle.
Le vide est dans le trop-plein du faire. Au-delà gît l’être, inaccessible, indésiré. Le menu piaillement des oiseaux. Elle ne sait pas les reconnaître. Elle reconnaît le vrombissement lointain du vol Bastia-Paris. Les grincements persistants de la pelleteuse. Le feulement de la mer est noyé. L’écrin rose émeraude de la marine. Elle marche jusqu’au croissant de lune du soleil.
Absence. Son portable ne répond pas à l’appel des ondes vives. Le soleil cligne des yeux dans les arbres. Son œil ébloui. Linaghje. La Tour d’Amour est déserte. Davantage encore que les autres jours. M. Le M majuscule, c’est moi. Le Moi de notre dialogue.
Il y a des « p’tits » ponts épatants. C’est ce qu’elle fredonne en marchant.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoliRetour au répertoire d’ août 2009
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Carnets de marche. 7
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Carnets de marche. 6
6.
Beauté des feuilles mortes, ce matin. Platanes, châtaigniers, figuiers. Détail surprenant : toutes les feuilles sont à l’envers. À cause du grand vent d’hier, sans doute.
Elle marche jusqu’à la Tour de Linaghje ― la Tour d’Amour ― et se faufile dans le maquis pour grimper un peu plus haut. Elle découvre, en contrebas de la tour, un véritable hameau avec ses dépendances, ses casemates, son four à pain, ses foyers. Partout des fenêtres à meneaux. Aux temps reculés de l’occupation génoise, il devait régner ici une animation intense. Elle imagine une tour de guet fourmillante de gens d’armes. Plus tard, bien des années après l’incendie du hameau par les lansquenets d’Andrea Doria, les villageois se sont servi de la tour et de ses dépendances pour remiser le lin. Ils l’ont baptisée Linaghje. Dans ces piani étroits et sauvages, difficile pourtant d’imaginer des terres cultivées de lin. Ses aïeuls, lui a-t-on dit, y possédaient quelques terrains. Ils venaient y travailler.
Elle fait son plein de petit bois, charge son fardeau sur ses épaules, hâte le pas vers la maison pour s’en délester au plus vite. Ce matin, tout comme hier, au même endroit, un épervier plane au-dessus de sa tête, dans le tourbillon du vent. D’un trait, il s’est mis à fondre sur une proie invisible, ailes repliées en arrière !
Météo, météo, le petit coquelicot n’est plus. Nulle autre fleur ne l’a remplacé. Les pétales gelés du petit « coqueli » sont tombés. Roulés, broyés par la tempête. Un vent glacial transit l’espace. La mer semble avoir pris du volume et s’être rapprochée. Elle gagne sur la montagne. Bleu vert foncé. Elle pense au coquelicot de Zanzotto. Que sait-elle du papavero ? Elle lui plante le coquelicot de Zanzotto dans le cœur. Météo, météo.
Même jour ― autre regard ―
Aujourd’hui, rien. Rien qui aille. Rien qui va. Rien lu. Rien fait. Pensé à rien, sinon à attendre la fin du jour. Lumière nocturne toute la journée. Et ce rêve de limaces géantes qui lui donnent la chasse. Tout en repensant à cette course visqueuse, elle cherche des yeux le petit sac à plumes. L’étrange gri-gri qui la nargue, accroché à ses rubans de crasse. Elle note la marche inversée des arbres. Pareils à l’armée de Duncinan, ils viennent à sa rencontre, au rythme de ses pas. Un noir intense descend sur la mer. Les eaux brouillées du ciel rejoignent la ligne de crête des vagues. S’y plongent. Le triangle de lumière a encore rétréci. Ciel et mer, immergés l’un dans l’autre, broient du noir.
Le petit coquelicot n’est plus. Il est mort ce matin, broyé par les vents d’hiver. Ses pétales gisent, recroquevillés dans les trous de rocaille. Nulle autre fleur tardive ne l’a remplacé. Météo, météo, météo. Le coquelicot de Zanzotto bat de l’aile dans sa tête. Elle rumine son refrain. Lallation de douleur. Un stylet planté dans le cœur. Rouge sang. Météo, météo, météo.
Elle cherche des yeux l’étrange gri-gri, le petit sac à plumes cra-cra. Le voilà, toujours accroché à sa branche, rubans et ficelles luisants de goudron. Un vautour plane au-dessus de la route, grisé par le vent. Elle marche vite, les dents serrées sur ses mauvaises pensées. Ton regard posé sur les feuillages tavelés par le froid. Frilosité. Tremblements minuscules, à peine perceptibles. L’odeur âcre des cendres mouillées. Les sonnailles des chèvres concentrées dans un coin du maquis, cachées dans un réseau d’épineux. Invisibles. Et l’enclos à chevreaux, toujours fermé.
Linaghje. La Tour d’Amour, dressée sur ses contreforts enchevêtrés de ronces. Les nuages filent, impassibles, au-dessus des casemates abandonnées, cheminées et lucarnes, amoncellements de lauzes masqués par les broussailles. Elle rejoint la route par la pâture à chevaux, passe devant la roulotte patinée de noir, trébuche sur les bogues fendues des châtaignes. Tu te sens en territoire interdit. Tu as l’air coupable de celle qui viole un espace qui ne lui appartient plus.
Au-delà de Linaghje, un chemin de terre grimpe raide vers l’inconnu de la montagne. Le vent apporte à tes narines une odeur de cochon et de lisier. Une odeur reconnaissable entre mille. Odeur chaude d’enfance. Un premier enclos, un second. Tout un bric-à-brac invraisemblable de planches, de claies, de bidons, de ferrailles et de montures de lit. La porte de ta salle de bain est là, elle aussi, au milieu des encastrements de chaises en plastique. Le Club des cinq resurgit des lointains de ton enfance. Des voix arrivent jusqu’à toi. Tu te retournes, tu cherches, prête déjà à trouver refuge derrière un amas de branchages. Des cyclistes sur la route. De là où tu es, tu découvres d’autres toits de tôle, d’autres baraquements construits à la va-vite. Tu comprends les raisons du déboisage systématique du maquis. Tu grimpes encore, jusqu’au gargouillis de cette fontaine de fortune. Un tuyau de caoutchouc déverse son jet dans un cul de tonneau.
À continuer ainsi, tu vas arriver aux bergeries, tout là-haut, du côté de Pedricaghjola. Un nouveau frisson de vent, plus vif, t’incite à rebrousser chemin. Tu quittes le sentier bourbeux. Tu te sens vue, épiée. Tu accélères le pas. L’armée des arbres roule à ta rencontre. Le jet d’eau vive. Envie très forte d’uriner. Tu repenses aux culottes en coton tricotées par sa mère, Ginger Ale, cette autre mère dont ils s’apprêtent à fêter les quatre-vingts ans. Tabula rasa de ses souvenirs.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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6 août 2001 | Mort de Jorge AmadoÉphéméride culturelle à reboursLe 6 août 2001 meurt à Salvador (Bahia) l’écrivain brésilien Jorge Amado, né à Itabuna (Bahia) le 10 août 1912.
Gabriela Passos, Portrait de Jorge Amado, 2008
Source
Jorge Amado est l’auteur de nombreux romans qui ont fait de lui le « chantre du peuple de Bahia ». En 1932, il publie son premier roman : Pays du Carnaval. Il a dix-neuf ans. En 1935, il publie Jubiaba, traduit en français sous le titre de Bahia de tous les saints. Suit une abondante production romanesque ancrée dans l’univers débordant de sensualité de l’écrivain qui fait lui-même figure de grand initié.
Parmi ces récits figure Les Deux Morts de Quinquin-La-Flotte, « courte histoire du port de Bahia », publiée en 1962.I
Les circonstances qui ont entouré la mort de Quinquin-La-Flotte restent jusqu’ici très confuses. Il y a des doutes à dissiper, des détails absurdes, des contradictions dans les dépositions des témoins, des lacunes diverses. Aucune certitude en ce qui concerne l’heure, le lieu et les dernières paroles. La famille, appuyée par des voisins et des connaissances, maintient avec intransigeance la version d’une mort tranquille un beau matin, sans témoins, sans éclat, sans paroles, qui aurait eu lieu quelque vingt heures avant l’autre mort dont la nouvelle fut propagée et commentée au déclin d’une nuit où la lune s’abîma dans les flots et où des faits mystérieux se produisirent au large des quais de Bahia. Et pourtant, entendues par des témoins dignes de foi, abondamment glosées le long des rampes et jusque dans les impasses les plus reculées, ses dernières paroles furent colportées de bouche en bouche car elles représentaient, de l’avis de ces gens-là, autre chose que de simples adieux à ce monde : un témoignage prophétique, un « message au contenu profond », comme dirait un jeune auteur de notre temps.
Une foule de témoins dignes de foi, au nombre desquels le patron Manuel et Quitéria-l’oeil-écarquillé, qui n’a pas deux paroles… Néanmoins, il est des gens qui refusent toute authenticité, non seulement aux propos si admirés, mais aussi à tous les événements de cette nuit mémorable où, à une heure incertaine et dans des conditions discutables, Quinquin-La-Flotte plongea dans la mer de Bahia et partit pour l’éternel voyage dont on ne revient plus jamais. Le monde est ainsi, peuplé de gens sceptiques et qui nient par manie : tels des bœufs liés au joug, ils sont rivés à l’ordre, à la loi, aux façons de procéder courantes, et au papier timbré. On brandit triomphalement le certificat de décès signé par le médecin peu avant midi et avec ce simple papier ― pour la seule raison qu’il comporte des caractères imprimés et des timbres fiscaux ― on tente d’effacer les heures intensément vécues par Quinquin-La-Flotte jusqu’à son départ librement et spontanément décidé par lui, comme il ressort de la déclaration qu’il fit à haute et intelligible voix à ses amis et aux autres personnes présentes.
La famille du mort ― sa respectable fille et son très digne gendre dont la carrière de fonctionnaire était fort prometteuse ; la tante Marocas et son frère cadet, commerçant disposant d’un modeste compte en banque ― affirme que toute cette histoire n’est que grossière affabulation, invention d’ivrognes invétérés, de gredins en marge de la loi et de la société, de filous qui ne devraient connaître que le paysage des grilles de la prison et non pas la liberté des rues, du port de Bahia, des plages de sable blanc et de la nuit immense… Commettant une injustice, ils attribuent à ces amis de Quinquin toute la responsabilité de l’existence infortunée menée par lui au cours des dernières années, lorsqu’il devint le cauchemar et la honte de la famille, au point que son nom n’était pas prononcé et que ses frasques n’étaient pas commentées en présence des enfants, innocentes créatures pour qui le regretté grand-père Joaquin était mort depuis longtemps, décemment, entouré de l’estime et du respect de tous. Ceci nous amène à constater qu’il y eut une première mort, sinon physique du moins morale, quelques années plus tôt. On atteint donc le total de trois, ce qui fait de Quinquin un recordman de la mort, un champion du décès, et nous donne le droit de penser que les événements postérieurs, à partir du constat de décès jusqu’à son plongeon dans la mer, ne furent qu’une farce montée par lui dans l’intention de torturer une fois de plus l’existence de ses proches, et de les dégoûter de la vie en les éclaboussant de honte et en les livrant aux ragots de la rue. Il n’était ni respectable ni décent, malgré le respect que portaient ses partenaires à un joueur dont ils enviaient la chance, à un buveur de tafia jamais rassasié et causeur intarissable.
Je ne sais si ce mystère de la mort (ou des morts successives) de Quinquin-La-Flotte pourra être explicitement éclairci. Mais je m’y essaierai, sur son propre conseil, car l’important c’est de tenter, même l’impossible.
Jorge Amado, Les Deux Morts de Quinquin-La-Flotte, Éditions Stock, Bibliothèque Cosmopolite, 1980, pp. 53-54-55. Roman traduit du brésilien par Georges Boisvert, préface de Roger Bastide.
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Bernard Bretonnière, Inoubliables et sans nom
BERNARD BRETONNIÈRE
Source
■ Bernard Bretonnière
sur Terres de femmes ▼
→ Ça m’intéresse de savoir (extraits)
→ [Je suis cet homme à la triste figure] (extrait de Je suis cet homme, fiction suprême)
→ [Mon père mon héros] (extrait de Pas un tombeau)
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5 août 1850 | Naissance de Guy de MaupassantÉphéméride culturelle à rebours
Ph, G.AdCLe 5 août 1850 naît au Château de Miromesnil, en Seine-Maritime, Guy de Maupassant. Il est le fils de Gustave de Maupassant, issu d’une famille lorraine installée en Normandie depuis le XVIIIe siècle et de Laure Le Poittevin, petite-fille d’un armateur de Fécamp.
En septembre-octobre 1880, Guy de Maupassant fait un voyage en Corse en compagnie de sa mère. Il se rend à Ajaccio et visite Vico, Bastelica, Piana. Au monastère de Corbara, il fait la connaissance du père dominicain Henri Didon (en exil depuis avril 1880). De ce séjour en Corse, Maupassant rapporte Une Vendetta, récit qui sera publié dans Le Gaulois, le 14 octobre 1883. Il sera recueilli dans les Contes du jour et de la nuit en 1885.
UNE VENDETTA
(EXTRAIT)La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio. La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue même par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus le détroit hérissé d’écueils, la côte plus basse de la Sardaigne. À ses pieds, de l’autre côté, la contournant presque entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un gigantesque corridor, lui sert de port, amène jusqu’aux premières maisons, après un long circuit entre deux murailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui fait le service d’Ajaccio.Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une tache plus blanche encore. Elles ont l’air de nids d’oiseaux sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant ce passage terrible où ne s’aventurent guère les navires. Le vent, sans repos, fatigue la mer, fatigue la côte nue, rongée par lui, à peine vêtue d’herbe ; il s’engouffre dans le détroit, dont il ravage les deux bords. Les traînées d’écume pâle, accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui percent partout les vagues, ont l’air de lambeaux de toiles flottant et palpitant à la surface de l’eau.La maison de la veuve Saverini, soudée au bord même de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauvage et désolé.Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne « Sémillante », grande bête maigre, aux poils longs et rudes, de la race des gardeurs de troupeaux; elle servait au jeune homme pour chasser.Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué traitreusement, d’un coup de couteau, par Nicolas Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.Quand la vieille mère reçut le corps de son enfant, que des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, mais elle demeura longtemps immobile à le regarder ; puis, étendant sa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta. Elle ne voulut point qu’on restât avec elle, et elle s’enferma auprès du corps avec la chienne, qui hurlait. Elle hurlait, cette bête, d’une façon continue, debout au pied du lit, la tête tendue vers son maître, et la queue serrée entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère, qui, penchée maintenant sur le corps, l’œil fixe, pleurait de grosses larmes muettes en le contemplant.Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa veste de gros drap trouée et déchirée à la poitrine, semblait dormir ; mais il avait du sang partout : sur la chemise arrachée pour les premiers soins ; sur son gilet, sur sa culotte, sur la face, sur les mains. Des caillots de sang s’étaient figés dans la barbe et dans les cheveux.La vieille mère se mit à lui parler. Au bruit de cette voix, la chienne se tut.« Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu ? C’est la mère qui le promet ! Et elle tient toujours sa parole, la mère, tu le sais bien. »Et lentement elle se pencha vers lui, collant ses lèvres froides sur les lèvres mortes.Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une longue plainte monotone, déchirante, horrible.Elles restèrent là, toutes les deux, la femme et la bête, jusqu’au matin.Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on ne parla plus de lui dans Bonifacio. […]
Guy de Maupassant, « Une vendetta » in Contes du jour et de la nuit, Contes et nouvelles, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974, pp. 1030-1031. Texte établi et annoté par Louis Forestier.
GUY DE MAUPASSANT
■ Guy de Maupassant
sur Terres de femmes ▼
→ 1er décembre 1881 | Guy de Maupassant, Histoire corse
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Carnets de marche. 5
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Sandra Moussempès | Penny Prose
Ph., G.AdC
PENNY PROSE
Elle portait mon manteau
Mes colliers mes bas et mes chaussures.
Elle ne s’apercevait de rien.
Elle regardait sa montre dorée en jouant avec ses cheveux verts.
Elle passa devant moi sans rien remarquer, en voyant mes chaussures à ses pieds je soupirai.
La porte était close.
Il fallait passer par le premier étage, grimper à une échelle.
La fille qui portait mon manteau commanda une bière.
Je pensais qu’elle irait vomir dans les toilettes et qu’elle salirait mon manteau mais elle est restée assise toute la journée, les yeux scintillants.
Je suis devant la cheminée, je me regarde dans le miroir.
De l’autre côté, Penny me sourit, elle me dit de venir la rejoindre.
Ses lèvres articulent des mots inaudibles.
Je dessine sur le miroir un cercle rouge, je pose mes mains sur les siennes.
Nous glissons toutes les deux le long des parois de verre.
De la lumière entre dans la chambre, je dois me hâter.
Penny a l’air heureuse.
Ses cheveux virevoltent en boucles rousses derrière le tain.
Elle continue de remuer les lèvres:
VIENS! TRAVERSE LE MIROIR ET VIENS ME REJOINDRE !
Elle prend une voix fluette. Elle a besoin de moi.
Je lui lance un regard, je veux l’embrasser.
Petite Penny, seule au loin dans ma chambre.
Je crie de toutes mes forces:
« ICI LE MONDE EST ENVOÛTÉ ! »
Le feu dans la cheminée s’éteint, je franchis la frontière.
Sandra Moussempès, Vestiges de fillette, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 1997, pp. 169-170.
NOTE d’AP : Biographie des idylles [et non pas Biographie des voix extérieures, comme il est parfois mentionné] de Sandra Moussempès (Éditions de l’Attente, 2008) est disponible chez les libraires depuis l’automne 2008. Richard Blin a consacré une note de lecture à ce recueil dans le N° 97 (octobre 2008) du Matricule des Anges. Le 23 septembre 2009 est paru le septième recueil de Sandra Moussempès : Photogénie des ombres peintes, chez Flammarion/Poésie. Il comprend les deux recueils parus aux Éditions de l’Attente (Le seul jardin japonais à portée de vue [2005] et Biographie des idylles) et de nombreux inédits.
SANDRA MOUSSEMPÈS

Image, G.AdC
■ Sandra Moussempès
sur Terres de femmes ▼
→ Vestiges de fillette (poème Psaume X [Emily B. (Autour de « Wuthering Heights »)] issu du même recueil)
→ Photogénie des ombres peintes (note de lecture)
→ (dans l’anthologie poétique Terres de femmes) Une histoire naturelle
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site du cipM), une fiche bio-bibliographique sur Sandra Moussempès
→ (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une fiche bio-bibliographique de Sandra Moussempès par elle-même
→ (sur le site du Matricule des anges) un article de Xavier Person sur Vestiges de fillette
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