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  • Carnets de marche. 9

       



    CARNET N.9

    9.

         26 novembre 1812, passage de la Bérézina par les armées napoléoniennes. Tolstoï, Guerre et Paix. Moscou en feu. La déroute de l’empereur. Les blocs de glace emportent la Grande Armée. L’incompréhensible débâcle.

         Elle se penche vers le jardin des Hespérides. L’exceptionnelle douceur de l’air la surprend. Elle descend les marches du jardin de la Stalla di Pinella et fait provision de fruits. C’est la première fois qu’elle cueille elle-même des oranges. Des oranges rondes et parfumées, belles même si pas tout à fait mûres. Elle comprend pour la première fois l’expression « oranges de Noël ». Elle pense à son père. Il évoquait pour elle les oranges de son enfance modeste de petit corse, des oranges enrubannées dans du papier de soie. Il évoquait aussi le jouet en bois qu’il recevait parfois en cadeau. Elle poursuit dans le jardin minuscule les images de son rêve. Elle avance dans l’allée d’un très beau jardin et ramasse les fruits et légumes. Les artichauts violets de Vescovato ; les châtaignes de Felce ; les mandarines de Borgo ; les aubergines de Pietranera ; les rattes de Luri ; les câpres de Minerviu…

         Chemin faisant, elle la croise qui vient à sa rencontre. Elle n’est pas seule. Elle est accompagnée d’un homme. Qui peut-il être ? Elle ne le connaît pas, elle lui en parle souvent, mais elle ne l’a jamais vu. Elle s’enregistre, elle enregistre ses poèmes, elle reconnaît sa voix ; elle est concentrée sur elle-même, absorbée en elle. Elle ne la voit pas qui passe à deux pas d’elle. Simultanéité de leur présence. Intraduisible. Peut-être parce qu’elles ne se voient pas. Un écran de réel les sépare, qui les rend transparentes l’une à l’autre.

         Elle s’installe sur la terrasse, petit déjeuner au soleil. Le jus d’orange pressée est succulent. Elle savoure ce plaisir-là en regardant la mer.

         Elle se hâte sur la route. Elle a hâte de marcher. Odeurs de chêne mouillé, mélange subtil de terre, d’eau, de feuilles. Tout en marchant, elle pense à ses mots, à ses doutes. Elle s’interroge. Elle pense aussi à ses fugues. C’est ce qu’elle dit. Qui fuit-elle ? Est-ce elle-même ? Quelle vérité, qu’elle refuse de voir, lui impose le silence ?

         Les geais sont remontés un peu plus haut ce matin. Elle revoit la passante. Elles se sont saluées au passage sur la route. Elle s’est arrêtée, lui a tendu la main. Elle aurait voulu l’embrasser, puis elle s’est reprise. Elle s’en étonne. Elle n’ose pas, dit-elle. Puis elle ajoute : « Et en plus, je me sens malsaine ». Elle ne comprend pas ce qu’elle veut dire. Elle lui dit qu’il ne faut pas. Elle lit le désarroi dans son regard, comme une résignation définitive.

         Elle est dans le soleil presque chaud ce matin. La mer pourtant se fripe par endroits. De petites vagues latérales filent vers le large. Elle a oublié la scène primitive. Cette scène que Sol lui a racontée l’autre jour et qui est peut-être à l’origine de ses angoisses. Celle des amours de ses parents. Scène tabou, frappée d’interdit. De part et d’autre. L’impossibilité pour les enfants d’imaginer les copulations parentales. Le rejet, le dégoût. Chaque génération depuis les origines du monde en fait l’expérience à son tour, à son tour se pose les mêmes questions. Rien n’y fait. Chacun à tour de rôle se trouve confronté à cette incompréhension. Ivresse de Noé.

         Un mamelon rocheux émerge d’un bosquet touffu. Mélange harmonieux de minéral et de végétal. Elle imagine Hanging Rock (Australie). La jungle. Anne-Marie Schwarzenbach, la jungle où elle s’est enfoncée. Pour se perdre ? Pour se fuir ? Pour se trouver enfin ? Des pans humides de fraîcheur tombent sur ses épaules. Elle accélère le pas. Elle fait défiler devant elle les sinuosités de la route. Il faut qu’elle mette de l’ordre dans ses fragments, elle est déjà perdue ! En contrebas de la route, la crique couleur émeraude. Un rocher affleure de l’eau, léché par une vague.

         La forte odeur ammoniaquée de l’enclos la prend de plein fouet. Est-il fermé aujourd’hui encore ? Le moutonnement du troupeau de chèvres, hier, sur la route de la corniche. L’enclos est fermé, oui, à double tour. Elle entend les coups des sabots qui cognent contre les planches de bois. Et le petit sac à duvet, l’a-t-elle déjà dépassé ? Non, il est là qui flotte au bout de ses rubans. Toujours cra-cra l’étrange gri-gri ! Un vautour sillonne l’espace, toujours traçant les mêmes cercles. Elle passe l’arrondi d’un petit pont chenu, mangé de lierres. Un autre petit pont épatant plonge dans la chênaie.

         Une odeur de thym monte du vallon. Le jacassement des geais l’assaille, l’enveloppe, qui efface le bruit des vagues. La marine à travers les arbres. Son écrin émeraude. Une nappe de nuages roule sur la crête, enveloppe l’alpage de Petricaghjola. Mystère des nuages, vibratiles, insaisissables, filandreux, pareils à ses pensées. Qui s’effilochent à la moindre aspérité. Se défilent à la moindre tentative d’exploration du moi.

         Les premiers murets de Linaghje. Un tourbillon de vent tiède traverse la route. Un wasserfall blond s’égaille au-dessus des châtaigniers. Le soleil glisse derrière la tour. Odeur de feu. Une fumée âcre danse dans le soleil. Un tronc achève de se consumer. Elle se sent étrange. Étrange étrangère. Le téton musculeux du Cucaru s’est dégagé de sa gangue de nuages. Tandis qu’elle accélère le pas, l’armée des arbres court à sa rencontre. Dans le creux d’un châtaignier, une araignée rouge a tendu sa toile. Elle imagine les culottes de coton tricotées par sa mère, « Ginger Ale ». Terre brûlée des souvenirs. Tabula rasa.

         À ses pieds, un Helleborus corsicus arbore sa première fleur.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • 8 août 117 | Hadrien, empereur de Rome

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 8 août 117, Hadrien, fils adoptif de Trajan, accède au pouvoir, le jour même de la mort de l’empereur Trajan.

    Ce personnage de l’histoire de Rome inspire à Marguerite Yourcenar Mémoires d’Hadrien. Conçu dès 1924, ce roman historique, abandonné à plusieurs reprises puis repris et retravaillé vers l’âge de quarante ans, connaît à sa publication à Paris, en décembre 1951, un immense succès. L’année suivante paraissent les Carnets de notes, dédiés à Grace Frick (1952). Notes dans lesquelles se trouvent consignées les réflexions qui ont accompagné l’élaboration de l’œuvre. Ainsi s’explique-t-elle du choix surprenant de la première personne :

    « Portrait d’une voix. Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi ».






    Yourcenar Hadrien
    Image, G.AdC






    EXTRAIT DE MÉMOIRES D’HADRIEN




    Contrairement aux ordres reçus, je commençai immédiatement, mais en secret, des pourparlers de paix avec Osroès. Je misais sur le fait que je n’aurais probablement plus de comptes à rendre à l’empereur. Moins de dix jours plus tard, je fus réveillé en pleine nuit par l’arrivée d’un messager : je reconnus aussitôt un homme de confiance de Plotine. Il m’apportait deux missives. L’une, officielle, m’apprenait que Trajan, incapable de supporter le mouvement de la mer, avait débarqué à Sélinonte-en-Cilicie où il gisait gravement malade dans la maison d’un marchand. Une seconde lettre, secrète celle-là, m’annonçait sa mort, que Plotine me promettait de tenir cachée le plus longtemps possible me donnant ainsi l’avantage d’être averti le premier. Je partis sur-le-champ pour Sélinonte, après avoir pris toutes les mesures nécessaires pour m’assurer des garnisons syriennes. À peine en route, un nouveau courrier m’annonça officiellement le décès de l’empereur. Son testament, qui me désignait comme héritier, venait d’être envoyé à Rome en mains sûres. Tout ce qui depuis dix ans avait été fiévreusement rêvé, combiné, discuté ou tu, se réduisait à un message de deux lignes, tracé en grec d’une main ferme par une petite écriture de femme. Attianus, qui m’attendait sur le quai de Sélinonte, fut le premier à me saluer du titre d’empereur.

    Et c’est ici, dans cet intervalle entre le débarquement du malade et le moment de sa mort, que se place une de ces séries d’événements qu’il me sera toujours impossible de reconstituer, et sur lesquels pourtant s’est édifié mon destin. Ces quelques jours passés par Attianus et les femmes dans cette maison de marchand ont à jamais décidé de ma vie, mais il en sera éternellement d’eux comme il en fut plus tard d’une certaine après-midi sur le Nil, dont je ne saurai non plus jamais rien, précisément parce qu’il m’importerait d’en tout savoir. Le dernier des badauds, à Rome, a son opinion sur ces épisodes de ma vie, mais je suis à leur sujet le moins renseigné des hommes. Mes ennemis ont accusé Plotine d’avoir profité de l’agonie de l’empereur pour faire tracer à ce moribond les quelques mots qui me léguaient le pouvoir. Des calomniateurs plus grossiers encore ont décrit un lit à courtines, la lueur incertaine d’une lampe, le médecin Criton dictant les dernières volontés de Trajan d’une voix qui contrefaisait celle du mort. On a fait valoir que l’ordonnance Phoedime, qui me haïssait, et dont mes amis n’auraient pas pu acheter le silence, succomba fort opportunément d’une fièvre maligne le lendemain du décès de son maître. Il y a dans ces images de violence et d’intrigue je ne sais quoi qui frappe l’imagination populaire, et même la mienne. Il ne me déplairait pas qu’un petit nombre d’honnêtes gens eussent été capables d’aller pour moi jusqu’au crime, ni que le dévouement de l’impératrice l’eût entraînée si loin. Elle savait les dangers qu’une décision non prise faisait courir à l’État ; je l’honore assez pour croire qu’elle eût accepté de commettre une fraude nécessaire, si la sagesse, le sens commun, l’intérêt public, et l’amitié l’y avaient poussée. J’ai tenu entre mes mains depuis lors ce document si violemment contesté par mes adversaires : je ne puis me prononcer pour ou contre l’authenticité de cette dernière dictée d’un malade. Certes, je préfère supposer que Trajan lui-même, faisant avant de mourir le sacrifice de ses préjugés personnels, a de son plein gré laissé l’empire à celui qu’il jugeait somme toute le plus digne. Mais il faut bien avouer que la fin, ici, m’importait plus que les moyens : l’essentiel est que l’homme arrivé au pouvoir ait prouvé par la suite qu’il méritait de l’exercer.

    Le corps fut brûlé sur le rivage, peu après mon arrivée, en attendant les funérailles triomphales qui seraient célébrées à Rome. […]

    Je rentrai à Antioche, accompagné le long de la route par les acclamations des légions. Un calme extraordinaire s’était emparé de moi : l’ambition, et la crainte, semblaient un cauchemar passé. Quoi qu’il fût arrivé, j’avais toujours été décidé à défendre jusqu’au bout mes chances impériales, mais l’acte d’adoption simplifiait tout. Ma propre vie ne me préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste des hommes.


    Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, in Œuvres romanesques, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, pp. 356-357-358.





    ■ Marguerite Yourcenar
    sur Terres de femmes


    8 juin 1903 | Naissance de Marguerite Yourcenar
    25 novembre 1968 | Sortie en librairie de L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar
    6 mars 1980 | Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie française
    [La mer, cet été-là] (extrait d’Un homme obscur)




    ■ Voir | écouter aussi ▼


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  • Carnets de marche. 8

       



    CARNET N.8

    8.

         Elle marche vite. Se défaire de sa violence. Elle en appelle à La Déraison du Louvre. Les ânes lui quémandent au passage un peu d’attention, un peu d’affection. Elle pense aux animaux et à leur nom. Le sang du sanglier ; les « loches » de Louis XI. Les limaces. Elle n’a pas la moindre idée. Aucune piste étymologique ; ne pas oublier de chercher.

         Elle note le bel agencement des murs. Leur arrondi régulier, dans une courbe puis dans la courbe inverse. La Déraison du Louvre. Visite nocturne et solitaire de Laetitia Casta. Visite onirique. Du côté du sublime. Les caissons du Louvre, filmés par la caméra poétique d’Ange Leccia. Les plafonds du Louvre peints par Poussin. Ou ceux de la basilique Giulia à Rome. Le visage cinquecentesco de Laetitia. Ange Leccia brise l’icône du top model. Il la rend à son essence première. Beauté qui s’inscrit dans la continuité des beautés italiennes du Rinascimento. Elle l’avait toujours pensé en silence. La Renaissance italienne comme expression parfaite de la beauté. Mêmes ovales, mêmes lignes pures, mêmes regards tournés vers l’intérieur, même mélancolie dans le sourire à peine esquissé. Fusion. Dialogue intense. Rendre les œuvres du passé à la vie. Même éphémère. Qui ranime l’autre. Le regard de l’actrice effleure les regards croisés dans les galeries. Certains l’arrêtent qui l’interrogent, la scrutent, la percent. L’hypnotisent. Où est la limite entre rêve et réalité ?

         Un arbousier planté à vif entre des excavations de roches. Où trouve-t-il de quoi prendre racine ? L’enclos à chevreaux est encore fermé. À leur enfermement s’ajoute la nuit dans laquelle ils sont maintenus. Elle se demande si le propriétaire n’a pas perçu sa visite d’intruse.

         Les journées passent trop vite. Elle n’a le temps de rien. Encore moins d’être. Brouiller les pistes pour retrouver son centre, le cœur d’elle-même, est-ce possible ?

         Son regard d’eau limpide. La masse mouvante émouvante de sa chevelure flottant autour du visage de Laetitia. Des bulles montent de l’aquarium, qui brouillent les traits, les déforment provisoirement. L’éphémère de la vie, prise entre liquide amniotique et mort. Où se situe la frontière entre les deux extrêmes ? Le clignement des yeux, régulier, à peine perceptible. Les oreilles, finement ourlées, comme au moment de la naissance. Ophélienne Laetitia. Et cette masse de cheveux qui flotte dans le vide. Le miracle de la beauté contenu dans la perfection de cet ourlet. Ce silence d’aquarium. Angoissant, entend-elle dire. Non, pas pour elle. Le silence de la mort ne l’angoisse pas. Pas elle.

         Le vide est dans le trop-plein du faire. Au-delà gît l’être, inaccessible, indésiré. Le menu piaillement des oiseaux. Elle ne sait pas les reconnaître. Elle reconnaît le vrombissement lointain du vol Bastia-Paris. Les grincements persistants de la pelleteuse. Le feulement de la mer est noyé. L’écrin rose émeraude de la marine. Elle marche jusqu’au croissant de lune du soleil.

         Absence. Son portable ne répond pas à l’appel des ondes vives. Le soleil cligne des yeux dans les arbres. Son œil ébloui. Linaghje. La Tour d’Amour est déserte. Davantage encore que les autres jours. M. Le M majuscule, c’est moi. Le Moi de notre dialogue.

         Il y a des « p’tits » ponts épatants. C’est ce qu’elle fredonne en marchant.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli

       

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  • Carnets de marche. 7

       



    CARNET N7





    7.


         Le figuier se déplume à vue d’œil. Ses feuilles d’or s’accumulent dans le jardin. Elle ne l’avait jamais vu ainsi, aussi nu, aussi dépecé.


         Elle s’interroge sur le « faire ». Elle reprend appui sur la réflexion de ce matin. La marche suscite en elle des questions imprévues. Peut-être étaient-elles là, enfouies en elle, comme des gisants, dans l’attente du réveil. Elle ne sait pas. Le faire précède-t-il l’être ? Faut-il attendre d’avoir accumulé tant de « faire » pour accéder enfin à l’être ? Saura-t-elle jamais quel être la constitue vraiment ? Y en a-t-il un seul, ou une multiplicité ? La multiplicité précède-t-elle l’unité ? Ou bien est-ce l’inverse ?


         Le braiment douloureux de l’âne la tire de sa réflexion. Saccadé, bref, secoué de sanglots, il retombe du néant d’où il s’est extirpé un instant. Un autre braiment lui répond, qui déchire l’air, plus douloureux encore. Cette étrange déchirure qui précède le braiment de l’âne. Elle se souvient d’une discussion sur le langage des animaux, la vision égocentrique de l’homme qui ramène tout à sa propre subjectivité. Le moyen de faire autrement ? Limites de l’homme qui ne parvient pas à décentrer son point de vue.


         Un frétillement d’ailes dans la tonsure du figuier. Et pourtant, les oiseaux demeurent invisibles.


         Elle voudrait reprendre le fil interrompu de sa réflexion. Elle n’y parvient pas. Tant de choses qui attendent le rappel impérieux du « faire ». Tout en accomplissant, sans trop y réfléchir, les gestes nécessaires, elle se demande si le « faire », sa tyrannie, n’est pas une façon de se libérer de soi. L’esprit vide, occupé à ses rituels ordinaires, n’a pas besoin de réfléchir. Elle a tant de choses à faire qu’elle ne fait rien de ce qui lui est essentiel. S’asseoir à son bureau et écrire. Noter ce qui la traverse, sans intervention intempestive de sa part. Est-ce possible ? Elle n’y croit pas vraiment. Elle écrit telle chose, et non telle autre parce qu’elle a choisi d’emprunter telle voie plutôt que telle autre. Sa pensée est orientée par mille choses qui l’entourent, mille lectures dont les mots la traversent à un moment donné de sa journée. Leur échange de ce matin sur Antonin Artaud, par exemple. La folie Artaud. Le « con » de la mère. Insoutenable d’en parler. Pour elles comme pour Artaud. Qui y parvient pourtant au plein de sa folie. Insoutenable d’avoir à être confrontée à l’existence tangible du « con » maternel. Qu’y a-t-il derrière cette résistance, ce presque dégoût, cet effroi ? La peur d’être castrée à nouveau ? De perdre tout ce qui a été gagné ? Où se trouve la frontière entre le « con » abhorré de la mère et celui de l’autre, le sexe aimé, désiré, attendu, espéré ? Comment s’effectue le passage de l’un à l’autre ? À peine imaginé, ébauché, caressé, le sexe de l’autre efface le souvenir du sexe abhorré de la mère. Sexe qui l’a fait naître, qu’elle ne connaît pourtant qu’indirectement et se refuse à vouloir connaître davantage. Le sexe de l’autre la réconcilie avec elle-même. Indispensable à son être ― il l’aide à oublier la mère ―, il lui est consubstantiel.


         Un marcassin opiniâtre traverse la route, indifférent à ses élucubrations et jusqu’à sa présence. Il fouille la terre déjà labourée par le passage de sa harde. Il disparaît soudain dans le maquis avec une incroyable agilité. Sans faire de bruit. Elle passe devant la « pierre à palabres ». Tant de mots échangés dont il ne reste rien. L’épisode des « Paroles gelées » lui revient en mémoire. Elle rit du génie de Rabelais qui fait fondre sur le tillac, sous les yeux ébahis de Panurge, tous les mots lancés par les hommes au cœur de la bataille. Mots coincés en suspension dans l’air, dans leur gangue de glace. Elle voudrait voir tomber du ciel tous ces mots, ces milliers de mots échangés ici de génération en génération, sur cette pierre entourée d’arbres. Mots de colère et mots secrets, mots de promesses et mots d’amour. Sans parler de tous les vœux adressés en silence à chaque passage d’étoile filante. Mais rien de tel ne se produit. Tout ce qui s’est dit a été absorbé par la nature sourde, indifférente par nature à son souci.


         Le passage bruyant des geais l’arrache à sa rêverie. Il doit y avoir une famille qui niche dans les parages. Elle accélère le pas. Des crottes de chèvres fraîches signalent la présence du troupeau. Une vache solitaire fait son apparition. Elle la regarde passer sans prendre le temps d’arrêter sa mastication d’herbes sèches. L’odeur fortement ammoniaquée du bercail la saisit. La lourde porte est fermée. Le bleu délavé de la mer à travers le gris vert délavé des feuillages. A-t-elle dépassé la croix ? Elle est bien incapable de le dire. Et ces touffes d’herbes fines, chaque jour un peu plus hautes, quelles promesses de fleurs pour le printemps ? La marche efface ses mauvaises pensées. Davantage que noter ce qu’elle fait tout au long de la journée, elle préfère noter ses « traversées » de pensées. La croix est là, nimbée de lumière. C’est de là qu’elle découvre l’autre versant, celui des hameaux de Cunchigliu, baignés de soleil. Elle n’avait pas remarqué ce buisson de baies rouges autour de la croix. Buisson ardent. Aujourd’hui, l’écrin de la marine est rendu à sa belle couleur d’émeraude. Odeur dominante de fougères.


         Elle reprend la route en sens inverse. Toujours le bleu gris de la mer. La beauté hercynienne de la Balagne. Des langues de nuages sculptent des reliefs nouveaux sur les reliefs de toujours.


         Elle s’installe sur la terrasse, face au soleil. Le figuier s’élague pour elle de ses feuilles d’or.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



       




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  • Carnets de marche. 6

       



    CARNET N.6





    6.


         Beauté des feuilles mortes, ce matin. Platanes, châtaigniers, figuiers. Détail surprenant : toutes les feuilles sont à l’envers. À cause du grand vent d’hier, sans doute.


         Elle marche jusqu’à la Tour de Linaghje ― la Tour d’Amour ― et se faufile dans le maquis pour grimper un peu plus haut. Elle découvre, en contrebas de la tour, un véritable hameau avec ses dépendances, ses casemates, son four à pain, ses foyers. Partout des fenêtres à meneaux. Aux temps reculés de l’occupation génoise, il devait régner ici une animation intense. Elle imagine une tour de guet fourmillante de gens d’armes. Plus tard, bien des années après l’incendie du hameau par les lansquenets d’Andrea Doria, les villageois se sont servi de la tour et de ses dépendances pour remiser le lin. Ils l’ont baptisée Linaghje. Dans ces piani étroits et sauvages, difficile pourtant d’imaginer des terres cultivées de lin. Ses aïeuls, lui a-t-on dit, y possédaient quelques terrains. Ils venaient y travailler.


         Elle fait son plein de petit bois, charge son fardeau sur ses épaules, hâte le pas vers la maison pour s’en délester au plus vite. Ce matin, tout comme hier, au même endroit, un épervier plane au-dessus de sa tête, dans le tourbillon du vent. D’un trait, il s’est mis à fondre sur une proie invisible, ailes repliées en arrière !


         Météo, météo, le petit coquelicot n’est plus. Nulle autre fleur ne l’a remplacé. Les pétales gelés du petit « coqueli » sont tombés. Roulés, broyés par la tempête. Un vent glacial transit l’espace. La mer semble avoir pris du volume et s’être rapprochée. Elle gagne sur la montagne. Bleu vert foncé. Elle pense au coquelicot de Zanzotto. Que sait-elle du papavero ? Elle lui plante le coquelicot de Zanzotto dans le cœur. Météo, météo.




    Même jour ― autre regard ―


         Aujourd’hui, rien. Rien qui aille. Rien qui va. Rien lu. Rien fait. Pensé à rien, sinon à attendre la fin du jour. Lumière nocturne toute la journée. Et ce rêve de limaces géantes qui lui donnent la chasse. Tout en repensant à cette course visqueuse, elle cherche des yeux le petit sac à plumes. L’étrange gri-gri qui la nargue, accroché à ses rubans de crasse. Elle note la marche inversée des arbres. Pareils à l’armée de Duncinan, ils viennent à sa rencontre, au rythme de ses pas. Un noir intense descend sur la mer. Les eaux brouillées du ciel rejoignent la ligne de crête des vagues. S’y plongent. Le triangle de lumière a encore rétréci. Ciel et mer, immergés l’un dans l’autre, broient du noir.


         Le petit coquelicot n’est plus. Il est mort ce matin, broyé par les vents d’hiver. Ses pétales gisent, recroquevillés dans les trous de rocaille. Nulle autre fleur tardive ne l’a remplacé. Météo, météo, météo. Le coquelicot de Zanzotto bat de l’aile dans sa tête. Elle rumine son refrain. Lallation de douleur. Un stylet planté dans le cœur. Rouge sang. Météo, météo, météo.


         Elle cherche des yeux l’étrange gri-gri, le petit sac à plumes cra-cra. Le voilà, toujours accroché à sa branche, rubans et ficelles luisants de goudron. Un vautour plane au-dessus de la route, grisé par le vent. Elle marche vite, les dents serrées sur ses mauvaises pensées. Ton regard posé sur les feuillages tavelés par le froid. Frilosité. Tremblements minuscules, à peine perceptibles. L’odeur âcre des cendres mouillées. Les sonnailles des chèvres concentrées dans un coin du maquis, cachées dans un réseau d’épineux. Invisibles. Et l’enclos à chevreaux, toujours fermé.


         Linaghje. La Tour d’Amour, dressée sur ses contreforts enchevêtrés de ronces. Les nuages filent, impassibles, au-dessus des casemates abandonnées, cheminées et lucarnes, amoncellements de lauzes masqués par les broussailles. Elle rejoint la route par la pâture à chevaux, passe devant la roulotte patinée de noir, trébuche sur les bogues fendues des châtaignes. Tu te sens en territoire interdit. Tu as l’air coupable de celle qui viole un espace qui ne lui appartient plus.


         Au-delà de Linaghje, un chemin de terre grimpe raide vers l’inconnu de la montagne. Le vent apporte à tes narines une odeur de cochon et de lisier. Une odeur reconnaissable entre mille. Odeur chaude d’enfance. Un premier enclos, un second. Tout un bric-à-brac invraisemblable de planches, de claies, de bidons, de ferrailles et de montures de lit. La porte de ta salle de bain est là, elle aussi, au milieu des encastrements de chaises en plastique. Le Club des cinq resurgit des lointains de ton enfance. Des voix arrivent jusqu’à toi. Tu te retournes, tu cherches, prête déjà à trouver refuge derrière un amas de branchages. Des cyclistes sur la route. De là où tu es, tu découvres d’autres toits de tôle, d’autres baraquements construits à la va-vite. Tu comprends les raisons du déboisage systématique du maquis. Tu grimpes encore, jusqu’au gargouillis de cette fontaine de fortune. Un tuyau de caoutchouc déverse son jet dans un cul de tonneau.


         À continuer ainsi, tu vas arriver aux bergeries, tout là-haut, du côté de Pedricaghjola. Un nouveau frisson de vent, plus vif, t’incite à rebrousser chemin. Tu quittes le sentier bourbeux. Tu te sens vue, épiée. Tu accélères le pas. L’armée des arbres roule à ta rencontre. Le jet d’eau vive. Envie très forte d’uriner. Tu repenses aux culottes en coton tricotées par sa mère, Ginger Ale, cette autre mère dont ils s’apprêtent à fêter les quatre-vingts ans. Tabula rasa de ses souvenirs.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



       




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  • 6 août 2001 | Mort de Jorge Amado

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 6 août 2001 meurt à Salvador (Bahia) l’écrivain brésilien Jorge Amado, né à Itabuna (Bahia) le 10 août 1912.






    Jorge Amado
    Gabriela Passos, Portrait de Jorge Amado, 2008
    Source






        Jorge Amado est l’auteur de nombreux romans qui ont fait de lui le « chantre du peuple de Bahia ». En 1932, il publie son premier roman : Pays du Carnaval. Il a dix-neuf ans. En 1935, il publie Jubiaba, traduit en français sous le titre de Bahia de tous les saints. Suit une abondante production romanesque ancrée dans l’univers débordant de sensualité de l’écrivain qui fait lui-même figure de grand initié.
        Parmi ces récits figure Les Deux Morts de Quinquin-La-Flotte, « courte histoire du port de Bahia », publiée en 1962.






    I



         Les circonstances qui ont entouré la mort de Quinquin-La-Flotte restent jusqu’ici très confuses. Il y a des doutes à dissiper, des détails absurdes, des contradictions dans les dépositions des témoins, des lacunes diverses. Aucune certitude en ce qui concerne l’heure, le lieu et les dernières paroles. La famille, appuyée par des voisins et des connaissances, maintient avec intransigeance la version d’une mort tranquille un beau matin, sans témoins, sans éclat, sans paroles, qui aurait eu lieu quelque vingt heures avant l’autre mort dont la nouvelle fut propagée et commentée au déclin d’une nuit où la lune s’abîma dans les flots et où des faits mystérieux se produisirent au large des quais de Bahia. Et pourtant, entendues par des témoins dignes de foi, abondamment glosées le long des rampes et jusque dans les impasses les plus reculées, ses dernières paroles furent colportées de bouche en bouche car elles représentaient, de l’avis de ces gens-là, autre chose que de simples adieux à ce monde : un témoignage prophétique, un « message au contenu profond », comme dirait un jeune auteur de notre temps.
        Une foule de témoins dignes de foi, au nombre desquels le patron Manuel et Quitéria-l’oeil-écarquillé, qui n’a pas deux paroles… Néanmoins, il est des gens qui refusent toute authenticité, non seulement aux propos si admirés, mais aussi à tous les événements de cette nuit mémorable où, à une heure incertaine et dans des conditions discutables, Quinquin-La-Flotte plongea dans la mer de Bahia et partit pour l’éternel voyage dont on ne revient plus jamais. Le monde est ainsi, peuplé de gens sceptiques et qui nient par manie : tels des bœufs liés au joug, ils sont rivés à l’ordre, à la loi, aux façons de procéder courantes, et au papier timbré. On brandit triomphalement le certificat de décès signé par le médecin peu avant midi et avec ce simple papier ― pour la seule raison qu’il comporte des caractères imprimés et des timbres fiscaux ― on tente d’effacer les heures intensément vécues par Quinquin-La-Flotte jusqu’à son départ librement et spontanément décidé par lui, comme il ressort de la déclaration qu’il fit à haute et intelligible voix à ses amis et aux autres personnes présentes.
         La famille du mort ― sa respectable fille et son très digne gendre dont la carrière de fonctionnaire était fort prometteuse ; la tante Marocas et son frère cadet, commerçant disposant d’un modeste compte en banque ― affirme que toute cette histoire n’est que grossière affabulation, invention d’ivrognes invétérés, de gredins en marge de la loi et de la société, de filous qui ne devraient connaître que le paysage des grilles de la prison et non pas la liberté des rues, du port de Bahia, des plages de sable blanc et de la nuit immense… Commettant une injustice, ils attribuent à ces amis de Quinquin toute la responsabilité de l’existence infortunée menée par lui au cours des dernières années, lorsqu’il devint le cauchemar et la honte de la famille, au point que son nom n’était pas prononcé et que ses frasques n’étaient pas commentées en présence des enfants, innocentes créatures pour qui le regretté grand-père Joaquin était mort depuis longtemps, décemment, entouré de l’estime et du respect de tous. Ceci nous amène à constater qu’il y eut une première mort, sinon physique du moins morale, quelques années plus tôt. On atteint donc le total de trois, ce qui fait de Quinquin un recordman de la mort, un champion du décès, et nous donne le droit de penser que les événements postérieurs, à partir du constat de décès jusqu’à son plongeon dans la mer, ne furent qu’une farce montée par lui dans l’intention de torturer une fois de plus l’existence de ses proches, et de les dégoûter de la vie en les éclaboussant de honte et en les livrant aux ragots de la rue. Il n’était ni respectable ni décent, malgré le respect que portaient ses partenaires à un joueur dont ils enviaient la chance, à un buveur de tafia jamais rassasié et causeur intarissable.
        Je ne sais si ce mystère de la mort (ou des morts successives) de Quinquin-La-Flotte pourra être explicitement éclairci. Mais je m’y essaierai, sur son propre conseil, car l’important c’est de tenter, même l’impossible.


    Jorge Amado, Les Deux Morts de Quinquin-La-Flotte, Éditions Stock, Bibliothèque Cosmopolite, 1980, pp. 53-54-55. Roman traduit du brésilien par Georges Boisvert, préface de Roger Bastide.



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  • Bernard Bretonnière, Inoubliables et sans nom

    «  Poésie d’un jour  »


    INOUBLIABLES ET SANS NOM




         Elle rit, elle rit comme une tordue, elle se tord de rire : impossible de faire entrer le gros fauteuil qu’elle vient d’acheter dans le coffre de sa voiture. Non qu’il soit trop lourd ― peut-être l’aiderais-je ―, mais il est trop haut, trop large, dans n’importe quel sens il ne passe pas, il ne peut pas passer. Elle rit de plus en plus. Pourtant, personne n’est avec elle, personne dans sa voiture ― je vérifie. Je me demande ce qu’elle va faire, la dame qui a acheté un fauteuil trop gros pour sa voiture, mais elle m’a réjoui de son rire, moi qui, à coup sûr, me serais fâché et maudit, en pareille circonstance.

    ~


         La solide maîtresse d’équitation aux enfants qui viennent de marcher dans le crottin: « Mais, j’aimais voir ça quand j’étais jeune, j’aimais bien voir ça, les vaches faire leurs bouses, j’aimais regarder, ça s’ouvrait, et après ça se refermait, le trou, du cul ».

    ~


         Deux adolescentes rivalisant de coquetterie se séparent sur le trottoir grouillant de monde devant Monoprix. Gestes d’au revoir, puis, quand dix mètres au moins les séparent, à tue-tête et en écho: « Bonne bourre ! » J’en pense quoi, moi ?

    ~


         Elle roule tout son corps, comme si elle se caressait en marchant, voluptueuse, se berçant de tendresse, et ses yeux chaloupent aussi entre les regards des hommes. Lequel posera les mains sur cette houle douce et candide, pour l’attiser, la soumettre, l’entendre crier que oui, elle est adepte de la religion de vivre ?

    ~


         L’une entre, sûre de sa beauté maquillée, veste à boutons dorés négligemment jetée sur les épaules, démarche que rehaussent les talons, et quel parfum, c’est trop. L’autre est déjà assise devant son sandwich, elle sourit à ceux qui croisent son regard lointain, prudente gentiment. Elle porte des chaussures de garçon, un strict pantalon noir. Pour savoir son parfum, il faudrait s’approcher. Et c’est elle, tout à coup, dont le visage tombe dans les mains. Parce que la voilà qui pleure, celle qui souriait. Moi, je termine mon café, je vais bientôt sortir comme je suis entré, ne connaissant pas un humain de plus.

    ~


         « Sodomite » dit l’un des deux garçons. « Sodomite ? » s’étonne l’une des trois filles. La tablée éclate de rire. C’est le seul mot que j’aie entendu, avant et après. Par hasard ?

    ~


         Madame seins s’échappant veut savoir quel effet elle produit sur les hommes. Madame mains très ridées. Madame cheveux décolorés. Madame trop parfumée. Madame bouche en cul-de-poule. Madame soixante ans bien chargés. Madame œil clignotant. Quel effet produit-elle sur les hommes, ce soir chez Leclerc devant la balance de fruits et légumes? Aucun, vraiment aucun? Aucun, vraiment aucun, fors l’agacement, Madame.

    ~


         Naturellement Mercedes. Naturellement décapotable. Naturellement dimanche midi. Naturellement temps ensoleillé. Naturellement route de l’océan. Naturellement lunettes noires. Naturellement beaucoup plus jeune que lui. Naturellement blonde. Naturellement ?



    Bernard Bretonnière, Inoubliables et sans nom, éditions L’Amourier, 2009, pp. 35, 41, 44, 47, 48, 50, 51.





    Bernard Bretonnière  Inoubliable et sans nom




    BERNARD BRETONNIÈRE


    Bernard Bretonnière  Guidu
    Source




    ■ Bernard Bretonnière
    sur Terres de femmes


    Ça m’intéresse de savoir (extraits)
    [Je suis cet homme à la triste figure] (extrait de Je suis cet homme, fiction suprême)
    [Mon père mon héros] (extrait de Pas un tombeau)





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  • Corse_3 5 août 1850 | Naissance de Guy de Maupassant

    Éphéméride culturelle à rebours



    Il_ne_dit_pas_un_mot1_il_tait_mort
    Ph, G.AdC





    Le 5 août 1850 naît au Château de Miromesnil, en Seine-Maritime, Guy de Maupassant. Il est le fils de Gustave de Maupassant, issu d’une famille lorraine installée en Normandie depuis le XVIIIe siècle et de Laure Le Poittevin, petite-fille d’un armateur de Fécamp.

         En septembre-octobre 1880, Guy de Maupassant fait un voyage en Corse en compagnie de sa mère. Il se rend à Ajaccio et visite Vico, Bastelica, Piana. Au monastère de Corbara, il fait la connaissance du père dominicain Henri Didon (en exil depuis avril 1880). De ce séjour en Corse, Maupassant rapporte Une Vendetta, récit qui sera publié dans Le Gaulois, le 14 octobre 1883. Il sera recueilli dans les Contes du jour et de la nuit en 1885.





    UNE VENDETTA

    (EXTRAIT)


    La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio. La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue même par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus le détroit hérissé d’écueils, la côte plus basse de la Sardaigne. À ses pieds, de l’autre côté, la contournant presque entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un gigantesque corridor, lui sert de port, amène jusqu’aux premières maisons, après un long circuit entre deux murailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui fait le service d’Ajaccio.

    Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une tache plus blanche encore. Elles ont l’air de nids d’oiseaux sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant ce passage terrible où ne s’aventurent guère les navires. Le vent, sans repos, fatigue la mer, fatigue la côte nue, rongée par lui, à peine vêtue d’herbe ; il s’engouffre dans le détroit, dont il ravage les deux bords. Les traînées d’écume pâle, accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui percent partout les vagues, ont l’air de lambeaux de toiles flottant et palpitant à la surface de l’eau.

    La maison de la veuve Saverini, soudée au bord même de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauvage et désolé.

    Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne « Sémillante », grande bête maigre, aux poils longs et rudes, de la race des gardeurs de troupeaux; elle servait au jeune homme pour chasser.

    Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué traitreusement, d’un coup de couteau, par Nicolas Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.

    Quand la vieille mère reçut le corps de son enfant, que des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, mais elle demeura longtemps immobile à le regarder ; puis, étendant sa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta. Elle ne voulut point qu’on restât avec elle, et elle s’enferma auprès du corps avec la chienne, qui hurlait. Elle hurlait, cette bête, d’une façon continue, debout au pied du lit, la tête tendue vers son maître, et la queue serrée entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère, qui, penchée maintenant sur le corps, l’œil fixe, pleurait de grosses larmes muettes en le contemplant.

    Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa veste de gros drap trouée et déchirée à la poitrine, semblait dormir ; mais il avait du sang partout : sur la chemise arrachée pour les premiers soins ; sur son gilet, sur sa culotte, sur la face, sur les mains. Des caillots de sang s’étaient figés dans la barbe et dans les cheveux.

    La vieille mère se mit à lui parler. Au bruit de cette voix, la chienne se tut.

    « Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu ? C’est la mère qui le promet ! Et elle tient toujours sa parole, la mère, tu le sais bien. »

    Et lentement elle se pencha vers lui, collant ses lèvres froides sur les lèvres mortes.

    Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une longue plainte monotone, déchirante, horrible.

    Elles restèrent là, toutes les deux, la femme et la bête, jusqu’au matin.

    Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on ne parla plus de lui dans Bonifacio. […]



    Guy de Maupassant, « Une vendetta » in Contes du jour et de la nuit, Contes et nouvelles, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974, pp. 1030-1031. Texte établi et annoté par Louis Forestier.



    GUY DE MAUPASSANT




    ■ Guy de Maupassant
    sur Terres de femmes


    1er décembre 1881 | Guy de Maupassant, Histoire corse





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  • Carnets de marche. 5

       



    CARNET N5





    5.


         Vent frais ce matin. De fortes rafales ont balayé la pluie de la nuit. Elle marche vite, s’arrête pour extirper de son sac carnet et crayon. Elle note le vent dans les feuilles. Elle reçoit des gifles d’air par saccades. Elle pense au vent dans les voiles. Ici, plein visage. Le vent enveloppe l’espace. Elle note le mugissement sourd de la mer, celui plus proche du vent dans les feuillages. Moins dense. Des flots d’air froid montent à l’assaut des pentes. Puis dévalent en sens inverse, par masses imprévisibles, irrégulières. La mer, lisse hier soir, est hérissée de crêtes blanches. Là-bas, dans d’autres paysages, le miroir paisible de la Loire. Les peupliers blonds, immobiles, face au temps qui passe. Un vautour plane, il imite le vent. Le petit coquelicot est toujours là. Frémissant. Pétales retroussés en arrière, sous les harcèlements de l’air. Des tranches de rocaille dénudées opposent leur immobilité rigide aux grands mouvements d’air qui circulent par brassées. Les talus labourés par la battue d’hier. Le sang des sangliers. Les sangliers, marqués jusque dans la chair de leur nom par le goût du massacre. Une famille de cochons croisés traverse la route, tranquille. Elle suit la frange de lumière qui se déroule en contrebas.


         Bardadrac. Elle lit le Bardadrac de Gérard Genette. Bardadrac. Ça roule rond à son oreille. Un croisé entre le Bardamu de Céline et le Patatras de la B.D. de son enfance. Patatras, l’acolyte de Poum. Lequel précède l’autre dans la chute ? Lequel porte en lui l’annonce de désastres ?


         La solitude de sa mère. Elle résiste à la nécessaire interrogation : de quoi est faite cette solitude ? Elle ne cherche pas à le savoir. Elle dit. Elle prétend ne pas être concernée. Elle voudrait s’en convaincre.


         Les hameaux du versant opposé surgissent sous des masses de lumière. Odeur de bois brûlé. Les rifiuti de la battue d’hier, accrochés aux abords des talus. Elle rebrousse chemin. Elle monte jusqu’à l’enclos à chèvres, plante son nez dans un massif d’euphorbes. Une odeur particulière emplit ses narines. Mais laquelle ? L’enclos est vide. La route, déserte. De forts relents d’urine la guident, mélangés aux feuilles de chêne et à la boue. Des crottes rondes et régulières, pareilles à des noyaux d’olives, jalonnent la bourbe du chemin. Elle pénètre dans l’enclos couvert. Il fait noir. Il fait chaud. Les chevreaux sont là, serrés les uns contre les autres. Une bonne quinzaine. Toute une classe d’âge. Ils se massent contre le mur du fond. Puis, se ravisant, grimpent d’un seul tenant à l’assaut de la barrière de bois. Ils se hissent, chacun empiète sur le dos de son jumeau. Ils s’agrippent à sa manche, la broutent, dégringolent, piétinent. Trois minuscules têtes la lèchent, tètent la toile de sa vareuse de marin. Blanc et noir, blanc et beige. Noir tacheté de brun. Ils s’agglutinent tous ensemble puis d’un mouvement inverse et dans un même élan grimpent jusqu’à elle. Certains sautent en hauteur. Craintifs et curieux. Ils bondissent sur les dés de leurs sabots. Elle caresse leurs fronts. Les petites cornes de lait percent sous le dru de la toison. Ils la reniflent, éternuent, se grattent, se bousculent. Ils sont agités de toute une petite frénésie mystérieuse. Insaisissable. Une vie fébrile de chevreaux dérangés de l’ennui de leur incarcération. Ils la tirent par la manche. Elle sourit. Ils grignotent hardiment la toile. Coups de museaux plus forts et plus tenaces. Obstinés. Le bout humide de leur nez, pareil au sien planté dans l’euphorbe. Leurs yeux larmoyants. La tendresse l’étreint. Elle quitte l’enclos. Elle reviendra demain.


         Variations sur le même. Couleurs, odeurs, formes. Variations, oui, mais chaque jour émerge un élément nouveau. L’enclos à chevreaux : un espace temps alvéolaire de sa marche d’aujourd’hui.


         Elle accélère le pas en direction de la Tour d’Amour. L’écrin sombre de la marine assiégé par les vagues. Leur roulement régulier. Le vrombissement croissant décroissant d’un avion absorbé par les nuages. La Tour d’Amour est là, en partie masquée par d’énormes châtaigniers. La Dame a déserté sa haute fenêtre. Le chevalier inexistant est mort dans des combats inextricables. Les nuages aujourd’hui courent en sens inverse. Il lui faut rebrousser chemin, tourner le dos au soleil. Elle remet les pas dans ses pas. À rebours. L’agitation sauvage des geais, toujours à la même hauteur. Elle accélère le rythme de sa marche. Elle rapporte avec elle un nid de mousse, un rameau d’arbouses, un plein sac de rondins de bois abandonnés tout au long de la route.


         Elle pense aux bois flottés qui, peut-être, l’attendent à l’autre bout du ciel.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



       




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  • Sandra Moussempès | Penny Prose

    «  Poésie d’un jour  »



    Penny a l-air heureuse.
    Ph., G.AdC






    PENNY PROSE


    Elle portait mon manteau
    Mes colliers mes bas et mes chaussures.
    Elle ne s’apercevait de rien.
    Elle regardait sa montre dorée en jouant avec ses cheveux verts.
    Elle passa devant moi sans rien remarquer, en voyant mes chaussures à ses pieds je soupirai.
    La porte était close.
    Il fallait passer par le premier étage, grimper à une échelle.
    La fille qui portait mon manteau commanda une bière.
    Je pensais qu’elle irait vomir dans les toilettes et qu’elle salirait mon manteau mais elle est restée assise toute la journée, les yeux scintillants.

    Je suis devant la cheminée, je me regarde dans le miroir.
    De l’autre côté, Penny me sourit, elle me dit de venir la rejoindre.
    Ses lèvres articulent des mots inaudibles.
    Je dessine sur le miroir un cercle rouge, je pose mes mains sur les siennes.
    Nous glissons toutes les deux le long des parois de verre.

    De la lumière entre dans la chambre, je dois me hâter.
    Penny a l’air heureuse.
    Ses cheveux virevoltent en boucles rousses derrière le tain.
    Elle continue de remuer les lèvres:
    VIENS! TRAVERSE LE MIROIR ET VIENS ME REJOINDRE !
    Elle prend une voix fluette. Elle a besoin de moi.
    Je lui lance un regard, je veux l’embrasser.
    Petite Penny, seule au loin dans ma chambre.
    Je crie de toutes mes forces:
    « ICI LE MONDE EST ENVOÛTÉ ! »
    Le feu dans la cheminée s’éteint, je franchis la frontière.


    Sandra Moussempès, Vestiges de fillette, Flammarion, Collection Poésie/Flammarion, 1997, pp. 169-170.




    NOTE d’AP : Biographie des idylles [et non pas Biographie des voix extérieures, comme il est parfois mentionné] de Sandra Moussempès (Éditions de l’Attente, 2008) est disponible chez les libraires depuis l’automne 2008. Richard Blin a consacré une note de lecture à ce recueil dans le N° 97 (octobre 2008) du Matricule des Anges. Le 23 septembre 2009 est paru le septième recueil de Sandra Moussempès : Photogénie des ombres peintes, chez Flammarion/Poésie. Il comprend les deux recueils parus aux Éditions de l’Attente (Le seul jardin japonais à portée de vue [2005] et Biographie des idylles) et de nombreux inédits.






    SANDRA MOUSSEMPÈS


    Portrait_de_sandra_moussemps_ter
    Image, G.AdC



    ■ Sandra Moussempès
    sur Terres de femmes

    Vestiges de fillette (poème Psaume X [Emily B. (Autour de « Wuthering Heights »)] issu du même recueil)
    Photogénie des ombres peintes (note de lecture)
    → (dans l’anthologie poétique Terres de femmes)
    Une histoire naturelle



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site du cipM), une
    fiche bio-bibliographique sur Sandra Moussempès
    → (sur le site de la Mél, Maison des écrivains et de la littérature) une
    fiche bio-bibliographique de Sandra Moussempès par elle-même
    → (sur le site du Matricule des anges) un
    article de Xavier Person sur Vestiges de fillette



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