Blog


  • Carnets de marche. 4

       



    CARNET N.4





    4.


         Elle va à sa rencontre. Trouver sur la route un trou d’ondes vives où la rejoindre. Elle roule. Aura-t-elle eu le temps de lui répondre ? La route est belle, mais peu ensoleillée de ce côté-ci de la montagne. Elle ne l’avait jamais remarqué jusqu’alors. L’adret, l’ubac, où est-ce ? Elle ne sait jamais. Tant de choses lui échappent, dont elle a croisé l’existence, mais dont elle n’a toujours pas les clés. Le vallon du Mulinu di Pendente plonge dans un bain de lumière. Miracle que cette beauté du matin.


         Trop de chasseurs cachés dans les fourrés. Elle décide de rejoindre le coquillage de verdure de Cunchigliu. Elle commence à prendre ses aises, à s’octroyer quelques libertés, à descendre un peu plus bas. Un peu plus loin. La pancarte tordue du « Théâtre de verdure », au milieu d’un champ de cigales. Elle se gare sur la placette, au pied de l’église baroque, et remonte l’allée des tombeaux. Paisible, majestueuse, romaine. À découvert sur son promontoire de rocailles, elle ne risque rien. Vue d’ici, la Tour d’Amour semble être fendue en deux par la moitié. Elle guette d’invisibles assaillants, depuis longtemps anéantis par la marche des jours. Tout est serein et immobile, hors les nuages qui filent par-dessus la crête.


         De loin en loin, le calme dominical est interrompu par les cris de la battue. Aboiements des chiens. Coups de feu qui se répercutent d’un versant à l’autre. Son œil s’arrête sur la volute torsadée qui orne l’entrée d’un tombeau. Élégante, raffinée, la volute tourne et oblique sur elle-même. Elle ferait mieux de regarder où elle pose les pieds. Ne pas oublier qu’elle marche sur un sentier de chèvres. Elle sautille, en route vers son rendez-vous solitaire, secret, silencieux. Son cœur bat comme au temps du premier rendez-vous. Le roulement régulier de la vague, la caresse douce du soleil sur son visage. Le bien-être se dilue dans ses veines de lézard avide de chaleur. Elle goutte la plénitude de ce moment, qui lui appartient. Qu’elle lui offre. Odeurs têtues de menthe poivrée, de thym et de myrte.


         La voix maternelle s’estompe, abandonnée à sa litanie du matin. Elle laisse derrière elle les questions obsédantes du jour. Elle tire la porte sur le discours monolithique de la vieille dame. Les coups de feu accompagnés d’aboiements obsédants se répercutent en écho d’un versant de la conque à l’autre. Elle pense à ce fameux trou qui la tire, elle, de son sommeil et la fait s’asseoir hébétée au milieu de son lit. Cette sensation de béance sans visage, sans représentation aucune. Cette angoisse qui l’envahit à l’étouffer et la maintient suspendue au bord de l’abîme. La question du trou et de son double, la question récurrente du cri. Sol lui a dit qu’elle est clouée, qu’elle ne parvient pas à mettre en mots cette sensation vide de contours.


         Le scintillement des 4/4 sur la route, au-dessus d’elle. Le téton du Cucaru dresse sa pointe argentée dans les contours d’un nuage bleu. La température a fraîchi. Elle laisse les images venir à elle, la traverser sans ordre ni prétention. Elle pense à toutes ces morts qui jalonnent sa vie, certaines minuscules, lointaines, affadies, d’autres au contraire plus vives. Encore une mosaïque de taches sombres ou plus claires à explorer. Des visages surgissent puis s’effacent dans un même instantané. Un archipel de visages trace des pointillés dans sa mémoire. Qu’y a-t-il de commun entre le hameau de la marine, tapi dans la tiédeur du jour, provisoirement clos sur les souvenirs de l’été, et d’autres lieux qu’elle a jusqu’alors habités, investis, aimés ? Qu’y a-t-il de commun entre le clocher du village qui égrène inlassablement les heures, et les rues affairées du Vieux-Lille qu’elle aime à sillonner. Elle déroule le ruban des souvenirs, les déambulations le long des vitrines, ses rencontres, ses étonnements. Les « icônes » de l’enfance, de Claude Louis-Combet, découvertes à travers leurs lectures communes, leurs longues discussions sur les textes de la cruauté. Et sur la poésie d’aujourd’hui. Sujet de litiges, souvent.


         Elle réveille en marchant une couleuvre enroulée sur ses anneaux. L’élégante fuit furtive dans un buisson de ciste, derrière elle. Le tombeau le plus ancien découpe sa silhouette parfaite dans un pan de ciel bleu. Une odeur entêtante de cyprès enveloppe l’allée tout entière, relayée sur la gauche par celle des pins parasols. L’odeur rousse de la résine. Ces odeurs qui sont aussi celles de l’enfance. Plus aucune image ne remonte de ce temps lointain. Peut-être, à force de s’en repaître, les a-t-elle définitivement épuisées ? Elle se promet d’y réfléchir, un jour ou l’autre. Elle cueille un bouquet du maquis. Pour elle ? Peut-être parviendront-elles toutes deux à se parler ?


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



       




    Retour au répertoire d’ août 2009
    Retour à l’index de la catégorie Zibal-donna

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Carnets de marche. 3

       



    CARNET N3





    3.


         Attente de la pluie qui uniformise le temps et les jours. Tout un nuancier de gris vogue au-dessus de l’horizon. Elle laisse vagabonder son esprit au fil des nuages au fil du vent. La pluie, cinq gouttes à peine, libère la terre de ses parfums. Comment dire l’odeur du sous-bois, mélange de champignons et de feuilles de chêne ? Comment traduire en mots la flamboyance chromatique de l’arbousier ? Une odeur de coquelicot la surprend au détour de la route. Elle l’accompagne dans sa marche, la sauve momentanément de la déréliction.


         Quand tu dis : « odeur de coquelicot », qu’as-tu dit au juste ?


         Cette sensation de fragrance froissée que tu reconnais pourtant entre mille échappe à toute tentative de définition. Un coquelicot minuscule surgit, timide et frêle, sur le talus. Il dore sa corolle dans le soleil. Une forte odeur de bouse chasse soudain l’odeur à peine poivrée de la fleur. Un cercle de lumière se déplace sur la Punta di Minerviu, qui irradie le diamant de la Mugliarese. Elle bascule dans l’odeur du figuier. Où se situe le seuil d’une odeur à l’autre ? Où se fait le passage ? Par quelles failles et par quels interstices ? Peut-être dans le jacassement des geais. Le figuier maigrelet, défeuillé, jauni, est perdu au milieu des ronciers. Pourtant son parfum rugueux, tenace, envahit l’espace.


         Ils sont là, cachés parmi les chênes, camouflés dans leurs treillis de maquisards. Hirsutes, ils surgissent des taillis où ils sont embusqués depuis l’aube. Des paquets de cigarettes et des cercles de feu de bois jalonnent les talus. Elle n’y avait pas prêté attention jusqu’alors. La « Roche Tarpéienne » déploie son squelette, inquiétant et nu, au-dessus de la route. La Tour de Linaghje, mystérieuse écorchée, émerge un peu plus loin. Elle cherche des yeux, dans l’embrasure de la fenêtre à ciel ouvert, la Haute Dame en mal d’amour. Le pot de basilic qui renferme le crâne de l’amant a disparu depuis longtemps. Et la tour n’offre plus qu’une carcasse esseulée. Les hululements des chasseurs la tirent de son univers de rêverie. Les cloches de l’église de Cunchigliu sonnent à toute volée. Quel jour est-on ? Samedi ? Dimanche ? C’est la fin de la battue. C’est la fin de sa promenade. Elle rapporte dans son sac une provision de petit bois. Une fleur. Son carnet. Quelques mots. Elle sait qu’elle va les lui envoyer. Elle sait qu’elle a trouvé. Que peut-être avec eux va se renouer le chemin de leur échange.


         Elles parlent. Elles parlent de la jalousie. Chacune la leur. Jalousies tues, passées sous silence. Et les autres, celles qu’elles évoquent, à peine, et qui en cachent tant d’autres ! Et s’il ne restait plus, un jour, que la jalousie nue, la cruelle jalousie, la dure et mortelle jalousie ?


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



       




    Retour au répertoire d’ août 2009
    Retour à l’index de la catégorie Zibal-donna

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Juan Gelman | el ángel de la tarde

    «  Poésie d’un jour  »




    Que nous fait-elle plus mal cette beaut-
    Julio Romero de Torres, Carmen de Cordoba
    Source






    EL ÁNGEL DE LA TARDE



    el ángel de la tarde
    se arrancaba las plumas
    y padecía en la cocina

    era silencio como
    tu voz o como lo que
    vuela en tu voz

    había dos mitades
    imperferctas dulcísimas
    devorándose a solas
    a espaldas a sollozos

    qué más nos duele esta hermosura?







    L’ANGE DU SOIR



    l’ange du soir
    s’arrachait les plumes
    et souffrait dans la cuisine

    il était silence comme
    ta voix ou comme ce qui
    vole dans ta voix

    il y avait deux moitiés
    imparfaites si douces
    se dévorant toutes seules
    de dos de sanglots

    que nous fait-elle plus mal cette beauté ?




    Juan Gelman, Rostros, 1963, extrait du recueil Cólera buey in Confluences poétiques N° 3, décembre 2008, pp. 68-69. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Jean Portante.





    JUAN GELMAN


    Juan Gelman
    Source



    ■ Juan Gelman
    sur Terres de femmes

    Arte poética
    comentario XI (hadewijch)
    comentario XXXIII (san juan de la cruz)
    Vers le sud



    ■ Voir aussi ▼

    le blog de Juan Gelman






    Retour au répertoire du numéro d’ août 2009
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Carnets de marche. 2

       



    CARNET N2(2)





    2.


         L’autre nuit, nuit de brûlure et d’impatience, nuit de torture sans sommeil, une autre a surgi. Agile. Empressée de te prendre au creux des reins. Son sexe impubère riait de ton étonnement. Et ses yeux enjôleurs de divine faunesque grimaçaient entre plaisir et douleur. Elle t’emporte au-delà des couloirs d’Anvers. Elle ouvre des cages de bois dans lesquelles elle se glisse, t’entraînant dans un inévitable corps à corps. D’autres cages plus étroites refusent de vous accueillir. Qu’importe. L’une à l’autre s’enlace. Dans la griserie de l’ivresse partagée, un doigt glisse qui force la chaleur sombre de la chair. Un cri monte vers le ciel qui l’accueille.


         Tu écoutes la chevauchée du vent dans les chênes, doux éclats de lumière entre la trouée des feuilles. Tu écoutes le renflement des vagues et des houles qui se gonflent puis s’apaisent. Chevauchée semblable dans son mouvement de flux et de reflux à la douleur qui sommeille assoupie au cœur des ténèbres. Puis s’enfle et bondit au débotté. Dans l’abri-chêne, ton refuge, tu te laisses bercer par le feulement des branches. Station Anvers ― qui n’a jamais été la sienne ― elle te quitte. Ou plutôt, elle te congédie. D’un geste désinvolte, elle te désigne une silhouette. « Ma mère Ginger Ale. Je ne sais ce qu’elle fait ici. Mais je dois la rejoindre à tout prix. Avant qu’elle ne s’aperçoive de ma présence. Et de la tienne à mes côtés ! »


         Congédiée ! Tu l’es bel et bien ! Renvoyée à ton rocher perdu en pleine mer ! Et te voilà clouée sans dérive au Merchione insensible. Condamnée à attendre. Attendre d’être délivrée ― par quel dieu attentif ? Ou plutôt dévorée ― par quelque aigle des cimes !


         Le vent bruit dans les branches et te prend dans son souffle. De ce bruissement inégal qui enfle puis s’efface, qui se gonfle et coule sur les pentes, le vent soulève la mer en lames infertiles puis son râle t’emporte, vibrante et chaude, vers le soleil.


         « Toute relation est une énigme consentie à l’erreur ». J’ai noté cette phrase mais j’ai omis de noter quel en est l’auteur. Méprisant les lieux que j’aime, je comprends qu’elle me méprise. Quelle présomption de croire que l’autre entrera de plain-pied dans cet ailleurs dont il ne perçoit pas le moindre signe. Ni bruissement ni odeur. Ni passé ni présent !


         Ma solitude m’appartient, amère et douce à la fois. Plus jamais je ne l’offrirai en partage à quiconque. Le vent balaie ciel et mer par rafales. Les nuages effilochent leurs filaments sur les crêtes. Le soleil brûle ma joue. En d’autres temps caresse bienfaisante. Sans doute ai-je rêvé, sans doute n’était-ce qu’illusion ? Il me semble avoir vécu pendant des mois dans le mensonge. Je me suis laissé croire que nous survivrions à mon éloignement. Il me faut ne plus y songer, fermer la parenthèse du passé, de ce passé-là ; déposer là, dans ce creux de roche, les promesses et les fictions, abandonner aux amas de pierres et d’infortunes les gestes de la tendresse et la complicité, faire un tas de tous ces oripeaux ― horribles peaux d’orpailleurs ! ― et les laisser aller au vent.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



       




    Retour au répertoire d’ août 2009
    Retour à l’index de la catégorie Zibal-donna

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Carnets de marche. 1



    CARNETS DE MARCHE
    Ph./Image, G.AdC





    1.


         Cinq ans bientôt. Et c’est déjà la fin. Un étau de douleur la tenaille. L’étreint. Elle s’accroche à ses pentes, elle s’accroche à ses cimes ― qui ne lui sont rien. Elle a pensé ― à tort ― qu’elle la bercerait du chant de ses rivages. Un chant qu’elle rejette avec mépris. Rejeté au mépris de la douleur qu’elle lui inflige. Dès lors, la quitter sans bruit. Sans fureur. S’éloigner doucement de celle qui fut, au long de ces années, amie et confidente. Aimée. Tendresse et ruptures. Ne plus penser à elle. Ne plus l’attendre. Ne plus attendre d’écho à sa voix. Ni à son silence.


         Tu comprends maintenant. Cette rencontre de jadis fut une erreur, une voie empruntée pour te détourner de l’autre. L’autre à qui tu as infligé des souffrances pareilles à celles qu’aujourd’hui tu endures. Panser les cicatrices. Recoudre les blessures qui s’ouvrent. Qui suintent de l’écorchement vif où tu les tiens. Construire déconstruire reconstruire. Ne plus rien espérer derrière les silences. Ni parole ni sens. Faire fi de ce qui a jalonné de vie ta propre vie. Fleurs séchées entre les pages. Photos blêmies abandonnées au fil des jours. Coquillages et cailloux. À jamais perdus dans l’oubli. L’oubli qui prend forme dans la douleur. Il n’est plus temps. Il faut chercher ailleurs cette voix qui s’absente. Qui t’abandonne au deuil. Pauvre Ariane laissée sur les seuils de ta rive. Rivée à ton désespoir.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    Retour au répertoire d’ août 2009
    Retour à l’index de la catégorie Zibal-donna

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 1er août 1912 | Pierre Bonnard à la Galerie Bernheim-Jeune

    Éphéméride culturelle à rebours


    Le premier août 1912 paraît dans le n°44 de La Nouvelle Revue Française (pp. 374-376) un article de Gaston Gallimard sur les œuvres récentes du peintre français Pierre Bonnard, exposées à la galerie Bernheim-Jeune, galerie avec laquelle le peintre est sous contrat depuis 1906.







    Pierre Bonnard Eté en Normandie
    Pierre Bonnard, Été en Normandie, 1912
    Huile sur toile, 128 x 114 cm
    Musée Pouchkine, Moscou
    Source






    ŒUVRES RÉCENTES DE PIERRE BONNARD (GALERIE BERNHEIM)



    Deux oranges se dorent au soleil ; un toit violet se cache sous les feuilles, les chaises du jardin causent entre elles, une dame s’emmitoufle, des yeux rient sous une frange blonde, un chat s’étire drôlement, des fillettes jouent à la barque dans une vraie barque ; un pauvre gosse, un tout petit, monte une route, tenant gravement sa boîte à lait. Peinture de frimousses. C’est le paradis de Bonnard.

    Ce que je ne réussis pas à aimer en d’autres, je l’aime en lui : cette désinvolture, cette facilité parfois un peu lâchée. C’est que Bonnard dédaigne d’être éternel. Sa peinture est essentiellement présente. Elle recommence comme les jours; elle est toujours nouvelle comme l’aube, comme le feuillage aussi frais le matin, que s’il n’avait jamais servi, jamais jauni, jamais reçu la poussière. Ici point de logique, point de notre logique. Il ne s’agit pas de trouver un accord entre notre sensibilité et nos idées ; et le miracle c’est que nous n’y songeons pas. Peut-être nous fatiguerions-nous de tant de caprice, de tant d’insouciance, mais cette peinture n’est pas faite pour s’imposer à nous. Par une chaude journée d’été, alors que le soleil dévore toutes couleurs et découpe brutalement la lumière, qu’il sonne « comme un coup de gong », il est exquis d’entrer dans cette salle qu’ombragent ces peintures, d’ouvrir les yeux abrutis de réverbération, les oreilles, les narines, les mains et de recevoir ce frais bouquet au visage, et de passer… Mais il est toujours délectable d’y revenir. La voilà, la vraie détente.

    Bonnard peint fonctionnellement, comme une plante pousse. Sa peinture s’ouvre, s’épanouit, se frise comme un beau chou, comme un enfant agite ses menottes. Elle est fraîche comme un marché, comme un éventaire. Elle est saine comme un poisson. Elle sort les ailes collées, pleines de beaux luisants de lumière, pleine de fils d’argent, comme un papillon qui éclôt. Elle sort comme un prolongement de la vie, comme une sève, avec l’autorité de la santé. Tout vient au jour ensemble, pêle-mêle, fripé, la sensation et ses vêtements en désordre ; mais tout se tend, se sèche, tout s’ordonne et s’arrange sous notre regard, comme sèche le feuillage au soleil, après la pluie. Et c’est pourquoi le lâché de la forme, ou même le manque de forme ne nous gêne pas. La jeunesse, la vitalité de cette peinture emporte tout, tant les éléments en ont de valeur par eux-mêmes. Pas de motifs, les choses sont là sans raison. Nous y « cherchons notre vie », nous y piquons, nous y fouillons avec la joie d’un enfant qui farfouille dans une boîte à ouvrage. Tout y a l’adorable gaucherie de l’enfance.

    Je vois Bonnard, se baladant, le nez en avant, les narines bien ouvertes. Il s’amuse partout. On sent qu’il n’a jamais son siège fait. Il est toujours curieux, en quête d’autre chose, toujours en passe d’autre chose, toujours en passe de se succéder, comme les mouvements multipliés et variés d’un chat. Mais nulle inquiétude en cette mobilité.

    Il est des œuvres qui naissent d’une sorte de torsion du cerveau et du cœur, après une lente et dure gestation ; l’effort lui-même en est créateur. Ces œuvres contiennent plus que leur auteur et leur destinée a tout l’essor des destinées humaines, elles portent tout le mystère et toute la force de la naissance et grandissent comme l’enfant. Jamais une œuvre de Bonnard ne le dépasse. Elle lui est toujours égale, identique. Mais sa richesse est toujours contenue, toujours discrète. On y sent couver le feu sous la cendre ; tout y est tamisé, comme le couchant par les arbres dans un verger. Il s’en faut d’un rien qu’un rayon n’éclate…

    De première source, sans intermédiaire, Bonnard livre sa peinture telle quelle, tout fraîchement inventée. C’est un jardin livré à lui-même, sans jardinier. C’est libre comme un jeu. Les hasards peuvent être déconcertants. C’est toujours pris dans l’ensemble. Ça se compose tout seul avec ses accidents heureux ou malheureux, comme la nature. En chaque coin de la toile, je sens la pulsation charmante de la vie.

    Bonnard est à peine créateur tellement il est doué. Il ne fait que répandre ses dons. Il se déploie, il se dépêtre, il prend sa place, comme un organe se développe et son progrès chaque fois est dans l’amplitude plus large d’une dilatation plus aisée. Il fait penser à la croissance d’un corps vivant.

    Il n’est d’autre raison de l’admirer que de l’aimer.



    Gaston Gallimard, in L’Esprit N.R.F, 1908-1940, Édition établie et présentée par Pierre Hebey, 1990, pp. 163-165.





    PIERRE BONNARD



    ■ Pierre Bonnard
    sur Terres de femmes

    23 janvier 1947 | Mort de Pierre Bonnard
    17 mars 2015 : Ouverture de l’exposition « Pierre Bonnard. Peindre l’Arcadie » au musée d’Orsay





    Retour au répertoire du numéro d’ août 2009
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • TdF n° 57 ― août 2009



    Logo TDF AOUT 2009
    Image, G.AdC




    SOMMAIRE DU MOIS D’AOÛT 2009



    Terres de femmes ― N° du mois de juillet 2009
    1er août 1912/Pierre Bonnard à la Galerie Bernheim-Jeune
    Carnets de marche. 1 (Angèle Paoli)
    Carnets de marche. 2 (Angèle Paoli)
    Juan Gelman/el ángel de la tarde
    Carnets de marche. 3 (Angèle Paoli)
    Carnets de marche. 4 (Angèle Paoli)
    Sandra Moussempès/Penny Prose
    Carnets de marche. 5 (Angèle Paoli)
    5 août 1850/Naissance de Guy de Maupassant
    Bernard Bretonnière/Inoubliables et sans nom
    6 août 2001/Mort de Jorge Amado
    Carnets de marche. 6 (Angèle Paoli)
    Carnets de marche. 7 (Angèle Paoli)
    Carnets de marche. 8 (Angèle Paoli)
    8 août 117/Hadrien, empereur de Rome
    Carnets de marche. 9 (Angèle Paoli)
    9 août 1908/Naissance de Tommaso Landolfi
    Carnets de marche. 10 (Angèle Paoli)
    Carnets de marche. 11 (Angèle Paoli)
    Carnets de marche. 12 (Angèle Paoli)
    Marc Delouze/Ravello
    18 août 1912/Naissance d’Elsa Morante (note de lecture d’Angèle Paoli sur Récits oubliés)
    19 août 2004/Fabienne Courtade, le cœur bat très vite
    20 août 1878/William Carlos Williams, Paterson
    21 août 1995/Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau
    Fabio Pusterla/Arte della fuga
    Carnets de marche. 13 (Angèle Paoli)
    William Cliff/Cape Cod, 7
    Carnets de marche. 14 (Angèle Paoli)
    Zéno Bianu/Du plus loin…
    Carnets de marche. 15 (Angèle Paoli)
    Antoine Emaz/La poésie ?
    Ludovic Degroote/Retisser la trame déchirée, par Sylvie Fabre G. (Chroniques de femmes)
    Carnets de marche. 16 (Angèle Paoli)
    Michele Tortorici/Vicino al faro
    30 août 1811/Naissance de Théophile Gautier
    Maria Luisa Spaziani/Notte marina
    Carnets de marche. 17 (Angèle Paoli)
    Terres de femmes ― N° du mois de septembre 2009



    Retour au répertoire chronologique de Terres de femmes

    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Terres de femmes ― Sommaire du mois de juillet 2009





    TDF - juillet 2009
    Image, G.AdC




    SOMMAIRE DU MOIS DE JUILLET 2009


    Terres de femmes ― Sommaire du mois de juin 2009
    Murale VI (Angèle Paoli)
    Murale VII (Angèle Paoli)
    Angèle Paoli/Guidu Antonietti di Cinarca/Murales (Angèle Paoli – G.AdC)
    Jeanne Bastide, Un silence ordinaire (note de lecture d’Angèle Paoli)
    Hyam Schoucair Yared/J’accepte mon visage
    Seyhmus Dagtekin/Je voudrais
    Danielle Fournier/ton prénom
    Vangelis Kassos/Erysichton
    Giovanni Dettori/Nostos II
    10 juillet 1914/Apollinaire, Dessins d’Arthur Rimbaud
    11 juillet 1914/Lettre de Paul Morand à sa mère
    Fabio Pusterla/Au-delà des vagues
    12 juillet 1972/Œdipe Roi et Œdipe à Colone au Festival d’Avignon
    Livane Pinet/Traces
    14 juillet 1997/Yves Charnet, Notes fantômes (inédit)
    Judith Chavanne/Un rire quelque part
    Myriam Montoya/Je reviens au jardin de l’enfance
    17 juillet 1900/Isabelle Eberhardt à Marseille
    Margherita Guidacci/Cumana
    19 juillet 1957/Henry Miller écrit la préface de Justine de Lawrence Durrell
    20 juillet 1945/Mort de Paul Valéry
    Anne-Marie Garat, Hongrie (note de lecture d’Angèle Paoli)
    Luis Mizón/L’exil
    23 juillet 1979/Mort de Joseph Kessel
    Cole Swensen/Une expérience simple…
    Pierre Guyotat, Ashby (note de lecture d’Angèle Paoli)
    Claude Esteban/Bleu, bleu surtout
    Sur la silice des mots (Angèle Paoli)
    Benoît Conort/De l’ombre et de sa nuit
    29 juillet 1935/Walter Benjamin, Hachich à Marseille
    30 juillet 1989/Henri Bauchau, Jour après jour



    Retour au répertoire chronologique de Terres de femmes

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 30 juillet 1989 | Henry Bauchau, Jour après jour

    Éphéméride culturelle à rebours



    Hier soir- Conrad me telephone.Il faut revenir a l-initial.
    Tom Wesselman [ou Wesselmann] (1931-2004)
    Still Life 56, 1967-1969
    (installation en trois éléments)
    Cendrier et cigarette, 240 x 160 x 45 cm
    Collection Mamac, Nice
    Ph., G.AdC






    IL FAUT REVENIR À L’INITIAL


    30 juillet



         Hier soir, Conrad me téléphone. Il a lu le manuscrit précédent de mon livre et me dit : « Il faut couper résolument tout ce qui est commentaire. Ton livre est un grand poème, qui n’a pas besoin d’explications. Il faut aller directement au but. »
         Cette conversation très amicale a été aussi très éclairante et m’a fait réfléchir. Je ressens cet entretien comme une poursuite, vingt ans après, de mon analyse avec Conrad. En me disant « Il faut privilégier le poème », il a fait une interprétation qui m’a permis d’entendre ce que je savais déjà sans parvenir à me le formuler. Il m’a montré que le conscient a voulu faire un autre livre que l’inconscient. Il faut revenir à l’initial.


    Henry Bauchau, Jour après jour, Journal d’Œdipe sur la route (1983-1989), Actes Sud, Collection Babel, 2003, page 412.





    HENRY BAUCHAU


    Henry Bauchau
    Source



    ■ Henry Bauchau ▼

    sur Terres de femmes

    Diotime
    Passage d’Antigone
    Le sel (poème extrait de Blason de décembre)
    22 janvier 1913 | Naissance de Henry Bauchau



    ■ Voir aussi ▼

    le site du Fonds Henry Bauchau


    Pour entendre la voix de Henry Bauchau,
    se rendre sur le site Voix d’auteurs





    Retour au répertoire du numéro de juillet 2009
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • 29 juillet 1935 | Walter Benjamin, Hachich à Marseille

    Éphéméride culturelle à rebours



    La_rue_que_j-avais_contempl-e_si_souvent_est_comme_une_section_faite_au_couteau.
    Marseille : une rue du Vieux Quartier
    (Vieux Port)
    Source






    HACHICH A MARSEILLE


         Marseille, le 29 juillet. ― À 7 heures du soir, après avoir hésité longuement, pris du hachich. J’étais allé à Aix le jour même. Je suis couché sure mon lit avec l’absolue certitude que je ne serai dérangé par personne dans cette ville qui compte des milliers d’habitants où nul ne me connaît. Voici qu’un petit enfant pleure et précisément me dérange par ses cris. Je pense que trois quarts d’heures sont déjà écoulés mais il n’y a cependant que vingt minutes. Ainsi je suis allongé ; je lis et je fume. En face de moi toujours cette vue dans le ventre de Marseille. La rue que j’avais contemplée si souvent est comme une section faite au couteau.
         À la fin je quittai l’hôtel, l’effet ne semblait pas se produire ou semblait devoir être si faible que la prudence de rester chez soi pouvait être négligée. ― Première station, le café coin Canebière et cours Belsunce. Vue du port, le café de droite, donc pas mon habituel. Alors seulement se fait sentir une certaine bienveillance, l’attente de voir des gens s’avancer vers soi avec affabilité. Le sentiment de solitude se perd bien vite. Ma canne commence à me causer une joie intime. On devient tellement délicat : crainte qu’une ombre tombée sur le papier ne puisse le blesser. Le dégoût disparaît ; on lit les affiches sur les urinoirs. Je ne m’étonnerai pas si un tel ou un tel venait vers moi. Mais puisqu’on n’y pense pas, cela ne me fait rien non plus. Pourtant il y a trop de bruit ici pour moi.
         Et voilà que commencent à s’annoncer les prétentions que couve le mangeur de hachich quant au temps et à l’espace. Que ces prétentions soient absolument royales, c’est connu. Pour celui qui a mangé du hachich, Versailles n’est pas trop grand ni l’éternité trop longue. Et, dans le cadre immense d’une nouvelle vie intérieure ― de la durée absolue et de l’espace illimité ― il se fait volontiers complice d’un humour plein de volupté et bienheureux.


    Walter Benjamin, Hachich à Marseille in Écrits français, Éditions Gallimard, Collection folio essais, 1991, pp. 105-106.





    ■ Walter Benjamin
    sur Terres de femmes

    9 décembre 1926 | Walter Benjamin, Voyage en Espagne
    6 janvier 1930 | Walter Benjamin, Rencontre avec Léon-Paul Fargue
    4 février 1930 | Walter Benjamin, Adrienne Monnier
    Gisèle Freund | Rencontre avec Walter Benjamin in « La galaxie de Gisèle Freund »





    Retour au répertoire du numéro de juillet 2009
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes