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  • Poésie croisée sur les remparts de Pistoia (Toscane)

    Agenda culturel



    Le Scriptorium à Pistoia
    Image, G.AdC







    SUR LES REMPARTS DE PISTOIA


         Du 22 au 24 avril 2009, quatre poètes français de l’Association du Scriptorium de Marseille, Dominique Sorrente (fondateur de l’Association), Angèle Paoli, Olivier Bastide et André Ughetto se rendront en Toscane pour participer à un jumelage poétique avec la Commune de Pistoia. Les accompagneront Elena Berti et Valérie Brantôme, italianistes confirmées qui contribueront à la fluidité des échanges. L’objet de cette aventure est d’expérimenter une démarche de partage poétique avec une communauté de poètes toscans réunis par Paolo Fabrizio Iacuzzi, poète, éditeur et directeur artistique de l’Accademia pistoiese del Ceppo.

         À l’heure où l’Italie a été cruellement meurtrie par le tremblement de terre de L’Aquila, cette campagne du Scriptorium « hors frontières » sera en premier lieu un signe de fraternité méditerranéenne.

         Au programme, plusieurs temps forts ont été annoncés : le mercredi, la conférence d’André Ughetto portera sur les traductions en français de l’œuvre de Piero Bigongiari, l’un des plus grands poètes toscans, dont la majeure partie du fonds a été rassemblée (sous l’autorité de Paolo Fabrizio Iacuzzi) à la Bibliothèque San Giorgio de Pistoia ; le jeudi soir (de 17h00 à 19h00), une lecture itinérante « à ciel ouvert » et « à plusieurs voix » aura lieu sur les remparts de la forteresse de Santa Barbara, mêlant textes des grands classiques de chaque pays avec expressions contemporaines.

         Tout au long de ces journées, un atelier de traduction, « Les Matinales », réunira quatre poètes toscans, Martha Canfield, Alessandro Ceni, Maura Del Serra et Paolo Fabrizio Iacuzzi, ainsi que les quatre poètes du Scriptorium ; ce sera pour eux l’occasion de croiser les traductions réciproques qu’ils auront réalisées en amont de la rencontre ; les textes de l’atelier des « Matinales » seront portés à la connaissance du public au cours d’une lecture intitulée « Le poème et son double ». Elle permettra de mieux partager l’expérience vécue en hospitalité linguistique. Cette lecture constituera le point d’orgue de la rencontre et marquera aussi le point de départ de la Nocturne de la Bibliothèque (le vendredi de 19h00 à 2h00 du matin).



    LES PARTENAIRES DE CETTE INITIATIVE


         Plusieurs institutions de Toscane se sont associées à ce projet :
         L’Université de Florence, le Centre Jorgue Ejelson de Florence, l’Académie pistoièse du Cep, la revue de poésie comparée Semicerchio (Florence) ainsi que les revues de littérature Paletot (Pistoia), I Quaderni del Battello Ebbro (Porretta Terme), Colletivo R (Florence).
         Outre les poètes déjà cités participeront à cet événement (à l’occasion de la lecture sur les remparts) Enza Biagini, spécialiste de Piero Bigongiari, les poètes Roberto Bartoli, Martino Baldi, Massimo Baldi et Giacomo Trinci.

         La revue Terres de femmes s’associe à cette entreprise à laquelle elle apporte son chaleureux concours. Elle donnera très régulièrement à ses lecteurs des morceaux choisis de ce partage poétique.



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  • Piero Bigongiari | Pescia-Lucca




    Dans tes ciels si doux, Toscane
    Aquatinte numérique, G.AdC






    PESCIA-LUCCA


    Ho vissuto
    nelle città più dolci della terra
    come una rondine passeggera.
    Lucca era
    un nido difficile tra le vigne
    impolverate in fondo a bianche strade,
    donde sarebbe traboccata
    con ali troppo folli
    pe’ tuoi cieli molli, Toscana,
    antica giovinezza.
    Malcerta ebbrezza, malcerta infanzia
    lungo le case di Lunata
    sfiorate in tram accanto al guidatore,
    la morte è questa
    occhiata fissa ai tuoi cortili
    che una dice sorpresa
    facendosi solecchio dalla soglia :
    è nata primavera,
    sono tornate le rondini.

    22-25 aprile 1956


    Piero Bigongiari, Le Mura di Pistoia, 1955-1958, Mondadori, 1989, pp. 28-29.






    PESCIA-LUCQUES


    J’ai vécu
    dans les villes les plus douces de la terre
    comme une hirondelle passagère.
    Lucques était
    un nid inaccessible parmi les vignes
    empoussiérées au bout de routes blanches,
    d’où devait jaillir
    avec des vols trop fous
    dans tes ciels si doux, Toscane,
    l’antique jeunesse.
    Ivresse mal assurée, enfance mal dissimulée
    le long des maisons de Lunata
    que je frôlais en tram près du conducteur,
    la mort est ce
    regard fixé sur tes enclos
    et une femme dit, surprise,
    abritant ses yeux du soleil, sur le seuil :
    le printemps est éclos,
    et l’hirondelle est de retour.


    Piero Bigongiari, Les Remparts de Pistoia, in Ni terre ni mer, Orphée La Différence, 1994, pp. 114-115. Traduit de l’italien et présenté par Antoine Fongaro.



    ___________________
    NOTE d’AP : cette traduction a été publiée pour la première fois dans le volume collectif Prisma, Obsidiane, 1986, pp. 183-184. Ci-dessous la traduction de ce poème par Philippe Jaccottet (Éditions de la revue SUD, Collection SUD-Poésie, Marseille, 1988, page 39 ; nouvelle édition : La Différence « Le Fleuve et l’écho », 1994, page 43. Poèmes traduits de l’italien par Philippe Jaccottet et André Ughetto).






    PESCIA-LUCQUES


    J’aurai vécu
    dans les plus douces villes de la terre
    comme une hirondelle de passage.
    Lucques, c’était
    un nid peu accessible entre les vignes
    poussiéreuses, au bout de routes blanches
    d’où allait déboucher
    à coups d’ailes trop fous
    pour tes ciels tendres, Toscane,
    une ancienne jeunesse.
    Ivresse mal assurée, enfance mal cachée
    qui longe en tram, auprès du conducteur,
    les files de maisons de Lunata,
    la mort
    est ce regard fixé sur tes cours
    où de son seuil, surprise,
    la main sur les yeux, quelqu’un dit :
    c’est le printemps,
    les hirondelles sont de retour.





    PIERO BIGONGIARI


    BIGONGIARI



         Piero Bigongiari, né à Navacchio (Province de Pise) le 15 octobre 1914, mort à Florence le 7 octobre 1997, toscan, exact contemporain de Mario Luzi, appartient comme lui à cette génération de poètes italiens que l’on qualifie encore, d’une manière si peu appropriée, d’« hermétistes florentins ». Car tout l’œuvre de Piero Bigongiari, des Mura di Pistoia (1958) aux dernières pages de Il silenzio del poema (1997), s’emplit du clair écho et des reflets sensibles du monde, du flux et du reflux du temps, d’une allégeance à la pérennité de la Terre et de la conscience de la fugacité de l’être : chaque jour, « j’attends le gage de mon jour futur » (d’après une note d’Antoine Fongaro).




    ■ Piero Bigongiari
    sur Terres de femmes

    Nice Pisa
    27 août 1967 | Piero Bigongiari, Il fanciullo uscito dal mare



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur enjambées fauves)
    plusieurs poèmes extraits de Ni terre ni mer
    → (sur Le Scriptorium)
    trois poèmes extraits des Remparts de Pistoia
    → (sur CristinaCampo.it)
    une bio-bibliographie de Piero Bigongiari + une sélection de poèmes






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  • Patrick Da Silva, Demain

    Patrick Da Silva, Demain,
    L’Amourier éditions, Collection Thoth, 2008.





    LE TEMPS SOUSTRAIT

         Dernier ouvrage de Patrick Da Silva, Demain rassemble sous son titre dissyllabique deux récits brefs. Va-t’en et Pas à vous. Tous deux tournés vers un futur inconnu mais proche ― demain ―, ces récits qui s’appuient sur l’injonction ou le refus, nécessitent la rapidité, la concision, la tension. C’est sans doute cette tension extrême, mise en valeur par un style nerveux, qui fait le ciment de ces deux nouvelles, réunies sous la même bannière temporelle, Demain. Autre point commun : les deux récits s’organisent autour de deux hommes dont le temps est compté. Le premier est un vieillard sur le point de mourir, le second un condamné à mort.





    Va-t’en

         Construit sur le leitmotiv « Va-t’en » et ses variations ― « tu t’en vas »/« allez-vous en » ―, le premier récit met en scène une femme dans la proximité physique avec son vieux père mourant. Dans ce tête-à-tête quotidien et quasi charnel ― rythmé par les massages, les toilettes, les repas, les remèdes ― se noue une relation à vif, relation haine-amour que seul peut prendre en charge le regard distancié d’un narrateur extérieur. Ainsi, à peine franchi le premier paragraphe de l’incipit qui donne la voix première au père ― « Quand j’aurais résolu, tu le fais. Quand j’aurais décidé d’en finir tu me piques… Tu me tueras. Tu dis oui. Tu dis oui maintenant ! Ou alors tu t’en vas » ―, la voix autre glisse dans un jeu d’alternances du « vous » au « elle », du « elle » au « vous » pour laisser se tramer entre père et fille un dialogue muet autour du pacte de mort qui les lie l’un à l’autre. Une mort dont la décision revient au vieillard: « Demain ? Vous avez dit que vous déciderez ! » / « Encore jusqu’à quand ? Demain ? Vous avez dit que vous déciderez. »

         Ainsi se scande le temps de l’attente, dans cette rumination de la mort que le père tarde à se résoudre de convier. D’un bout à l’autre des jours s’étire le temps qui fait remonter à la surface de la vie de la garde-malade les souvenirs d’un passé avec lequel elle croyait avoir depuis longtemps rompu. L’enfance ressurgit, avec sa cohorte d’images liées aux rituels de la vie à la campagne, bras plongeant dans le sang des bêtes ou dans l’eau des lessives battues au bord de la rivière, violences du père et sa beauté aussi, sa beauté surtout, et ses mots : « avec les mots, vous embobiniez, vous humiliez, vous écrasiez les gens », la mort de la mère, passée sous silence et apprise après coup. Affluent aussi les souvenirs récurrents des désirs de meurtre qui jalonnent la vie de l’enfant : « Elle l’a tant voulu. Oui ! Vous tuer, elle l’a tant voulu. »

         Cette mort tant de fois voulue, tant de fois ruminée, méditée, remise et repoussée d’un âge à l’autre, le père convie sa fille à l’exécuter enfin : « Là tu le feras ma fille, pour de bon ! ». Un ordre ultime auquel il n’est pas question de se dérober. Sauf que… « la mort n’est jamais comme… »*. Elle apporte avec elle des images d’autant plus émouvantes et belles qu’elles sont inattendues.


    * Note d’AP : cf. Claude Ber : La mort n’est jamais comme, Éditions de L’Amandier, 2008.





    j'écris le silence où j'entends gargouiller la fontaine
    Ph, G.AdC





    Pas à vous

         Le second récit, beaucoup plus complexe que le précédent, parce que s’y entremêlent des dimensions plus philosophiques et plus abstraites, et qu’y sont brouillées les pistes spatio-temporelles, est d’une très grande densité lui aussi. Il livre en pâture au lecteur un homme en proie à un ultime face-à-face avec lui-même. Enfermé dans son cachot « troglodytique », le prisonnier appartient à un temps autre, un temps « déluge » ou « fleuve », indéterminé, impossible à cerner avec clarté. Une sorte d’« éternité ». Mais un temps aussi où la mise à mort est monnaie courante. De quel crime cet homme, offert à la décapitation, est-il accusé ? Les écrits du prisonnier ne le disent pas explicitement mais laissent supposer des délits d’opinion, des prises de position politiques ou religieuses contraires à la doxa prédominante. « Mon peuple m’a condamné. On lui a dévolu ce soin. Mon peuple ! Qu’est-ce à dire ? Ceux qui m’ont acclamé, conspué, m’ont porté sur le trône, ont réclamé ma tête ? » On pense à quelque empereur romain adulé puis trahi, à quelque dévot puissant, suivi puis dénoncé. On peut aussi fugacement penser au Christ.

         Quand le destin se scellera-t-il définitivement ? Demain, sans doute ! Oui, mais lequel ? Un demain qui tarde à venir, sans cesse remis au jour suivant. De jour en jour se renouvelle l’attente dans le monde confiné du cachot. Et pour combler l’attente dans le noir et la réclusion, pour tromper la solitude, se reconduit aussi l’écriture.

         À qui s’adresse le scripteur ? « Pas à vous » annonce elliptiquement le titre. Vous ? Difficile de dire qui désigne ce « vous ». Pas le Dieu omniscient, en tout cas. Ce Dieu n’est pas celui du prisonnier. Il est peut-être celui de l’autre. Mais quel autre ? « Je n’écris à personne » écrit le prisonnier ; ni pour personne : « Je sais d’évidence que tout sera détruit. » Pourtant une femme a été désignée auprès du prisonnier. Progressivement, celle qui est chargée de le garder et d’ordonner à sa nuit s’installe dans sa vie : « ma vie maintenant c’est la vôtre ; Dieu nous garde », dit-elle. Elle devient celle qui recueille ses écrits et le fournit en feuillets vierges. « Et puis elle m’a amené l’encre et le papier ; je suis un luxurieux, j’ai fini par écrire ; je suis un ogre, j’ai fini par manger. » Qu’importe au juste qui elle est – « triste garce » ou « ange gardien » –, elle est femme. Ce qui importe, c’est sa présence. Une présence discrète, qui lave l’écuelle, apporte le bois et alimente le feu. Qui alimente aussi le questionnement du prisonnier, nourrit sa réflexion, la régénère. Le pousse à écrire le silence : « J’ai à nouveau de l’encre et j’écris le silence ou j’entends gargouiller la fontaine ; cela me garde mieux que mes battements de cœur. » Voici désormais le prisonnier « engrossé d’une âme ». C’est à elle désormais qu’il écrit. « Je ne m’adresse plus qu’à toi. Ainsi tu es l’unique. »

         Étrange histoire d’amour et d’écriture que celle qui lie le prisonnier à celle qui le garde. Nourricière silencieuse et inspiratrice dévouée, la femme semble incarner celle sur laquelle l’écrivain aime à se reposer. Et au-delà peut-être, celle dont l’homme cherche à être empli.

         Le diptyque de Patrick Da Silva, Demain, se clôt sur un épilogue à deux temps, mystérieux et poétique. La voix narrative réapparaît, qui replace la femme dans le contexte qui a été le sien dans chacun des récits. Une fois accomplis les rituels de présence et d’offrande, l’amante-prêtresse s’efface, qui ouvre à l’homme prisonnier de lui-même, les voies de l’absolu.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



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  • Délires de livres à Chartres

    Agenda culturel




    Délires de livres




         Après le succès des deux premières Biennales, en 2005 et 2007, Délires de Livres pour sa troisième édition, accueillera à la Collégiale Saint-André, à Chartres, 150 participants venus de toute l’Europe.
         Cette année, le thème retenu est « l’ouverture à traiter en rouge et /ou blanc ». Avec les matériaux les plus divers tels l’ardoise, le bois, le verre, la terre, le papier…, les artistes séduiront les amateurs et collectionneurs de livres d’artistes et de livres objets ainsi que les visiteurs occasionnels. L’association Am’Arts, organisatrice de cette manifestation singulière et inédite dans la région, a le souci de la convivialité, de l’accompagnement du visiteur et la volonté de rendre l’art accessible à tout public.

         La qualité et diversité des artistes choisis pour leur créativité, professionnalisme et savoir-faire, font qu’aujourd’hui, Délires de Livres est l’un des grands rendez-vous nationaux de la bibliophilie contemporaine. Les artistes offriront, une nouvelle fois, des pièces uniques et des petites séries. Cette manifestation est l’un des événements artistiques majeurs de l’année 2009 de la ville de Chartres.


    Liste des participants :

    Acker Gisèle, Agostini Véronique, Albertini Françoise, Amarger Brigitte, André Marie Sophie, André Annie, Arc Anne, Auestad Woitier Geira, Babin Céline, Baud Pascale, Baudry Yves, Blanche Florane, Blottin Sylvie, Boisaubert Irène, Bossenbroek Anne, Bouquerel Monique, Bourgeois Laurence, Bourven Marie-Christine, Bouton Agathe, Bouton Bernard, Brendel Husson Brigitte, Bret Annie, Briand Alain, Briselet Jocelyne, Brossard Danièle, Buet Jean, Buet Nathalie, Burdeos Rosa, Cavoret Marie-Paule, Centre hospitalier Ey, Chamchinov Serge, Champenois Jocelyne, Charon Yannick, Chautagnat Claudine, Chenat Marie-Claude, Claudel Pascale, Coenen Colette, Coilliot Claudine, Colin Catherine, Cormier Jean-Paul, Cozzo Caroline, Danjou Anne, Darmayan Nathalie, Decellas Catherine et Jean Louis Fradelizi, Desrues Chantal, Devaux Bernard, Deville Claire, Donaint-Bonave Anne-Marie, Driss Chajri, Dubarry Françoise, Duclos Mérieux Jeanine, Dumont Colette, Elbaum Neige, Fondation aligre, Forel Fabienne, Foucher Bernard, Foyer Bourgarel, France Romuald, Gachenot Marie José, Galland Jeanne, Galle Françoise, Gayitch Ivana, Genoud Prachet Bernadette, Girodet Isabelle, Gouy Veronique, Grandcolas Yolande, Grevy Laurent, Guérard-Defaux Geneviève, Guérard-Defaux Philippe, Guilbert Valérie, Guini-Skliar Anna, Haccoun-Levikoff Marina, Herbin Marie Thérèse, Heritier Anne-Laure, Hertz Lise, Heyman Adam, Jourdan Joelle, Just Christiane, Kernaleguen Brigitte, Kiss Ilona, La mas de senonches, Lafont Michèle, Langolff Eric, Laporte Monique, Laugier Brig, Lavadour Roberta, Le Besnerais Catherine, Le Jannou Sylvie, Le Lous Delpech Frédérique, Le Rest Betoux Cathy, Lebreton Patrice, Lefèbvre Du Preÿ Armelle, Leleu Hennequin Françoise, Lemaigre Voreaux Elisabeth, Lenthall Caroll, Lenzi Claudie, Lescault Pierre, Lhermitte Quinton Odile, Liégeois Catherine, Lierman Catherine, Maidment Liz, Marielle Dominique, Masini Mario, Meyer Laurence, Millerand Brigitte, Montceau Laurence, Mouchel Brigitte, Mudde Marjon, Nicolle Micheline, Parre Elisa, Pezet Christine, Pinson Florence, Planchenault Bernadette, Pot Marie-Dominique, Pouzet Catherine, Protsenko Catherine, Radovic Douillard Marie-Françoise, Rajaona Zanoarisoa, Rémy Martine, Renaudin Marie, Rio Brigitte, Rosenberg Isabelle, Roullier Françoise, Rozenblat Tatiana, Safir Liliane, Satin Claire Jeanine, Saxe Norbert, Simoneau-Pestel Catherine, Soloy-Guiet, Jacqueline, Stockhausen Mona, Suor Phetcheng, Tassel Anne-Marie, Urbany Michèle, Vally Elyane, Van Acker Patrick, Vergues Nadine, Vernier Marc, Viannay Caroline, Walgenwitz Lise, Wilgenkamp Marja, Wintzenrieth Catherine, Woinier Francine, Xuereb-Amiel Leslie, Zaegel Régina.





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  • 9 avril 1948/Naissance de Bernard-Marie Koltès

    Éphéméride culturelle à rebours




         Le 9 avril 1948 naît à Metz Bernard-Marie Koltès.






         Bernard-Marie Koltès
         Image, G.AdC






         Étoile filante de la dramaturgie française, Koltès, décédé le 15 avril 1989 des suites du sida, a la révélation du théâtre en voyant Maria Casarès interpréter le rôle de Médée. La Médée de Sénèque, donnée au Festival d’Avignon en 1967. Dix ans plus tard, au cours de l’été 1977, le public du Festival d’Avignon découvre Bernard-Marie Koltès avec La Nuit juste avant les forêts.
         C’est avec ce long monologue d’un « lyrisme sobre », qui ne s’arrête qu’avec le point final, que Koltès signe véritablement son entrée sur la scène française. D’autres textes suivront, de la même densité. Combat de nègre et de chiens (1983), Quai Ouest (1985), Dans la solitude des champs de coton (1986), mis en scène par Patrice Chéreau, Le Retour au désert (1988). Roberto Zucco, pièce créée après sa mort.





    EXTRAIT DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS


         « […] tu te promènes n’importe où, un soir, par hasard, tu vois une fille penchée juste au-dessus de l’eau, tu t’approches par hasard, elle se retourne, te dit : moi mon nom c’est mama, ne me dis pas le tien, tu ne lui dis pas ton nom, tu lui dis : où on va ? elle te dit : où tu voudrais aller ? on reste ici, non ?, alors tu restes ici, jusqu’au petit matin qu’elle s’en aille, toute la nuit je demande : qui tu es ? où tu habites ? qu’est-ce que tu fais ? où tu travailles ? quand est-ce qu’on se revoit ? elle dit, penchée sur la rivière : je ne la quitte jamais, je vais d’une berge à l’autre, d’une passerelle à une autre, je remonte le canal et reviens à la rivière, je regarde les péniches, je regarde les écluses, je cherche le fond de l’eau, je m’assieds au bord de l’eau ou je me penche au-dessus, moi, je ne peux parler que sur les ponts ou les berges, et je ne peux aimer que là, ailleurs je suis comme morte, tout le jour je m’ennuie, et chaque soir, je reviens près de l’eau, et on ne se quitte plus jusqu’à ce qu’il fasse jour-, alors elle s’est barrée et je l’ai laissée se barrer, sans bouger (le matin, sur les ponts, c’est plein de monde et de flics), jusqu’à midi je suis resté au milieu du pont, ce n’est pas son vrai nom et je ne lui ai pas dit le mien, personne ne saura jamais qui a aimé qui, une nuit, couchés sur le rebord du pont (à midi, c’et plein de bruits et de flics, on ne peut pas rester, sans bouger, en plein milieu d’un pont), alors dans la journée, j’ai écrit sur les murs : mama je t’aime mama je t’aime, sur tous les murs, pour qu’elle ne puisse pas ne pas l’avoir lu, je serai sur le pont, mama, toute la nuit, le pont de l’autre nuit, tout le jour, j’ai couru comme un fou : mama, mama, mama, et la nuit j’ai attendu en plein milieu du pont, et dès qu’il a fait jour j’ai recommencé les murs, tous les murs, pour que ce ne soit pas possible qu’elle ne tombe pas dessus : reviens sur le pont, reviens une seule fois, reviens une minute pour que je te voie, mama, mama, mama, mama, mama, mama, mais merde comme un con j’ai attendu une nuit, deux nuits, trois nuits et plus, j’ai fouillé tous les ponts, j’ai couru de l’un à l’autre, plusieurs fois chaque nuit, il y a trente et un ponts, sans compter les canaux, et le jour j’écrivais, les murs étaient couverts, elle ne pouvait pas ne pas m’avoir lu, mais merde, elle n’est pas venue, elle ne viendrait plus, mais j’ai continué à écrire sur les murs, et j’ai continué à fouiller tous les ponts, il y a trente et uns ponts, sans compter les canaux, et je ne l’ai plus retrouvée, penchée au-dessus de l’eau…


    Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, Les Éditions de Minuit, 1988, pp. 34-35-36-37.





    ■ Bernard-Marie Koltès
    sur Terres de femmes


    22 février 1983/Réouverture à Nanterre du Théâtre des Amandiers (Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès)


    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    5 avril 1967/Maria Casarès dans Medea
    → (sur remue.net)
    un dossier Bernard-Marie Koltès



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  • 8 avril 2009 | Mort d’Henri Meschonnic



    BLANC COMME LA NUIT
    Ph, G.AdC







    BLANC COMME LA NUIT


    Blanc comme la nuit je ne dors pas
    noir comme le matin je me lève
    mes mains tremblent parce que je porte mon silence
    il faut que je dorme pour retrouver mes paroles
    je tiens bon pendant des temps pour te marier à mon bonjour.

    Parce que ton silence est une naissance
    ta gorge est serrée tu ne peux plus faire un mot
    les larmes filtrent la joie comme une essence
    tu commences tu veilles même quand tu dors.


    Henri Meschonnic, Dédicaces proverbes, poèmes, Éditions Gallimard, 1972, page 74.





    HENRI MESCHONNIC


    Henri_Meschonnic
    Ph. © Régine Blaig
    Source



    ■ Henri Meschonnic
    sur Terres de femmes

    Et la terre coule
    [chaque instant est un nouveau visage] (extrait d’Infiniment à venir)
    J’apprends une phrase qui n’a pas de fin
    nous ne savons pas si
    Un visage



    ■ Voir aussi ▼

    De la poésie osmotique d’Henri Meschonnic, article d’Angèle Paoli, publié en mai 2008 dans la revue faire part (document Word)
    → (sur Lumière des jours, le blog de Jacques Ancet)
    Critique du rythme







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  • La Pensée de midi, « L’Iran, derrière le miroir »

    Chroniques de femmes – EDITO

    Chronique de Angèle Paoli
    La Pensée de midi, n° 27, mars 2009






    La Pensée de Midi n° 27






    L’IRAN, DERRIÈRE LE MIROIR

         Coordonné par Christian Bromberger, professeur d’ethnologie à l’université de Provence, le numéro 27 de La Pensée de midi est consacré à l’Iran. Dans son introduction à ce vaste dossier ― L’Iran derrière le miroir ―, Christian Bromberger se propose de mettre l’accent sur les complexités cachées de cet immense pays. Et de bousculer les stéréotypes dans lesquels il est trop souvent enfermé. Ce dossier est complété par un cahier de photos. Des photos en noir et blanc, présentées par Abbas, de l’Agence Magnum.

         Tiraillé entre deux clichés opposés, aussi tenaces et réducteurs l’un que l’autre, l’Iran offre au monde actuel l’image d’un Janus bifrons caricatural. D’un côté clercs enturbannés et dirigeants radicaux provocateurs, décidés à jouer, sur l’échiquier international, la politique du refus. De l’autre, les intellectuels et artistes qui déjouent la censure et produisent des œuvres reconnues par les instances culturelles européennes.

         Selon Christian Bromberger, l’Iran ne peut se réduire à l’image que l’actuel président populiste Ahmadinejad veut imposer aux yeux du monde. Pas davantage à l’image dorée, exclusivement représentative d’une société très privilégiée, que certains s’appliquent à vouloir donner de ce pays. Pour tenter d’élargir les frontières entre ces extrêmes, Christian Bromberger dresse, par l’intermédiaire de ses auteurs ou de lui-même, une série de portraits d’une grande diversité, qui permettent une appréhension plus précise de la réalité complexe et polymorphe de l’Iran, divisé entre des modèles contradictoires, défense identitaire d’une part ― marquée par un attachement viscéral aux valeurs traditionnelles ― et tentations de la modernité de l’autre.

         De chapitre en chapitre se dessine le kaléidoscope mouvant où se croisent banquier pour pauvres de la capitale et chauffeurs de taxis, femmes impliquées dans la vie des quartiers ― comme cette couturière d’un nouveau style qui se bat contre la « masculinisation des rues » ou comme cette bibliothécaire acharnée à la défense des droits des femmes ―, journaliste soumise aux « patrouilles de la Guidance islamique » et politicienne attentive à l’évolution de la révolution, cinéastes engagées et artistes, jeunes couples adeptes des sports les plus divers. Les nouveaux pahlavans* du quotidien côtoient les antihéros de l’histoire, opportunistes forgés au sein de la société pahlavienne qui s’adaptent aux situations nouvelles imposées par la Révolution islamique. Quant aux « grands personnages emblématiques de la nation » ― ayatollahs, archéologues et poètes ―, leurs philosophies sont multiples et leurs croyances, difficiles à cerner parce que soumises à des influences multiples, le sont davantage encore à cataloguer.

         Ainsi, à travers le prisme changeant des personnalités qui nous sont proposées, les « paradoxes persans » apparaissent-ils plus clairement au grand jour. Dans le même temps surgit une interrogation nouvelle : Téhéran est-elle aujourd’hui en voie de devenir la capitale du monde musulman ? « Singularité de l’Iran : religion et nation ne se distinguent pas, non plus que fondamentalisme et nationalisme ».


    * Les Pahlavan mythiques luttaient contre les forces du mal. L’un d’entre eux, le légendaire Rostam, sauva plusieurs fois l’Iran.



    I. GALERIE DE PORTRAITS


    a. « Brèves de taxis à Téhéran »


         Dans son papier « Brèves de taxis à Téhéran », Christian Bromberger rapporte un échantillonnage de conversations relevées au hasard de ses courses à travers la capitale. S’il est possible d’écouter les chauffeurs de taxis évoquer les contraintes de la bigamie ou les drames provoqués par les mariages entre un chiite et une sunnite (ou l’inverse), il est bien difficile d’établir un portrait ― robot du chauffeur de taxi téhéranais. Tel d’entre eux s’intéresse à l’Holocauste et aux théories négationnistes qui émaillent les discours des politiques et des religieux, tel autre au contraire ne se passionne que pour la poésie de Mowlana, de Khayyam ou de Châmlou. Tel autre encore se réfugie, après son travail, dans la lecture de textes politiques ou religieux ou dans celle de Wittgenstein.

         Du chauffeur kurde ― dont le rêve est de retourner vivre au village ― au chef d’entreprise ruiné par sa faillite ou au commerçant forcé de fermer sa boutique parce que les vêtements « disco » qu’il propose ne correspondent pas aux règles islamiques, les raisons d’exercer cette profession sont multiples. Et les visages du chauffeur de taxis téhéranais échappent à toute mainmise qui viserait à enfermer les hommes de cette profession dans une galerie de stéréotypes aisément identifiables.


    b. Shahla Sherkat et Massoume Ebtekar, deux « métaphores du présent »

         Venu à Téhéran au printemps 2008 pour y tourner un film pour Arte, Jean-François Colosimo, théologien et éditeur, brosse le portrait de deux iraniennes de renom, Shahla Sherkat et Massoume Ebtekar.

         Grandie dans une « famille traditionnelle qui fréquente les mosquées », Shahla Sherkat, journaliste d’État, est la fondatrice de l’hebdomadaire Zanân (« Femmes »), dont l’autorisation de publication a été suspendue en février 2008 ; Massoume Ebtekar ― brillante biologiste ―, « s’est imposée comme la porte-parole des étudiants lors de la prise d’otages de l’ambassade américaine en 1979 ». Issues toutes deux de la Révolution, héritières de l’imam Khomeiny, elles sont également impliquées dans la réforme. Pour l’une comme pour l’autre, le président Khatami ― « qui prônera la liberté d’expression au cœur de la République théocratique », incarne l’islam politique. Rebelles à la « fausse modernité, à la fausse émancipation, au faux féminisme », rebelles à la société libérale du chah, elles sont engagées l’une et l’autre dans le combat « pour la liberté, l’indépendance, la dignité ». « Leur féminisme ne s’oppose pas à la religion, il s’en réclame même au besoin, et n’en regrette que la possible instrumentalisation. » Toutes deux continuent de combattre ― au même titre que l’avocate Chirine Ebadi, prix Nobel de la Paix en 2003 ―, pour les droits de la femme et au-delà de s’interroger : « Qu’en est-il vraiment de l’économie, du progrès social, de la condition des femmes ? » Au-delà de ces questions récurrentes, demeure la question fondamentale : « Sommes-nous toujours dans l’inspiration de la Révolution islamique, des idéaux de l’imam Khomeiny ? »
         Véritables « métaphores du présent », Shahla Sherkat et Massoume Ebtekar sont représentatives de ce que Jean-François Colosimo nomme le « paradoxe persan. »


    c. « Coopérative des Femmes Bien-Pensantes Vertes »

         Chargée d’une étude dans les quartiers pauvres du sud de Téhéran, la sociologue et géographe Masserat Amir-Ebrahimi a rencontré l’une des figures les plus originales du 13 Abân, Farkhondeh Gohari, et l’a suivie dans l’évolution d’une entreprise singulière, initiée en 1997.

         Volontaire du Comité d’hygiène de la ville saine (CVS) du quartier sud de Téhéran (13 Abân), Mme Gohari anime depuis des années une petite bibliothèque en même temps qu’un « Conseil des femmes », lequel a été complété une dizaine d’années plus tard par une « Coopérative des Femmes Bien-Pensantes Vertes ». Constituées à partir d’initiatives personnelles, ces petites unités de travail, destinées à pallier les déficits socioculturels de la ville, sont devenues des outils indispensables pour venir efficacement en aide aux plus démunies.

         L’ambition de Mme Gohari : agrandir encore la coopérative, la moderniser, la transformer en un centre multifonctionnel. Afin que davantage de femmes encore puissent venir s’y former, se perfectionner, apprendre un métier. Pour réaliser son rêve, Farkhondeh Gohari a besoin de toutes les bonnes volontés du quartier. Pour la plupart, des femmes.


    d. Héros du quotidien

         Architecte et urbaniste, Mina Saïdi-Shahrouz dresse avec Parvine Ghassemi, étudiante en anthropologie urbaine, le portrait de deux figures emblématiques de l’Iran d’aujourd’hui.

         Rassoul R., fondateur d’une caisse d’épargne et de prêt pour les pauvres, et Fatemeh K., organisatrice d’un atelier de couture pour les femmes en difficulté, offrent, par leur savoir-faire et par leur sens de l’organisation, de nouveaux modèles de citoyenneté et de socialisation. C’est dans le quartier déshérité de Cyrus, quartier le plus ancien de Téhéran, qu’opèrent, chacun dans leur domaine, Rassoul et Fatemeh. Véritables protecteurs de Cyrus, fidèles, par leurs actions solidaires et novatrices, à l’éthique des anciens palhavans, Fatemeh et Rassoul ont contribué à améliorer les conditions de vie des habitants du centre historique de Téhéran, mis à mal par les problèmes liés à la présence d’ouvriers afghans. Attachés à faire fonctionner les réseaux de solidarité ou à pousser les femmes à participer aux réunions publiques, Rassoul et Fatemeh sont également attachés au respect de la tradition et de l’orthodoxie religieuse. Peu enclins à la transgression, ces « leaders charismatiques » de la nouvelle citoyenneté sont devenus de « véritables modèles d’action publique ».


    e. Sâdegh, l’opportuniste d’Ispahan

         Anthropologue de formation, Mohiaddin Vatani évoque la figure contradictoire de Sâdegh.

         Grandi dans la période intermédiaire qui sépare l’Iran de la monarchie Pahlavi de l’Iran de la révolution de 1979, Sâdegh est représentatif de sa génération. Véritable « caméléon », Sâdegh offre le visage de l’opportuniste. Un opportunisme modelé par les mouvements de l’histoire et de la culture de son pays. Violemment contestataire dès l’adolescence, le jeune homme s’oppose à l’autorité paternelle, entrave à sa liberté. Son comportement rebelle, conforme à celui de nombreux habitants de son quartier de Dardecht, s’inscrit dans le refus des pratiques inhérentes aux traditions religieuses et aux contraintes familiales imposées par son milieu. Sâdegh choisit la transgression, même si s’affranchir d’un mode de vie imposé par les siens a un coût (plus lourd et plus difficile à supporter pour les jeunes filles qui transgressent les traditions). Sâdegh quitte donc son quartier originel, choisit le métier d’enseignant plutôt que celui d’artisan, et épouse la jeune fille dont il s’est épris. Cependant, quelques années plus tard, l’enseignant doublé d’un homme d’affaires attaché à sa réussite sociale se détermine en faveur des choix imposés par la révolution de 1979. Sâdegh adopte la posture pieuse opposée à l’attitude moderniste pour laquelle il avait précédemment opté. Sâdegh affiche avec ostentation son adhésion au régime politique islamique. Et s’il affiche une croyance sincère à l’islam, nul ne peut nier qu’il y trouve aussi un intérêt socio-économique en rapport avec ses ambitions. La trajectoire de Sâdegh est celle de nombreux Iraniens, qui jouent avec dextérité des fluctuations entre valeurs traditionnelles et modèles emblématiques de la modernité.


    f. L’art documentaire selon Moretza Avini

         Maître de conférences à l’université d’Avignon, Agnès Devictor a publié au CNRS Politique du cinéma iranien : de l’ayatollah Khomeini au président Khatami. Une étude qui la pousse à s’intéresser à Shahid Morteza Avini, « l’une des grandes figures de la guerre Iran-Irak (1980-1988) ».

         Praticien et théoricien, Moretza Avini s’est engagé « dans la Révolution par le cinéma documentaire ». Convaincu que cette forme d’expression pouvait contribuer « à penser les transformations politiques de l’Iran », convaincu qu’elle peut ― davantage que le cinéma ― lui permettre d’embrasser plus largement le territoire iranien, convaincu également que la Révolution lui offre d’enregistrer différemment le monde et de modifier le regard que le spectateur porte sur lui, Moretza Avini s’emploie à « rester au plus près du réel ». Ce qui implique une patiente imprégnation de son équipe sur les lieux du tournage. Aller au devant des populations villageoises, se mettre à leur écoute, enregistrer les gestes et les paroles que la Révolution a permis de libérer, telles sont les consignes et les méthodes observées par le cinéaste. La caméra devient ainsi pour les villageois « un instrument de médiation avec le nouveau pouvoir ».

         Engagé pendant les huit années consécutives de la guerre Irak-Iran (1980-1988) dans le tournage de la « défense sacrée », Avini « se livre à la quête d’une vérité philosophique de la guerre à partir de son travail cinématographique ». Parallèlement, il invite le spectateur à une véritable démarche mystique et à un questionnement, au-delà des apparences, sur le sens profond de cet événement. Cette incessante interrogation sur le visible et l’invisible place Avini « dans la lignée de la philosophie chiite ». Cependant, si Avini, grand admirateur de John Ford et d’Alfred Hitchcock ― « le grand maître du cinéma mondial »―, réussit à « concilier le régime islamique avec la modernité politique et esthétique », il se refuse aussi à renoncer à toute pensée critique. Plaidant pour l’adoption des techniques occidentales, Avini est « accusé de pactiser avec l’ennemi ». Il incarne la figure de l’intellectuel « refusant d’arrêter de réfléchir aux défis du monde moderne, une fois la révolution accomplie. »


    g. Amir Reza Koohestani : une figure théâtrale de passeur

         Longtemps muselé par le joug du régime islamique, le théâtre iranien connaît aujourd’hui un vent de folie libératrice qui le fait renaître de ses cendres. Les troupes se multiplient, les jeunes auteurs, comédiens et metteurs en scène rivalisent de talent. Figure de proue du théâtre iranien, Amir Reza Koohestani est considéré, jusqu’en Europe, comme un véritable passeur. Son écriture, qui puise « dans les conventions scéniques héritées du théâtre traditionnel » tout en s’attachant à aborder des sujets d’actualité, oscille entre symbolisme et réalisme et offre une grande diversité. « Monologues intimes, dépouillement du plateau, noirceur scénique » sont là pour servir les thèmes de prédilection du dramaturge : « usure du quotidien, incommunicabilité des êtres, réclusion des figures féminines et solitude des personnages ». Explorées par la philosophe Liliane Anjo, doctorante à l’EHESS, toutes ces données novatrices, – auxquelles s’ajoutent les multiples possibilités d’interaction avec le public -, contribuent à faire de Koohestani un dramaturge très apprécié des jeunes générations. Beaucoup moins du ministère de la Culture et de la Guidance islamique, qui lui ont refusé la représentation de sa pièce Va ruz hargez nayâmad (« Et le jour n’advint jamais »).


    h. Polygynie et art

         En matière d’art contemporain, l’Iran a opéré ces dernières années un revirement considérable. Désormais ouvert à l’art occidental, l’Iran actuel compte trois réseaux. Les artistes du « réseau officiel » développent une esthétique islamico-révolutionnaire. Les semi-officiels, de loin les plus en vogue et les plus innovateurs, bénéficient d’une marge de manœuvre plus large. Composé d’artistes indépendants, le troisième réseau est un réseau souterrain, qui vit en marge des circuits reconnus par le régime de la République islamique d’Iran. Par ailleurs, la figure de l’artiste jouit aujourd’hui en Iran d’une véritable fascination. L’historienne Alice Bombardier, doctorante à l’EHESS, travaille actuellement sur les peintres iraniens contemporains. Le sujet de son étude est la famille Sinaï, une famille d’artistes téhéranais, partagée comme tant d’autres, entre modernité et tradition. Le cinéaste Khosrow Sinaï consacre son travail à la vie et à l’oeuvre des peintres, notamment à l’œuvre picturale de ses deux épouses, Gizella Varga Sinaï (née en 1944) et Farah Ossouli (née en 1953). Les deux épouses évoluent dans le même atelier. D’origine hongroise, Gizella Varga Sinaï, divisée entre deux civilisations différentes, s’intéresse aux vieux mythes, intègre dans ses peintures modernistes les bas-reliefs de Persépolis et s’interroge sur ce qui relie le présent au passé. Graffitis et calligraphie se mêlent, qui associent impressions d’orient et pratiques occidentales. De son côté, Farah Ossouli s’inspire des anciennes épopées iraniennes et fait de la femme son héroïne privilégiée. À noter cependant que la nudité de sa Vénus — tableau inspiré de La Naissance de Vénus de Botticelli — disparaît sous une superposition de voiles, tête recouverte d’un foulard ! Quant à la nymphe que le peintre italien a représentée aux côtés de la déesse, elle a été remplacée ici par un homme qui tend à Vénus le tchador dont elle doit se vêtir! Provocation ? Contestation ? Ou au contraire, symbiose avec le régime politique actuel ? Il m’est difficile de le dire et de m’en faire une idée précise !

         Ensemble, les deux artistes ont fondé le premier groupe de femmes peintres iraniennes, Dena. Ce collectif, qui réunit des « artistes femmes de différents styles et visions », « a pour but de présenter les artistes femmes en Iran et à l’étranger comme des professionnelles indépendantes ».

         Quant à la polygynie, considérée en Iran comme un statut « d’arriération », les deux épouses Sinaï ont réussi, grâce à leur personnalité d’artistes, à lui rendre ses lettres de noblesse. Et à lui faire acquérir sa stature « avant-gardiste ». Être artiste à Téhéran, c’est aussi assumer la fonction de ciment de la société iranienne. Dans le paradoxe du marginal et de l’élitaire, de la singularité et de l’excellence.


    i. Morteza Goodarzi, le barde du Khorasan

         Vaste empire culturel aux ramifications complexes, le monde musical iranien connaît lui aussi, comme les autres domaines d’expression, le clivage entre tradition et modernité. Ce clivage alimente le discours d’Ariane Zevaco, dont les recherches anthropologiques actuelles portent sur les « modes de représentation de la musique » en Iran, Tadjikistan et Afghanistan. Ariane Zevaco a choisi de « dresser le portrait d’un musicien iranien du Khorasan » et d’en suivre la trajectoire. Formé au répertoire traditionnel des bakhshi, ou bardes, Morteza Goodarzi, qui reste très attaché au répertoire de sa région, explore néanmoins des voies nouvelles, notamment en réservant à la poésie une place de premier choix. Tenter de concilier le passé et le présent engendre des conflits générationnels. Se départager de ses maîtres oblige Goodarzi à rechercher sans cesse le juste équilibre entre ce qui est reconnu par le monde musical iranien et ce qui est soumis à la censure. À ces difficultés s’ajoutent les problèmes liés aux régions éloignées de la capitale. Ce qui implique pour Goodarzi de « trouver un espace culturel commun » tout en cherchant à concilier le répertoire traditionnel populaire de chant et les projets tournés vers l’Europe.


    j. L’escalade, une voie vers l’émancipation ?

         Docteur en anthropologie, Eric Boutroy s’intéresse aux sports de montagne et notamment à l’engouement des jeunes Iraniens pour l’escalade. Nombreux sont les jeunes gens qui, comme le couple résolument moderniste de Maryam et Hamid, pratiquent cette activité. Derrière le rayonnement de ce sport en pleine expansion, c’est un choix de vie qui se dessine, une façon d’affirmer son individualité face à une société répressive, viscéralement attachée aux institutions et aux convenances. Ouverte à la mixité, la montagne est pour ses adeptes, un espace éphémère de liberté, un « territoire de décontraction et de convivialité où il est possible de tempérer la pression des lois ordinaires ». Mais le monde de l’escalade est loin d’être unifié. À côté d’une jeunesse émancipée qui pratique l’escalade dans des tenues adaptées à ce sport, l’on rencontre des familles populaires qui varappent avec des équipements démodés. Sans parler des miliciennes montagnardes chargées de veiller à la bonne tenue des sportifs et de rappeler les codes de bonne conduite. Les « Sisyphes de Téhéran » ont encore fort à faire pour ruser avec les codes d’une société islamique extrêmement contrôlée.



    II. NATIONALISME ET POUSSÉES IDENTITAIRES

         Quelles que soient leurs origines, leurs activités et leurs formations, quels que soient aussi leur itinéraire culturel et religieux, les Iraniens sont soudés par « un fort sentiment d’orgueil national » qui fait de « l’iranocentrisme » une dimension incontournable. Encouragé par la dynastie préislamique des Pahlavis (1925-1979), ce sentiment national, qui puise ses racines dans la conviction d’appartenir à l’une des plus anciennes et des plus brillantes civilisations, s’est exacerbé sous les visées centralisatrices et unificatrices de la République islamique. Ce sentiment se traduit aujourd’hui « par une forte xénophobie envers les Arabes », les Turcs, les Anglais, les Russes, les Américains. Outre l’Iran, ce nationalisme englobe « le monde iranien » ― sarzamin-e Irân incluant l’Afghanistan, l’Asie centrale et le Caucase. Alimenté par une grande diversité ethnologique, linguistique et religieuse, le nationalisme iranien s’accompagne de fortes poussées autonomistes et indépendantistes qui inquiètent le pouvoir actuel.


    a. Islam sunnite en Iran, le renouveau

         Chargé de conférences à l’Institut d’études de l’Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM) de Paris, Stéphane A. Dudoignon présente pour La Pensée de midi un dossier consacré au renouveau de l’islam sunnite dans le Baloutchistan. Conduit par un puissant clergé de mawlawi*, ce renouveau a pris la place, peu à peu, des idéologies précédentes : celle qu’avait imposée la monarchie pahlavie puis celle de la République islamique. Au cours des années 1970, les mawlawi du Baloutchistan se sont hissés au rang des premiers promoteurs du sunnisme, de sorte que ce vaste mouvement confessionnel place désormais le Baloutchistan au cœur des préoccupations de l’Iran.
        La République islamique, passée depuis le tournant du XXIe siècle aux mains des Pasdaran (« les intransigeants champions du centralisme politique »), se heurte aujourd’hui aux identités confessionnelles complexes qui ont remplacé les communautarismes ethniques. À la tête des élites mawlawi, le puissant Mawlana ‘Abd al-Hamid, « recteur d’une madrasa sunnite d’audience internationale » et « l’un des plus visibles promoteurs actuels de la cause sunnite d’Iran. » Conquise de haute lutte, cette cause met en lumière les conflits qui couvent dans le monde de l’islam et opposent les sunnites aux chiites conservateurs assujettis au gouvernement militaire de Pasdaran.


    « * Le terme mawlawi désigne,dans le monde persanophone, les clercs de l’islam sunnite formés depuis le XIXe siècle dans le sous-continent indien — par opposition aux mulâ chiites, ainsi qu’aux dàmullà sunnites éduqués en Afghanistan ou en Asie centrale.


    b. Chehregani, un opposant au régime islamique

         Docteur de l’université Paris VIII, Gilles Riaux porte son attention sur la trajectoire de Mahmoud ‘Ali Chehregani, leader d’une organisation nationaliste azerbaïdjanaise, la GAMOH. Cet organisme, qui accuse l’État de mener une politique de répression systématique contre l’ensemble des autres groupes ethniques, revendique pour l’Azerbaïdjan, province du nord-ouest de l’Iran, « une large autonomie dans le cadre d’un Iran fédéral ». Opposant au régime de la République islamique, Chehregani s’est engagé dans une carrière militante qui l’a conduit, depuis sa nomination, en 1990, à l’université de Tabriz ― où il défend la langue turco-azerbaïdjanaise ― jusqu’à son engagement politique aux législatives de 1996 auxquelles il s’est présenté en candidat indépendant, jusqu’à l’exil qui a mis fin à ses activités sur le sol iranien. Des États-Unis, où il vit aujourd’hui, il continue de plaider la cause des Turcs azeris. Et le séparatisme d’avec le régime islamique.



    III. LES GRANDES FIGURES EMBLÉMATIQUES DE L’IRAN : DE L’AYATOLLAH AU POÈTE

         L’ayatollah ― « signe de Dieu » ―, le gardien de la Révolution, le chef tribal, l’archéologue et le poète comptent parmi les figures emblématiques de l’Iran.


    a. Mojtahed Shabestari, théologien chiite

         Après avoir souligné que le chiisme était, comme toute autre religion, soumis à ses propres contradictions internes, Yann Richard, professeur à Paris III et auteur de nombreux ouvrages sur l’Iran, se penche sur la personnalité de Mohammad Mojtahed Shabestari. Issu d’une famille cléricale chiite d’Azerbaïdjan, Shabestari, né en 1936, est un éminent théologien, longtemps engagé, comme nombre de ses pairs, dans des mouvements politiques. C’est d’abord, au début des années 1960, contre les réformes mises en place par le chah que s’oriente sa lutte. Dans cette optique, il publie un opuscule qui réfute les arguments en faveur du droit de vote des femmes. Puis il se lance dans une réflexion sur les communautés hétérodoxes et sur le respect qui leur est dû. Selon Shabestari, « la société islamique idéale » devrait « permettre aux différentes convictions de s’exprimer ». Après « une période d’activisme révolutionnaire mesuré », l’ayatollah Shabestari « se réfugie dans le quiétisme », se passionne « pour la philosophie mystique, l’herméneutique des textes sacrés et pour la pensée occidentale en matière de science politique » (Erich Fromm et Herbert Marcuse). Et « pose la liberté comme condition de la foi ». Un discours qui « brise le monolithisme de la pensée traditionnelle sur l’adhésion religieuse en osant des formulations qui bouleversent les systèmes théologiques ». Un itinéraire original et contrasté que celui de ce théologien pour qui l’approche du Coran doit être soumise à une sérieuse remise en question. Une prise de position qui a valu à Shabestari « une mise à la retraite anticipée de la faculté de théologie de l’université de Téhéran par l’actuel régime ».


    b. Reza Kashani ou l’itinéraire d’un « gardien de la Révolution islamique »

         Directeur de recherche au CNRS et géographe, Bernard Hourcade trace le portrait d’un personnage aux contours fluctuants et évolutifs, Reza Kashani, « gardien de la Révolution islamique ».

         Fils d’un employé municipal de Chiraz, étudiant en économie, Kashani nourrit depuis sa période estudiantine un rêve d’indépendance pour son pays. Un pays libéré des tutelles étrangères qui aspire à davantage de libertés individuelles. Contraint de servir le clergé chiite, « qu’il accuse d’avoir trahi ses idéaux révolutionnaires », Kashani poursuit l’ambition de servir l’État selon trois principes auxquels il reste attaché : Indépendance, liberté, république islamique.

         La guerre contre l’Irak en 1980, l’invasion de l’Iran, les conflits internes au pays, poussent Kashani à s’enrôler, avec d’autres, dans la milice des « gardiens de la Révolution islamique ». Sorti victorieux de la guerre, Kashani et ses compagnons révolutionnaires poursuivent le combat « du front intérieur ». Il s’agit de bouter hors du pouvoir le clergé chiite devenu très puissant. Au sortir de ce dernier conflit, en juillet 1988, les révolutionnaires sont épuisés. Mais Kashani, qui s’est remis de graves blessures, retrouve son énergie de leader et son talent d’orateur. Général à trente-trois ans, Kashani abandonne son histoire militaire et reprend ses études. Docteur en sciences économiques, devenu haut fonctionnaire au ministère du Plan et du Budget, cet homme de l’élite iranienne travaille « sur les politiques de développement des régions marginales ».

         Mais la politique conduite par Ahmadinejad, dont il est cependant proche sur le plan idéologique, le déçoit, et Kashani s’interroge sur ce qu’est devenue aujourd’hui la République islamique. Cet héritier de Khomeyni, révolutionnaire ouvert aux changements, prépare avec ses amis les élections présidentielles de juin 2009. Sans doute en vue de « réaliser enfin ses ambitions de jeune révolutionnaire » !


    c. Â Ja’far-Qoli Rostami, dernière grande figure tribale

         Ethnologue, directeur de recherche au CNRS, Jean-Pierre Digard est l’auteur, avec Bernard Hourcade et Yann Richard, d’un ouvrage intitulé L’Iran au XXe siècle : entre nationalisme, islam et mondialisation. Dans le dossier consacré à l’Iran, Jean-Pierre Digard s’intéresse à l’une des dernières figures emblématiques du monde nomade du Khuzestan, le chef de la tribu bakhtyâri, Â Ja’far Qoli Rostami.

         Disparu le 4 avril 2003 à l’âge de quatre-vingt-deux ans, Rostami est l’un des derniers représentants de la nomadisation telle qu’elle existait encore avant l’arrivée au pouvoir, en 1921, de Reza Chah. Et l’un des résistants à la réforme tribale décidée par le Chah. Les opposants à cette réforme en trois volets ― sédentarisation, déculturation, détribalisation ―, firent l’objet d’une violente répression. Affaiblies par la misère et la famine, soudain privées de leurs chefs, les tribus subirent une profonde désorganisation dans leur fonctionnement interne. Avec l’arrivée au pouvoir de Mohammad Reza, fils de Reza Chah, et la Seconde Guerre mondiale, les tribus reprirent les armes et les nomadisations. Dans le même temps, les chefs de tribus rivales — Mortezâ Qoli Khân Samsâm et Abd ol-Qâsem Khân Bakhtiyâr — se lancèrent dans de nouvelles luttes sanguinaires. C’est dans ce contexte exacerbé que grandit Ja’far-Qoli Rostami. Fasciné par les armes et partagé entre les deux tribus rivales qui le réclament l’une et l’autre, Rostami participe à toutes les aventures militaires de sa région. Souvent menacé par ses activités clandestines, dont le trafic d’armes, engagé tout au long de sa vie dans les violents conflits qui opposent l’Etat iranien aux tribus — parmi lesquelles celle des Bakhtiyâri —, Rostami apparaît comme un leader tribal qui a bien du mal à se défaire de l’image de guerrier qui est la sienne depuis tant d’années. Il finit pourtant ses jours au milieu de ses poules, dans une petite maison paysanne qu’il partage avec son unique épouse, Bibi Irân.


    d. Regards sur l’archéologie en Iran

         Ali Mousavi, archéologue, et Nader Nasiri-Moghaddam brossent pour ce dossier Iran les grandes lignes de l’histoire de l’archéologie. Au terme de leur parcours, l’un et l’autre concluent en soulignant les divergences d’objectifs et d’enjeux poursuivis par les archéologues occidentaux et iraniens. Aux visées culturelles, commerciales et patrimoniales des uns répondent les visées nationalistes des autres. Redécouvrir le passé alimente la fierté du peuple et permet de dénoncer l’ingérence des grandes puissances dans le patrimoine iranien.

         C’est en 1941, au moment où Mohammad Reza (1941-1979) prend la place de son père, que l’archéologie iranienne amorce un tournant important de son histoire. C’est la première fois en effet que travaillent côte à côte, sur les sites antiques, équipes archéologiques iraniennes et missions étrangères. Fereydoun Tavallali, « premier diplômé d’archéologie de l’université de Téhéran » entreprend des fouilles dans la région du Fârs. Mohammad Taqi Mostafavi prend la tête de la Direction générale de l’archéologie et Ali Sâmi entreprend des fouilles à Persépolis et à Pasargades dès 1949. Vient ensuite Ezatollâh Negahbân à qui l’on doit la « réorganisation et l’essor de l’enseignement de l’archéologie en Iran » et la fondation de l’Institut archéologique de l’université de Téhéran.
        « À la veille de la Révolution islamique de 1978, on comptait plus de cinquante missions iraniennes et internationales travaillant sur différents sites du pays. » La République islamique a mis fin à cette coopération ainsi qu’à toute activité de recherche dans ce domaine, considéré par les révolutionnaires comme une appartenance au passé monarchique de l’Iran.
        Aujourd’hui, « le régime protège et valorise les antiquités préislamiques iraniennes ». L’archéologie est au cœur des défis iraniens de la modernité.


    e. Ahmad Châmlou, poète

         Dernier personnage de ce dossier Iran, le poète Ahmad Châmlou (1925-2000) nous est présenté par l’interprète et traductrice Azita Hempartian, « membre du corps académique iranien ».

         Genre littéraire majeur hérité du passé, figée dans les contraintes formelles imposées par la tradition, la poésie était intouchable en Iran. Et de ce fait, considérée comme impropre à accueillir des idées neuves. Pourtant, après les graves crises qui ont bouleversé l’Iran au début du XXe siècle, deux noms ont émergé dans le monde poétique : celui de Nimâ, dont le recueil Afsâne, publié en 1921, marque un tournant dans la poésie persane. Celui ensuite de Châmlou, « qui incarne mieux que quiconque les passions et les paradoxes iraniens. Les passions, car le rêve premier de tout Iranien n’est pas d’être ingénieur, professeur ou diplomate, mais poète. Les paradoxes, car cette passion se double d’une vénération pour la métrique et la prosodie persane classiques, celles de Hâfez et de Saadi. »

         Or Châmlou, dont l’histoire personnelle a été traversée par des engagements contradictoires et mouvementés ― sympathisant nazi au temps de son adolescence, puis plus tard adhérant au parti Toude, « principale formation de la gauche iranienne » ―, balaye ces règles classiques et fait de la rue et de l’usine le décor de sa poésie. Engagé dans les combats contre la dictature et l’oppression du peuple, Châmlou invente une « poésie sociale et avant-gardiste », dont témoigne le recueil L’Air frais. Certains poèmes de ce recueil, écrits en prison, expriment la colère de Châmlou à l’encontre d’une tradition millénaire et archaïque, qui impose son hégémonie jusque dans la forme poétique. En rupture perpétuelle avec la société iranienne dont le vide culturel lui paraît vertigineux, Châmlou opte pour le journalisme et les médias. Des armes peu appréciées des intellectuels, qui offrent cependant au poète un vaste tremplin pour diffuser ses idées. Également en rupture avec Nimâ, son maître en poésie, Châmlou, très marqué par la fréquentation constante des grands poètes occidentaux (Langston Hughes, Yannis Ritsos, Zoltan Zelek, Jacques Prévert, Paul Éluard, Jean Cocteau, Alain Lance, Pierre Reverdy, Paul Fort, Bertolt Brecht, Federico García Lorca… ) crée le vers blanc.

         Décidé à évoluer ― Les Mélodies oubliées, publiées après la guerre, sont marquées par un lyrisme romantique mais Déclaration est d’inspiration sociale ―, Châmlou se veut « résolument moderne ». Une modernité qui passe par la lutte contre l’oppression asphyxiante de tous les tabous. Jusqu’au cœur de sa création.

         La poésie, qui a changé en profondeur et le poète et la vie du poète, changera-t-elle aussi, progressivement, le monde iranien ? C’est sur cet espoir que se termine ma lecture, toujours brûlante, de ce dossier.

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli




    Voir/écouter aussi :
    – (sur le site de Télérama)
    une rencontre avec le professeur d’ethnologie Christian Bromberger (22 mars 2009. Une émission présentée par Thierry Leclère [12min52′]) ;
    – (sur Terres de femmes)
    Laure Adler/Isabelle Eshraghi, femmes hors du voile ;
    – (sur YouTube)
    Shirin Neshat. FotografIas ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 19/« Qui menace qui ? » ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 20/« Beyrouth XXIe siècle » ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 22/« Mythologies méditerranéennes » ;
    – (sur Terres de femmes)
    La Pensée de midi, n° 23/« Tanger, ville frontière » ;
    – (dans le Magazine de Zazieweb)
    Revue des revues V : La pensée de midi. Penser le monde méditerranéen, par Angèle Paoli.



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  • 6 avril 1917 | Naissance de Leonora Carrington

    Éphéméride culturelle à rebours



    Le 6 avril 1917 naît à Clayton Green, dans le Lancashire, Leonora Carrington, issue d’une famille de riches industriels du textile.





    Carrington Autoportrait
    Leonora Carrington,
    Autoportrait (L’auberge du cheval de l’aube), 1937-1938
    Huile sur toile, 65 x 81,2 cm
    Collection Pierre et Maria-Gaetana Matisse
    New York City, The Metropolitan Museum of Art
    Source







    En 1936, inscrite à l’Académie d’art créée à Londres par Amédée Ozenfant, elle visite l’Exposition internationale du Surréalisme aux New Burlington Galleries. Sa rencontre, en 1937, avec Max Ernst, marquée par un coup de foudre réciproque, l’entraîne dans une relation triangulaire entre elle, Ernst et son épouse, Marie-Berthe. Cette relation lui inspire une nouvelle, Le Petit Francis. Auteur du Cornet acoustique, Leonora Carrington, célèbre pour ses peintures d’inspiration surréaliste, vivait à Mexico, où elle est morte le 25 mai 2011.

    Une exposition « Leonora Carrington, la mariée du vent » a été présentée à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, du 30 mai 2008 au 18 juillet 2008.






    EXTRAIT DE LEONORA CARRINGTON, LA MARIÉE DU VENT D’ANNIE LE BRUN


    « Nous sommes en 1937. Et il ne faut pas attendre longtemps pour que Max Ernst nous la présente, « bon vent, mal vent », dans sa préface à la Maison de la peur de Leonora Carrington. Bien sûr, il est follement amoureux d’elle, comme elle l’est de lui. Et bien sûr, depuis lors, la pauvreté et l’abondance des commentaires, tour à tour ou en même temps universitaires, psychologiques, esthétiques, féminins, féministes, ont empêché de voir à quelle lumière d’éperdu, pour l’un et pour l’autre, « l’inconscience du paysage devient complète ». Ainsi se sera-ton bien gardé de chercher pourquoi Max Ernst commence par se demander si « la femme dont le haut du bras est cerclé d’un mince filet de sang, ne serait autre que la Mariée du vent ». Et pourquoi les questions s’enchaînent les unes aux autres : « Qui est la Mariée du vent ? Sait-elle lire ? Sait-elle écrire le français sans fautes ? De quel bois se chauffe-t-elle ? » Que veut donc Max Ernst ? Est-il indécis ? Hésitant ? Certainement pas. Cette « Mariée du vent », seul lui importe de la reconnaître.

    Car elle lui est apparue, dix ans plus tôt, comme en témoignent trois toiles de 1927, justement intitulées La Mariée du vent, où, à chaque fois, un entrelacs de chevaux impétueux, comme échappés des « hordes » de la même époque, devient le centre tourbillonnant du tableau, dont l’organisation et la beauté tourmentées rappellent celles des Deux Jeunes Chimères et de la scène d’érotisme sévère, aussi de 1927 […]

    A-t-on voulu ignorer la puissance visionnaire de ce qui s’est joué dans la jungle des formes courant à la rencontre du désir ? A-t-on voulu oublier qu’il y allait de la poésie comme exacte mesure des « influences mystérieuses qui régissent la vie des hommes » et que la grandeur du surréalisme aura été de tout mettre en œuvre pour nous en apporter les preuves bouleversantes ? […]

    Alors, comment ne la reconnaîtrait-il pas, un an plus tard, la « Mariée du vent », sous les traits de Leonora Carrington, pour qui les apparences ont si peu d’importance que, dans son autoportrait de 1938, le cheval à bascule, la couronnant comme une immense parure de tête, va donner au tableau sa structure tournoyante qui emporte d’abord le regard vers l’échappée d’un cheval blanc dans un paysage d’aube, pour d’autant mieux ramener l’attention sur une hyène noire, aux yeux bleus et aux mamelles gonflées, qui se tient en arrêt au centre de la scène, face à la jeune femme en tenue cavalière ? Comment ne la reconnaîtrait-il pas, la « Mariée du vent », dans l’innocence de celle qui dévoile quelle sauvagerie veille à l’aurore des choses comme à la naissance des rêves ? Car, à y bien regarder, ce n’est pas à l’éclat de quelque étoffe que les jambes de la jeune femme doivent d’être le centre lumineux du tableau, mais à une blancheur animale évoquant celle d’un pelage ou celle de la robe improbable dont sont revêtues les cavales du rêve. Et il n’est pas jusqu’aux petites bottines noires de la cavalière qui n’annoncent les sabots luisants dont Max Ernst va bientôt chausser nombre des apparitions de Leonora Carrington dans sa peinture des années suivantes.

    De sorte qu’on se sera beaucoup trompé à vouloir expliquer ce qui a lié et séparé les amants, à partir des grilles en mou de veau de la femme-enfant ou de la femme-muse, alors que ce sont, à l’évidence, les trajectoires du rêve qui, de part et d’autre, ont déterminé leur rencontre.

    Peut-être même, quand ils se retirèrent en 1938 à Saint-Martin d’Ardèche pour construire leur monde au moment où le monde était au bord de la destruction, ont-ils cru, comme Max Ernst l’avait rêvé, quinze ans plus tôt, dans un de ses tableaux les plus érotiques, que « les hommes n’en sauront rien. »


    Annie Le Brun, Leonora Carrington, La Mariée du vent, Maison de l’Amérique latine/Gallimard, 2008, pp. 31-39.




    Ernst - Carrington
    Source





    ■ Voir aussi ▼

    → (sur America Latina)
    « L’aventure surréaliste de Leonora Carrington, évoquée par l’écrivaine Elena Poniatowska »





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  • Yves Charnet | Difficile séjour

    «  Poésie d’un jour  »


    DIFFICILE SÉJOUR



    Difficile séjour
    Ph., G.AdC



    pour Jacques Garelli






    La parole répond à l’absurde buée d’une douleur viscérale. Entre souffle et peau. Angoisse d’un spasme sans mémoire. Les hantises défilent. Carnet raturé. Fiction sabrée. Page gardée. ― Les trous dont se pare ma peau ouvriront ma parole aux morsures du vide.







    Les choses (me) pénètrent. Je suis la chaise. La vitre (me) coupe le souffle. Ô fines roues dentelées, vous moudrez le grain des angoisses ! Le poisson rouge est de la fête. Bruit d’eau dans le bocal du crâne. Odeur de Loire. Gratter jusqu’au vif. Ô fibules du froid agrafées dans la gorge ! Racler. Creuser la toux. Ce qui grognait avant les syllabes. L’autre maçonnerie de la langue. 18h40. Tic-tac immémorial, la glotte. 18h50.







    Jet sauvage ― la lumière ! Soleil, rage du cœur. Ô parole débordée ! Tu ne distingues plus l’ombre qui transporte ton corps. Souffle coupé. Pupilles criblées. Parole dérobée. Jusqu’au malaise de la couleur. Cailloux contre nuages. Du verre brisé exorcise tes vives anxiétés.







    Le silex tutoyé des étoiles, la barque pulvérisée des rumeurs, l’énigme bariolée des rêves dans l’insomnie féroce de la nuit. Tensions extrêmes d’un cri qui rudoie la conscience. Maux de ventre dans la genèse glacée du matin encore gardé de brouillards. Ces loques de patience, que couve la cendre, sont la tunique de mes déraisons. J’y nidifie jusqu’à midi. Pétrifié par le trafic nocturne de l’infini. L’ongle rongé du mur me défie avec la douceur féline d’une jeune fille. Le silence respire bruyamment. Ô souffle bref ! Feu court, mon supplice et ma furie ! Un rythme de hantise commémore l’angoisse immaculée des confins. J’y surgis sur du givre.







    L’aube prend. Dans un nid de bulles. La terre s’éclaircit. Jusqu’au bleu. Le bulbe des choses tremble. Les yeux du givre me foudroient. L’énigme de naître commence dans ce chant du monde. La clôture comme un pèlerinage du silence. L’oiseau-vitre traverse le paysage. D’un son de neige. La touffe du froid frémit. L’horizon communie avec ma solitude. Le monde s’épelle dans mon écoute. Je suis disponible au bleu. L’écuelle de chaque chose recueille ma soif. Racines, la lumière ! Les mots comme des mottes de terre. Souffle, les branches ! Les rythmes comme des éclats d’énergie. ―La fugue du matin incarne une prière nue.


    Yves Charnet, in Nu(e), Numéro 40, Numéro Yves Charnet coordonné par Philippe Met, 2009, pp. 188-189.




    _____________________________________________
    Note d’AP : Yves Charnet a consacré son mémoire de maîtrise à la poésie et à la poétique de Jacques Garelli : Le Verbe et la Pierre. La pensée du site dans la poésie et la poétique de Jacques Garelli (Paris VIII, 1988). Il emprunte ici à Jacques Garelli, dédicataire du texte, le titre d’un de ses recueils, paru avec L’Ubiquité d’être chez José Corti en 1986. Le second texte de cette suite a été repris dans Proses du fils, en tête d’une séquence intitulée « Versions du cerveau » (page 77).





    ■ Yves Charnet
    sur Terres de femmes

    14 juillet 1997 | Yves Charnet, Notes fantômes (inédit)
    La tristesse durera toujours (lecture d’AP)
    10 juin 2012 | Yves Charnet, La tristesse durera toujours (extrait)
    4 mars 2004 | Mort de Claude Nougaro (extrait de Quatre boules de jazz | Nougasongs d’Yves Charnet)
    Quatre boules de jazz | Nougasongs (lecture de Michèle Finck)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Terres de femmes)
    Jacques Garelli | Démesure de la poésie
    Trois poèmes critiques. En hommage à Jacques Garelli, poète, par Serge Meitinger






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