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  • Michèle Dujardin | Et bleu est je

    Topique : Bleu
    «  Poésie d’un jour  »



    Bleu est seul, et mauve, et sans écriture
    Ph., G.AdC





    ET BLEU EST JE


    Et bleu est je et le brouillon la non-mesure, au sable premier aspiré retenu, et traces de glu ce faufil sur la mer, la nuit entre les corps désembrassés la nuit cette couture, et la croix, le sel, la différence, alors qu’aux cuisses craque un silence de colle, et que, dans la rature dénouée l’espace même de la fuite s’évase, et s’ouvre bleu
    et bleu est seul, et mauve, et sans écriture, aveugle et nu ruban filé inerte encore, traçoir des pauses, des vides, les absences de la mer ce pli même de faux pas, les nuits du navire je brisé de coque brisé de mât, bleu, grince et vieux, rouille comme sang par saccades s’effondre, ce tombeau que le ressac descelle, au minuit losangé de la cuisse une figure du vertige, et l’autre, elle, avec la mer, aimer c’est traquer infiniment chercher me fouille, plus nue que bleu l’écorché le navire, la nuit, à la proue nos transis de nuits lisses et noires, et sans paupières à jamais couverts, et bleu est seul, de hasard, innombrable la ligne d’horizon bleu-noir, et cette étroite baie d’où coule, immédiat, ma vive, le sang, de mes grandes feuilles à petits carreaux, de mes grandes feuilles à vif dans la résille des bleus, et la mer, glissée menu sous la courbure de la nuit, long de mes feuilles la nuit, fragment des bleus, du grand alambic des bleus ce plain-chant d’écriture, allège, ourle, défait, engendre le sursis dans la sueur et la morsure, du rond des seins à jamais nus, et l’appel même le nom, la dérivée des cris ce grincement sur le cahier, au fer des spirales raclées, infiniment raclées à la mine bleu-noir

    et parler bleu c’est l’impasse taillée à la racine du voyage, l’exil avant la course, l’épuisement, la corruption, la face morte du voyage, parler bleu en lui-même se dévide, enferme et répète la fugue, les ruines circulaires, bleu, l’intense le cœur du songe, comme saisir la nuit par les ailes

    et le jusant des corps et la mer qui repousse, et cette fange gagnant sur le rêche du drap le grenu des genoux, l’usure, bleu se tasse à l’échouage craque, et tremble, sur l’autel une proie silence et nuit terrier, clouée, la peau, la parabole, algèbre rituelle et bleue sous le tranchant de l’ongle, le miroir et les serres, cette lèpre sur le fer des spirales comme un plumage ras, glacé, me bande, m’écartèle, d’âpre et d’aigu déferle paumes ouvertes me sépare, l’infini dans la brèche, delta des sucs le saccage, bleu s’efface, rien, une trame éraillée, et des aubes sans suite

    je tournais, et le dessus de la mer n’avait pas de nom, et des oiseaux guettaient tout de bec et de griffes et de peur immobiles, je tournais, ne trouvais pas de couche dans les chardons sur le sable, et je tournais en levant les bras, et les cris des oiseaux que la mer amplifiait comme une grêle me frappaient à la tête, et je hurlais, par-dessus la rage de la mer prise au piège en ces montagnes je hurlais, je montrais mes blessures, mes rides, mais le vent me fit taire, qui soulevait de la plage un tourbillon d’algues sèches, et je suppliai le ciel et j’eus honte, et pleurai dans mes mains tandis que la mer, toujours, grondait dans sa cage de pierres, et le monde sous mes yeux, dans cette langue indéchiffrable, continuait de s’écrire et me laissait à la nuit, comme un balbutiement, un duvet d’oiseau mort
    la mer tirait comme un linceul sur mes haillons, sur ma soif et ma faim, la femme près de moi marchait encore, endormie et légère sous la lune, traînant dans la cendre et la poussière la soie de sa robe, elle marchait dans la nuit des temps et nous passions enfin, comme un cap, toute parole des prophètes, puis elle dormit, au bord rouge d’une plaie sur le dos de la terre, je m’assis et fis face à la nuit, que je tins dans mon regard et peuplai veillant à ce feu où le jour se rallume
    je pleurai, et, dans mes larmes, le chant parut, la mer sur le flanc des montagnes frappait mes paroles d’échos poisseux, je chantais, il est dit à jamais que cette femme est belle, comme tout ce qui, à jamais, nous demeure perdu, et ce chant me ravit où je la possédais, l’éloignant et la rêvant, plus que dans la caresse, les oiseaux étonnés s’égaillaient vers les cimes, nous étions seuls, et, retenue par mon chant, la raison se figea dans sa chute sans fin, ordonnance fragile, tremblant à la pointe des mots, et je tendis mes mains couvertes de blessures, vers ce point dans le froid où le jour s’étirait


    Michèle Dujardin, abadôn, Éditions du Seuil, Collection Déplacements dirigée par François Bon, 2007, pp. 20-23.






    MICHÈLE DUJARDIN


    ■ Michèle Dujardin
    sur Terres de femmes

    Naissance (anthologie poétique Terres de femmes)


    ■ Voir aussi ▼

    abadôn, le site de Michèle Dujardin
    → (sur le tiers livre)
    un extrait de abadôn
    → (sur Poezibao)
    un autre extrait de abadôn
    → (sur Bleu de paille)
    une note de lecture sur abadôn
    → (sur remue.net)
    un article de Dominique Dussidour sur abadôn




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  • Leïla Sebbar, Mon cher fils

    Leïla Sebbar, Mon cher fils,
    Éditions Elyzad, Clairefontaine/Tunis, 2009.



    Le souvenir de cette nuit maudite
    Source





    AU BOUT DU CHEMIN : GUANTANAMO


         Longue conversation ininterrompue, Mon cher fils est la lettre toujours recommencée d’un père algérien qui tente de renouer le lien avec son fils. Lettre liée à l’oralité de celui qui la dicte et dont le texte écrit suit le rythme, les hésitations, les digressions de la pensée et l’entremêlement des discours. Lettre inaboutie, qui ne partira jamais.

         Renouer-retrouver le fils — préféré parce qu’unique —, telle est la tendre et douloureuse obsession qui habite le vieux chibani, tel est l’unique motif de la rêverie épistolaire qui le conduit chaque jour au rendez-vous avec Alma. Chaque jour l’homme « à la veste bleu de Chine usée » confie ses mots à la jeune fille, écrivain public qui vient le rejoindre à la Grand Poste d’Alger. Chaque jour le père patiemment recompose, avec Alma, à la lueur de questionnements discrets et de mots à demi-retenus, la lettre qu’il cherche à faire parvenir à Tahar. Cent fois dictés, griffonnés, ânonnés, déchiffrés, effacés, les mots font remonter à la surface les souvenirs du passé. Se recompose à travers l’échange entre le vieil homme au regard bleu et la jeune fille « née dans les mots et la voix de la musique arabo-andalouse », le panorama éclaté de la France des travailleurs immigrés issus de la guerre d’Algérie. La France de Boulogne-Billancourt et de la Régie Renault, « grande comme un paquebot de croisière ». Que reste-t-il des années de labeur partagées avec tant d’autres ? Que reste-t-il des luttes qui ont divisé et meurtri ceux qui vivaient dans « le bruit des chaînes et des langues étrangères de l’île Seguin » ? Il ne reste que le nom des amis de là-bas et l’image démantelée d’une usine démontée pièce par pièce, dont lui, le vieux, se refuse à parler. Il reste aussi le souvenir de cette « nuit maudite », dont Alma apporte les photos. La nuit du 17 octobre 1961. De cette nuit terrible, le père a gardé le secret :
         « Mon fils, je n’ai jamais pu lui raconter. Je ne sais pas pourquoi. J’ai tenté plusieurs fois, et il me disait « Ça ne m’intéresse pas, c’est tes histoires et l’Algérie je n’ai pas envie d’en entendre parler, ni la guerre, ni avant la guerre, ni rien. » »

         À cette impossibilité à partager les meurtrissures de l’histoire vécue s’ajoute la meurtrissure plus douloureuse encore de l’incapacité du fils à écouter son père et à tenter de le comprendre :
         « La vie c’est le présent et vous, et toi, quelle vie, quel présent ? Ce qu’on nous raconte, tu crois que je n’entends pas, dans les livres aussi, avec Hanna, on a lu tous les livres, peut-être pas tous, mais beaucoup, c’est des histoires, qui les écrit ces histoires, qui écrit cette histoire-là ? ».
         De cette histoire coloniale où le père appartient aux peuples des soumis et des exclus, le fils ne veut plus. Et son rejet sonne comme une coupure définitive, irréversible. Qui livre le père à sa solitude d’homme abandonné de tous. Soliloque incurable que seule Alma peut entendre et recevoir.

         Ainsi se tisse, en arrière-fond de l’histoire du « vieil homme assis, face à la mer », l’histoire de ceux qui, comme lui, sont revenus au pays, emportant avec eux dans le silence de leur tombe et de leur désarroi, les drames vécus jadis de l’autre côté de la Méditerranée et les drames engendrés par les éclats de l’histoire. Blessures qu’aucune parole ne peut apaiser. Au cœur de ce mutisme douloureux, seules les femmes savent. Le fils ne reviendra pas. La prison est l’issue unique réservée au « combattant-ennemi ». Guantanamo est au bout du chemin.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli






    LEÏLA SEBBAR

    Portrait_leila_sebbar_
    Ph. Dominique Doan


    ■ Leïla Sebbar
    sur Terres de femmes


    19 novembre 1941/Naissance de Leïla Sebbar


    ■ Voir/écouter aussi ▼

    → le site officiel de Leïla Sebbar



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  • Zéno Bianu | Credo


    «  Poésie d’un jour  »






    Credo
    D.R. Ph. Sarah Foliard






    CREDO
    [EXTRAIT]



    je crois à l’opacité solitaire
    au pur instant de la nuit noire
    pour rencontrer sa vraie blessure
    pour écouter sa vraie morsure

    je crois à ces chemins
    où le corps avance dans l’esprit
    où l’on surprend
    le bruit de fond des univers
    par ces yeux
    que la nuit
    a pleurés en nous
    par ces yeux que la vie
    a lavés en nous

    je crois comme Trakl
    qu’il faut habiter la lumière
    par un long questionnement
    sans réponse

    je crois à Zoran Music
    dessinant ses fagots de cadavres
    sur de mauvais papiers
    trouvant encore la vie
    au fond du désarticulé
    au fond de l’incarné
    au fond de l’éprouvé
    exorciste
    vertical

    je crois aux cassures
    de fièvre
    aux sursauts de nuit
    aux césures de nerf

    je crois
    qu’il faut prendre appui
    sur le vent
    s’agenouiller en mer
    et se vouer
    à l’infini



    Zéno Bianu, Infiniment proche (poème), Éditions Gallimard,
    Collection L’arbalète, 2000, pp. 122-123-124.






    ZÉNO BIANU


    Zeno Bianu 2
    Source




    ■ Zéno Bianu
    sur Terres de femmes


    Du plus loin… (extrait de Fatigue de la lumière)
    Bleu Haïku (extrait de Petit éloge du bleu)
    Miroir de tous les doubles (extrait de Satori Express)
    Zéno Bianu | Yves Buin | [Musique antérieure de l’origine océane] (extrait de Santana de toutes les étoiles)






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  • Juan Manuel Roca/Monologue du temps

    «  Poésie d’un jour  »





    Juan Manuel Roca  photocollage
    Photocollage, G.AdC





    MONÓLOGO DEL TIEMPO

    El tiempo cumple con recordanos su paso
    De maneras elusivas: es el suyo
    Un ábaco con cuentas de granizo
    Bajo el sol de los trópicos.
    Así, el viejo que vuelve en tren a su patria
    Cae fulminado en un pasillo del vagón. Ahora
    Su patria es el olvido. Todo, en un guiño de tiempo.
    Yo tuve una mujer construida para el siempre,
    En su dorada cabeza siempre hacía verano.
    La esperaba en las citas con paciencia de nube,
    Y no sé si murió a tiempo o a destiempo,
    Si se fue la víspera del día.
    Se me han ido los anõs tratando de aprender
    A caminar entre los hombres.
    Como un ángel custodio de mi cuerpo,
    Agua o arena entre los dedos, oigo cruzar el tiempo,
    Fantasma que galopa en yegua blanca.




    MONOLOGUE DU TEMPS

    Souvent le temps se charge de nous rappeler
    De manière élusive qu’il passe,
    Abaque aux boules de grêle
    Sous le soleil des tropiques.
    Ainsi, le vieux qui rentre en train dans sa patrie
    Tombe foudroyé dans un couloir du wagon. Désormais
    Sa patrie est l’oubli. Cela, en un battement de temps.
    J’ai toujours eu une femme bâtie pour un toujours,
    Dans sa tête dorée régnait toujours l’été.
    Je l’attendais à chaque rendez-vous avec une patience de nuage
    Et je ne sais si elle est morte à temps ou contretemps,
    Si elle est partie la veille du jour.
    J’ai passé des années à essayer d’apprendre
    À marcher parmi les hommes.
    Comme un ange gardien de mon corps,
    Eau ou sable entre mes doigts, j’entends passer le temps,
    Fantôme qui galope sur une jument blanche.

    Juan Manuel Roca, Monologues, 1994, in Voleur de nuit, Myriam Solal Éditeur, Collection Le temps du rêve, 2009, pp. 42-43. Traduit de l’espagnol (Colombie) par François-Michel Durazzo.




         Juan Manuel Roca est né à Medellín (Colombie) en 1946. Poète et journaliste, il a dirigé le magazine hebdomadaire El espectador. Son œuvre a été récompensée par de nombreux prix dont le Prix National de Poésie Eduardo Cote Lamus (1975), le prix national de poésie de l’Université de Antioquia (1979), le prix national du ministère de la Culture de Colombie (2004), le prix de poésie du monde latino-américain Victor Sandoval (2007), le prix José Lezama Lima – Casa de las Americas (2007), et le prix Casa de América de Poesía Americana (2009). Voleur de nuit (Los ladrones nocturnos) est sa première anthologie poétique en langue française (traduite par François-Michel Durazzo et préfacée par Jean Portante).




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  • Franck Venaille | [J’avais mal à vivre]

    «  Poésie d’un jour  »





    FRANCK VENAILLE
    Image, G.AdC





    [J’AVAIS MAL À VIVRE]




    J’avais
    mal à vivre
    ô
    que j’eus peine
    à trouver mon chemin
    parmi
    ronces et broussailles
    tous ces fruits rouges que je
    cueillais
    avec élégance
    avant
    de leur confier
    écrasé dans ma paume
    mon
    désespoir d’enfant.




    Franck Venaille, Ça, Mercure de France, 2009, page 81.








    ■ Franck Venaille
    sur Terres de femmes


    [Ce que je suis ?] (extrait de C’est à dire)
    Dans le sillage des mots (extrait de C’est à dire)
    [J’attendais] (extrait de Tragique)
    [On marche dans la fêlure du monde] (extrait de La Descente de l’Escaut)
    [Quand la lumière née de l’estuaire] (autre extrait de La Descente de l’Escaut)
    San Giovanni (extrait de Trieste)
    Un paysage non mélancolique (extrait de C’est nous les Modernes)




    ■ Voir aussi ▼



    → (sur remue.net)
    Au plus près de Franck Venaille, par Jacques Josse






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  • 16 mars 1955 | Mort de Nicolas de Staël

    Éphéméride culturelle à rebours


         Le 16 mars 1955, Nicolas de Staël se suicide en se jetant du haut de la terrasse de son atelier, sur les remparts d’Antibes.







    Nicolas de Staël
    Image, G.AdC







         Nicolas de Staël laisse inachevée l’immense toile du Concert, commencée quelques jours plus tôt. Le peintre s’inspire en effet de deux concerts récents, donnés au théâtre Marigny : Webern et Schönberg. Ainsi que d’une conférence de Pierre Boulez.

         Au cours du même séjour parisien de mars 1955, Nicolas de Staël confie à son ami Antoine Tudal être parvenu au terme de sa peinture. Pourtant, de retour à Antibes, le peintre se met au travail et tente de coucher sur la toile les impressions musicales qu’il a ressenties en écoutant la musique des deux compositeurs. Soutenu par ses amis violonistes, Suzanne et Charles Bistesi, il réalise plusieurs esquisses. Mais à la tension nerveuse que fait naître en lui la réalisation de cette œuvre ― qui lui demande beaucoup de couleurs ―, s’ajoutent les tensions de sa vie privée. Après un week-end de travail acharné ― les 14 et 15 mars ―, Nicolas de Staël se donne la mort.

         À son ami Jacques Dubourg, il laisse cette lettre :
         « Je n’ai pas la force de parachever mes tableaux. Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi. De tout cœur. »
         À son ami Jean Bauret, à qui il avait montré ses études le 14 mars, il écrit :
         « Cher Jean, si vous avez le temps, voulez-vous, au cas où l’on organise quelque exposition que ce soit de mes tableaux, dire ce qu’il faut faire pour qu’on les voie. Merci pour tout. »
         Il laisse une troisième lettre, adressée à sa fille Anne, âgée de treize ans.
         Nicolas de Staël est enterré le 21 mars 1955 au cimetière de Montrouge.







    Nicolas de Staël, Le Concert (Le grand concert), 1955
    Nicolas de Staël, Le Concert (Le grand concert), 1955
    Huile sur toile, 3,50 x 6,00 m
    Musée Picasso, Antibes
    Source




    « Le souvenir de Nicolas de Staël… » par Pierre Boulez


         Le souvenir de Nicolas de Staël me rappelle une période à la fois de combat et de naïveté, de foi et de doute, de certitudes et de remises en question : mais, surtout, il me rappelle des échanges très fructueux sur des démarches, des investigations, des curiosités qui nous étaient communes sans pour cela être littérales, car elles avaient un champ d’application bien distinct.

         À vrai dire, Nicolas de Staël était une exception en ce qui concerne son intérêt pour les découvertes de la musique de son temps. Rarissime était en effet l’osmose entre ces deux modes d’expression et ceux qui en étaient responsables. Très souvent, les peintres, ou bien étaient sourds, ou bien se contentaient d’une sorte de fond sonore, de quelque nature que ce soit ― distingué/ classique, ou pop/rock. Quant à lui, il puisait, au contraire, dans la musique la plus récente de ces années cinquante des ressources d’invention, grâce à une sorte de transposition qu’il effectuait à titre tout individuel ― par instinct, bien sûr, mais aussi par une réflexion plus appliquée et approfondie. Il appréciait certes Stravinsky, mais l’intriguait bien davantage la musique de l’École de Vienne, que, comme nous tous, il découvrait dans des exécutions qui étaient, pour beaucoup d’entre elles, les premières auditions. Si Berg et Schönberg lui paraissaient importants, c’est surtout Webern qui l’intriguait et le provoquait : il n’était pas le seul, d’ailleurs, et en cela il participait au mode de penser et de percevoir d’une certaine génération. Ce n’est plus une simple coïncidence si quelques-uns de ses derniers tableaux les plus marquants sont consacrés à la musique et aux instruments qu’elle implique, sorte de visualisation du concert par une transposition sonore : non pas une transcription littérale, abstraite, comme on peut en trouver chez Klee, par exemple, mais « une révélation » des instruments par une structure fortement épurée. Ces tableaux « musicaux » se situent d’ailleurs à un moment charnière de son évolution, auquel ils participent de façon extrêmement forte et révélatrice. Ayant senti le piège du décoratif dans le pur abstrait, il essayait de plus en plus de s’ancrer dans la réalité, sans sacrifier pour cela l’ordonnance, la structure. C’est cette antinomie à résoudre qu’il saisissait dans Webern, le rapport entre le motif, aux deux sens du terme, et l’organisation structurelle. Il y voyait une justification indispensable à la géométrie, en même temps que l’assouplissement de cette géométrie aux besoins de la représentation, de l’expression.

         Voilà le moment où il nous a quittés, très peu de temps après avoir entendu deux concerts du Domaine musical consacrés à Webern et à Schönberg qui l’avaient particulièrement frappé et, pour ainsi dire, « enchanté ». Les discussions au sujet des œuvres entendues avaient été, immédiatement après les exécutions, passionnantes et passionnées. Si bien que c’est à double titre, personnel et artistique, que j’ai regretté sa disparition si soudaine, à un moment où sa réflexion l’avait amené à un point crucial de son développement.


    Pierre Boulez, Paris, novembre 2002. In Catalogue Nicolas de Staël, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2003, pp. 12-13.




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  • Béatrice Bonhomme | Poumon d’oiseau éphémère. 12



    je ne crois pas que l’on puisse humidifier
    sans cesse l’étoile des mers
    et la rigole de pluie
    n’est qu’un attrait d’enfance
    la bave de l’escargot
    brillant
    qui forcément s’assèche et se replie
    dans l’oubli des longues traînées vertes.


    [RETOUR INCIPIT]



    Béatrice Bonhomme, Poumon d’oiseau éphémère, Poèmes 1996-2001, Melis Éditions, 2004, pp. 111-122.





  • Béatrice Bonhomme | Poumon d’oiseau éphémère. 11



    Comment remercier
    pour ce si petit fil d’espoir
    et de salive
    de respiration fine
    que semble parfois confier l’air
    aux poumons de silence ?
    Il dit     si je réchappe…
    mais la mousse rattrape l’élan bleu
    à vouloir vivre sans cesse, sans fin
    et à se résigner
    dans la pourriture verdie
    des poumons d’oiseaux autrefois
    jadis et d’espace
    dans tes poumons d’oiseau éphémère


    [SUITE]



    Béatrice Bonhomme, Poumon d’oiseau éphémère, Poèmes 1996-2001, Melis Éditions, 2004, pp. 111-122.





  • Béatrice Bonhomme | Poumon d’oiseau éphémère. 10



    Désormais il n’est plus nécessaire d’échapper
    car la mousse a rejoint le corps des lichens
    et ramène à la terre
    cet horizon de neige et d’air
    gonflé de sang.
    Désormais nul besoin de s’agiter
    juste pénétrer en soi le travail des mousses
    et ne plus chercher l’étroit passage
    où s’ouvrirait une fenêtre
    car la mousse a grandi
    sur l’étoile des poumons
    et tout a fait son nid
    désormais dans la mort.


    [SUITE]



    Béatrice Bonhomme, Poumon d’oiseau éphémère, Poèmes 1996-2001, Melis Éditions, 2004, pp. 111-122.





  • Béatrice Bonhomme | Poumon d’oiseau éphémère. 9



    il croit qu’il est sauvé
    et d’un coup cette sensation de libération
    comme les convalescences d’enfant
    et puis grandit la poigne de la mousse
    s’élargit comme un faisceau de plumes
    dans l’arbresle des poumons
    et pluine d’étoiles en fer
    au centre des carrefours de neige
    rejoint cette sensation
    d’être bloqué à jamais
    dans la mâchoire du poisson
    qui plus jamais ne saisit l’air des libellules
    mais seulement la bouche ouverte
    tendue en vain
    vers l’unique ruisseau de l’espace


    [SUITE]



    Béatrice Bonhomme, Poumon d’oiseau éphémère, Poèmes 1996-2001, Melis Éditions, 2004, pp. 111-122.