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  • Franco Loi | Quan’ seri dent nel büs del mè vurè

    «  Poésie d’un jour  »



    Quan’ seri dent nel büs del mè vurè
    l’era pesant el gram fiadà de l’aria,
    pesant i facc, e scüra la giurnada,
    ma ′dèss che scappa el temp e sunt un alter
    e ′l corp se sfa ′me ′n′ umbra desfujada
    respiri el bèl del vìv cum′ un savè
    che tasta el fiur del nient, i buff de l’aria,
    e vör dumâ fàss respirà di alter.


    Quando ero dentro nel buco dei miei desideri,
    era pesante il gramo fiatare dell’aria,
    pesanti le facce, oscura la giornata,
    ma adesso che fugge il tempo e sono un altro
    e il corpo si sfascia come un’ombra sfogliata
    respiro il bello del vivere come un sapere
    che tasta il fiore del niente, i soffi d’aria,
    e vuole soltanto farsi respirare dagli altri.


    Franco Loi, Poesie, in Poesia e Spiritualità, Semestrale di ricerca transdisciplinare, Anni 1, Numero 2, viennepierre.edizioni, novembre 2008, pp. 44-45.





    1 mon corps se délite  comme une ombre effeuillée
    Ph., G.AdC



    Quand j’étais à l’intérieur du trou de mes désirs,
    le maigre souffle d’air m’était pesant,
    pesants les visages, sombre la journée,
    mais à présent que fuit le temps et que je suis un autre
    et que mon corps se délite comme une ombre effeuillée
    je respire la beauté de vivre comme un savoir
    qui palpe la fleur du rien, les souffles d’air,
    et veut seulement se faire respirer par les autres.


    Traduction inédite d’Angèle Paoli





    Andà me sun lassà a l’aqua ciara,
    al lamped d’un vardà sensa resun,
    ′ me ne buff che vègn dal nient al fiâ de l’ànema,
    un fil che smaja e se desperd nel mund…
    Oh öcc sensa ′n umbrìa, bèj furm del cör,
    nel möess ′na sielina dré del tund
    ne l’aqua sua del ciar me sun cercâ.


    Mi sono lasciato andare all’ acqua chiara,
    alla limpidezza d’un guardare senza ragione,
    come un soffio che viene dal niente al fiato dell’anima,
    un filo che si smaglia e si disperde nel mondo…
    Oh occhi senza ombra, belle forme del cuore,
    nel muoversi una lacrima dietro il piatto
    nell’acqua sua del chiaro mi sono cercato.


    Franco Loi, Poesie, op. cit., pp. 56-57.




    2 un fil qui se dévide et se perd dans le monde...
    Ph., G.AdC



    Je me suis laissé aller à l’eau claire,
    à la limpidité d’un regard sans raison,
    comme un souffle qui du rien arrive au souffle de l’âme,
    un fil qui se dévide et se perd dans le monde…
    Oh yeux sans ombre, belles formes du cœur
    dans le trajet d’une larme derrière l’assiette
    dans le clair de son eau je me suis cherché.


    Traduction inédite d’Angèle Paoli





    Me sun sveliâ’ na nott e gh’era un òm
    che me vardava cume vèss un mort:
    me sun scundü in mì’me dent nel Dòm
    e û cercâ nel sangh la mia parola…
    Ma gh’era nient, gh’era dumâ l’umbrìa
    de quèl vardàm e del sò vèss de tola
    a mia memoria de l’òm che seri stâ.


    Mi sono svegliato una notte e c’era un uomo
    che mi guardava come essere un morto :
    mi sono nascosto in me come dentro un Duomo
    e ho cercato nel sangue la mia parola…
    Ma non c’era niente, c’era soltanto l’ombra
    di quel guardarmi e del suo essere di latta
    a mia memoria dell’uomo che ero stato.


    Franco Loi, Poesie, op. cit., pp. 62-63.




    3 Mais il n'y avait rien il y avait seulement l'ombre
    Ph., G.AdC



    Je me suis réveillé une nuit et il y avait un homme
    qui me regardait comme si j’étais un mort :
    je me suis caché en moi comme à l’intérieur d’un Dôme
    et j’ai cherché ma parole dans mon sang…
    Mais il n’y avait rien, il y avait seulement l’ombre
    de ce regard sur moi et de son être de fer-blanc
    en souvenir de l’homme que j’avais été.

    Traduction inédite d’Angèle Paoli





    FRANCO LOI : NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE



    4 Franco  Loi
    Source



    Sarde par son père, Franco Loi est né à Gênes le 21 janvier 1930, mais sa famille s’est installée à Milan dès 1937, dans le quartier populaire de Casoretto.

    Sa langue poétique témoigne d’un métissage d’éléments linguistiques de nature et d’origine variées, dont le dialecte milanais, dialecte qu’à compter de 1965, il privilégie pour la composition de ses poèmes.

    Franco Loi a commencé à publier tardivement, dans des revues, au début des années 1960. En 1973 a paru la plaquette I cart aux éditions Trentadue, puis en 1974, le recueil Poesie d’amore aux éditions Il Ponte. Préfacé par Franco Fortini, le poemetto Stròlegh, publié chez Einaudi en 1975, apparaît comme une œuvre fondamentale qui puise sa dimension épique aux sources de la mémoire mais aussi dans le contexte prolétarien du Milan de la guerre et de l’après-guerre. Avec Stròlegh, Franco Loi s’est révélé comme une figure centrale de la poésie néodialectale, mais aussi du XXe siècle.

    Parmi ses nombreuses publications, il faut retenir Teater (Einaudi, 1978), Bach (Schweiwiller, 1986), Liber (Garzanti, 1988), Umber (Piero Manni, 1992), L’Angel (Mondadori, 1994), Isman (Einaudi, 2001), Aquabella (Interlinea edizioni, 2004), Aria de la memoria (Einaudi, 2005), Voci d’osteria (Mondadori, 2007).

    Critique littéraire de Il Sole 24 Ore, Franco Loi a aussi assuré, avec Davide Rondoni, la coordination éditoriale d’une anthologie de la poésie italienne de 1970 à nos jours.

    Franco Loi est mort à Milan le 4 janvier 2021.



    ____________
    Note d’Angèle Paoli : j’adresse à Marie Fabre tous mes remerciements pour ses conseils amicaux.



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  • 27 février 1942 | Etty Hillesum, Une vie bouleversée

    Éphéméride culturelle à rebours



    Ce qui est criminel, c'est le système qui utilise des types comme ça.
    Ph., G.AdC






    [EN FAIT JE N’AI PAS PEUR POURTANT JE NE SUIS PAS BRAVE]


    Vendredi 27 février, 10 heures du matin.


        […] L’homme forge son destin de l’intérieur, voilà une affirmation bien téméraire. En revanche, l’homme est libre de choisir l’accueil qu’il fera en lui-même à ce destin. On ne connaît pas la vie de quelqu’un si l’on n’en sait que les événements extérieurs. Pour connaître la vie de quelqu’un, il faut connaître ses rêves, ses rapports avec ses parents, ses états d’âme, ses désillusions, sa maladie et sa mort.
        […]Nous étions là de bonne heure, mercredi matin, tout un groupe réuni dans les locaux de la Gestapo, et les événements de nos vies étaient à cet instant précis exactement les mêmes. Nous étions tous dans la même pièce, les interrogateurs retranchés derrière leurs bureaux, et les interrogés. Ce qui distinguait toutes ces vies entre elles, c’était l’attitude intérieure de chacun. L’œil était immédiatement attiré par un jeune homme qui faisait les cent pas, l’air mécontent (et ne cherchant nullement à dissimuler ce mécontentement), traqué et tourmenté. Tout à fait intéressant à observer. Tous les prétextes lui étaient bons pour abrutir de cris ces malheureux Juifs : « Pas de mains dans les poches ! », etc. Il me paraissait plus à plaindre que ceux qu’il apostrophait ainsi, et ces derniers ne l’étaient d’ailleurs que dans la mesure où ils avaient peur. Quand ce fut mon tour de passer à son bureau, il me lança en rugissant : « Qu’est-ce que vous pouvez bien trouver de risible ici ? » J’avais envie de lui répondre: « À part vous, rien ! » mais des considérations diplomatiques me firent juger préférable de ravaler cette réplique. « Vous n’arrêtez pas de rire ! » rugit-il encore. Et moi, de mon air le plus innocent : « Je ne m’en rends pas du tout compte, c’est mon expression habituelle. » Et lui : « Ne faites pas l’idiote et sortez immédiatement ! », le tout assorti d’une mimique qui signifiait : « On se retrouvera ! » C’était probablement le moment psychologique où j’aurais dû mourir de frayeur, mais j’ai tout de suite percé à jour son truc.
        En fait, je n’ai pas peur. Pourtant je ne suis pas brave mais j’ai le sentiment d’avoir toujours affaire à des hommes, et la volonté de comprendre autant que je le pourrai le comportement de tout un chacun. C’était cela qui donnait à cette matinée sa valeur historique : non pas de subir les rugissements d’un misérable gestapiste, mais bien d’avoir pitié de lui au lieu de m’indigner, et d’avoir envie de lui demander: « As-tu donc eu une enfance aussi malheureuse, ou bien est-ce que ta fiancée est partie avec un autre ? » Il avait l’air tourmenté et traqué, mais aussi, je dois le dire, très désagréable et très mou. J’aurais voulu commencer tout de suite un traitement psychologique, sachant parfaitement que ces garçons sont à plaindre tant qu’ils ne peuvent faire de mal, mais terriblement dangereux, et à éliminer, quand on les lâche comme des fauves sur l’humanité. Ce qui est criminel, c’est le système qui utilise des types comme ça.
        Autre leçon de cette matinée : la sensation très nette qu’en dépit de toutes les souffrances infligées et de toutes les injustices commises, je ne parviens pas à haïr les hommes. Et que toutes les horreurs et les atrocités perpétrées ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous, mais qu’elles sont toutes proches de nous et émanent de nous-mêmes, êtres humains. Elles me sont ainsi plus familières et moins effrayantes. L’effrayant, c’est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les empoignent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes, de même que de grands édifices ou des tours, pourtant bâtis par la main de l’homme, s’élèvent au-dessus de nous, nous dominent et peuvent s’écrouler sur nous et nous ensevelir.


    Etty Hillesum, Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork, Éditions du Seuil, Collection Points, 1995, pp. 105-106-107. Traduit du néerlandais par Philippe Noble.





        Issue d’une famille d’intellectuels aisés, Etty Hillesum est une jeune juive néerlandaise, brillante et pleine de vie. De sa vie interrompue par l’horreur nazie le 30 novembre 1943, Esther Hillesum a laissé un journal commencé à l’âge de vingt-sept ans. Ce journal, qui couvre les années 1941-1942-1943, passées à Amsterdam, est prolongé par les lettres de Westerbork. Westerbork, camp provisoire de transit pour les Juifs en partance pour les camps d’extermination. Etty Hillesum s’était portée volontaire pour y séjourner afin d’apporter aide et soutien aux prisonniers qu’elle voyait partir. Etty et sa famille seront exterminés à Auschwitz.






    Etty Hillesum





    ■ Etty Hillesum
    sur Terres de femmes

    11 janvier 1942 | Etty Hillesum, Journaux et lettres 1941-1943




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  • 3 avril 1862 |
    Début de la publication des Misérables de Victor Hugo

    Éphéméride culturelle à rebours



    IL Y A CENT CINQUANTE NEUF ANS, LES MISÉRABLES



         Victor Hugo a déjà fêté ses soixante ans lorsque sont publiés simultanément, le 3 avril 1862, à Bruxelles, chez Lacroix, Verboeckhoven et Cie, à Paris chez Michel Lévy et Pagnerre, les deux premiers volumes des Misérables. Commencée en 1845, sous les titre Les Misères, cette somme hugolienne, œuvre immense, classée au patrimoine littéraire national, jouit dès le début de sa publication d’un succès considérable. Ci-dessous un extrait d’une étude de Jean-Pierre Richard.






    Jean Valjean
    Image, G.AdC






         LA POÉTIQUE DU CHAOS


         À l’origine du monde selon Hugo, et à la source aussi de sa propre création verbale, de son invention imaginaire, se place une figure de statut visiblement onirique : le chaos. Le motif chaotique affecte indifféremment ici toutes les régions de l’expérience : il commande l’univers sensible bien sûr, cette « traînée énorme de désastres, de chaos, de fléaux, planètes, globes, astres, pêle-mêle » ; mais il gouverne aussi, entraînées par la même fatalité du pêle-mêle, la vision historique (« Royauté, tas d’ombre, Amas d’horreur, d’effroi, de crimes… ») ou la rêverie du social. Ainsi, en un admirable texte du début des Misérables, Jean Valjean au bagne de Toulon se perçoit lui-même comme écrasé par une société-chaos : « À travers les perceptions maladives d’une nature incomplète et d’une intelligence accablée, il sentait qu’une chose monstrueuse était sur lui. » Ce qui fait la monstruosité de cette « chose », c’est une combinaison de la plénitude et du désordre. Le chaos est du plein en effet, peut-être même du trop plein, en tout cas un plein qui serait toujours en train de se remplir lui-même, de monter sur soi, d’envahir l’espace, son propre espace. Un plein donc pléthorique, mais non euphorique, car son gonflement n’a jamais pour terme qu’un amas. Aucune structure ne s’affirme capable de lui conférer équilibre ou sens. Il a pour loi le refus de toute loi, pour architecture le déni même de l’architecture. Il peut nous apparaître alors comme une pure épiphanie du brut, comme le signe ou le résultat d’une névrose de la quantité. Car l’amoncellement hystérisé du tas nous annonce en même temps sa chute, sa ruine. On sait que ce mythe de l’amoncellement croulant, ou de l’écroulement amoncelé, se donne chez Hugo un index obsessionnel : la tour de Babel.
         Mais revenons-en à Jean Valjean, coincé par le tas social : « Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait… il voyait avec une terreur mêlée de rage, s’échafauder, s’étayer et monter à perte de vue au-dessus de lui, avec des escarpements horribles, une sorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’hommes et de faits, dont les contours lui échappaient, dont la masse l’épouvantait, et qui n’était autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons civilisation. » Ce qui manque à Jean Valjean, ici porteur d’une hantise très spécifiquement hugolienne, ce sont des axes de coordonnées, des instruments qui lui permettraient d’ordonner ce babélisme, de l’articuler, d’y distinguer des ensembles, d’y marquer une hiérarchie. Sur l’écran du grand magma principiel ne se détachent, au hasard semble-t-il, que quelques sites d’éclat et d’expression auxquels leur solitude prête une existence insolite, et, à la limite, absurde : « Il distinguait ça et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque détail vivement éclairé, ici l’argousin et son bâton, ici le gendarme et son sabre, là-bas l’archevêque mitré, tout en haut, dans une sorte de soleil, l’empereur couronné et éblouissant. »
         Mais quel est le rapport de l’évêque à l’argousin, le lien du gendarme à l’empereur ? Cela, pour l’esprit, reste une énigme. Tout au plus peut-il saisir l’hétérogénéité foncière de la masse accablante, le fait qu’entre les morceaux qui la constituent ― choses, lois, faits, homme, préjugés ― ne semble pouvoir se tendre le fil d’aucune classification logique, et aussi l’hostilité réciproque de tous ces fragments non reliés. Entre ces « blocs sombres » de société, ailleurs de durée, ou de paysage, c’est sans cesse en effet le choc, le contre-choc, la guerre. Chaos signifie aussi tohu-bohu.


    Jean-Pierre Richard, Hugo, in Études sur le Romantisme, Éditions du Seuil, 1970, pp. 177-178.





    VICTOR HUGO



    ■ Victor Hugo
    sur Terres de femmes

    26 février 1802 | Naissance de Victor Hugo
    8 février 1807 | bataille d’Eylau [Victor Hugo | « Le Cimetière d’Eylau »]
    13 août 1837 | Victor Hugo, En bateau à vapeur sur les bords de Somme
    11 janvier 1849 | Victor Hugo, Choses vues
    14 janvier 1855 | Lettre de Victor Hugo à Émile Deschanel
    24 septembre 1871 | Victor Hugo, Choses vues



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur Herodote.net)
    3 avril 1862 | Publication des Misérables





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  • 25 février 1707 | Naissance de Carlo Goldoni

    Éphéméride culturelle à rebours



         Le 25 février 1707 naît à Venise, dans une famille formée au goût du théâtre, Carlo Goldoni, fils de Margherita Salvioni et de Giulio Goldoni, médecin.







    Carlo Goldoni
    Image, G.AdC






         Très tôt décidé à se détourner de la carrière médicale, le jeune Carlo Goldoni commence à griffonner ses premières scènes de comédies tout en suivant un stage de clerc chez son oncle, avocat à Venise. Ses études de juriste, mouvementées, le conduisent, à compter du 20 mai 1732, à exercer aussi la profession d’avocat, toujours dans la Cité des Doges.
         Poursuivant son rêve de dramaturge, Goldoni est engagé à Venise comme auteur de théâtre par Michele Grimani, noble vénitien et propriétaire du théâtre San Samuele. De 1737 à 1741, Goldoni se voit confier la direction du théâtre d’opéra San Giovanni Crisostomo, également propriété de Michele Grimani. Au cours des différentes saisons théâtrales de carnaval, Carlo Goldoni compose de nombreuses comédies, partie rédigées, partie « à canevas » ― Momolo cortesan, Momolo sur la Brenta, La Banqueroute (La Bancarotta).
         La Brave Femme (La donna di garbo), créée en 1743, est sa première comédie entièrement rédigée. En 1745, après sa première rencontre avec Medebach — futur directeur du théâtre Sant’Angelo —, Goldoni écrit Le Valet de deux maîtres. Engagé par Medebach en avril 1748, Carlo Goldoni abandonne définitivement le barreau. Au cours de la saison de carnaval 1750-1751, Goldoni donne les seize comédies promises au Sant’Angelo. Parmi ces comédies figurent Le Théâtre comique, Le Menteur, La Feinte malade, Le Café.
         De cette période de transition, caractérisée par l’abandon des masques et la rédaction des pièces, date le détachement du dramaturge de la Commedia dell’arte dont était imprégnée la toute première période d’initiation.





    LE CAFÉ


         Le Café — La bottega del caffè — est d’abord rédigée en dialecte vénitien. Reprise en italien, la pièce est jouée en 1750 à Mantoue. Goldoni y mêle les masques dont il se sépare en 1753. Inspirée au dramaturge par l’importance que prend à Venise la dégustation du séduisant breuvage, Le Café est une comédie en trois actes dont « le décor unique représente une placette de Venise avec trois boutiques : un café au centre, un barbier à droite et une maison de jeu à gauche. À l’acte I scène I, l’action se déroule au lever du jour devant le café, pendant la période du Carnaval. Le patron, Ridolfo, s’adresse à son employé Trappola et à ses autres garçons. Rideau… »



    RIDOLFO : Courage, jeunes-gens, comportez-vous bien ; soyez lestes et prompts à servir les clients, poliment et comme il faut ; parce que bien souvent la réputation d’une boutique dépend de la bonne tenue des serveurs.
    TRAPPOLA : Mon cher patron, pour vous dire la vérité, cette façon de se lever de bonne heure n’est nullement faite pour mon tempérament.
    RIDOLFO : Et pourtant il faut se lever tôt. Il faut servir tout le monde. C’est de bonne heure que viennent ceux qui doivent partir en voyage, les travailleurs, les gondoliers, les mariniers, tous les gens qui se lèvent de bon matin.
    TRAPPOLA : C’est vraiment une chose à crever de rire de voir même les portefaix venir boire leur café.
    RIDOLFO : Tout le monde veut faire ce que les autres font. Autrefois, l’eau de vie était en vogue, maintenant, c’est la mode du café.
    TRAPPOLA : Et cette dame chez qui je porte le café tous les matins, presque chaque fois elle me prie de lui acheter pour quatre sous de bois, et pourtant elle veut boire son café.
    RIDOLFO : La gourmandise est un vice qui ne passe jamais et c’est même un vice qui grandit à mesure que l’on vieillit.
    TRAPPOLA : On ne voit personne venir au café ; on pouvait encore dormir une autre petite heure.
    RIDOLFO : Les gens ne vont pas tarder ; et puis il n’est pas si tôt que ça. Vous ne voyez pas ? Le barbier a ouvert : il est dans sa boutique à peigner ses perruques ? Tiens : la maison de jeu aussi est ouverte.
    TRAPPOLA : Oh ! ce tripot, il est ouvert depuis un bout de temps. Ils ont travaillé toute la nuit.
    RIDOLFO : Allons bon ! Ça a dû rapporter gros à maître Pandolfo.


    Carlo Goldoni, Le Café, Éditions Gallimard , Collection folio bilingue, 2004. Traduction de l’italien de Michel Arnaud, révisée par Gérard Luciani, in Le Goût du Café, Mercure de France, Collection Le Petit Mercure, 2009, pp. 32-33. Textes choisis et présentés par Jacques Barozzi.






    ■ Carlo Goldoni
    sur Terres de femmes

    6 février 1793 | Mort de Carlo Goldoni
    1er avril 1924 | Première à Vienne du Serviteur de deux maîtres mis en scène par Max Reinhardt
    2 octobre 1952 | La Locandiera de Goldoni mise en scène par Luchino Visconti




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  • 24 février 1607 |
    Première représentation de l’Orfeo de Monteverdi

    Éphéméride culturelle à rebours

    Invitée du jour : Fabian Gastellier



    Le 24 février 1607 a lieu à Mantoue la première représentation de l’Orfeo de Monteverdi.







    Monteverdi
    Artiste anonyme de Crémone,
    Portrait (récemment identifié) de Monteverdi
    (tenant une viole de gambe)
    vers l’âge de vingt-cinq ans,
    v. 1590
    Huile sur toile, 75 x 56 cm
    The Ashmolean Museum of Art and Archaeology, Oxford







    Les arts dans la main des princes

    Au cœur de Mantoue, le palais ducal bruit, en ce jour d’ouverture du Carnaval, du léger froissement des robes de soie, des brocarts et des ors, du souffle des éventails. Vincenzo I Gonzaga reçoit, dans les appartements de sa sœur, Margherita Gonzaga d’Este, duchesse de Ferrare. Sombres et larges salons, vacillantes lueurs de chandeliers. Hommes et femmes de la noblesse italienne, aux visages enchâssés dans des collerettes, prennent place pour assister à ce que l’on nomme alors une favola in musica : l’Orfeo, de Claudio Monteverdi.




    Euridice, une « candeur toute primitive » et une « marque de civilisation très raffinée. »*

    Le compositeur de Crémone est à trois mois de sa quarantième année ; son protecteur a cinq ans de plus que lui : la pente de la vieillesse pour l’époque. Volontiers excentrique, amoureux des Arts, le fils aîné de Guillaume de Mantoue et d’Éléonore d’Autriche a fait venir le musicien en sa province dès 1590. Le 6 octobre 1600, réunis au palazzo Pitti de Florence à l’occasion du mariage de Marie de Médicis et d’Henri IV de France, tous deux ont assisté à la création d’Euridice de Jacopo Peri : un recitar cantando agrémenté de quelques virtuosités vocales et soutenu par une ligne musicale simple, la « basse continue » sur laquelle se greffent un clavecin, une grande lyre et un chitarrone, sorte de luth. Cette fable est séduisante. La postérité a voulu voir en elle le « premier opéra ». Rien n’est pourtant moins sûr.




    L’Orfeo : du melodramma au dramma per musica.

    De fait, enthousiaste, Vincenzo ne veut pas voir la maison des Médicis prendre la première place. En 1605, il demande donc à Monteverdi de lui offrir semblable fable pour asseoir la primauté de la maison de Mantoue.
         Monteverdi n’est pas Peri. Il est bien plus que le zazzerino**. Né dans la ville des plus grands luthiers, élève surdoué mais surtout curieux de tout ; remarquable compositeur de madrigaux***, il porte en lui à la fois l’héritage de la Renaissance et la volonté d’appartenir à son temps, l’aube du baroque. Sur un livret du poète Alessandro Striggio fils (1573-1630), nourri de références allant de Pétrarque à Pic de la Mirandole, livret qui reprend — avec bien plus d’intensité dramatique — le canevas du double mythe d’Orphée et Eurydice, Monteverdi compose une musique radicalement neuve, qui transcende le « style récitatif » en vogue pour lui donner de véritables accents de « style dramatique ». Même si la partie instrumentale, comme c’est l’usage, se limite à la « basse chiffrée » pour laisser libre cours à l’improvisation, la grande innovation du compositeur est d’avoir entièrement repensé l’orchestre. La Camerata fiorentina avait réduit ce dernier au minimum afin de ne pas couvrir les voix. Monteverdi pense, lui, que l’orchestre se doit d’épouser le souffle des passions humaines exprimées dans les monodies récitatives, les ariosos, strophes et autres chœurs.

    Deux clavecins. Deux contrebasses de viole. Dix violes. Deux « petits violons à la française ». Deux chitarroni. Deux orgues à tuyaux de bois. Trois basses de viole. Quatre trombones. Un orgue régale****. Deux cornets à bouquin*****. Une petite flûte « à la vingt-deuxième****** ». Une trompette aiguë. Trois trompettes avec sourdine : voilà l’orchestre de l’Orfeo tel qu’il est noté en tête de la partition. Une ligne musicale enfin existante ; une musique capable d’expression au même titre que le chant.

    Portée, ce jour de février 1607, par le castrat Giovanni Gualberto Magli, la favola drammatica de Monteverdi écrit véritablement une nouvelle page d’histoire de la musique. Ce mariage entre musique et livret, presque à parts égales, sera l’un des secrets permettant à Monteverdi de franchir son siècle, puis les siècles postérieurs pour parvenir jusqu’à nous avec la même intensité.

    Sans céder au jeu de mots facile tout en y cédant, force est de constater que Peri aurait péri s’il n’avait été porté, comme référent, par le succès de ce divertissement de cour « fort inhabituel » d’une grande puissance visionnaire. Un divertimento qui donna naissance au véritable premier opéra.

    « Ainsi, on peut considérer que cet Orfeo de 1607 illustre pleinement le concept fameux que Richard Wagner forgera deux cent cinquante ans plus tard : l’œuvre d’art totale ! » (Denis Morrier)



    Fabian Gastellier
    D.R. Texte Fabian Gastellier
    pour Terres de femmes.





    Frontispice Orfeo
    Frontispice de la première édition
    du livret d’Orfeo
    (Osanna, Mantua, 1607)





    _______________________________________
    NNOTES :
    — Dans la version de 1607, le final est tragique : Orphée se retrouve déchiré par les Bacchantes. Cela déplut quelque peu et, en 1609, Monteverdi lui substitua une fin apollinienne : où l’on voit Orphée s’élever dans les Cieux avec Apollon, son père (on doit une pertinente analyse de cette modification au chef d’orchestre Nikolaus Harnoncourt).
    — Avant la représentation du 24 février, l’œuvre fut jouée devant quelques érudits de l’Accademia degli Invaghiti .
    * Selon Massimo Mila, critique musical italien (1910-1988) ;
    ** Zazzerino signifie « chevelu ». Peri était ainsi nommé à cause de son abondante chevelure blond-roux ;
    *** Le madrigal : voir Wikipedia ;
    **** L’orgue régale : voir Wikipedia ;
    ***** Le Cornet à bouquin : voir Wikipedia ;
    ****** La tessiture de ce type de flûte devait ressembler à celle de notre actuelle flûte à bec.






    ■ Éditions et transcriptions ▼

    Première édition : 1609 puis 1615 par Monteverdi alors à Venise. En 1607, seul le livret avait été édité.
    Transcriptions : Gian Francesco Malipiero et Vincent d’Indy (1904) ; Carl Orff (1923), Otto Respighi (1935), Paul Hindemith (1954), Bruno Maderna (1967) et Luciano Berio (1984).
    Livret bilingue.


    ■ Discographie coup de cœur ▼

    → CD Orfeo. Cathy Berberian, Nigel Rogers, Max van Egmond, Lajos Kozma et Rotraud Hansmann. Concentus Musicus Wien, direction : Nikolaus Harnoncourt, 1968, réédition 2008 Teldec (ASIN : B00171TE8K). Version présente sur deezer.com ;
    → DVD Orfeo. Philippe Huttenlocher. Ensemble Monteverdi de l’opéra de Zürich, direction : Nikolaus Harnoncourt ; mise en scène : Jean-Pierre Ponnelle (ASIN : B000JJSRMA).


    ■ Quelques livres sur Monteverdi ▼

    → Roger Tellart, Claudio Monteverdi, Fayard, 1997. ISBN-10: 2213031657
    → Claudio Monteverdi, Correspondance, préfaces, épîtres dédicatoires, Mardaga, 2001. Traduction d’Annonciade Russo. ISBN-10: 2870097433



    ■ Quelques livres sur l’Orfeo

    → Claudio Monteverdi, L’Orfeo, Editions Premières loges, 2002 (collection : l’Avant-scène Opéra). ISBN-10: 2843851785
    → Philippe Beaussant, Le Chant d’Orphée selon Monteverdi, Fayard, 2002. ISBN-10: 2213611734



    ■ L’Orfeo de Monteverdi sur la Toile ▼

    article Wikipedia France
    extrait vidéo de l’Orfeo de Monteverdi, par Jordi Savall



    ■ Claudio Monteverdi
    sur Terres de femmes

    15 mai 1567 | Naissance de Claudio Monteverdi





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  • Antoine Emaz, Cambouis




    CAMBOUIS





    Un poème reste destiné, adressé, partagé, ou bien il n’est que miroir d’un narcissisme autarcique
    Ph., G.AdC





    Il faut se confier à la langue autant que se défier d’elle. Chacun place le curseur où il veut, mais on doit pouvoir en gros mesurer si le poème demeure audible, par qui, comment… Un poème reste destiné, adressé, partagé, ou bien il n’est que miroir d’un narcissisme autarcique, d’un autisme même de chapelle, bref d’un mépris.
         Dans le circuit poétique (c’est vrai qu’on tourne parfois en rond), m’énerve cette fréquente nécessité d’ « avoir lu », de « connaître » avant de lire. Je ne vois pas pourquoi, sans travail préalable, je ne pourrais pas comprendre et juger en quoi ce poème me regarde. Certes, je vais rater peut-être ce que le poète s’est échiné durant des années à vouloir construire, mais est-ce que cela importe si je rejoins par d’autres voies l’acte poétique de s’adresser à l’autre par un code renouvelé de la langue ? Est-ce que cela importe si moi, je trouve ce qui me regarde dans ce livre ? »


    Antoine Emaz, Cambouis, Éditions du Seuil, Collection « Déplacements » dirigée par François Bon, 2009, pp. 97-98.






    Écrire, ça ne veut rien dire, en fait. Il y a des niveaux d’écriture, comme dans un immeuble. On change d’étage suivant que l’on écrit à un ami, que l’on écrit un poème neuf, que l’on travaille à la finition d’un poème, qu’on règle des problèmes administratifs, que l’on rédige une note de lecture… Et ce sont des procédures, des mises en place internes, des dispositions très différentes. Certaines sont d’accès libre à n’importe quel moment, d’autres sont conditionnées par on ne sait quoi dedans, qui ouvre ou ferme la porte. À force, on connaît son immeuble, on ne s’inquiète pas de voir clos le troisième et le sixième, on reste au premier.

    C’est peut-être ça l’essentiel d’une vie de poète : l’attente. Au moins pour moi. Ne pas généraliser une expérience : ce qui est vrai pour moi vient de l’empilement hasardeux mais bien réel, de ma vie. Je suis devenu quelqu’un qui écrit des pages que l’on appelle poèmes parce que ça rentre à peu près dans la case. En tout cas, ça ne rentre pas dans les autres cases, donc on dit poèmes, c’est plus simple. Même pour moi, c’est rassurant de me dire que je suis en poésie, en bout de course. Mais quand j’écris, poème ou non, je ne sais pas. J’écris libre, point.



    Antoine Emaz, Cambouis, op. cit., page 140.






    À force, on connaît son immeuble,
    Ph., G.AdC






    Pour Déplacements, au Seuil, […] Antoine Emaz a bien voulu me recopier, en prolongement de Lichen, Lichen, plus de 200 pages de ses carnets – oui, on interroge encore le livre comme permanence, comme dépôt. Ou comme mise en œuvre collective d’un savoir, d’une passation, qui mènera cette recherche loin de cette glycine sur terrasse de ciment, sous ciel d’ouest, qu’on s’habitue à retrouver dans ses pages. (François Bon, Le tiers livre)




    _________________________
    Note d’AP : ce volume, le douzième de la collection « Déplacements », en est aussi le dernier, celui qui clôture la collection. Comme le dit François Bon, « Le Seuil réduit la voilure et le contemporain n’est pas une valeur marchande suffisante. » Aussi je suggère à chacun d’entre vous de se procurer sans tarder les ouvrages encore disponibles de cette collection.





    ANTOINE EMAZ


    Antoine Emaz portrait
    D.R. Ph. Dominique Houyet
    Source




    ■ Antoine Emaz
    sur Terres de femmes

    Je travaille et je vois, après
    « Le faiseur »
    Un lieu, loin, ici (poème extrait de Personne)
    Plaie, XV
    Poème des dunes
    Poème-lettre
    La poésie ?
    Soirs



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le tiers livre)
    Sereine Berlottier, Cambouis, d’Antoine Emaz






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  • Jacques Dupin | Tendre est la sonorité

    «  Poésie d’un jour  »



    Tendre est la sonorité
    Ph., G.AdC







    TENDRE EST LA SONORITÉ



    Tendre est la sonorité
    de la flèche décochée dans l’eau


    concentration de la folie
    parmi l’espace froissé


    une ombre voyelle se loge
    sous la corde qui se tend


    un théâtre de l’exactitude
    écarte les plis de l’eau




    Jacques Dupin, De nul lieu et du Japon, suivi de Sans rien dire par Emmanuel Laugier, farrago Éditions Léo Scheer, 2001, page 39.







    Un théâtre de l’exactitude écarte les plis de l'eau
    Ph., G.AdC








    JACQUES DUPIN


    Dupin1
    Source




    ■ Jacques Dupin
    sur Terres de femmes

    Jacques Dupin à Privas (+ bio-bibliographie)
    Les graines brûlent sans souffrir
    La mèche
    Pierre de soleil
    4 mars 1927 | Naissance de Jacques Dupin
    22 janvier 1948 | Jacques Dupin, Lettre à René Char



    ■ Voir | écouter aussi ▼

    → (sur YouTube)
    Jacques Dupin lit des fragments de Fragmes, in Echancré (éditions P.O.L), le 21 avril 2010, lors d’un entretien avec Jean-Michel Maulpoix
    → (sur P/oésie, le blog d’Alain Freixe)
    Entretien avec Jacques Dupin, « sourcier de l’ordinaire éclat »






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  • 21 février 1821 | Naissance de Rachel

    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 21 février 1821 naît à l’auberge Soleil d’Or de Mumpf (Argovie, Suisse) Elisabeth Rachel Félix, plus connue sous son seul prénom de Rachel.






    Jean-Jacques Scherrer, Un souper chez Mademoiselle Rachel






    UN SOUPER CHEZ MADEMOISELLE RACHEL


        Un souper chez Mademoiselle Rachel est une lettre adressée par Alfred de Musset à sa marraine et amie Caroline d’Althon Shée Jaubert le 30 mai 1839, au lendemain d’un souper qui eut lieu chez Rachel, qu’il avait rencontrée à la sortie du Théâtre-Français, dans les galeries du Palais-Royal. Ce texte a été publié dans le Magasin de la Librairie le 25 mars 1859, après un certain nombre de retouches apportées par Paul de Musset, le frère d’Alfred de Musset. C’est cette version qui a été reprise par l’édition Lemerre que j’ai sous la main. J’en ai retranscrit un court extrait ci-dessous.





    EXTRAIT D’UN SOUPER CHEZ MADEMOISELLE RACHEL



    MOI [Alfred de Musset]

         ― Quel rôle étudiez-vous maintenant ?

    RACHEL

         Nous allons jouer, cet été, Marie Stuart ; et puis Polyeucte et peut-être…


    MOI

         Eh bien ?

    RACHEL, frappant du poing sur la table.

         Eh bien, je veux jouer Phèdre. On me dit que je suis trop jeune, que je suis trop maigre, ce sont des sottises. C’est le plus beau rôle de Racine ; je veux le jouer.


    SARAH [sœur de Rachel]

         Ma chère, tu as peut-être tort.

    RACHEL

         Laisse-moi donc ! Si on trouve que je suis trop jeune et que le rôle n’est pas convenable, parbleu ! j’en ai dit bien d’autres en jouant Roxane, et qu’est-ce que ça me fait ? Si on trouve que je suis trop maigre, je soutiens que c’est une bêtise. Une femme qui a un amour infâme, mais qui se meurt plutôt que de s’y livrer, une femme qui a séché dans les feux, dans les larmes, cette femme-là n’a pas une poitrine comme celle de madame Paradol. Ce serait un contre-sens. J’ai lu le rôle dix fois, depuis huit jours ; je ne sais pas comment je le jouerai, mais je vous dis que je le sens. Les journaux ont beau faire, ils ne m’en dégoûteront pas. Ils ne savent qu’inventer pour me nuire au lieu de m’aider et de m’encourager ; mais je jouerai, s’il le faut, pour quatre personnes.

    Se tournant vers moi.

         Oui, j’ai lu certains articles pleins de franchise, de conscience, et je ne connais rien de meilleur, de plus utile ; mais il y a tant de gens qui se servent de leur plume pour mentir, pour détruire ! Ceux-là sont pires que des voleurs ou des assassins. Ils me tuent l’esprit à coups d’épingle ! Oh ! il me semble que je les empoisonnerais !
         […] M. de Musset, voulez-vous que j’aille chercher le livre ? Nous lirons la pièce ensemble.


    MOI

         Si je le veux !… Vous ne pouvez rien me proposer de plus agréable.
         […] Rachel se lève et sort ; au bout d’un moment, elle revient tenant dans ses mains le volume de Racine ; son air et sa démarche ont je ne sais quoi de solennel et de religieux ; on dirait un officiant qui se rend à l’autel, portant les ustensiles sacrés. Elle s’assoit près de moi, et mouche la chandelle […].


    RACHEL, ouvrant, le livre avec un respect singulier, et s’inclinant dessus.

         Comme j’aime cet homme-là ! Quand je mets le nez dans ce livre, j’y resterais pendant deux jours sans boire ni manger !
         Rachel et moi, nous commençons à lire Phèdre, le livre posé sur la table entre nous deux. […] D’abord elle récite d’un ton très monotone, comme une litanie. Peu à peu elle s’anime. Nous échangeons nos remarques, nos idées sur chaque passage. Elle arrive enfin à la déclaration. Elle étend alors son bras droit sur la table, le front posé sur la main gauche, appuyée sur son coude, elle s’abandonne entièrement. Cependant elle ne parle encore qu’à demi-voix. Tout à coup ses yeux étincellent ― le génie de Racine éclaire son visage ; elle pâlit, elle rougit. Jamais je ne vis rien de si beau, de si intéressant ; jamais au théâtre elle n’a produit sur moi tant d’effet.
         La fatigue, un peu d’enrouement, le punch, l’heure avancée, une animation presque fiévreuse sur ces petites joues entourées d’un bonnet de nuit, je ne sais quel charme inouï répandu dans tout son être, ces yeux brillants qui me consultent, un sourire enfantin qui trouve moyen de se glisser au milieu de tout cela ; enfin, jusqu’à cette table en désordre, cette chandelle dont la flamme tremblote, cette mère assoupie près de nous, tout cela compose à la fois un tableau digne de Rembrandt, un chapitre de roman digne de Wilhelm Meister et un souvenir de la vie d’artiste qui ne s’effacera jamais de ma mémoire.



    Alfred de Musset, Un souper chez Mademoiselle Rachel (1839), in Œuvres posthumes, Alphonse Lemerre, éditeur, s.d. [1911], pp. 66-69.



    Note d’AP : Rachel finira par jouer Phèdre le 21 janvier 1843 : « Quand elle s’est amenée, pâle comme son propre fantôme, les yeux rougis dans son masque de marbre, les bras dénoués et morts, le corps inerte sous sa belle draperie à plis droits, il nous a semblé voir non pas Mlle Rachel, mais Phèdre elle-même…, dira Théophile Gautier. Pendant deux heures, elle nous a représenté Phèdre sans que l’illusion cessât une minute. En rentrant dans la coulisse, elle semblait emporter toute la tragédie avec elle. » (Théophile Gautier, 23 janvier 1843, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, Hetzel, 1859 ; rééd. Elibron Classics, 2001).






    RACHEL


    Rachel



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur le site consacré à Jean-Jacques Scherrer)
    le texte original de l’intégralité de la lettre de Musset et quelques esquisses de Jean-Jacques Scherrer (1855-1916)
    → (sur 19e.org)
    un portrait de Mademoiselle Rachel
    Exposition 2004 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme : Rachel (1821-1858). Une vie pour le théâtre (très beau et très documenté dossier de presse en PDF de cette première exposition consacrée à Rachel)
    → (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes)
    Portrait de Rachel dans le rôle de Phèdre (+ Portrait de Mademoiselle Rachel par Alfred de Musset)
    → (sur Terres de femmes)
    11 décembre 1810 | Naissance d’Alfred de Musset






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  • 20 février 1888 | Naissance de Georges Bernanos

    Éphéméride culturelle à rebours





         Le 20 février 1888 naît à Paris, au 26 de la rue Joubert, Georges Bernanos.





         GEORGES BERNANOS
         Image, G.AdC





    MONSIEUR OUINE

         Lorsqu’il entreprend la rédaction de Monsieur Ouine, Georges Bernanos a déjà publié Sous le soleil de Satan (1926), L’Imposture (1927), La Joie (1929). Dès janvier 1931, Georges Bernanos travaille à Monsieur Ouine dont le dernier chapitre est composé de février à mai 1940. Neuf années d’un travail complexe auront été nécessaires à l’auteur pour composer son « grand roman ».




    [Brouillons de Monsieur Ouine][courts extraits]

         La flamme dansant dans le. La [ main ]. Frappant de la. de son petit poing, du poing la. la table, il.il fut étonné de sentir sous. d’en. de sentir. De sentir sous. de sentir le grain. de rencontrer le bois nu de. la planche. le rugueux du bois. il s’étonne de toucher le bois nu. de toucher la planche nue. rugueuse. rencontrer la planche. le bois rugueux, la planche nue. la planche nue. Nappe, couvert. Nappe et couvert. Nappe, couvert, [bouteille de] [   ]. Le [cou] de M. Ouine. est [    ]. Le corps de M. Ouine, en app. comme démesurément agrandi. grandi. agrandi, comme sans épaisseur. plat. À quelque distance, le corps de Monsieur Ouine. Une lumière brillait devant lui. bougie. chandelle brûlait devant lui, dans un modeste. modeste bougeoir de cuivre, soigneusement astiqué. Devant lui brûlait une chandelle, dans un modeste bougeoir de cuivre. Le corps de Monsieur Ouine. À quelque distance, le corps de M.Ouine démesurément ag. comme démesurément agrandi. démesurément agrandi et comme privé d’épaisseur. se courbait ou se relevait. s’agitait en tous sens, avec une extraordinaire [   ]. agilité. s’inclinait en tous sens, avec une agilité surhumaine. Phil. Philippe.


         Un ron. ron. r. C’est comme un ron. comme un [ronronnement] qui. Une [roue] tourne. Un autre ron. Une autre voix se mêle à. voix se mêle à la première. Non c’est. c’est la même. même [roue] qui tourne avec ce ron. son [ronronnement]. tourne. tourne avec ce [ronronnement]. La voix continue de parler, mais une sorte de ronronnement [tout indistinct]. s’éteint peu à peu. s’éteint par degrés, n’est plus qu’un ronronnement indistinct. ronronnement confus, où éclate. éclate parfois. où flambe. où. où éclate. parfois éclate une voyelle,[   ].

    Georges Bernanos, Brouillons de Monsieur Ouine in Le Jardin ouvrier, 1993-2003, Éditions Flammarion 2008, pp. 158-159 (textes extraits des Cahiers de Monsieur Ouine, rassemblés et présentés par Daniel Pezeril, éditions du Seuil, 1991. Copyright : Succession Bernanos).



         « Frappant du poing la table, il s’étonne de rencontrer la planche nue. Devant lui brûle une chandelle dans un modeste bougeoir de cuivre. À quelque distance, le corps de M. Ouine, démesurément grandi, s’incline en tous sens, avec une agilité surhumaine. »


         « La voix s’éteint par degrés, n’est plus qu’un ronronnement vague que scande mystérieusement chaque bref sursaut de bougie, dans un halo d’or […] Le vieil homme est loin maintenant, Dieu sait où — dans quel coin de cette maison morte ? il aime mieux l’imaginer plus loin encore, à travers champs, sur la route douce. La route !… La route ?… Qui parle de route ? Non pas celle-ci, non pas l’une de ces routes pâles, mais la sienne, sa Route, qu’il a tant de fois vue en rêve, la route ouverte, infinie gueule béante… La route ! La route ! Et face à il ne sait quelle brèche immense, pleine d’étoiles, il s’endort les poings fermés. »

    Georges Bernanos, Monsieur Ouine, in Œuvres romanesques, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, pp. 1373-1374.



    EXTRAIT de la lettre du 17 février 1999 de Ivar Ch’Vavar à Jean-Loup Bernanos :


    Cher Ami,

         Il y a deux ans ou davantage que je songe à faire cette demande, mais j’ai toujours craint qu’elle ne vous paraisse exorbitante…
         Je dirige aujourd’hui une petite revue de poésie, Le Jardin ouvrier, trimestrielle…
         Et j’aimerais beaucoup, beaucoup, y publier quelques extraits de brouillons de M. Ouine, édités par Daniel Pezeril. ― À vrai dire, cette publication, je la ressens même comme nécessaire. Je serais très peiné de devoir y renoncer.
         Le Jardin ouvrier est une revue qui se propose de « recommencer » la poésie, de la « remettre en route », plutôt, alors qu’elle est bien visiblement en panne, pour le moins — certains la considèrent même comme morte.
         Ce travail de remise en route, nous l’effectuons en partant des éléments premiers de la poésie, j’allais dire de sa matérialité : les sons, le rythme, le vers, la « visibilité » du texte. — Nous accordons une importance primordiale aux problèmes de la profération, la scansion, le travail de la voix…
         Quand j’ai lu les « cahiers de M. Ouine », j’ai vu tout de suite quel intérêt ils présentaient pour les poètes. Dans ces cahiers, on voit des images se dessiner, certes, prendre forme, mais également : on entend une voix se chercher, c’est extrêmement émouvant pour qui connaît bien les textes aboutis de Bernanos, de voir et d’entendre comment ils se font, d’assister à leur terrible élaboration… Mais ces brouillons constituent en eux-mêmes un objet, une œuvre, informe, peut-on trouver (comme tel peintre peut trouver informes ses esquisses, que la postérité contemplera peut-être avec plus d’intérêt que ses tableaux) ; ils ont, ces brouillons, en tant que texte, une force considérable, et on peut découvrir dedans, j’en suis certain, quelques secrets, ou du moins quelques idées, qui aideraient à la reconstruction de la poésie. […]

    Ivar Ch’Vavar & camarades, Le Jardin ouvrier, Éditions Flammarion, 2008, page 159.




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