Blog


  • La rencontre Hölderlin-Jouve-Klossowski
        par
    Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert





        Ce 8 janvier, jour anniversaire de la mort de Pierre Jean Jouve dans son domicile parisien (8 janvier 1976).






         LA RENCONTRE HÖLDERLIN-JOUVE-KLOSSOWSKI
        Image, G.AdC






        LA RENCONTRE HÖLDERLIN-JOUVE-KLOSSOWSKI
        par BÉATRICE BONHOMME ET JEAN-PAUL LOUIS-LAMBERT





    « Hölderlin traduit par Pierre Jean Jouve et Pierre Klossowski
    – ces magiciens qui eurent, entre eux, des rapports fous
    autour de la figure emblématique de Baladine »
    (Daniel Leuwers, « Merveilleux traducteurs »,
    in Confluences poétiques N°2, Mercure de France, 2007, p. 239.





        Il semble désormais admis par les historiens que la première traduction de Hölderlin par un poète qui compte, soit celle que Pierre Jean Jouve a signée en 1929-1930, avec la collaboration de Pierre Klossowski. Traduction qui a paru chez Fourcade avec un avant-propos de Bernard Groethuysen. Pierre Jean Jouve a-t-il aussi inventé le célèbre titre Poèmes de la folie de Hölderlin ?




    Les compagnonnages de Pierre Jean Jouve

         Dès le début des années 1920, Jouve a été un proche de penseurs, d’artistes et d’écrivains qui ont été au cœur des mouvements intellectuels, artistiques et littéraires les plus importants du deuxième quart du XXe siècle. C’est ainsi que, vers 1925, il a connu le couple que formaient le poète allemand le plus célèbre de son temps, Rainer Maria Rilke, et la peintre Baladine Klossowska (Merline). Rilke allait mourir peu après de leucémie en Engadine (1926), mais Jouve a très bien connu les deux fils de Baladine, Pierre Klossowski (alors âgé de vingt ans) et Balthus (dix-sept ans) : il est leur aîné (il a trente-huit ans) et possède une réelle expérience littéraire, même s’il est en train de renoncer à son œuvre antérieure (pourtant reconnue) pour en créer une autre (qui n’existe pas encore).

        Des spécialistes, tels Jean Clair ou Robert Kopp, ont apporté des éclaircissements sur le compagnonnage de Jouve et de Balthus (jusqu’en 1960, les écrits les plus importants et les plus nombreux sur Balthus sont de la main de Jouve). Mais que sait-on réellement du compagnonnage de Jouve et de Klossowski ? Il est vraisemblable que la fusion ― si originale ― de l’érotisme et du mysticisme opérée par Jouve, a fasciné le jeune Pierre Klossowski. Klossowski, futur spécialiste de Sade, formé professionnellement à la théologie catholique par les dominicains, aumônier converti un temps au protestantisme, et auteur de romans et de tableaux où l’érotisme est très prégnant. Son inspiration et son style sont certes très différents de ceux de Jouve, mais on peut imaginer que l’usage de mots latins codés dans ses romans (Les Lois de l’hospitalité, 1965) lui a été inspiré par l’usage analogue qu’en a fait Jouve dans Sueur de sang (1955).








    Les « passeurs » d’Hölderlin en France

        Outre Klossowski, d’autres compagnons, amis et collaborateurs (deux statuts souvent confondus), ont compté dans la vie de Jouve. Quand Jouve parle de ses années de solitude au cours des années 1930, c’est toujours le nom de Bernard Groethuysen qu’il cite comme le seul qui lui ait toujours été fidèle (on connaît par ailleurs ses démêlés pas toujours simples avec Jean Paulhan, éminence grise de la littérature française). Philosophe « passeur » entre l’Allemagne et la France, Groethuysen est alors considéré comme le véritable introducteur de Hölderlin en France. Plus tard, vers la fin des années 1930, il y aura le poète suisse Gustave Roud, la Suisse étant une bonne passerelle entre les cultures germanique et française. Un autre ami, Jean Wahl (très connu des philosophes, et peu du grand public), a certainement joué un grand rôle auprès de Jouve. Quand Jouve parle de lui, c’est pour préciser qu’il l’a introduit à Kierkegaard. Wahl, philosophe très reconnu par ses pairs ― normalien, professeur, directeur de revues de philosophie ―, fréquentait aussi assidûment les « milieux artistes » et a publié des poèmes. Au cours des années 1930, Jouve et Wahl ont passé des vacances ensemble en Engadine ; quarante ans plus tard, le dernier texte écrit par Wahl est un éloge de Blanche Reverchon-Jouve, épouse de Pierre Jean Jouve. Ce texte a été dicté après la mort de Blanche (le 8 janvier 1974), peu avant le décès du philosophe. Wahl a également contribué à introduire en France ― et ce, de manière précoce ― le philosophe allemand Heidegger. Philosophe dont on sait l’importance pour ce qui concerne la perception (et la traduction) de Hölderlin en France après la dernière guerre.

        Mais revenons-en à la traduction pionnière de Jouve et de Klossowski. On peut penser que celui qui a mis Jouve sur la trace de Hölderlin, c’est Groethuysen. Lui qui a joué un rôle de censeur très critique sur la traduction sûrement entreprise, dans un premier temps (à partir de 1928), par Klossowski (Jouve, en effet, disait ne parler aucune langue étrangère et travaillait toujours avec des collaborateurs qui lui fournissaient une traduction littérale, que le poète réécrivait par la suite à sa manière).

        Mais peut-être Jouve a-t-il rencontré antérieurement Hölderlin grâce à Stefan Zweig ? Jouve, en effet, a très tôt connu l’écrivain autrichien. En 1917, au temps de leur compagnonnage en Suisse avec les pacifistes regroupés autour de Romain Rolland. Par ailleurs, Jouve a sûrement beaucoup lu les romantiques allemands, même s’il les cite très peu. Büchner, Novalis, mais aussi Kleist et Hölderlin, sur lesquels Zweig a publié des essais en 1925. C’est chez Zweig, à Salzbourg, durant l’été 1921, que l’idylle entre Jouve et Blanche s’est cristallisée. Cet été-là, les amants ont beaucoup écouté la musique de Mozart. Ont-ils lu ensemble Hölderlin commenté par Zweig ? En tout cas, dès les Nouvelles Noces de 1926, l’ombre de Hölderlin apparaît, dans ce court poème de la section « Humilis » :

    « Mon amour est-il une infime lueur perdue de Ton Amour
    Essence Noire, le monde a disparu
    Tu sembles dormir satisfaction confuse
    Et je suis arrivé, suis-je obéissant
    « Avec humilité » disait le poète dément. »








    Jouve et la traduction d’Hölderlin *

         Pour Pierre Jean Jouve, la pierre de touche en poésie est, et demeure, Hölderlin. « Où, de quel lieu ou de quelle absence de lieu était composé le Verbe ? De quel être et quelle absence d’être ce passage sur pays et temps », écrit Jouve dans « Le Verbe » (Proses, II, 1201). Jouve, par une affinité profonde, est ainsi revenu souvent vers Hölderlin, pour tenter de le traduire ou pour essayer de cerner « son étrangeté ». Parlant de la traduction des poèmes de Hölderlin, tout en s’y confrontant, il reste toujours conscient de sa grande difficulté car une telle poésie implique une intensité et la traduction de cette intensité : « c’est l’éternel problème du moi et de l’autre. Il s’agit de faire passer le plus possible de l’autre mais ce n’est possible que par une très forte organisation du moi qui seule peut rendre sensible l’étrangeté de l’autre ». Évoquant l’incommunicabilité de la poésie d’une langue dans l’autre, il souligne « ce grand paradoxe car la poésie est par essence universelle et en même temps prisonnière » I. Cité par Henry Bauchau, La Grande Muraille, Journal de la Déchirure, Actes Sud, «Babel», 2005, p. 82. . Ailleurs, à propos cette fois de Shakespeare, il déclare : « Une traduction de poésie doit revendiquer le droit à une certaine infidélité ; mais alors […] le pire de l’infidélité peut devenir le meilleur de la fidélité » II. Pierre Jean Jouve, «Quelques traductions de Pierre Jean Jouve. Sur les Sonnets de William Shakespeare», Cahier de l’Herne,  Éditions de l’Herne, 1972, p. 363..

         Pourtant, dès 1930, Jouve publie chez Fourcade l’important volume des Poèmes de la folie de Hölderlin, traduits par ses soins avec la collaboration de Pierre Klossowski. L’ouvrage s’ouvre sur un avant-propos de Bernard Groethuysen. Établis d’après l’édition de Franz Zinkernagel (Insel-Verlag, Leipzig, 1926), ces poèmes français suivent l’ouvrage allemand, représentant une petite sélection dans l’œuvre considérable de Hölderlin et dans l’ensemble des écrits du temps de la démence. Pierre Jean Jouve et Pierre Klossowski sont les premiers, nous dit Isabelle Kalinowski, à « faire découvrir certains textes parfois troués de blancs » III. Isabelle Kalinowski, «Maurice Blanchot, Hölderlin et Heidegger : la parole sacrée», Hölderlin actuel/inactuel, Poésie 2004, n° 100, dirigée par Jean-Yves Masson. et leur traduction aura une grande postérité. Gascoyne, par exemple, en 1938, publie un livre intitulé Hölderlin’s Madness qui comprend un essai, une série d’adaptations libres des Poèmes de la folie, et quatre poèmes originaux qui, précise Jean-Yves Masson, ne sont pas des poèmes sur Hölderlin, mais des vers orphiques écrits en communion de pensée avec lui, dans la foulée d’une lecture passionnée des Poèmes de la folie de Hölderlin traduits par Pierre Jean Jouve et Pierre Klossowski.








    Folie et génie

        Jouve, quant à lui, ne va pas hésiter à puiser dans ses propres traductions pour alimenter sa poésie et des causeries de 1951, Folie et Génie. La Symphonie à Dieu de 1930 (reprise comme seconde partie des Noces en 1931) se situe sous la double invocation de textes bibliques et de poèmes de Hölderlin : le titre de la section « Le Père de la Terre » vient d’un poème de Hölderlin : « […] Alors c’était ainsi/Le Père de la Terre assemblait l’éternel/Dans les orages du temps. Mais c’est fini. » (p. 48) et tout le poème « Voyageurs dans un paysage » est la reprise avec d’infimes variantes ― surtout typographiques ― de « Tinian » (p. 74).

        Folie et Génie est le titre du fronton d’une série de trois causeries données à la Radiodiffusion française en 1951, qui paraîtra en 1983 chez Fata Morgana sous le titre de Folie et Génie, avec une introduction de Daniel Leuwers IV. Pierre Jean Jouve, Folie et Génie, éditions Fata Morgana, 1983.. Tous les poèmes de Hölderlin que Jouve cite là, de même que les divers témoignages sur le poète dément, étaient déjà présents dès 1930. On remarquera uniquement quelques ajouts qui proviennent de la lecture que Jouve a faite en 1951 dans la Revue Critique d’un important article de Maurice Blanchot intitulé « La folie par excellence » V. Maurice Blanchot, «La Folie par excellence», Critique, 1951., texte qui servira deux ans plus tard de préface à la version française de Karl Jaspers, Strinberg et Van Gogh, Swedenborg, Hölderlin, publié aux éditions de Minuit VI. Karl Jaspers, «Strindberg et Van Gogh : Swedenborg-Hölderlin», éd. Minuit, 1953, réédition, traduction Hélène Naef, éditions Minuit-Arguments, 1990..

        Les Poèmes de la Folie de Hölderlin seront republiés par Gallimard en 1963 VII. Pierre Jean Jouve en collaboration avec Pierre Klossowski, Poèmes de la folie de Hölderlin, Paris, Fourcade, 1930, réédition, Gallimard, 1963. C’est à cette édition que renvoie la mention traduction Jouve, suivie de la page. Cette traduction se trouve aussi dans le tome II de Œuvre (1987, Mercure de France, Édition de Jean Starobinski, p. 1887-2040).. Le livre se subdivise en cinq sous-parties. Tout d’abord, les « Poèmes de plusieurs époques » (pp.19-29), où sont groupées des pièces appartenant à la période romantique des Antiken Strophen et des pièces plus tardives des Freie Rhythmen. Ont été réunis sous le seul titre de « Fragments » des morceaux qui, dans l’édition Zingernagel, sont classés en « Fragments, Projets et Ébauches » (pp. 33-79). La troisième partie concerne la « Poésie des derniers temps » (pp. 83-118), puis « Quelques documents sur la folie de Hölderlin » (pp. 121-151), avec le texte des « Dates » qui a été établi d’après Lange : Hölderlin, Pathographie de 1909. Pour les documents, les traducteurs ont eu recours à l’édition Hellingrath, Pigenot et Seebas, six volumes datant de 1913. La lettre du frère de Hölderlin provient de l’édition Zinkernagel. Enfin, des « Remarques » (pp. 155-156) permettent de se repérer.

        Le poète a été particulièrement fasciné par la force poétique de Hölderlin, force poétique qui survit à la folie et qui fait que pendant les trente-six ans de sa démence, il écrit encore « des choses mystérieusement admirables » (Folie et Génie, 51). Mystère que met également en exergue Maurice Blanchot qui confirme Jouve dans ses intuitions essentielles, à savoir que le génie aiguisé par la folie ne peut-être véritablement évalué dans la mesure où il est avant tout « énigme » : « Les mots portent pourtant en eux-mêmes une vérité cachée qu’une interrogation bien conduite peut faire apparaître » VIII. Maurice Blanchot, «La parole sacrée de Hölderlin», Critique n° 7, décembre 1946, p. 582, texte repris dans le recueil La Part du feu, Gallimard, 1949.. D’où la question posée par Blanchot et reprise par Jouve : « Pourquoi cet Hölderlin était-il en tout semblable aux autres fous, étranger à lui-même, étranger même à la forme poétique qui avait été la sienne sauf sur ce point que la poésie ne cessait de trouver en lui une voix juste et une entente vraie » (Folie et Génie, cité dans l’introduction par Daniel Leuwers).





    PJJ ROUGE




    Affinités


        L’attitude, le style de pensée et de vie des deux poètes se laissent volontiers comparer, tous deux retirés, respectant ce qui peut être événement, donnant chance de nouveauté. Il n’est sans doute pas indifférent, dans cette rencontre essentielle, de rappeler que Jouve lui aussi a frôlé la folie, non à la fin de sa vie, mais au sortir de l’adolescence : « je fus abattu par la crise dépressive pendant quelques années, enfermé dans l’agoraphobie et les obsessions coupables, et menacé par d’autres processus moins visibles qui auraient pu détruire l’autonomie de la personne » (En miroir, II, 1062). C’est sans doute ce parallèle qui a inspiré à Jouve les premières lignes du prière d’insérer de la réédition de 1963 : « Friedrich Hölderlin (1770-1843), sans aucun doute le plus grand poète de l’Allemagne, fut presque ignoré de ses contemporains. En 1797, après plusieurs dépressions (et la rupture de sa liaison heureuse avec celle qu’il appelait Diotima), son état mental est atteint de troubles profonds. » Il est important aussi de souligner chez les deux poètes le rôle de la musique, cette musique qui joua un rôle essentiel pour Hölderlin, restant assis, d’après le témoignage de Wilhelm Waiblinger (II, 2022), devant son piano pendant des journées entières, et qui revêtit également un rôle guérisseur, voire salvateur pour Jouve : « Alors le développement de l’improvisation au piano fut considérable. Je passais mes journées devant le clavier […] Tel Saül écoutant la harpe de David, je me secourais moi-même » (En miroir, II, 1062). Jouve ne pressent-il pas en effet, à la suite de Rimbaud, « Les musiques jamais entendues se mettre au travail » (I, 11). Ainsi Michel Tamisier peut-il écrire un Mozart, Hölderlin, assorti de la traduction d’un des poèmes de Hölderlin par Pierre Jean Jouve IX. Michel Tamisier, Mozart, Hölderlin, suivi de Don Juan ou le mythe du théâtre, La Délirante, 1975..

        Les deux poètes se rencontrent aussi par ce sentiment de séparation qu’ils éprouvent tous deux, séparation, division, qui est d’abord celle de la vie elle-même comme le dit Hölderlin, « Les lignes de la vie sont découpées » X. «Les lignes de la vie», traduction Garrigue, Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète, texte établi par Michael Knaupp, traduit de l’allemand par François Garrigue, édition bilingue, éd. de la Différence, 2005. C’est à cette édition que renvoie la mention traduction Garrigue, suivie de la page p. 911. « Les lignes de la vie sont opposées entre elles » XI. «À Zimmer», traduction Jouve, p. 90.. « Le jour et la nuit sont séparés comme des époux », écrit Jouve dans Le Paradis perdu (I, 12, « Mouvement »), séparation tout aussi bien de l’amour car, pour Hölderlin comme pour Jouve, la femme est l’absence, absence que seule Dieu pourra combler et qui renvoie à la divinité et à l’ailleurs, absence qui crée la brisure : « Si de loin, puisque nous sommes séparés/Tu peux me connaître encore » (traduction Garrigue, p. 893), « Si du lointain, puisque nous sommes séparés/je te suis reconnaissable encore » (« Diotima de l’au-delà », traduction Jouve, p. 85), séparation enfin qui est amenée par l’art lui-même, douleur et division de l’art que subissent les deux poètes :

         « Qu’art et songe ont eu douleur/Dès le début fait payer » XII. «La Promenade», traduction Garrigue, p. 901, « Car le prix de l’art et du sens/Fut dès le commencement douleur » XIII. «La Promenade», traduction Jouve, p. 91. .

        Mais, pour ces deux poètes, la séparation est liée à une tentative de réconciliation et d’unité : « Beauté retrouvée, ô douce lumière » (« Pardon », traduction Jouve, p. 19). Le poème est arrachement mais aussi rencontre. Et c’est peut-être par ce double mouvement, ce rythme de séparation et de réconciliation que les deux poètes sont si proches ; la joie qui illumine certains textes de Hölderlin : « La clarté du soleil emplit mon cœur de joie » (« Le Rajeunissement », traduction Jouve p. 55) semble aussi, contrairement à ce qui a été souvent répété par les exégètes de Jouve, un ton fondamental de l’œuvre jouvienne. Il faut fermement penser la vie comme première chez Jouve et cela malgré la présence obsessionnelle de la mort. Ce n’est pas contradictoire, car comme Hölderlin, le poète pense le monde de façon inséparée. La mort jouvienne n’est pas seulement expiation, elle peut, comme chez Hölderlin, être fête et réconciliation, sourire d’ange et azur, liberté blanche, étoile bleue au souffle parfumé :

    « Et si j’aimai voluptueusement la belle mort
    Illumine le tout car j’étais le poète »

    (Vierge de Paris, « Résurrection des morts », I, 473).


    Béatrice Bonhomme
    et Jean-Paul Louis-Lambert

    © Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert




    * NOTE d’Angèle Paoli : pour en savoir plus sur ce chapitre, se reporter à l’ouvrage de Béatrice Bonhomme, Pierre Jean Jouve, La Quête intérieure, biographie, chapitre V, « À partir de 1925, La Vita Nuova ou la réconciliation avec les poètes intercesseurs, 1. Les poèmes de la Folie de Hölderlin », éditions Aden, 2008, pp. 331-346.








    PIERRE JEAN JOUVE

    Pierre Jean Jouve
    Source



    ■ Pierre Jean Jouve
    sur Terres de femmes


    [Les soleils disparus](poème extrait d’Inventions)
    Pierre Jean Jouve | La Femme et la Terre (poème issu de Matière céleste)
    11 octobre 1887 | Naissance de Pierre Jean Jouve (article sur Paulina 1880 + extrait)
    16 juin 1966 | Grand Prix de poésie de l’Académie Française décerné à Pierre Jean Jouve



    ■ Voir aussi ▼


    → (sur Terres de femmes)
    Friedrich Hölderlin, L’Aigle, in Pierre Jean Jouve, Poèmes de la Folie de Hölderlin
    → (sur Terres de femmes)
    Friedrich Hölderlin, Tinian, in Pierre Jean Jouve, Poèmes de la Folie de Hölderlin
    le site Pierre Jean Jouve de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2009
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Luis Mizón | La Maison du souffle

    «  Poésie d’un jour  »


    Il m'attend aussi sur la montagne bleue comme la généalogie de la lumière
    Ph., G.AdC







       LA MAISON DU SOUFFLE


                   (EXTRAITS)

                           I

    Toute pierre digne de ce nom
    porte la lumière en soi

    la lumière fabrique un œil
    là où il n’y a rien
    l’œil mord le rien
    et le rien crie

    patine de silence
    farine de larmes
    la pierre habitée par le cri
    découvre le cœur de l’étincelle
    au milieu de sa patience

    à coups de pieds à coups de dents
    dehors dedans
    là où il n’y a rien
    il y a quelque chose qui brille

    grains de beauté
    tâches de rousseur
    rides du premier ciel
    caresses
    du premier rire
    du nouveau-né
    dans le four d’un lion doré
    je ferai un pain de cris
    et un pain de rires
    car je n’aime que les rêves
    que l’on peut partager




                        VI

    Notre secret est la surprise
    du sel dans la bouche
    le goût de l’incendie
    le chemin qui trace dans le ciel
    le cerf volant
    la caresse de la pastèque amoureuse

    je lèche la dentelle rouillée
    d’une méduse
    j’embrasse la bouche du silence

    l’horizon abrite le colibri
    parole et souffle apprivoisé
    il se nourrit dans ma main
    il picore de petits mots cassés
    dans le jardin infime de la mer

    le cri de la mouette se transforme
    en signe d’interrogation

    au milieu de mon silence
    un murmure est venu me chercher
    il m’attend sur la plage
    il m’attend aussi sur la montagne
    bleue
    comme la généalogie de la lumière
    ou un ami assis près de la mer
    devant un verre d’eau-de-vie



    Luis Mizón, La Maison du souffle, in « Partage des voix », Autre Sud, septembre 2008, N° 42, pp. 78 et 83.





    LUIS  MIZÓN


    Luis Mizón
    Source



    ■ Luis Mizón
    sur Terres de femmes

    [Derrière la garde-robe]
    L’exil
    Un troupeau de vaguelettes



    ■ Voir aussi ▼

    → (dans la poéthèque du site du Printemps des poètes)
    une fiche bio-bibliographique sur Luis Mizón





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2009
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Jouve notes

     I  Cité par Henry Bauchau, La Grande muraille, Journal de la Déchirure, Actes Sud, « Babel », 2005, p. 82.

    II Pierre Jean Jouve, « Quelques traductions de Pierre Jean Jouve. Sur les Sonnets de William Shakespeare », Cahier de l’Herne, Éditions de l’Herne, 1972, p. 363.

    III Isabelle Kalinowski, « Maurice Blanchot, Hölderlin et Heidegger : la parole sacrée », Hölderlin actuel/inactuel, Poésie 2004, n° 100, dirigée par Jean-Yves Masson.

    IV Pierre Jean Jouve, Folie et Génie, éditions Fata Morgana, 1983.

    V Maurice Blanchot, « La Folie par excellence », Critique, 1951.

    VI Karl Jaspers, « Strindberg et Van Gogh : Swedenborg-Hölderlin », éd. Minuit, 1953, réédition, traduction Hélène Naef, éditions Minuit-Arguments, 1990.

    VII Pierre Jean Jouve en collaboration avec Pierre Klossowski, Poèmes de la folie de Hölderlin, Paris, Fourcade, 1930, réédition, Gallimard, 1963. C’est à cette édition que renvoie la mention traduction Jouve, suivie de la page. Cette traduction se trouve aussi dans le tome II de Œuvre (1987, Mercure de France, Édition de Jean Starobinski, p. 1887-2040).

    VIII Maurice Blanchot, « La parole sacrée de Hölderlin », Critique n° 7, décembre 1946, p. 582, texte repris dans le recueil La Part du feu, Gallimard, 1949.

    IX Michel Tamisier, Mozart, Hölderlin, suivi de Don Juan ou le mythe du théâtre, La Délirante, 1975.

    X « Les lignes de la vie », traduction Garrigue, Friedrich Hölderlin, Œuvre poétique complète, texte établi par Michael Knaupp, traduit de l’allemand par François Garrigue, édition bilingue, éd. de la Différence, 2005. C’est à cette édition que renvoie la mention traduction Garrigue, suivie de la page p. 911.

    XI « À Zimmer », traduction Jouve, p. 90.

    XII « La Promenade », traduction Garrigue, p. 901.

    XIII « La Promenade », traduction Jouve, p. 91.


  • 5 janvier 1952 | Sortie à Paris de La Terre tremble
    de Luchino Visconti


    Éphéméride culturelle à rebours



        Le 5 janvier 1952 sort à Paris La Terre tremble de Luchino Visconti.






    Visconti, La Terra trema






         Inspiré à Luchino Visconti par un épisode des Malavoglia, roman de l’écrivain sicilien Giovanni Verga, La Terre tremble [La terra trema. Episodio del mare] a été tourné à Aci Trezza, dans la province de Catane, du 13 novembre 1947 au 15 mai 1948. Les deux assistants à la mise en scène étaient Franco Zeffirelli et Francesco Rosi. La première a eu lieu le 1er septembre 1948 à la IXe Mostra de Venise, où le film fut primé.

        Chronique minutieuse et réaliste d’un modeste village de pêcheurs siciliens, La Terre tremble dénonce l’exploitation capitaliste et la misère qui en dérive. À l’issue de la guerre, la situation des gens du petit port d’Aci Trezza, dans la province de Catane, est inchangée. Exploités par les mareyeurs qui leur louent barques et filets et s’emparent du produit de leur travail, les pêcheurs ont du mal à assurer leur subsistance.

        Se refusant à tout didactisme et à tout esprit de propagande, Luchino Visconti s’attache à décrire la misère de l’intérieur, en prenant appui sur la cellule familiale des Valastro. Antonio Valastro se révolte. Le fils aîné de la famille hypothèque sa maison et devient propriétaire de ses instruments de travail. Mais le succès obtenu ― une pêche aux anchois exceptionnelle ― est de courte durée. La révolte d’Antonio n’est pas suivie par les autres pêcheurs, qui considèrent sa lutte comme une lutte individuelle qui vise à un changement de classe sociale, et perd par là-même toute sa force révolutionnaire. À ce drame personnel vient s’ajouter une terrible tempête qui achève de ruiner l’entreprise du jeune homme et précipite sa famille dans une misère plus grande encore. Le pêcheur, acculé à la famine, accablé par son échec, doit se résigner à abandonner le combat. Humilié, il retourne travailler pour les grossistes contre lesquels il s’est battu. Inutilement.

        Tourné dans le port même d’Aci Trezza, avec les pêcheurs du village et dans l’idiome local (« en Sicile, l’Italien n’est pas la langue des pauvres »), le film s’attache à donner à la critique sociale une grande vérité psychologique et dramatique. Les problèmes matériels évoqués et les difficultés sentimentales dans lesquelles la famille Valastro se débat, ont une telle force visuelle qu’ils ne peuvent laisser indifférent le spectateur.




         « En 1947 », dit Luchino Visconti, « je débarquai en Sicile avec l’idée de réaliser mon œuvre. Je n’avais aucune idée préconçue. En parcourant l’île, mon grand scénario m’a été dicté par les hommes et les choses […] Le film est né de mes conversations avec les pêcheurs dans le port d’Aci Trezza. Mon héros, je l’ai trouvé dans le port. Il est pêcheur. Les deux sœurs sont les filles du propriétaire d’un petit restaurant. Sitôt qu’elles ont ajusté leur mouchoir noir, leur noble visage prend la grâce des Vierges de Léonard de Vinci. Nous avons commencé par mener toute la « famille » que je venais de constituer à Catane, chez le photographe, qui a tiré le portrait de « famille », élément important du drame. Puis l’histoire s’est déroulée au jour le jour, dans l’ordre à peu près logique d’un scénario qui m’était le plus souvent dicté par les interprètes eux-mêmes. Ils n’avaient, chose extraordinaire, aucun complexe face à la caméra. Le vrai travail, avec les acteurs, c’est de leur faire vaincre leurs complexes, leur pudeur. Mais ces gens-là n’avaient aucune pudeur. Par exemple, je prenais les deux frères et je leur disais : « Voici la situation. Vous avez perdu votre barque, vous êtes dans la misère, vous n’avez plus à manger, vous ne savez plus que faire. Toi, tu veux t’en aller, tu es tout jeune, et l’autre veut te retenir. Dis-lui ce qui t’attire loin d’ici. » Il me répondait : « Voir la ville de Naples, je ne sais pas, enfin… »
        ― « Bon, c’est ça ! Mais pourquoi ne veux-tu pas rester ici ? » Il me disait alors exactement ce qu’il dit dans le film : « Parce que, ici, on est des animaux. On ne nous donne rien. Alors, je voudrais vite voir le monde ». Puis je suis allé vers l’autre : « Qu’est-ce que tu dirais à ton frère pour le retenir, à ton vrai frère ? » Il était déjà ému, les larmes aux yeux. Il croyait que c’était son vrai frère. C’est ce qu’on veut obtenir des acteurs et qu’on n’obtient jamais. Les larmes aux yeux, donc, il disait : « Si tu vas plus loin que les récifs, la tempête t’emportera. » Qui aurait pu écrire cela ? Personne. Il le disait en sicilien. C’était comme du grec. Puis je leur faisais répéter le texte, trois ou quatre heures parfois, ainsi qu’on fait avec les acteurs. Mais on ne changeait plus les mots. Ils étaient devenus fixes, comme s’ils étaient écrits. Et pourtant, ce n’était pas écrit, c’était inventé par les pêcheurs. »



    Bruno Villien, Visconti, Calmann-Lévy, 1986, page 56.






    Visconti, La terra trema





    ____________________________________
    NOTE : la version du film qui sortit en janvier 1952 n’était en fait qu’une version mutilée d’1h40. Avec un commentaire dit par Jean Servais. « Version que je renie et qui détounait totalement mon œuvre de son véritable sens », a dit Visconti (Georges Sadoul, Rencontres I. Chroniques et entretiens, Denoël, 1984). La version intégrale de 157 min (restaurée par la Fondazione Scuola Nazionale di Cinema – Cineteca Nazionale, Roma) n’est sortie en Italie et en France qu’au début des années 1960.


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli





    LUCHINO VISCONTI


    Luchino_visconti
    Image, G.AdC



    ■ Luchino Visconti
    sur Terres de femmes

    15 juin 1942 | Début du tournage d’Ossessione
    2 octobre 1952 | La Locandiera de Goldoni mise en scène par Luchino Visconti
    23 mai 1963 | Palme d’or pour Le Guépard
    15 décembre 1989 | Mort de Silvana Mangano (notice sur Violence et passion)



    ■ Voir aussi ▼

    → (sur YouTube)
    un extrait de La terra trema
    le site (en italien) entièrement dédié à Luchino Visconti et à son œuvre





    Retour au répertoire du numéro de janvier 2009
    Retour à l’ index de l’éphéméride culturelle

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • TdF n° 50 ― janvier 2009



    TdF ― janvier 2009
    Image, G.AdC




    SOMMAIRE DU MOIS DE JANVIER 2009



    Terres de femmes ― N° du mois de décembre 2008
    Luis Felipe Fabre, Une saison dans le Mictlan
    Rennie Pecqueux-Barboni, Costumes de Corse, Pannu è panni (note de lecture d’Angèle Paoli)
    5 janvier 1952 | Sortie à Paris de La Terre tremble de Luchino Visconti
    Luis Mizón | La maison du souffle
    La rencontre Hölderlin-Jouve-Klossowski par Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
    9 janvier 1909 | Première audition publique de Gaspard de la Nuit de Ravel
    Adonis | Le fou tourne
    11 janvier 1966 | Mort d’Alberto Giacometti
    Hallali (Angèle Paoli)
    James Sacré, Béatrice Bonhomme et Louis Dubost à Porto-Vecchio le 16 janvier 2009
    Jean-François Agostini | Di visu à u muru
    Béatrice Bonhomme | Sauvages
    James Sacré | Je t’aime. On n’entend rien
    Octavio Paz | Certitude
    André Velter | Sur un thème de Walt Whitman
    Anouk Guiné, Voz nuda
    19 janvier 1809 | Naissance d’Edgar A. Poe
    Álvaro Mutis | Sonate (2)
    21 janvier 1940 | Miró, première des Constellations
    Dans le clair-obscur de la page (Angèle Paoli/Guidu Antonietti di Cinarca)
    Jean-Pierre Lemaire | Giotto
    Sara Ventroni, Nel Gasometro
    Isabelle Raviolo, Soleils noirs
    Il parle (Angèle Paoli)
    Joë Bousquet | Passer
    28 janvier 1888 | Lettre de Stéphane Mallarmé à Michel Baronnet
    Georges Guillain | Que ce lieu pour rester
    XXIe Festival du Cinéma Italien de Bastia
    Thomas Stearns Eliot | What is that noise?
    Orée où j’entends bouche (Angèle Paoli)
    Terres de femmes ― N° du mois de février 2009



    Retour au répertoire chronologique de Terres de femmes

    » Retour Incipit de Terres de femmes


  • Rennie Pecqueux-Barboni

    Costumes de Corse, Pannu è panni

    Rennie Pecqueux-Barboni,
    Costumes de Corse, Pannu è panni,
    éditions Albiana, 2008.



    Première de couverture : Rennie Pecqueux-Barboni, Costumes de Corse, Pannu è panni, Éditions Albiana, 2008






    « À pizzà pannu, si passanu l’anni* »



        Très attendu dans le village de Canari (Haute-Corse), où a été inauguré en octobre dernier le Conservatoire du Cap Corse, l’ouvrage de Rennie Pecqueux-Barboni, Costumes de Corse, Pannu è panni, vient d’être publié par les éditions Albiana (Ajaccio). Avec le concours de la Collectivité territoriale de Corse. Impressionnant par son volume, ce très beau livre de 456 pages, l’est aussi par les nombreux dessins, illustrations et planches (400) qui accompagnent les textes. Quatre siècles d’histoire du vêtement corse sont rassemblés dans cette imposante étude qui ancre ses assises dans les civilisations mégalithiques de la Corse du sud et s’étend, après une évocation de l’époque médiévale, du XVIe au XXe siècle. Le dernier chapitre du livre, consacré au Carnaval, évoque la subversion de l’usu, « ensemble des habitudes qui régissent la forme et le port d’un vêtement pour un temps et un lieu donné ». L’auteur de cet ambitieux ouvrage, Rennie Pecqueux-Barboni, est aussi le concepteur et le maître d’œuvre du très beau département « Costumes » du Conservatoire du Cap Corse de Canari.

    * En rapiéçant le vêtement, on passe les ans





    Un « objet d’étude précise et raisonnée »

        Composé de sept chapitres, le livre de Rennie Pecqueux-Barboni s’ouvre sur une introduction dans laquelle l’auteur rend compte des démarches et motivations qui l’ont conduit à entreprendre ses recherches. Passionné par « l’étude des modèles anciens, authentiques et typiques », désireux de ramener à la lumière des toilettes tombées dans l’oubli et des modes vestimentaires ― usi ― balayées par le désastre de la Seconde Guerre mondiale, l’ethnologue en herbe et jeune étudiant en Lettres et Arts que fut Rennie Pecqueux-Barboni à la fin des années 1960 entreprend de se consacrer au costume corse et d’en faire un « objet d’étude précise et raisonnée ». Afin de faire reculer dans les esprits l’image réductrice du vêtement de deuil, pérennisée par la Colomba de Prosper Mérimée.





    Archives

        Premier historien à tenter pareille entreprise, Rennie Pecqueux-Barboni s’est heurté à de multiples obstacles. En l’absence de tout système d’étude déjà établi, le patrimoine vestimentaire de l’île était difficile à appréhender et à cerner. Hormis des actes de justice ― e scriture (inventaires de trousseaux, inventaires de boutiques, legs…) ―, quelques notes de voyageurs, les pages consacrées à la Corse par L’Illustration en 1853, et, publiée en 1863, l’Histoire illustrée de la Corse de l’abbé Ange Galletti, l’île ne dispose que d’un petit nombre de renseignements écrits et la documentation iconographique est assez pauvre. Tout juste quelques carnets de croquis et des « peintures à l’huile » attestant de « formes et de couleurs particulières ». En revanche, « la tradition orale, extraordinairement vivante, quotidiennement présente », est « le véhicule le plus efficace d’une majorité d’enseignements sur le costume insulaire ». L’importante collecte orale effectuée, tant au cours de conversations et de bavardages qu’à travers contes et proverbes ou dans les poèmes chantés des chjam’è rispondi, a permis de reconstituer avec une grande précision le patrimoine vestimentaire de l’île en même temps que techniques, activités et métiers ayant présidé à l’élaboration des vêtements portés par les Corses. Depuis la tissaghjola, qui tisse le lin et le drap dans sa remise, ou les lavandaghje è stiradore qui lavent et apprêtent les tissus ; en passant par le tracullinu qui se fournit en coupons, rubans et boutons chez le grossiste de Bastia et colporte, de village en village, dernières nouveautés et dernières nouvelles. Jusqu’à la cusgidora di u paese et à la sartora, qui mettent leur « talent de couturière au service de la communauté ».





    Lexicographie

         Autre difficulté, celle du vocabulaire. D’où partir ? De quel type de vêtement ? De quelle région ? De quelle période ? Comment nommer telle pièce d’un trousseau ? Quelles « définitions lexicales » donner ? Le Vocabolario dei dialetti, geografia e costumi de F.D. Falcucci (1892) a été pour le chercheur un « instrument de premier ordre ». Ainsi lit-on de A saccula, décrite par Falcucci :
        « Abito di pannolano delle donne del Niolo, di una foggia singolare. E una spezia di veste o di spenser, abbottonato come un corpetto e chi termina con lunghi teli in forma di sottana »/« vêtement de drap des femmes du Niolo, d’une façon singulière. C’est une espèce de robe ou de spencer boutonné comme un corsage, et qui se termine par de longs lés en forme de jupe. »
        Tout un travail d’horloger ou d’orfèvre, ou plus exactement de dentellière ou de brodeuse, minutieux et précis ― comparaisons, confrontations, reconstitutions, analyses, descriptions, réflexion ― a été conduit pour tester l’appellation d’un vêtement. Il a fallu établir des « relevés des variations dialectales locales ». Délimiter des périodes d’apparition de certains termes, définir leur lieu d’origine ― étrangère/autochtone ―, faire jouer l’étymologie, la synonymie, le bilinguisme, dégager des catégories ― types et usu ―, proposer des traductions. Réaliser un lexique.

        L’ouvrage de Rennie Pecqueux-Barboni, qui comporte un important glossaire ― 369 termes corses accompagnés de leur définition ― rend compte de ces recherches linguistiques. Le même souci scientifique transparaît dans les légendes qui accompagnent cartes et photographies, patrons et croquis. Chaque document est accompagné de la terminologie corse. Chacun des termes utilisés est explicité par le texte dans lequel il s’insère. De même, chaque document est daté et porte la mention de la région géographique d’origine du vêtement. Ainsi les pages consacrées à A suttana, définie comme « robe de cérémonie classique au XIXe siècle, dont les détails de formes varient suivant les régions », sont suivies de planches numérotées, accompagnées de schémas et d’explications : [75] SuttanaLundrina, villutinu, Capicorsu, vers 1840 ; [76] SuttanaLundrina, villutinu, Niolu, vers 1850.





    Suttana
    [76] SuttanaLundrina, villutinu,
    Niolu, vers 1850 (page 161).





        Nombreux également sont les tableaux qui recensent les termes utilisés pour nommer les textiles ― Marezzu/Moire : toile de soie épaisse calandrée ; Rughettu/Droguet de laine de brebis à chaîne de lin, local ; Sempiternu/Coutil: serge de lin et coton serrée… Nombreux aussi les encadrés explicatifs qui concernent les travaux d’aiguilles ― A puntetta, pour la dentelle ; A brocca, pour la guipure ; A maglia, pour le tricot…





    Renaissance du « vestiaire disparu » de la Corse

         Ainsi, renaît, au fil des chapitres, le « vestiaire disparu » de la Corse. Tout un assortiment de tissus ressurgit de planche en planche, qui en retrace l’évolution, l’histoire et les modes. Depuis les textiles locaux, sombres et rudes ― fresi, canavetta, pannulinu, sararaga ― confectionnés par les tissaghjole jusqu’aux nombreux textiles d’importation qui les remplacent progressivement. Damascu, viluttu, musulina, bambaccina, calancà, indiana offrent une grande variété d’imprimés et de couleurs que les dames de la ville préfèrent aux stofe casagne en usage dans l’île. L’étoffe la plus prisée est le turchinu, à fond bleu, ou l’indigo-culor di mare. Mais l’indiana d’Alsace et celle de Provence le sont aussi. Les dames du Cap Corse ont un faible pour le bruccatu à bouquets, à fond noir ou vert foncé. À la grande diversité des tissus et des étoffes s’ajoute une grande diversité dans l’art d’accompagner le vêtement. Tout un assortiment de coiffes, de mantilles, de jupons, de chemises, de chausses dont j’ignorais jusqu’alors l’existence et le nom, fait son apparition. Ainsi des « vêtements de protection » qui se déclinent dans leurs nuances depuis le mandile di pettu, grand carré drapé sur les épaules, la mantellina a pianetta, sorte de pèlerine courte de cérémonie, en passant par u scialu ― grand carré qui se porte ouvert, recouvrant parfois le mandile ―, a ghjuenca (pèlerine munie d’un capuchon), u sculzale (tablier), u mezaru (voile qui couvre la tête) ; jusqu’à la fameuse faldetta , définie par Falcucci comme un « vêtement que les femmes mettent sur la tête en guise de mezaro, et qu’elles attachent derrière la tête avec de petits cordons » […] (1892) ou par Frédéric Ortoli comme « une immense jupe de soie noire que l’on attachait à la ceinture et dont la partie postérieure était relevée par-dessus la tête et rabattue sur la figure… » (1898).





    Mezaru drapé
    Vallée de la Gravona, 1870-1900. Paisana (villageoise)
    Mezaru drapé « en gulagna »,
    cappona
    (page 372).





        Il en est de même de tous les types de vêtements et parures ― bijoux et coiffures inclus ― qui constituent la garde-robe des Corses. Le trousseau féminin qui occupe le chapitre central de l’ouvrage ― Investa o cocculu ? ― est le chapitre le plus développé ; mais le trousseau masculin, plus rudimentaire, est traité avec la même rigueur et la même précision. A muntura, accumulation de vêtements que l’homme tient serrée dans la narpia (besace de porc), comporte vêtements de dessous, a mutanda, ― calzunetti, calze, camisgie ― et panni di dossu, vêtements de dessus. Saraga, buzzarona (ou pilusa), curpetti, braghe, vesta, pilone, baretta, ghjambali, scarpi… Les différentes parties de la tenue vestimentaire se déclinent en fonction de leur région d’origine et des activités des hommes davantage que de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. Mais qu’ils soient bergers, chasseurs, muletiers, colporteurs ou marins, les hommes ont besoin de vêtements résistants et protecteurs, adaptés à la rudesse de leur vie. A burella ― « molleton de laine de brebis locale » ―, le pannulaniu ― drap de laine ―, le pilone ― « drap sergé à chaîne double » ―, conviennent tout à fait à la confection des paletots, capes et piloni. Quelles que soient sa composition et sa facture, le trousseau masculin est l’œuvre des femmes qui choisissent, pour tailler les chemises de leur mari et de leur fils, les mêmes étoffes colorées que leurs jupons. « Araignée tissant sa toile autour du mâle pour le dévorer ? La fileuse-brodeuse cherchait-elle à féminiser le héros » pour mieux « l’asservir ? »





    L’Usu

        Le chapitre Tanti Paesi, Tante Usanze recense la répartition des usi du XIXe siècle, regroupés autour des pieve. Le costume traditionnel corse et ses dominantes se répartissent selon quatre aires géographiques : Tramontu ― Capicorsu, Nebbiu, Balagna ― ; Cismonte ― Bastia, la Casinca, la Castagniccia, le Cortenais, le Verde et « jusqu’au défilé de l’Inzecca » ―; Pumonti ― Cinarca, vallée de la Gravona, Ajaccio, Ornanu, Talavu, Fium’Orbu, Coscioni ― ; Rocca : tout le sud de l’île entre les golfes du Valinco et de Portivecchju. À ces grandes aires, il faut rajouter cinq isolats : la pieve de Lota, celle d’Ascu, le Niolu, Carghjese, Bunifaziu.
        Ouverts sur la mer, les cantons du Tramontu sont sous influence ligure pour le choix des vêtements et sous influence provençale pour celui des tissus. En revanche, les femmes du Niolu (région enclavée entre les montagnes) portent des vêtements à dominantes de brun, de noir ou de bleu, confectionnés dans les textiles locaux ― fresi et pannulinu. Tandis que les bourgeoises de Bastia s’habillent, elles, à la mode de Marseille ou de Paris. Une règle, cependant, préside à cette grande diversité. L’usu veut que chaque femme trouve « un équilibre entre l’uniformité communautaire et l’apparence individualisée. »
        Quant aux usi maschili, leur uniformité n’est qu’apparente. Derrière les différences sociales à peine sensibles, ce qui caractérise le vestiaire masculin, c’est qu’il est conditionné par la mobilité des hommes. Transhumance, colportages, voyages sont autant de motifs d’évolution et d’imitation du costume. Ces échanges multiples, qui favorisent l’adoption et la diffusion des modes, contribuent à effacer la nécessité « de montrer son appartenance à un territoire et donc de porter un uniforme local ».





    Quel avenir ?

         Que reste-t-il de tout cela à la fin du XXe siècle ? À lire les pages du chapitre Cascioni o cascie/Coffres ou cercueils ?, il semble que la tradition vestimentaire corse, balayée par les effets de la mondialisation, ait disparu de l’île. Reste la nostalgie d’une culture passée, encore réduite et appauvrie dans et par la fabrication de produits mercantiles.
         On comprend, dès lors, à consulter et à lire cet ouvrage encyclopédique, l’ambition réelle de son auteur, son souci majeur. Tenter de replacer le vestiaire corse dans ses vraies dimensions : sociales, historiques, ethnologiques. Et lui restituer, par l’intermédiaire de cette passionnante étude, toute sa spécificité, son originalité et sa beauté.
        Costumes de Corse, pannu è panni est un ouvrage riche d’enseignements pour toutes celles qui s’adonnent encore aux travaux d’aiguilles. Un ouvrage magnifique, susceptible d’inspirer stylistes et couturières ! Est-ce utopie que d’imaginer ressusciter, par-delà les pages du passé, les pièces les plus confortables ou les plus gracieuses et les plus raffinées du costume corse ?


    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    Retour au répertoire de janvier 2009
    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Rennie Pecqueux-Barboni

    Costumes de Corse, Pannu è panni

    Rennie Pecqueux-Barboni,
    Costumes de Corse, Pannu è panni,
    Éditions Albiana, 2008.





    Première de couverture : Rennie Pecqueux-Barboni, Costumes de Corse, Pannu è panni, Éditions Albiana, 2008





    « À pizzà pannu, si passanu l’anni »


        Très attendu dans le village de Canari (Haute-Corse) où vient d’être inauguré le Conservatoire du Cap Corse, l’ouvrage de Rennie Pecqueux-Barboni, Costumes de Corse, Pannu è panni, vient d’être publié aux Éditions Albiana. Avec le concours de la Collectivité territoriale de Corse. Impressionnant par son volume, ce très beau livre de 451 pages, l’est aussi par les nombreuses illustrations et planches qui accompagnent les textes. Quatre siècles d’histoire du vêtement corse sont rassemblés dans cette imposante étude qui ancre ses assises dans les civilisations mégalithiques de la Corse du sud et s’étend, après une évocation de l’époque médiévale, du XVIe au XIXe siècle. Le dernier chapitre du livre, consacré au Carnaval, évoque la subversion de l’usu, « ensemble des habitudes qui régissent la forme et le port d’un vêtement pour un temps et un lieu donné ». L’auteur de cet ambitieux ouvrage, Rennie Pecqueux-Barboni, est aussi le concepteur et le maître d’œuvre du très beau département « Costumes » du Conservatoire du Cap Corse de Canari.



    Un « objet d’étude précise et raisonnée »

        Composé de sept chapitres, le livre de Rennie Pecqueux-Barboni s’ouvre sur une introduction dans laquelle l’auteur rend compte des démarches et motivations qui ont engendré ses recherches. Passionné par « l’étude des modèles anciens, authentiques et typiques », désireux de ramener à la lumière des toilettes tombées dans l’oubli et des modes vestimentaires ― usi ― balayées par le désastre de la Seconde Guerre mondiale, l’ethnologue en herbe et jeune étudiant en Lettres et Arts que fut Rennie Pecqueux-Barboni à la fin des années 1960 entreprend de se consacrer au costume corse et d’en faire un « objet d’étude précise et raisonnée ». Afin de faire reculer dans les esprits l’image réductrice du vêtement de deuil, pérennisée par la Colomba de Prosper Mérimée.



    Archives

        Premier historien à tenter pareille entreprise, Rennie Pecqueux-Barboni s’est heurté à de multiples obstacles. En l’absence de tout système d’étude déjà établi, le patrimoine vestimentaire de l’île était difficile à appréhender et à cerner. Hormis des actes de justice ― e scriture ― (inventaires de trousseaux, inventaires de boutiques, legs…), quelques notes de voyageurs, les pages consacrées à la Corse par L’Illustration en 1853, et, publiée en 1863, l’Histoire illustrée de la Corse de l’abbé Galletti, l’île ne dispose que d’un petit nombre de renseignements écrits et la documentation iconographique est assez pauvre. Tout juste quelques carnets de croquis et des « peintures à l’huile » attestant de « formes et de couleurs particulières ». En revanche, « la tradition orale, extraordinairement vivante, quotidiennement présente », est « le véhicule le plus efficace d’une majorité d’enseignements sur le costume insulaire ». L’importante collecte orale effectuée, tant au cours de conversations et de bavardages qu’à travers contes et proverbes ou dans les poèmes chantés des chjam’è rispondi, a permis de reconstituer avec une grande précision le patrimoine vestimentaire de l’île en même temps que techniques, activités et métiers ayant présidé à l’élaboration des vêtements portés par les Corses. Depuis la tissaghjola, qui tisse le lin et le drap dans la remise, ou les lavandaghje è stiradore qui lavent et apprêtent les tissus ; en passant par le tracullinu qui se fournit en coupons, rubans et boutons chez le grossiste de Bastia et colporte, de village en village, dernières nouveautés et dernières nouvelles. Jusqu’à la cusgidora di u paese et à la sartora qui mettent leur « talent de couturière au service de la communauté ».



    Lexicographie

         Autre difficulté, celle du vocabulaire. D’où partir ? De quel type de vêtement ? De quelle région ? De quelle période ? Comment nommer telle pièce d’un trousseau ? Quelles « définitions lexicales » donner ? Le Vocabolario dei dialetti, geografia e costumi de F.D. Falcucci (1892) a été pour le chercheur un « instrument de premier ordre ». Ainsi lit-on de A saccula, décrite par Falcucci :
        « Abito di pannolano delle donne del Niolo, di una foggia singolare. E una spezia di veste o di spenser, abbottonato come un corpetto e chi termina con lunghi teli in forma di sottana »/ « vêtement de drap des femmes du Niolo, d’une façon singulière. C’est une espèce de robe ou de spencer boutonné comme un corsage, et qui se termine par de longs lés en forme de jupe. »
        Tout un travail d’horloger ou d’orfèvre, ou plus exactement de dentellière ou de brodeuse, minutieux et précis ― comparaisons, confrontations, reconstitutions, analyses, descriptions, réflexion ― a été conduit pour tester l’appellation d’un vêtement. Il a fallu établir des « relevés des variations dialectales locales ». Délimiter des périodes d’apparition de certains termes, définir leur lieu d’origine ― étrangère/autochtone ―, faire jouer l’étymologie, la synonymie, le bilinguisme, dégager des catégories ― types et usu ―, proposer des traductions. Réaliser un lexique.

        L’ouvrage de Rennie Pecqueux-Barboni, qui comporte un important glossaire ― 369 termes corses accompagnés de leur définition ― rend compte de ces recherches linguistiques. Le même souci scientifique transparaît dans les légendes qui accompagnent cartes et photographies, patrons et croquis. Chaque document est accompagné de la terminologie corse. Chacun des termes utilisés est explicité par le texte dans lequel il s’insère. De même, chaque document est daté et porte la mention de la région géographique d’origine du vêtement. Ainsi les pages consacrées à A suttana, définie comme « robe de cérémonie classique au XIXe siècle, dont les détails de formes varient suivant les régions », sont suivies de planches numérotées, accompagnées de schémas et d’explications : [75] Suttana ― Lundrina, villutinu, Capicorsu, vers 1840 ; [76] Suttana ― Lundrina, villutinu, Niolu, vers 1850.
        Nombreux également sont les tableaux qui recensent les termes utilisés pour nommer les textiles ― Marezzu / Moire : toile de soie épaisse calandrée ; Rughettu/Droguet de laine de brebis à chaîne de lin, local ; Sempiternu/ Coutil: serge de lin et coton serrée… Nombreux aussi les encadrés explicatifs qui concernent les travaux d’aiguilles ― A puntetta, pour la dentelle. A brocca, pour la guipure ; A maglia, pour le tricot.



    Renaissance du « vestiaire disparu » de la Corse

         Ainsi, renaît, au fil des chapitres, le « vestiaire disparu » de la Corse. Tout un assortiment de tissus ressurgit de planche en planche, qui en retrace l’évolution, l’histoire et les modes. Depuis les textiles locaux, sombres et rudes ― fresi, canavetta, pannulinu, sararaga ― confectionnés par les tissaghjole jusqu’aux nombreux textiles d’importation qui les remplacent progressivement. Damascu, viluttu, musulina, bambaccina, calancà, indiana offrent une grande variété d’imprimés et de couleurs que les dames de la ville préfèrent aux stofe casagne en usage dans l’île. L’étoffe la plus prisée est le turchinu, à fond bleu, ou l’indigo-culor di mare. Mais l’indiana d’Alsace et celle de Provence le sont aussi. Les dames du Cap Corse ont un faible pour le bruccatu à bouquets, à fond noir ou vert foncé. À la grande diversité des tissus et des étoffes s’ajoute une grande diversité dans l’art d’accompagner le vêtement. Tout un assortiment de coiffes, de mantilles, de jupons, de chemises, de chausses dont j’ignorais jusqu’alors l’existence et le nom, fait son apparition. Ainsi des « vêtements de protection » qui se déclinent dans leurs nuances depuis le mandile di pettu, grand carré drapé sur les épaules, la mantellina a pianetta, sorte de pèlerine courte de cérémonie, en passant par u scialu ― grand carré qui se porte ouvert, recouvrant parfois le mandile ―, a ghjuenca (pèlerine munie d’un capuchon), u sculzale (tablier), u mezaru (voile qui couvre la tête) ; jusqu’à la fameuse faldetta , définie par Falcucci comme un « vêtement que les femmes mettent sur la tête en guise de mezaro, et qu’elles attachent derrière la tête avec de petits cordons » […] (1892) ou par Frédéric Ortoli comme « une immense jupe de soie noire que l’on attachait à la ceinture et dont la partie postérieure était relevée par-dessus la tête et rabattue sur la figure… » (1898).

        Il en est de même de tous les types de vêtements et parures ― bijoux et coiffures inclus ― qui constituent la garde-robe des Corses. Le trousseau féminin qui occupe le chapitre central de l’ouvrage ― Investa o cocculu ? ― est le chapitre le plus développé ; mais le trousseau masculin, plus rudimentaire, est traité avec la même rigueur et la même précision. A muntura, accumulation de vêtements que l’homme tient serrée dans la narpia (besace de porc), comporte vêtements de dessous, a mutanda, ― calzunetti, calze, camisgie ― et panni di dossu, vêtements de dessus. Saraga, buzzarona (ou pilusa), curpetti, braghe, vesta, pilone, baretta, ghjambali, scarpi… Les différentes parties de la tenue vestimentaire se déclinent en fonction de leur région d’origine et des activités des hommes davantage que de la classe sociale à laquelle ils appartiennent. Mais qu’ils soient bergers, chasseurs, muletiers, colporteurs ou marins, les hommes ont besoin de vêtements résistants et protecteurs, adaptés à la rudesse de leur vie. A burella ― « molleton de laine de brebis locale » ―, le pannulaniu, ― drap de laine ―, le pilone ― « drap sergé à chaîne double » ―, conviennent tout à fait à la confection des paletots, capes et piloni. Quelles que soient sa composition et sa facture, le trousseau masculin est l’œuvre des femmes qui choisissent, pour tailler les chemises de leur mari et de leur fils, les mêmes étoffes colorées que leurs jupons. « Araignée tissant sa toile autour du mâle pour le dévorer ? La fileuse-brodeuse cherchait-elle à féminiser le héros » pour mieux « l’asservir ? »



    L’Usu

        Le chapitre Tanti Paesi, Tante Usanze recense la répartition des usi du XIXe siècle, regroupés autour des pieve. Le costume traditionnel corse et ses dominantes se répartissent selon quatre aires géographiques : Tramontu ― Capicorsu, Nebbiu, Balagna ― ; Cismonte – Bastia, la Casinca, la Castagniccia, le Cortenais, le Verde et « jusqu’au défilé de l’Inzecca » ―; Pumonti ― Cinarca, vallée de la Gravona, Ajaccio, Ornanu, Talavu, Fium’Orbu, Coscioni ― ; Rocca : tout le sud de l’île entre les golfes du Valinco et de Portivecchju. À ces grandes aires, il faut rajouter cinq isolats : la pieve de Lota, celle d’Ascu, le Niolu, Carghjese, Bunifaziu.
        Ouverts sur la mer, les cantons du Tramontu sont sous influence ligure pour le choix des vêtements et sous influence provençale pour celui des tissus. En revanche, les femmes du Niolu (région enclavée entre les montagnes) portent des vêtements à dominantes de brun, de noir ou de bleu, confectionnés dans les textiles locaux ― fresi et pannulinu. Tandis que les bourgeoises de Bastia s’habillent, elles, à la mode de Marseille ou de Paris. Une règle, cependant, préside à cette grande diversité. L’usu veut que chaque femme trouve « un équilibre entre l’uniformité communautaire et l’apparence individualisée. »
        Quant à l’usi maschili, son uniformité n’est qu’apparente. Derrière les différences sociales à peine sensibles, ce qui caractérise le vestiaire masculin, c’est qu’il est conditionné par la mobilité des hommes. Transhumance, colportages, voyages sont autant de motifs d’évolution et d’imitation du costume. Ces échanges multiples, qui favorisent l’adoption et la diffusion des modes, contribuent à effacer la nécessité « de montrer son appartenance à un territoire et donc de porter un uniforme local ».



    Quel avenir ?

         Que reste-t-il de tout cela à la fin du XXe siècle ? À lire les pages du chapitre Cascioni o cascie/Coffres ou cercueils ?, il semble que la tradition vestimentaire corse, balayée par les effets de la mondialisation, ait disparu de l’île. Reste la nostalgie d’une culture passée, encore réduite et appauvrie dans et par la fabrication de produits mercantiles.
         On comprend, dès lors, à consulter et à lire cet ouvrage encyclopédique, l’ambition réelle de son auteur, son souci majeur. Tenter de replacer le vestiaire corse dans ses vraies dimensions : sociales, historiques, ethnologiques. Et lui restituer, par l’intermédiaire de cette passionnante étude, toute sa spécificité, son originalité et sa beauté.
        Costumes de Corse, pannu è panni est un ouvrage riche d’enseignements pour toutes celles qui s’adonnent encore aux travaux d’aiguilles. Un ouvrage magnifique, susceptible d’inspirer stylistes et couturières ! Est-ce utopie que d’imaginer ressusciter, au-delà des pages du passé, les pièces les plus confortables ou les plus gracieuses et les plus raffinées du costume corse ?

    Angèle Paoli
    D.R. Texte angèlepaoli



    Retour à l’ index des auteurs
    Retour à l’ index des « Lectures d’Angèle »

    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Luis Felipe Fabre, Une saison dans le Mictlan

    «  Poésie d’un jour  »





    Una calavera junto a otra calavera junto a otra calavera sobre otra calavera junto a otra calavera junto a otra calavera sobre otra calavera
    Source





    II

    (Xochicuicatl*)



    Una flor: abierta como una boca diciendo abierta: un canto.

    Otra flor pero la misma flor pero marchita : no dos,
    no tres : sólo un instante, sólo un colibrí
    dura el hombre aquí en la tierra.

    Una calavera junto a otra calavera junto a otra calavera sobre
    otra calavera junto a otra calavera junto a otra calavera sobre
    otra calavera junto a otra: estrofa-tzompantli.

    Una pregunta a los muertos:
    ¿Al canto le sigue el silencio o le sigue otro canto?

    Otro canto: el silencio de los muertos: otra flor
    pero la misma flor pero otra
    calavera, etcétera.





    II

    (Xochicuicatl)



    Une fleur : ouverte comme une bouche disant ouverte : un chant.

    Une autre fleur mais la même fleur mais fanée ; pas deux,
    pas trois, un instant seulement, le temps d’un colibri
    dure l’homme ici sur la terre.

    Un crâne près d’un autre crâne près d’un autre crâne sur
    un autre crâne près d’un autre crâne près d’un autre crâne sur
    un autre crâne près d’une autre strophe-tzompantli.

    Une question aux morts :
    Le silence suit-il le chant ou est-ce un autre chant ?

    Un autre chant : le silence des morts : une autre fleur
    mais la fleur mais un autre
    crâne et cœtera.

    Luis Felipe Fabre, Una temporada en el Mictlán [Une saison dans le Mictlan], Mantarraya Ediciones, 2003 ; traduction française in Revue Europe, « Poètes du Mexique », janvier-février 2009, page 276. Traduit de l’espagnol par Bernard Lesfargues.



    * Xochicuicatl signifie “chant de fleurs” en nahuatl, langue précolombienne du Mexique. Xochicuicatl est aussi un genre de poésie aztèque.





    NOTICE BIO-BIBLIOGRAPHIQUE

        Luis Felipe Fabre est né à Mexico en 1974. Docteur ès-lettres hispano-américaines de l’Université ibéro-américaine (Mexique) et de l’Université de Salamanque (Espagne), il a publié plusieurs recueils de poèmes dont Vida quieta (ICCM – Parque Lira, 2000), Una temporada en el Mictlán (Mantarraya Ediciones, 2003) et Cabaret Provenza (Fondo de Cultura Económica, Collection Centzontle, 2007). Il est également l’auteur d’une anthologie de la nouvelle poésie mexicaine (Divino Tesoro. Muestra de nueva poesía mexicana , Libros de la Meseta, 2008) et d’un essai sur le thème de l’incomplétude, du vide et de l’absence en poésie (Leyendo agujeros, Ensayos sobre (des)escritura, antiescritura y no escritura, Fondo Editorial Tierra Adentro, 2005). En 1995, Luis Felipe Fabre a obtenu le Prix Poésie de la revue Punto de partida. Une anthologie de ses poèmes, traduits en anglais par Jason Stumpf, The Moon Ain´t Nothing But A Broken Dish, a été publiée par Achiote Press (Berkeley, Californie) en juillet 2008.






    LUIS FELIPE FABRE

    Luis Felipe Fabre
    Source

    Voir aussi :
    – (sur La nueva poesía mexicana) La luz que va dando nombre (10 juillet 2008) ;
    – (sur YouTube) Luis Felipe Fabre lisant trois poèmes extraits d’Une saison dans le Mictlan : I. Nezahualcoyotl dixit ; II. Xochicuicatl [poème ci-dessus] ; III. Codex Ximohuayan (1er novembre 2007. Atrio de San Jerónimo, Centro Histórico de la Ciudad de México). Luis Felipe Fabre a aussi lu ces poèmes au festival de poésie latino-américaine « Latinale » de Berlin (15-22 novembre 2008).







    Retour au répertoire de janvier 2009
    Retour à l’ index des auteurs

    » Retour Incipit de Terres de femmes

  • Terres de femmes ― Sommaire du mois de décembre 2008




    TdF ― décembre 2008
    Image, G.AdC



    SOMMAIRE DU MOIS DE DÉCEMBRE 2008


    Terres de femmes ― Sommaire du mois de novembre 2008
    Olav H. Hauge/Bashô
    Auxeméry/la mort des êtres…
    Juliau//ascension face nord (note de lecture d’Angèle Paoli sur Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, deux // trois // quatre // cinq // six)
    Interview de Cécile Oumhani par Rodica Draghincescu
    Dominique Maurizi/Il y a quelqu’un
    Décembre 1938/Lettre de Joë Bousquet à Poisson d’or
    8 décembre 1830/Mort de Benjamin Constant
    Ovide, Tristes Pontiques (extrait de la traduction de Marie Darrieussecq)
    Ovide, Tristes Pontiques, traduit du latin par Marie Darrieussecq (note de lecture d’Angèle Paoli)
    Cécile Oumhani/Éclats de rêves
    Fabio Pusterla/Esquisse en poudre de gypse, 6
    Fabio Scotto, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid (suite de onze « poèmes peints » traduits par Angèle Paoli)
    26 décembre 1891/Naissance de Henry Miller
    Anne-Christine Tinel, Tunis, par hasard (note de lecture d’Angèle Paoli)
    30 décembre 2000/Mort de Louis-René des Forêts
    Jean-Pierre Chambon, Le Petit Livre amer, par Sylvie Fabre G.
    Terres de femmes ― Sommaire du mois de janvier 2009



    Retour au répertoire chronologique de Terres de femmes

    » Retour Incipit de Terres de femmes